4. Transmettre
p. 195-219
Texte intégral
1Dans le rapport qui s’instaure, d’une génération à l’autre, entre celui qui donne et celui qui reçoit se jouent tout à la fois la reconnaissance, la teneur et le sens des relations nées de la recomposition. De quelle manière celles-ci peuvent-elles s’inscrire dans les processus des transmissions morales et matérielles au sein de la configuration familiale recomposée ? Quelles implications comporte alors, dans les familles recomposées, le fait de transmettre hors des limites de la filiation biologique et légitime ?
Les passations symboliques
2Dans les familles recomposées comme ailleurs, on n’hérite pas seulement de biens. D’une génération à l’autre circulent des valeurs morales, politiques ou religieuses, des habitudes familiales qui s’incarnent dans les façons de dire ou les manières de faire. Dans une même famille, des parents aux enfants, se lèguent aussi des goûts et des passions, parfois des vocations... Ces transmissions se réalisent-elles dans la relation beau-parentale ?
Les habitudes domestiques et familiales
3Les habitudes relatives à la vie quotidienne sont plus fréquemment évoquées par les femmes dont l’identité se construit encore souvent en relation à l’univers domestique. Certaines parlent ainsi de façons de faire et de se comporter qu’elles ont héritées de leur belle-mère. Ce sont, comme le dit Valérie, « des règles de vie, des choses que j’ai vu faire chez moi, et que donc je refais [...]. Chantai [sa belle-mère] est quelqu’un de très organisé, de très maniaque. Bon, moi je le suis pas du tout, mais il me reste des trucs, par exemple, je sais pas moi, changer les draps une fois par semaine, changer les torchons... » (n° 5).
4Parmi les divers actes du quotidien, le linge est un thème intéressant parce qu’il est associé à l’univers domestique de façon récurrente, et parce que l’on connaît la place qu’il occupe à la fois dans la transmission des habitudes familiales et dans la répartition des rôles au sein du couple et de la famille (Kaufmann, 1992). Valérie, qui a vécu avec sa belle-mère et son père à partir de l’âge de quatorze ans, raconte ainsi : « On dit tout le temps... c’est un grand sujet de plaisanterie dans la famille. Chantai, elle a toujours fait délaver son linge, c’est-à-dire qu’elle lave toujours à une température supérieure, et moi je fais pareil. Et alors ça, tout le monde dit, dans les repas de famille, c’est toujours les mêmes plaisanteries : ah mais décidément c’est héréditaire. »
5La belle-fille et la belle-mère se trouvent ainsi liées, dans le discours familial, par une « hérédité » inattendue. Le savoir-faire familial peut aussi faire l’objet d’une transmission en ligne beau-parentale lorsqu’il constitue un signe distinctif du groupe et de son unité. Une jeune femme nous racontait ainsi comment elle avait renoué et conservé des liens familiaux recomposés autour d’un savoir-faire culinaire. D’origine antillaise, sa belle-mère s’était séparée de son père au bout de dix ans de vie commune, et conservait avec elle des contacts espacés mais réguliers. En revanche, pour des raisons liées à l’éloignement et à l’absence de lien formel, la jeune femme ne voyait plus du tout la famille de sa belle-mère, qu’elle avait pourtant connue enfant. Devenue adulte, elle a un jour demandé à son « ancienne » belle-mère de lui apprendre à cuisiner à la manière antillaise, car elle voulait retrouver les saveurs des plats qu’elle avait goûtés dans son enfance. Afin de ne pas se tromper en lui donnant les recettes qu’elle avait elle-même héritées de ses parents, sa belle-mère a demandé l’aide de ces derniers. Ils ont transmis à l’enfant, par l’intermédiaire de leur fille, des recettes ainsi que des mets déjà préparés, conserves et friandises qu’ils avaient par ailleurs l’habitude d’envoyer à leurs enfants et petits-enfants. Un lien s’est ainsi récréé entre l’enfant, sa belle-mère et les parents de celle-ci, la jeune femme recevant ainsi un peu de l’identité culturelle et familiale de sa belle-mère.
6Cette transmission des façons de faire, des manières de vivre en famille existe à bien d’autres niveaux. Dominique, élevée par son beau-père, explique par exemple qu’elle a pris avec lui l’habitude de fêter en famille chaque anniversaire et chaque Noël, alors que chez son père on ne célébrait pas ce genre de fêtes familiales. « Ah oui, il était très à cheval sur les... ça je le tiens de mon beau-père, d’être très à cheval sur tout ce qui est fêtes, anniversaires, tous ces machins-là, ça je pense l’avoir hérité de lui » (n° 3).
7Ainsi, la beau-parenté peut devenir le support d’une certaine transmission des habitudes familiales, mais aussi de la passation de quelques valeurs morales, de traits de caractère qui fondent parfois de véritables ressemblances.
« Se ressembler » ou pas... Identifications et transmissions
8Le discours familial sur les ressemblances, fondées ou non sur une réalité génétique, n’est jamais anodin. Bernard Vernier (1994, 1998), comme nous l’avons déjà noté, a montré combien les discours familiaux reflétaient des logiques contraignantes et précises, répondant à la nécessité de s’approprier et d’intégrer l’enfant nouveau-né, comme tout nouvel arrivant, au groupe de « ses » parents. Dans les familles recomposées, l’attribution des ressemblances ne paraît pas plus qu’ailleurs résulter du hasard.
9Une association récurrente est apparue entre la qualité relationnelle des liens de l’enfant avec les divers ascendants de sa « parentèle » recomposée et les traits physiques et moraux dont il avait hérités. D’un point de vue qui demeure parfaitement « théorique », étant donné le tout petit nombre de situations que nous avons entrevues, il apparaît donc dans les discours recueillis que les frères et sœurs de sang ne se ressemblent pas entre eux, et que leurs caractères distinctifs sont toujours rapportés à ceux de leurs ascendants, père, mère, mais aussi parfois – tant qu’il ne s’agit que de valeurs morales ou culturelles -beau-père et belle-mère. Une corrélation systématique apparaît alors entre la position relationnelle de l’enfant au sein du groupe familial recomposé et les ressemblances que ce groupe lui attribue. Agathe, la fille de Christine, vit par exemple avec sa mère et son beau-père, Pierre, depuis l’âge de quatre ans. Pour Christine, Pierre a joué un rôle important à l’égard d’Agathe, dont le père est par ailleurs présenté comme un homme relativement marginal, très peu préoccupé de son image sociale. Pierre, ingénieur, incarne au contraire une certaine réussite sociale et fait état d’une conception beaucoup plus exigeante des manières de se comporter en société. Christine commente ainsi :
Agathe, moi je trouve qu’elle a de mes qualités. Je trouve que physiquement elle ne me ressemble pas tellement. Pour dire ce que je pense, elle est beaucoup plus jolie que moi. [...]. [A Pierre :] Comme elle est arrivée ici toute petite, elle était en maternelle, elle a aussi de tes qualités. Ben un exemple simple, c’est qu’elle doit avoir un sens physique qu’elle a sûrement pas pris chez moi. Une espèce d’observation du concret, et puis au niveau relationnel, bon moi j’étais... Le grand débat entre nous deux au début, c’était le fond et la forme. Pierre très sur la forme et moi très sur le fond [...]. Avec un père complètement marginal, elle arrive à passer partout, à se faire bien voir partout. Je pense qu’elle a bien su tirer parti de cette espèce de double paternité. Au niveau intellectuel, elle a vraiment su prendre des deux. [...] Elle arrive parfaitement à se mettre les gens dans la poche... (n° 22).
10Agathe ressemble donc à la fois à sa mère, à son père et à son beau-père. Elle était la plus jeune lors de la recomposition, et paraît avoir une place reconnue par tous au sein de la famille recomposée. « Bon, c’est une enfant dont on dit beaucoup de bien, c’est pas parce que c’est ma fille, mais je crois que des quatre, c’est celle dont on dit le plus de bien », remarque Christine.
11Il en va différemment avec Nina, la fille aînée de Pierre, qui n’est jamais entrée véritablement dans le foyer recomposé et dont les relations avec Christine furent au départ très difficiles. « Moi je trouve que Nina ressemble à sa mère. Elle a la voix de sa mère. La voix, les attitudes... » Le frère de Nina, Patrick, est resté vivre quelque temps au sein de la famille recomposée. Il entretient de bonnes relations avec sa belle-mère, et sa présence a beaucoup aidé Fabrice, le fils aîné de celle-ci, aux débuts de la recomposition. Patrick ressemble beaucoup à son père. Fabrice, adolescent, plus âgé qu’Agathe au moment du remariage de sa mère, a plus de mal à trouver sa place dans la nouvelle configuration relationnelle. Son beau-père ne le comprend pas toujours, et mesure souvent leurs différences : il faut dire que l’enfant ressemble à son père. « De mon côté je crois que j’ai mis un certain temps si tu veux, à rentrer un peu plus réellement en relation avec Fabrice. Il avait ce côté un peu rêveur, ce côté un peu marginal quelquefois. J’ai souvent cherché à quel niveau me placer pour entrer en relation avec lui. »
12Florence, belle-mère depuis deux ans, explique quant à elle que les deux aînés de son mari (une fille et un garçon), avec qui elle entretient des relations relativement distantes, « ressemblent beaucoup à leur maman ». Les deux cadets qui vivent avec elle sont plus semblables à leur père. Au fil des entretiens réalisés tant auprès des parents que des enfants, il apparaît donc que la position occupée par l’enfant dans le jeu relationnel recomposé constitue un élément d’importance dans la logique des ressemblances familiales. Les liens beau-parentaux peuvent, on l’a vu dans le cas de Pierre et Agathe, tenir leur place dans ces procédés d’identifications plus ou moins conscients. Dominique, continuant son récit, évoque par exemple des traits de personnalité qu’elle pense avoir reçus de son beau-père : « Oui. Une certaine droiture, une certaine rigueur... Une certaine façon de... En fait il y a, vous savez, quand on vit avec des gens on reçoit des choses d’eux dont on ne se rend pas forcément compte... » (n° 3). Elle pense aussi que sa belle-mère lui a transmis certaines de ses qualités : « Oh sûrement écouter. Bon, j’avais peut-être une prédisposition à écouter les gens, mais je sais qu’elle, par la façon dont elle écoutait et dont elle donnait des conseils, je pense que ça je l’ai gardé aussi pour moi. »
13L’influence du beau-parent transparaît également à travers des attitudes ou des comportements conservés par l’enfant devenu adulte. Mathilde, qui connaît sa belle-mère (non gardienne) depuis l’âge de quatre ans, reconnaît par exemple : « Par rapport à Jeanne, je crois qu’on a eu, ma sœur et moi, un côté... ma mère est très nature. Ça, on est pas du tout comme ça, le côté faire attention à soi, prendre du temps pour soi, je crois qu’on en a hérité de Jeanne » (n° 16).
14Du côté des vocations professionnelles, il est parfois intéressant de comparer les choix du bel-enfant et le métier exercé par son beau-parent. Daniel, âgé de vingt-deux ans au moment de l’entretien, est devenu musicien. S’il ne nous donne pas d’explication sur ce choix, nous ne pouvons que constater que cette vocation ne lui est venue ni de son père, psychologue, ni de sa mère, institutrice. En revanche, son beau-père est lui aussi musicien... Il est possible que, en dépit de leurs relations difficiles, Daniel ait pu accéder à la connaissance de cette profession et souhaité l’exercer grâce à son beau-père... Louise, qui projetait de devenir institutrice lorsque nous avons réalisé l’entretien, exposait quant à elle très clairement les raisons qui l’avaient amenée à ce choix : « D’abord par Jean-Luc [l’ancien beau-père, instituteur], et puis parce que ma mère elle a fait, à la fin de sa vie elle a fait l’école normale, et puis moi j’ai toujours habité dans des écoles. Et puis j’ai un contact assez facile avec les enfants, et puis j’aime bien, je trouve que c’est un métier qui est vachement ouvert, sur toutes les matières. [...] Ah oui, j’ai baigné dedans assez tôt » (n° 18).
15Ici, le modèle de référence est bien le beau-parent, grâce à qui Louise a « baigné » dans le milieu scolaire. Ainsi, le lien beau-parental est un vecteur de transmission. Il produit des « ressemblances » morales, fondées sur un principe d’imitation que recoupent même, parfois, des points communs que le hasard a placés du côté de l’apparence physique.
On ressemble beaucoup à ma belle-mère aussi. C’est rigolo, parce que mon père et ma mère sont bruns, avec la peau mate, et comme ma grand-mère maternelle est alsacienne, donc on est plutôt blanches de peau, on est beaucoup plus claires et Jeanne est blonde aux yeux bleus. Ce qui fait que quand on était gamines, les gens croyaient qu’on était ses filles biologiques et effectivement... (Mathilde, n° 16).
16L’idée d’une transmission immatérielle des habitudes, des valeurs, des traits de caractère constitutifs de la personnalité de chacun est donc parfois valorisée, affirmée dans les familles recomposées, à tel point que l’on joue de temps à autre à s’inventer des ressemblances qui brouillent les pistes de la filiation... Ces passations immatérielles demeurent de l’ordre d’une relation affective inscrite dans une dimension essentiellement privée. Qu’en est-il à présent des valeurs matérielles, qu’en est-il de la succession patrimoniale dans les familles recomposées ?
Les transmissions matérielles
La répartition du patrimoine entre les apparentés, loin d’être indifférenciée, se fait en fonction de critères pouvant apparaître de prime abord purement subjectifs et capricieux, quand ils reposent en réalité sur la place et la part de chacun dans le groupe familial, sa qualité de membre de la famille. L’héritage agit alors comme un révélateur (Gotman, 1988 : 160).
17Dans toute famille, le moment où s’opère la transmission des biens marque l’appartenance de chacun des héritiers au groupe des parents. Soumettre à l’interrogation les stratégies successorales en cours dans les familles recomposées après divorce nous paraît donc essentiel pour la compréhension des relations qui s’y construisent. Comme ailleurs, le temps de la transmission y est l’occasion d’un partage, où les « parents » et les « enfants » se comptent et se choisissent. Plus qu’ailleurs cependant, ce partage est signifiant quant à la teneur des liens familiaux au sein desquels se joue la transmission.
D’une temporalité à l’autre, l’exemple de la maison familiale
Lieu de l’instant comme de la durée, de l’enracinement dans le construit comme de l’agi et du senti, la maison donne à voir d’emblée, à l’instar du langage, des langues et des messages, à la fois ce que les individus ont en commun et les innombrables manières qu’ont les individus et les groupes de se distinguer, de se hiérarchiser, d’exprimer leur identité comme, souvent, leurs modes de pensée les plus cachés (Chiva, 1987 : 6).
18Dans toute famille ou presque circulent des biens. Ceux-ci, dans une grande majorité de cas, s’incarnent et se rassemblent dans une maison, lieu du temps quotidiennement partagé entre parents, et de l’histoire longue des générations qui s’y succèdent. Dans les familles recomposées, cette maison est un puissant unificateur du groupe familial.
19Après un temps plus ou moins long de vie commune au cours duquel les relations conjugales et familiales ont pu être éprouvées, dans des logis loués ou n’appartenant qu’à un seul des conjoints, l’achat d’une maison constitue souvent une étape importante de l’histoire de la famille recomposée. Cet événement, qui fonde une stabilité nouvelle, en inscrivant dans la durée l’histoire familiale, est d’ailleurs souvent associé, dans les récits, à un mariage ou (et) à la naissance d’un enfant commun. « On a tout fait en même temps : la maison, le mariage, le Jules... Tout ça la même année », raconte Lucie, mère de Jules et Mila, et belle-mère de Maxime (n° 24).
20« A partir du moment où on a mis les pieds dans cette maison, on s’est mariés un mois après, exactement », se souviennent aussi Eliane et Jean-Claude (n° 20).
21Martine et Gilles se sont aussi mariés après avoir acheté une maison commune. « A la fois l’achat de la maison, le mariage... Bon la maison c’était le signe que c’était pas du provisoire entre Gilles et moi, un signe tangible, concret, matériel », commente Martine (n° 18).
22Une fois la maison achetée s’organise parfois un déménagement pour lequel sont convoqués tous les enfants de la famille recomposée, chacun participant à l’installation du nouveau couple et de ses enfants divers. Cette première réunion « familiale » préfigure celles que l’on espère organiser en ce lieu où chacun doit avoir sa place, où chacun doit se sentir « chez lui », même s’il n’y vit plus au quotidien. Cette maison doit ainsi abriter dans ses murs tous les membres de la famille recomposée. La meilleure façon d’en illustrer l’importance est peut-être de la rapporter à un autre support d’unité familiale, support qui lui est intimement associé : la photographie de famille.
23Aux paroles qui évoquent et décrivent la maison font en effet écho celles qui commentent un autre espace intégrateur : l’album de photographies dont la composition retrace l’histoire de la famille recomposée. « Technique privée qui fabrique des images privées de la vie privée » (Bourdieu, 1965), la photographie est le support de représentation de la vie familiale par excellence. Véritable « rite du culte domestique » (Jonas, 1989 : 6), elle est un instrument essentiel grâce auquel l’individu, de façon plus ou moins consciente, reconstruit symboliquement sa famille. « J’ai des photos de toute ma famille », annonce par exemple Laurence, qui l’a décrite au début de l’entretien en y intégrant sa belle-mère et son quasi-frère qui ne vivent pas avec elle (n° 12). Se lançant dans une liste détaillée de ses parents « photographiés », Laurence n’oublie ni ses cousins, ni sa filleule, pas plus que ses nombreux oncles, tantes et grands-parents. Mais elle omet complètement, sans même s’en rendre compte, de citer sa belle-mère et son quasi-frère, qu’elle ne prend visiblement jamais en photo.
Au cours de l’acte photographique, le membre de la famille réalisant la prise de vue obéit à ses inclinaisons subjectives et intimes. Bien que ressenties par lui comme étant personnelles, elles résultent en fait d’une interaction entre son individualité, les moyens techniques dont il dispose, l’attente de ceux qui regardent les photos et les valeurs attachées à l’objet de son image (Jonas, 1991 : 193).
24Plus lucide que Laurence, Anna reconnaît ses difficultés à photographier sa belle-mère lors de ses visites au domicile paternel ou pendant les vacances qu’elle passait avec son père.
Toutes les photos que j’avais d’elle, il y en avait peut-être deux au maximum où elle était seule, sinon tout le reste était fondu dans un groupe. [...] Mais par rapport à mon père, je me voyais mal lui montrer la pellicule de nos vacances ensemble s’il n’y avait pas eu Rachel. Ça m’aurait embêtée. C’est sûr que je le faisais pas naturellement. [...] Je dois en avoir quatre [des photos de sa belle-mère]. Vraiment, manière de dire, tiens, tu veux que je te montre ma belle-mère, eh ben tiens je te la montre ! (n° 14.)
25En dépit de cette mauvaise volonté, la belle-mère et la quasi-sœur d’Anna sont dans son album de photographies de famille, parce qu’elles font partie de celle-ci, qu’elle le veuille ou non. En effet, les gestes associés à la photographie familiale ordonnent, trient, organisent et, finalement, réunissent les nombreux membres de la famille recomposée. Fanny possède par exemple l’un de ces cubes transparents où l’on peut glisser des photographies : « Tu sais, j’ai un cube... Et j’ai des photos de ma sœur, de mon copain, de mes chiens, et je me suis dit : t’as même pas de photos de ton père et d’Aline. [...] Et j’ai fait la remarque à ma mère que je n’avais même pas de photos d’elle et de son copain. Et je lui ai demandé de m’en donner une où ils sont tous les deux » (n° 15).
26Fanny réunit ainsi « sa » famille autour d’elle, en dépit de l’éclatement provoqué par la recomposition. En la représentant « comme » une famille traditionnelle, dont tous les membres seraient présents, à travers ces thèmes privilégiés que sont les fêtes familiales, les anniversaires et les Noëls, ou dans le souvenir des vacances partagées, la photographie rend finalement la configuration familiale recomposée à la « normalité ». C’est d’ailleurs ce que constate Irène Jonas : « La similitude des albums et des discours, quels que soient les schémas familiaux, tend à renforcer l’hypothèse qu’au-delà des différences juridico-légales des familles se dessine un modèle normatif fondé avant tout sur la recherche de la normalité » (Jonas, 1989 : 6). C’est peut-être cette commune recherche qui associe la maison et l’album de photographies de famille. Témoin d’une réalité changeante et mouvementée, la photographie fige en effet l’image et le souvenir de la famille recomposée, l’inscrit dans l’immobilité. Dès lors, la configuration mouvante de la famille trouve, entre les pages de l’album comme dans les fondations de la maison familiale, une stabilité nouvelle. Ainsi Martine commente-t-elle l’album photographique, qui tient d’ailleurs sa place d’objet privilégié dans la maison. Offert par Louise, la fille de Gilles, qui est certainement l’enfant la plus investie affectivement dans le projet familial recomposé, cet album représente la famille.
C’est l’album justement, de nous... de notre famille. [...] On a sorti toutes les photos, tous ensemble, on a trié beaucoup de photos, et puis après on les a collées, Gilles et moi. On a pris un week-end, presque pour ça, et ça a mis du temps... Mais cet album il est là... Il est consulté. [...] Il y a des commentaires écrits... qui prêtent eux-mêmes à commentaires. Alors, il y a les anniversaires, évidemment, les anniversaires de tout un chacun. Il y a Noël et puis bon il y a les vacances, il y a les dates et tout ça... [...] Il n’y a que nous ou alors par exemple il y a eu Noël où il y avait des gens qui étaient là mais c’est vraiment... C’est l’album de notre famille. Je crois vraiment que ça c’est important, c’est pas simplement formel, même si ça peut avoir l’apparence d’une construction un peu formelle, c’est de toute façon prétexte à refouiller dans des photos passées, à remontrer parce qu’on s’est déjà montré des tas de photos. [...] C’est de toute façon prétexte à parler d’avant, à parler d’après, donc c’est aussi ça qui est important. C’est l’album en lui-même, parce que c’est vrai qu’après c’est un recueil, un recueil de... d’une histoire nouvelle qui commence, avec un point de départ et puis après il y a des tas de feuilles blanches et puis on peut toujours en acheter après... (n° 18).
27Présenté comme une œuvre commune, investie par tous, l’album de photographies unit la famille recomposée au fil des dates marquantes qui la constituent, dans le déploiement de son histoire. Tout comme la maison familiale, il devient un lieu essentiel qui dénote la nécessité d’une unité symbolique de la famille.
28Concernant la maison, cette unité renvoie à l’actualité des relations vécues, mais elle suppose aussi la continuité et la force des liens qui s’incarneront un jour dans sa transmission. Comment la transmission de cette maison, ou plus globalement des biens familiaux, est-elle pensée et réalisée ?
29Deux logiques se distinguent parmi les familles que nous avons rencontrées. Dans de nombreux récits, la transmission continue de relever du seul domaine de la parenté officielle et légitime. Parfois cependant, et notamment lorsque le temps de l’enfance et la corésidence ont posé les fondements d’un lien reconnu comme « parental » par le beau-parent et le bel-enfant, la succession des biens tente de transcender les limites de la filiation biologique et légale. Dans un cas comme dans l’autre, il importe de s’attarder un peu sur la signification des conduites et des choix réalisés autour de la transmission, d’écouter les discours qui accompagnent la passation des biens familiaux dans le contexte de la recomposition. Les histoires et les mots recueillis témoignent tout d’abord de la valeur symbolique que peut revêtir, dans les familles recomposées comme ailleurs, la circulation des biens matériels. Ils révèlent aussi une évolution fondamentale des représentations et des usages de la transmission patrimoniale dans la famille contemporaine.
A chacun sa famille, à chacun ses biens
Quand la transmission sépare
30Dans un certain nombre de familles, la question de la transmission « ne se pose pas » : elle s’y déroule comme dans les familles classiques. Chacun héritera, le temps venu, de son père et de sa mère, et les biens acquis par le nouveau couple seront partagés entre les enfants respectifs de chacun des parents, en proportion de ce que ceux-ci auront apporté. Or, ces familles ont en général « recomposé » assez tardivement, souvent à l’adolescence des enfants et beaux-enfants. Martine, mère de trois enfants et belle-mère d’une fille, justifiait ainsi son refus de « recomposer » les patrimoines, les enfants étant adolescents, et la recomposition de la famille peu ancienne. Au moment de cet entretien, le couple qu’elle formait avec Gilles n’était pas encore marié, mais tous deux souhaitaient cependant acheter une maison.
On va acheter quelque chose ensemble, donc il y aura obligatoirement contrat chez le notaire. Et puis il y aura la part de Gilles (son compagnon) qui reviendra à Louise, sa fille, et ma part à moi qui reviendra à mes enfants. On ne va pas faire une part égale pour chacun, parce que je pense qu’il faut être clair. Parce que moi je vais amener moins d’argent que Gilles. Et si on faisait des parts égales, j’aurais vraiment l’impression de prendre quelque chose, que mes enfants prendraient quelque chose à Louise (n° 18).
31Ici, ce sont les origines de chacun qui priment. La recomposition des relations familiales, advenue tardivement dans la vie des enfants, n’induit pas une nouvelle répartition des ressources et des biens. Il en va de même dans l’histoire de Fanny, dont le père vit actuellement dans la maison de sa nouvelle compagne : « Mon père, depuis le début il avait prévu de racheter une maison, et il a dit : “Je le fais pour mes filles, pour qu’elles aient une maison à elles deux, qu’elles aient quelque chose à elles” » (n° 15). Ainsi, le père de Fanny distingue très clairement la maison de sa compagne où il habite, et celle qu’il compte léguer à ses enfants. Mais il va plus loin encore, la « séparation de biens » concernant aussi les objets domestiques. Fanny raconte ainsi l’installation de son père chez sa belle-mère :
C’est dingue, parce que mon père a amené beaucoup de choses dans la maison à G. et [...] il avait acheté des pastilles pour mettre sur tout ce qui était à lui [...]. Mon père a dit : « S’il arrive quoi que ce soit, à moi ou à Aline [la belle-mère], je veux que mes filles récupèrent tout ce que moi j’ai amené » [...]. De toute façon, honnêtement, j’accepterais qu’Aline me fasse un cadeau, mais je voudrais pas qu’elle me lègue quelque chose, ça me semblerait indécent. Parce que ce qu’elle possède, elle l’a eu avec son mari avant, donc maintenant ça revient à son fils (n° 15).
32Ainsi, lorsque la relation beau-parentale s’est instaurée tardivement, la transmission paraît injustifiée, « indécente » aux yeux des protagonistes du lien beau-parental, et ce d’autant plus que le beau-parent a par ailleurs des héritiers légitimes. Nous avons déjà évoqué l’histoire de Ghislaine, qui vit depuis quatre ans avec un nouveau compagnon, sa fille de treize ans étant demeurée avec elle tandis que son fils, âgé de quinze ans, a quitté le foyer maternel à la suite de conflits qui l’opposaient à son beau-père. Ce dernier a visiblement échoué dans l’exercice d’un rôle parental relativement autoritaire que les enfants n’ont pas accepté. La famille recomposée vit dans une maison qui appartient au beau-père. Évoquant un éventuel souhait du beau-père de laisser quelque chose aux enfants de sa compagne, Ghislaine affirme : « Jamais. Il n’y a jamais rien eu. Il n’y a jamais eu quelque chose qui a été formulé de ce côté-là. Et moi ça me coûte d’en parler » (n° 23). Cette maison semble destinée à demeurer dans la famille du beau-père si celui-ci venait à décéder, car le couple n’est pas marié. Ghislaine envisage donc seule la succession et l’héritage qu’elle pourra offrir à ses enfants. « A la limite, il m’aide à mettre de l’argent de côté pour mes enfants. »
33Dans ce cas, l’échec évident de la relation beau-parentale ne permet pas de soutenir une volonté de transmission entre le beau-parent et ses beaux-enfants. Ainsi, le rapport aux biens matériels paraît-il indissociable de la façon dont sont vécues les relations dans la famille recomposée. Dans certains cas, des rivalités plus ou moins avouées se dessinent alors, donnant parfois lieu à de véritables drames familiaux.
Rivalités et déchirements
34Comme l’écrit Anne Gotman, l’héritage opère un « tri » entre les apparentés, traduit par la quantité et la qualité des biens transmis aux membres de la descendance (Gotman, 1988 : 160). Autour de ces biens s’organisent et s’ordonnent les relations familiales recomposées, avec une inégale sérénité. Trois histoires de succession douloureuses vont à présent l’illustrer.
35On se souvient du récit de Nicole, dont le père, après avoir disparu huit années, était revenu nanti d’une nouvelle compagne qu’il devait ensuite épouser et de deux filles, demi-sœurs de Nicole et de sa sœur entière. Née en 1946, Nicole décrit ainsi les difficultés liées à l’héritage de son père, aujourd’hui décédé.
Ma belle-mère est une personne issue d’un milieu très populaire. Elle est adorable, je veux dire, mais tout ce qui a trait à l’argent c’est très dur. [...] Mon père avait une tante qui avait une fortune personnelle mais qui était fâchée avec ma grand-mère paternelle. Ma belle-mère a attiré cette personne après la mort de mon père et quand elle est morte c’est ma belle-mère et mes demi-sœurs qui ont tout récupéré. Ma sœur et moi, on a été complètement déshéritées. Et je sais qu’à la mort de ma grand-mère paternelle, ça va être le même problème (n° 1).
36Nicole, dans les années suivant le décès de son père, avait cessé quasiment toute relation avec sa belle-mère et les enfants de cette dernière, et la transmission n’a fait qu’accentuer la séparation des diverses entités composant la famille recomposée. Il en va de même dans l’histoire d’Anna qui a perdu son père à l’âge de vingt et un ans. Divorcé, celui-ci s’était remarié avec Rachel, une femme déjà mère d’une fille du même âge qu’Anna. Après la mort de son père les relations difficiles qu’avaient toujours entretenues Anna et sa belle-mère ont éclaté en conflit ouvert, au sujet de la répartition du patrimoine paternel entre les enfants du premier lit et la seconde épouse du père. Les enfants légitimes et consanguins du père d’Anna héritaient en effet de la moitié des biens qui lui appartenaient avant son remariage, ainsi que de la moitié de ceux qu’il avait acquis au cours de celui-ci. Mais cette succession ne se fit pas sans difficultés, du fait des relations exécrables opposant les enfants consanguins du père et sa seconde épouse, mère d’une jeune fille. Anna raconte ainsi :
Mon père était prof, donc quand il est mort l’assurance a versé un an de salaire. Comme ils étaient mariés ma belle-mère a perçu cet argent et nous rien. Dans une situation « normale » c’est la femme qui perçoit donc les enfants en sont aussi bénéficiaires. Alors que dans ce cas-là, nous on a pas vu un centime, elle ne nous en a pas parlé. [...] Tout ce qu’ils avaient acheté pendant le mariage, il y en a une part qui doit lui revenir à elle et une part dont nous on devait hériter. [...] Il a fallu que chacun, elle comme moi, fasse un inventaire de tout ce qui avait été acheté pendant le mariage. Alors moi, à quatre cents kilomètres, je devais me remémorer les pièces de la maison. [...] Avec mon copain, on est allés la voir à Pâques en 1992 parce qu’il fallait qu’on déménage toutes les affaires de mon père. Béatrice [la quasi-sœur d’Anna] ne nous a pas du tout aidés, elle est restée dans sa chambre toute la journée, et ma belle-mère pareil. Ma belle-mère ça pouvait être concevable mais Béatrice ça m’a soufflée, moi je la considérais comme une copine. C’est vrai que d’un autre côté il faut se mettre à sa place, sa mère elle va continuer à la voir, moi c’est moins important, c’est pas moi qui vais lui payer son appartement ou j’en sais rien... (n° 14).
37A la suite de ce conflit, les relations d’Anna avec sa belle-mère et sa quasi-sœur ont pris fin. Ces récits illustrent la logique du droit français passé et présent, qui protège la conservation des biens dans une lignée familiale, opposant les descendants du premier lit aux ayants droit issus d’une seconde union. A chaque fois, la transmission confirme définitivement la séparation en deux clans de la constellation familiale recomposée, ainsi que la rupture des relations beau-parentales et des liens quasi-fraternels qui s’étaient construits auparavant.
38L’histoire de David constitue une magnifique illustration des enjeux de la transmission patrimoniale dans les familles recomposées. Divorcée en 1947, sa mère vécut « seule » pendant neuf années avec deux garçons : David, légitimé par son premier mari, et Jacques, né un an plus tard de père inconnu. Lorsqu’elle s’installe avec son nouveau compagnon, qu’elle épousera longtemps après, celui-ci reconnaît Jacques – et seulement lui – comme son fils. Naissent ensuite quatre enfants, tous convaincus, dans l’ignorance totale de l’histoire familiale, que David et Jacques sont leurs frères « entiers ».

Fig. 17. La famille de David.
39Lorsqu’il se marie, en 1967, David accède tout d’abord à sa véritable origine (né d’une relation extraconjugale de sa mère, il n’est pas, on l’a vu, le fils de l’homme qui l’a reconnu), mais ses frères et sœurs, encore très jeunes, ne sont toujours pas informés de celle-ci, pas plus que de la véritable ascendance de Jacques. Peu de temps avant, le « Pater » et la mère de David se sont aussi mariés, légitimant ainsi les enfants reconnus par le Pater : les siens propres et Jacques, le frère de David, qui deviennent héritiers de plein droit. En 1974, le Pater décède, à l’âge de soixante-huit ans. La vérité éclate alors autour des questions relatives à la transmission, provoquant un véritable drame dans la famille.
Il est mort subitement, et alors là ce sont mes frères et sœurs, les plus jeunes, qui ont découvert, avec les questions d’héritage, de succession [...]. Et puis tous mes frères et sœurs les plus jeunes étaient quand même à l’âge scolaire. Ils étaient très jeunes, le plus âgé avait dix-huit ans, il était en terminale. Alors eux, pour deux d’entre eux en tout cas ça a été absolument affreux. Ça a été absolument dramatique. Surtout de penser que moi par exemple je n’étais pas leur frère direct (n° 2).
40La succession révèle ainsi l’histoire réelle de la famille. Mais elle comporte aussi des implications concrètes : au titre de fils légitime, Jacques, le frère de David, peut succéder au père, qui laisse un petit patrimoine immobilier et une usine. Il s’installe donc à la place du Pater, se comportant en chef d’entreprise... et en chef de famille.
Et donc tout d’un coup, mon frère, le second, s’est imposé, parce que lui il n’avait pas du tout fait d’études classiques, il avait fait une école de commerce, et le Pater l’avait engagé dans l’usine là, un peu comme directeur, c’est-à-dire qu’il avait le statut du fils aîné légitime. [...] Oui, légalement il l’était. Et lui, à la mort de son père, de son père... de celui qui l’avait reconnu, a tout de suite régenté la fratrie, il a pris ça en main, moi étant ailleurs, bon. C’est lui qui devenait, qui remplaçait le père. Il donnait l’argent à ma mère, enfin. Il était vraiment devenu le Pater [...].
41Jacques adopte donc l’attitude autoritaire de son « père » disparu, et revendique la place qu’il s’octroie comme le signe de son appartenance à la famille. Son désir de devenir le digne successeur du Pater, en reproduisant la position sociale et familiale de celui-ci, correspond bien à la nécessité d’affirmer, de légitimer son statut de fils en devenant le premier héritier. Ce faisant, il tente de surcroît de gommer l’existence de David, aîné véritable de la fratrie, mais non reconnu par le Pater et ne disposant pas des mêmes droits à l’égard de l’héritage. Cependant, Jacques n’est pas légitimé dans ce rôle par ses frères et sœurs, qui lui reprochent son autoritarisme et se débattent encore dans les conséquences de la révélation des secrets familiaux. Il échoue de surcroît dans la gestion de l’entreprise familiale.
Et alors là ça s’est très très mal passé. Alors mon frère aîné a tenu la tête de la famille et les autres ont tous résisté en bloc contre lui, mais sans pouvoir s’émanciper en quoi que ce soit, parce qu’ils dépendaient de lui financièrement. [...] Et avec ce thème de « ce que tu as c’est à nous, puisque ça vient de notre père légitime ». Ils le disaient à ma mère. Et à mon frère aussi. [...] Il a tenu ce rôle pendant sept-huit ans, et puis en fait il a dilapidé cet héritage qui n’était pas énorme, il a fait faillite [...].
42Dans ce naufrage personnel, familial et professionnel, Jacques rattache les réactions de ses frères et sœurs à sa véritable place dans la famille : il est un fils « mensonger », et se sent à ce titre exclu de la fratrie légitime.
Et alors devant l’hostilité générale, il a commencé à dire : « Vous ne m’aimez pas parce que je suis un bâtard. » Alors j’ai trouvé ça étrange parce que lui qui avait été reconnu et qui était en position de chef de famille a développé un discours sur sa bâtardise. Discours que personnellement je n’ai jamais développé, ne me sentant absolument pas dans la position d’un bâtard, en ce sens que j’aurais été comme une pièce rapportée dans la fratrie légitime, pas du tout, moi j’étais déjà ailleurs.
43Ainsi, les modalités légales et relationnelles de la succession patrimoniale révèlent la place et le statut des enfants de cette famille complexe, en fonction de leurs diverses origines. Car Jacques est effectivement né de père inconnu, quand David sait, lui, d’où il vient, même s’il n’a jamais connu l’homme avec qui sa mère vécut ce qu’il décrit comme une « passion » amoureuse... rencontre somme toute assez positive dans le discours de notre interlocuteur. Né d’un élan romantique et secret, fils de sa mère avant tout, David a déjà une place, sans relation aucune avec le « Pater ». Du point de vue de la fratrie, s’il ne réclame aucune reconnaissance, c’est qu’il a de fait conservé sa place d’aîné : il demeure finalement l’arbitre des passions familiales tout en s’occupant seul, au titre de membre du conseil d’administration de l’entreprise en faillite, de la liquidation de celle-ci. Ainsi, le jeu de la transmission désigne bien chacun des membres du groupe familial en lui attribuant un statut spécifique. « Je me suis toujours comporté comme quelqu’un qui n’avait pas d’héritage. Moi je savais que ça, de toute façon ça n’était pas pour moi, ça je l’avais complètement compris. »
44En tant que « fils de sa mère » cependant, et comme membre à part entière de sa fratrie, David n’a-t-il pas malgré tout sa place dans la transmission familiale ? A quelle succession patrimoniale ou symbolique peut-il prétendre ? Pour le savoir, c’est aux chemins « détournés » de la transmission des biens dans les familles recomposées qu’il faut à présent s’intéresser.
Recomposer la succession : les usages inédits de la transmission des biens
45Dans les familles recomposées, la circulation des biens matériels ne demeure pas toujours enclose dans les limites de la filiation légitime. Par divers moyens, les supports symboliques de la transmission familiale assurent d’une génération à l’autre la continuité des liens entre ascendants et descendants. Au fil des récits se dessinent tout d’abord des transmissions « parallèles », qui doublent ou compensent les successions officielles.
Des transmissions personnelles : les objets de famille
46Dans toute famille, les éléments qui ornent et habitent la maison, les objets personnels qui se transmettent de génération en génération occupent une place importante. Leur transmission ne passe pas nécessairement par le biais d’un testament ou d’un partage successoral écrit. Elle peut se faire lors de dons personnels, du vivant du parent, témoignant des liens particuliers qui unissent des individus singuliers. Dans les familles recomposées, où les liens non officiels, tissés entre personne, prennent une importance toute particulière, ces transmissions officieuses sont riches d’enseignements. La circulation des objets de famille vient en effet souvent y préciser la façon dont s’organisent et se côtoient les relations nées de la recomposition. Elle s’ajoute à la transmission écrite et gérée par le droit pour donner sens à une parenté « privée », tout aussi importante, parfois même plus essentielle que la parenté affirmée par la transmission patrimoniale.
47Évoquant encore l’intérêt prononcé de sa belle-mère pour l’héritage de sa famille paternelle, Nicole regrette ainsi la « perte » d’un certain nombre d’objets familiaux de plus ou moins grande valeur : « Quand mon père est revenu ma belle-mère a proposé à ma grand-mère, qui vivait seule à Grenoble, de venir vivre avec eux. Moi je savais pertinemment que ça ne marcherait pas [...], et effectivement [...] au bout d’un an ma grand-mère est partie en maison de retraite mais quand même elle avait tout amené et tout ça c’est resté » (n° 1). Au sujet de sa tante qui a donné ses biens à sa belle-mère, Nicole se souvient aussi : « Il y avait des meubles, des toiles, pas mal de choses... »
48Si ces divers objets lui paraissent à jamais perdus, Nicole a de son côté reçu un héritage « personnel ». « Il y a dix ans ma grand-mère paternelle m’a donné ses bagues. Ma mère a tout de suite compensé en donnant les bagues de ma grand-mère maternelle à ma sœur. »
49On sait l’importance des bijoux de famille dans le jeu de la transmission familiale : « Destinés à être transmis de génération en génération selon la logique de la filiation, ils appartiennent, non aux individus qui les reçoivent tour à tour, mais à la famille en tant que telle ou plutôt à la lignée paternelle ou maternelle » (Albert-Llorca, 1997 : 77). Ici, la circulation des bijoux retrace celle des relations dans la famille de Nicole, famille divisée en deux « clans » paternel et maternel, où les femmes occupent une place centrale.
50Revenons à l’histoire de David. En tant que seul enfant non reconnu par le Pater, il n’a légalement pas accès à la succession patrimoniale. Sur la demande de sa mère, et grâce aux efforts de celle-ci, il obtiendra cependant une part financière de l’héritage familial.
Ma mère a toujours proposé que je sois – enfin il n’y avait presque rien, c’était tout à fait symbolique – mais que je sois associé à égalité. Et donc elle a toujours proposé aux cinq de m’associer à égalité, et qu’elle s’il le fallait elle me donnait sa part, pour qu’il n’y ait pas de différence. Et mon second frère était plutôt contre, mais les quatre autres ils étaient pour. Et ma mère avait besoin absolument de ça. Donc je sais plus, il y a une petite baraque qui s’est vendue, une maison si quand même qui s’est vendue, et on s’est partagé ça. Donc j’ai eu en principe la même part. Il y a deux ans, ma mère avait une toute petite maison qu’elle a vendue, et là aussi, j’ai eu la même part (n° 2).
51Par l’intermédiaire de sa mère, David a donc accédé à la succession beau-paternelle, mais il minimise l’importance de cet argent. Continuant son récit, il note en revanche son éviction d’une autre forme de partage : celui des objets et des meubles qui se trouvaient dans la deuxième maison vendue.
Mais en revanche je n’ai rien eu de tout ce qui était à l’intérieur de la maison. C’est-à-dire il y avait quand même des meubles, il y avait... Ça, ils se sont partagé, pas vraiment d’ailleurs, je crois que mon frère le second a raflé pas mal de trucs, puisque c’était lui un peu le Pater familias, et qu’il se donnait ce rôle, il jouait ce rôle. Donc là j’ai été quand même exclu.
52La mère de David va compenser ce manque, en préparant la succession de son « fils préféré », comme il se désigne lui-même.
Elle a fait des trucs extraordinaires, quand on s’est mariés par exemple, elle m’a fait un trousseau. Je suis le seul enfant à qui elle a fait un trousseau. Ça veut dire qu’elle a fait broder des draps sur de l’argent que lui donnait son mari, parce que c’était la femme du xixe siècle, pas du tout autonome.
53L’épouse de David, présente pendant une partie de l’entretien, ajoute aussi : « En ce moment je suis en train de vivre la transmission que ta mère veut te faire. Elle essaie de se faire un espace à elle, et donc de te donner des choses. Hier elle m’a montré des draps de lit qui n’ont jamais servi, elle a dit ça c’est à moi, c’est l’armoire de Jeannette. »
54A travers cet héritage singulier, la mère de David l’inscrit totalement dans sa lignée.
Oui, je ressemble à ma mère évidemment, on dit que je suis l’un des rares à ressembler autant à ma mère [...]. Et ma mère y tient énormément. Et d’ailleurs je suis le seul à qui elle parle du passé. [...] Je sais pas si c’est une légende, mais je crois que c’est vrai, ma mère m’a dit : « Quand tu es né en février 47, ma mère mourait dans la pièce à côté », de la tuberculose.
55Autour de la transmission se cristallisent ainsi les discours et les choix qui assignent à chacun sa place et son origine. Dans ce contexte, les objets de famille permettent de constituer de petits héritages qui retracent aux côtés de la filiation légale, « officielle », les sentiers complexes de l’histoire familiale. Ces exemples reflètent uniquement des passations qui doublent la filiation légitime ou légale, tout en demeurant dans le domaine de la parenté reconnue : David et sa mère, Nicole et sa grand-mère sont liés par le sang. Dans leurs récits, qui sont à replacer dans le contexte des années 1950, les liens nés de la recomposition sont au contraire associés à des relations concurrentes et potentiellement conflictuelles dès lors que l’on évoque les questions patrimoniales. Concernant les recompositions familiales contemporaines, il était difficile, du fait de l’âge de nos interlocuteurs et de leurs parents et beaux-parents, d’évoquer la circulation entre générations des objets de famille : nos interlocuteurs étaient trop « jeunes » pour avoir connu cette expérience. En revanche, les questions relatives à la transmission patrimoniale commençaient à les préoccuper, et se montraient parfois sous un jour tout à fait nouveau.
La redéfinition de la transmission patrimoniale dans les familles recomposées contemporaines
« A affection égale, droits égaux »
56Dans certaines familles recomposées, c’est la volonté de donner à chacun une part équivalente, sans considération des divers liens de filiations, qui est mise en avant. Lorsque existe une fratrie recomposée, cette volonté s’appuie sur un principe d’égalité déjà évoqué, justifié par « l’amour parental » (de Singly, 1993 : 20), et revendiqué par certaines familles recomposées comme « symbole d’unité dans et par l’identité » (Théry, 1996b : 161). Donner à deux enfants issus de filiations différentes l’équivalent matériel de ce qu’ils ont reçu de soins et d’éducation depuis leur plus jeune âge constitue la traduction logique de leur histoire et de la place qu’ils ont occupée dans le foyer recomposé. Ainsi, la volonté de transmettre hors des sillons tracés par la filiation biologique et légale naît généralement, dans certaines familles recomposées, lorsque les enfants de celles-ci ont été élevés très tôt par leurs parent et beau-parent : on retrouve dans ces parcours familiaux l’importance conjointe de la corésidence et du partage du temps de l’enfance.
57Ce choix patrimonial peut se réaliser selon diverses voies juridiques. La famille de Stéphane, du côté maternel, est composée de trois enfants nés d’une première union de la mère, et de deux enfants nés d’un mariage antérieur du beau-père. Ceux-ci étant parvenus à l’âge adulte, le couple envisage de créer une société civile immobilière (sci) au sein de laquelle chaque enfant aura sa part. Lorsque existe une demi-fratrie, le couple parental parvient parfois, grâce à la répartition de ses biens entre l’un et l’autre membre du couple, à équilibrer la transmission entre l’enfant du premier lit et les nouveaux enfants. Il est ainsi possible, pour le nouveau couple, d’établir par contrat de mariage une répartition des biens telle que l’enfant du premier lit héritera de la même quantité de biens que son demi frère ou sœur (Fulchiron, 1993 ; Brun, 1996) C’est ainsi qu’ont procédé la mère et le beau-père de Mathilde, qui a une sœur entière, un demi-frère et une demi-sœur : « Quand ils se sont mariés, ils ont trouvé un régime de mariage qui soit le plus égalitaire possible entre tous les enfants » (n° 16).
58Dans certains cas, comme dans l’histoire de Françoise, le beau-parent qui n’a pas eu d’enfant de son côté peut souhaiter transmettre ses biens à celui-ci, même s’il ne l’a pas connu dans sa première enfance. Françoise explique ainsi au sujet de son beau-père, qu’elle a rencontré à l’âge de quatorze ans : « Je suis la fille de sa femme, et il voudrait que ce soit moi qui hérite de ses biens plutôt que ses neveux » (n° 10). Toutefois, Françoise a par ailleurs rompu toute relation avec son père, ce qui permet de mieux comprendre l’investissement dont fait l’objet la relation beau-parentale.
59La volonté de transmettre, dans les familles recomposées, ne se borne donc plus aux limites imposées par les liens biologiques et légitimes de la filiation. Hugues Fulchiron le constatait dès 1993 :
Aujourd’hui, les intéressés sont moins soucieux d’assurer la transmission des biens dans leur famille d’origine que de traduire patrimonialement les liens personnels qui se sont créés entre eux et leurs beaux-enfants. [...] Beaux-pères et belles-mères s’adressent de plus en plus souvent à un notaire pour lui demander comment partager équitablement leurs biens entre les enfants de la nouvelle constellation familiale : frères et sœurs, demi-frères et demi-sœurs, « quasi » frères et sœurs. A affection égale, droits égaux (1993 : 284).
Une rupture essentielle
60Si l’on se tourne vers le passé de nos sociétés, à travers notamment le droit coutumier de l’Ancien Régime, on trouve dans une seule coutume la trace d’une semblable égalitarisation des droits à l’héritage entre des enfants réunis par un remariage : il s’agit de l’affrèrissement, que cite Maurice d’Angely dans une thèse de droit datant de 1877, en se référant à Guyot (1784). « Quand un veuf épousait une veuve et que l’un et l’autre avaient des enfants de leur premier mariage, ils pouvaient par l’affrèrissement faire que ces enfants fussent traités comme des enfants communs, du point de vue de la succession » (d’Angely, 1877 : 128). Ce cas excepté, les stratégies patrimoniales anciennes se situaient plutôt dans une conception exclusive de la famille et des liens patrimoniaux, comme en témoigne l’étude réalisée par Sylvie Perrier sur la tutelle des orphelins à Paris, sous l’Ancien Régime1 (1996).
61A partir des « comptes de tutelle », documents par lesquels le tuteur d’un enfant « rendait compte » à ce dernier, ainsi qu’au reste de sa parenté, de la gestion des biens du mineur, Sylvie Perrier est parvenue à tracer un portrait des « recompositions familiales » du passé. Le rôle de la parenté y est tout d’abord prépondérant. Dans les « assemblées de parents et d’amis », chargées de nommer un tuteur à l’enfant et de contrôler ses actes jusqu’à l’émancipation du mineur, les lignées paternelles et maternelles défendent leurs intérêts patrimoniaux. Quelle place est faite aux liens créés par le remariage du parent survivant ? Du fait de la non-reconnaissance juridique de l’autonomie des femmes, la belle-mère n’a que peu de poids dans la tutelle. Le beau-père peut devenir une autorité de référence en épousant la mère et en gérant les biens de l’enfant, et il arrive même – rarement -qu’il soit nommé tuteur. Il demeure cependant sous l’étroite surveillance de la parenté et ne remplace jamais vraiment le parent disparu. Dans ces familles, qui appartiennent aux classes les plus aisées des sociétés anciennes, le patrimoine incarne avant tout la puissance et la continuité d’une lignée menacées par l’existence des relations beau-parentales, des liens quasi- ou demi-fraternels. Dès lors, les familles se rencontrent et nouent des alliances, s’entendent ou s’opposent dans la gestion des biens, mais ne se mêlent pas. Chaque individu, beau-parent ou bel-enfant, mais aussi demi frère ou sœur, appartient à une lignée différente, et le remariage ne crée pas de liens reconnus s’ils ne peuvent conduire à la transmission des biens. La logique patrimoniale des sociétés anciennes interdit ainsi la reconnaissance et la valorisation de relations nouées hors du sang partagé, de la parenté commune.
62L’évolution en cours dans les familles recomposées contemporaines rompt avec une tradition séculaire de conservation des biens dans la domaine de la filiation consanguine et légitime. De plus, la transmission comporte une signification capitale pour la place qu’occupe l’héritier à l’égard de ses ascendants. Dans nos sociétés, comme dans bien des cultures, la différence entre l’enfant élevé, nourri, aimé et l’enfant légitimé par la filiation ou « l’adoption » s’articule autour de la transmission patrimoniale.
63Chez les Kotokoli du Togo étudiés par Suzanne Lallemand, l’accès de l’enfant élevé et nourri à l’héritage des biens, transmis en ligne patrilinéaire, dépend de circonstances précises : il faut « que la générosité du tuteur corresponde à la conduite, vis-à-vis de lui, de l’enfant confié. Dans ces conditions, ce qui fonde le droit à l’héritage semble le rapport contractuel de l’enfant adopté, et le bilan qui en est fait lors de la disparition du premier » (Lallemand, 1993b : 137). Ici, comme dans nos familles recomposées contemporaines, la transmission est soumise à l’appréciation de la qualité du lien qui unit l’adulte à l’enfant qu’il a élevé et nourri. Il en va de même dans d’autres sociétés traditionnelles qui pratiquent à la fois le fosterage et l’adoption. Dans ces contextes culturels, si l’on se réfère aux logiques qui président aux transferts d’enfants, le passage que représente la transmission marque un changement de statut essentiel pour l’enfant déplacé. Ainsi, chez les Malais péninsulaires, la relation nourricière prend un tour définitif dès lors que l’enfant peut hériter :
Le fait d’inclure les enfants adoptés parmi les héritiers de ce qui est souvent un patrimoine foncier est un moyen d’inscrire la relation adoptive dans le long terme. L’enfant transféré est déplacé de manière définitive, puisqu’il transmettra son lien à la terre à ses propres héritiers, qu’ils soient eux-mêmes ses enfants biologiques ou ses enfants adoptifs (Massard, 1988 : 54).
64Dans les îles Ellis, on oppose aussi le fosterage et l’adoption en fonction de l’accès à l’héritage :
Le premier lien est informel, et n’implique pas d’héritage de terre. Or, justement, un don de terre de la part du tuteur transforme le fosterage en adoption et la promesse d’un don en ce sens est équivalente à une opération d’adoption formelle. Autre différence entre fosterage et adoption : l’un suppose la possibilité d’intermariage avec les descendants du tuteur : un enfant fosteré, recruté au-delà du « quatrième cousin », peut, nous dit l’auteur, épouser la fille de son gardien. Il n’en va pas de même du « vrai enfant adopté ». Or, là encore, le don de terre au fosteré mue celui-ci en adopté et ferme toute possibilité de mariage avec les enfants du tuteur (Lallemand, 1993 : 138).
65Ainsi, un don de terre peut aller jusqu’à transformer le nombre et l’étendue des empêchements matrimoniaux imposés à un enfant d’abord « nourri » par un tuteur : « Il semble qu’une représentation contrastée, passant par la possession du sol, distingue avec force les enfants gardés temporairement de ceux qui sont incorporés [...] » (ibid. : 139).
66Revenons maintenant à nos sociétés : longtemps, les logiques de la transmission patrimoniale ont présidé à celles des manipulations des liens de filiation, en dépit de l’absence légale de procédure adoptive dans l’Europe chrétienne du Moyen Âge et de l’Ancien Régime (Fine, 1998). A travers l’analyse de ce qu’elle qualifie de « dons directs » d’enfants, Agnès Fine met en évidence l’existence de véritables transferts enfantins dans la France ancienne. Ces dons se faisaient toujours vers des couples ou des individus sans descendance, souvent au sein d’une même famille, car ils visaient avant tout à « pallier le manque d’enfant » (ibid. : 65). Parmi d’autres motivations, les adoptants souhaitaient bien sûr s’assurer un soutien dans la vieillesse, ainsi que se garantir l’accomplissement des rites nécessaires au repos de leur âme lors de leur passage dans l’autre monde. Mais dans des sociétés où la continuité de la lignée revêt une importance fondamentale, on souhaite essentiellement, grâce à ces transferts, se perpétuer... à travers les biens que l’on transmet. « Les parents donnent un successeur à un nom et à une terre, dans une logique de perpétuation de la lignée. C’est donc le patrimoine qui commande le transfert d’un individu de ses parents naturels à ses parents adoptifs. On est dans une logique de filiation patrimoniale [...] » (ibid. : 89). Le passage de l’enfant d’une famille à l’autre se fait ainsi « devant notaire, par un contrat entre adoptants et parents de l’adopté organisant une donation entre vifs, ou par testament. Ces actes créent une sorte d’adoption, même s’ils n’établissent pas un lien juridique de filiation entre adopté et adoptant » (ibid. : 64). Ainsi, la transmission des biens est-elle associée, dans les usages traditionnels, à une véritable adoption, même si la traduction légale de cette démarche ne va pas jusqu’à créer un lien de filiation entre adoptant et adopté. Dans les campagnes du Sud-Ouest étudiées par Agnès Fine, « on emploie aussi le terme “adopter” en dehors de toute référence juridique, pour dire de quelqu’un qu’il a donné ses biens, tant on assimile transmission successorale et filiation » (ibid. : 67).
67Dans les familles recomposées contemporaines, les logiques sous-jacentes à la volonté de transmettre hors des sentiers de la filiation légalement reconnue sont différentes. En effet, ce choix n’est pas associé à la nécessité d’assurer une descendance à un beau-parent sans héritier, dans un monde où la continuité de la lignée des morts et des vivants a perdu de son importance. Dans les familles recomposées comme ailleurs, c’est une exigence individuelle et affective qui préside à la reformulation des liens familiaux (Fine, 1998). De plus, dans un grand nombre de familles, les beaux-parents ont à la fois des enfants biologiques et des beaux-enfants, et souhaitent avant tout que chacun reçoive une part identique. Des dons d’enfants traditionnels à nos familles recomposées contemporaines, la logique qui préside à la transmission « hors-filiation » semble par conséquent s’être inversée : autrefois, le besoin d’héritier créait un lien entre un individu sans descendance et celui qu’il choisissait d’élever pour lui donner ses biens ; aujourd’hui, c’est plutôt l’acte d’élever et d’aimer un enfant qui justifie, beaucoup plus tard, le don que représente la transmission des biens au même titre que la filiation légitime et aux côtés de celle-ci. Ce principe paraît tout à fait nouveau.
68Il suffit pour s’en convaincre d’observer un instant les usages de la transmission dans les familles d’accueil recevant les enfants de l’Assistance publique étudiées par Anne Cadoret (1995) et Monique Pontault (2001). Les adoptions d’enfants de l’Assistance par leurs parents nourriciers y sont rarissimes. « S’il [l’enfant] convient il devient presque de la famille, comme un fils ou un frère, mais jamais un héritier » (Cadoret, 1995 : 131). Selon Agnès Fine, dans les familles d’accueil du pays de Sault,
on cite quelques cas rares où des couples sans descendance, au prix de lourds sacrifices financiers, ont « adopté » un enfant qu’ils avaient élevé. C’est le mot qui est utilisé par tous pour signifier que l’enfant, considéré comme l’enfant de la maison, y est resté pour y vivre, s’y est marié et a succédé à ses parents adoptifs en héritant de leurs biens. Ces adoptions bien réelles n’ont pas été légalisées (Fine, 1998 : 69).
69Élever et transmettre : deux actes parentaux différents, qui ne sont qu’exceptionnellement associés hors de la parenté consanguine. Il en va différemment dans les familles recomposées contemporaines, où le lien nourricier, éducatif qui peut se construire entre les étrangers que sont l’un pour l’autre le beau-parent et le bel-enfant cherche désormais un écho dans l’organisation successorale. Mais quelle réalité juridique cette volonté rencontre-t-elle ?
De la transmission à l’adoption....
70« L’idée de partager des biens entre personnes d’origine familiale différente ne suscite en droit qu’indifférence et hostilité » (Fulchiron, 1993 : 291). Légalement, et notamment dans le domaine successoral, le beau-parent est pour son bel-enfant un étranger. Sur le plan fiscal, les droits de mutation, très élevés, rendent quasi vaine la démarche de transmission. En outre, le droit civil oppose d’autres obstacles à la circulation de biens entre le beau-parent et le bel-enfant : en effet, toute donation est impossible, parce que réputée à personne interposée, et rendue nulle par l’article 1 100 du Code civil (le beau-parent tenterait ainsi d’avantager son conjoint au détriment de ses propres enfants) (Brun, 1996). Il n’y a donc pas à l’heure actuelle de voie « directe » qui permette la transmission des biens du beau-parent à ses beaux-enfants. Si quelques stratégies permettent de pallier les insuffisances du droit, elles ne peuvent toujours être entreprises. Une solution permet cependant d’assurer plus facilement la transmission du beau-parent au bel-enfant : l’adoption simple, « voie royale des transferts patrimoniaux dans les familles recomposées » (Fulchiron, 1993 : 295). Cette adoption, que nous allons décrire en détail dans les pages suivantes, permet que se réalise une transmission entre le beau-parent et son bel-enfant2, lorsque la corésidence, inscrite dans le temps long de l’enfance, en justifie le désir. Mais on passe dès lors, comme ailleurs, d’une volonté de transmission à la concrétisation d’un acte d’affiliation. Dans ces conditions, le thème de la transmission mérite d’être poursuivi et approfondi, à travers celui de l’adoption. Que devient en effet le lien beau-parental dès lors qu’il est juridiquement promu au rang d’une relation successorale... et d’un lien de filiation ?
Notes de bas de page
1 Sur le devenir des orphelins dans les familles issues du remariage sous l’Ancien Régime, voir aussi Baulant, 1972 ; Burguière, 1979 et 1993.
2 « L’adoption simple permet non seulement de lever les obstacles d’ordre juridique à la transmission des biens au profit de l’enfant du conjoint mais elle évite la rigueur de la fiscalité applicable aux mutations à titre gratuit entre personnes étrangères. En effet si le principe est qu’il n’est pas tenu compte du lien de parenté résultant de l’adoption simple, le législateur se montre favorable à l’adoption de l’enfant du conjoint. L’article 786 du Code général des impôts prévoit que les libéralités sont soumises au régime applicable en ligne directe, dès lors qu’il s’agit de l’adoption de l’enfant issu d’un premier mariage du conjoint de l’adoptant » (Brun, 1996 : 321-322).
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