3. Élever
p. 127-193
Texte intégral
Souvenirs d’enfance
1Parler de l’enfance dans les familles que nous étudions requiert que l’on s’interroge sur la façon dont elle peut être vécue, perçue par ceux qui l’expérimentent au gré des aléas de la recomposition.
Des parcours complexes et discontinus
2La sociologie a bien mis en évidence le caractère « historique » de la recomposition familiale, processus déployé en différentes phases, diverses séquences conjugales et familiales. Si cette dimension temporelle s’est trouvée fort bien éclairée du point de vue des adultes, celui des « enfants » est en revanche demeuré dans l’ombre. Or, cette succession de séquences relationnelles, souvent associées à un ou plusieurs déménagements, caractérise aussi logiquement de nombreux récits d’enfances « recomposées ».
« Avant et après » : la recomposition comme rupture
3Dans certains parcours, la nouvelle union du parent marque une rupture franche et nette dans l’histoire de l’enfant, définissant un « avant » et un « après » autour desquels les souvenirs s’organisent et prennent sens. C’est par exemple le cas de David. Né en 1947, il grandit avec sa mère, son oncle maternel et son frère, dans les faubourgs populaires d’une ville méditerranéenne. En 1956, sa vie de petit garçon pauvre, enfant d’une mère divorcée, est soudainement bouleversée :
Et alors à neuf ans ma mère nous annonce que nous déménageons, que nous allons habiter à C. (une ville proche). [...] Donc elle commence à acheter comme ça quelques meubles, et puis arrive donc l’été 56 où nous arrivons à C. Donc, du jour au lendemain un homme apparut dans la maison.
En fait vous alliez vivre chez lui.
Voilà. Chez ce nouveau couple, constitué par ma mère et cet homme, et ma mère était enceinte. Et donc je découvre ça, enfin je perçois cette situation avec les yeux d’un gosse de neuf ans.
Et votre mère vous a présenté ça comme un déménagement, elle ne vous a pas dit qu’elle allait vivre avec un homme ?
Ah non, c’était un déménagement, elle ne m’avait rien dit. Si ce n’est qu’elle m’a dit que cet homme, qui s’appelait Gaston, ben il fallait l’appeler papa (n° 2).
4Assez brutalement, David change ainsi de maison, de ville, de statut social (ce nouveau beau-père est un petit industriel)... et d’environnement familial. Il demeurera chez son beau-père jusqu’à sa majorité. Dans le récit de David, l’enfance se déroule donc en deux temps : celui de la vie monoparentale à N., et celui d’une autre vie familiale, en compagnie d’un homme subitement apparu, de son frère et de son oncle, et des quatre autres enfants que sa mère aura avec son nouveau conjoint.

Fig. 8. L’enfance de David.

Fig. 9. L’enfance de Daniel.
5Ainsi le temps de l’enfance peut être pour lui associé à deux villes, deux maisons, deux « familles » différentes. Le récit de Marc, né en 1946, est caractérisé par la même rupture : la séparation de ses parents, alors qu’il avait sept ans, a entraîné un changement de domicile et d’environnement familial. Marc perd alors tout contact avec son père « au profit » d’un beau-père qui l’accueille chez lui et l’élèvera avec sa sœur. D’autres témoignages, plus récents, dénotent une rupture identique. L’enfance de Daniel se divise par exemple en deux périodes. Jusqu’à l’âge de dix ans, il vit avec ses parents et sa sœur « en Catalogne ». Lorsque sa mère rencontre un autre homme et décide de quitter son père, Daniel doit la suivre, avec sa sœur, pour vivre avec ce nouveau beau-père dans une autre région, tandis que son père s’installe dans les Pyrénées.
6Au temps de l’unité familiale succède donc un deuxième moment, marqué par un changement de lieu, de ville et de région, par l’apparition de son beau-père et par la réorganisation des relations avec son père. « Un week-end sur deux il venait à A. (la ville où résidaient désormais Daniel et sa sœur) et on allait à l’hôtel avec lui ou dans un gîte. Et la deuxième quinzaine ma mère nous amenait ou on prenait le train et on allait dans les Pyrénées le voir » (n° 13).
7Dans ce contexte plus contemporain, la réorganisation de la relation au père, qui disparaît moins souvent de la vie de l’enfant, s’ajoute aux changements vécus par l’enfant. Ces histoires d’enfances, si elles sont marquées par un événement bouleversant les habitudes, les lieux et les modes de vie, ne connaissent cependant que deux séquences. D’autres parcours recomposés sont autrement plus complexes et mouvementés.
Deux parcours atypiques
8Deux récits font état de circonstances particulières : pour Nicole, comme pour Stéphanie, la séparation des parents et la nouvelle union de l’un d’entre eux s’est accompagnée d’un placement de l’enfant hors des foyers strictement parentaux.
9Nous avons déjà évoqué l’histoire de Nicole : à la suite de la disparition de son père, elle fut placée chez ses grands-parents paternels tandis que sa mère retournait vivre, avec sa deuxième fille, chez ses propres parents. Nicole vit donc avec son père, sa mère et sa sœur jusqu’à l’âge de six ans. Lorsque sa mère se retrouve seule, Nicole est placée chez ses grands-parents paternels, qui s’occupent d’elle comme de leur fille, puisqu’ils envisageront de l’adopter. A la mort de son grand-père, alors qu’elle a douze ans, elle est cependant obligée de rejoindre le « clan » maternel, avec sa mère, sa sœur et ses grands-parents (de cette période, elle paraît surtout conserver des souvenirs de pensionnat et de colonie de vacances). Trois ans plus tard, son père réapparaît : de sa quinzième année jusqu’à ce qu’elle prenne son indépendance, elle vivra avec lui, sa belle-mère et ses demi-sœurs. Elle résume ainsi le déroulement de son enfance :
Jusqu’à l’âge de six ans c’est avec ma mère, mon père et ma sœur. Et après de sept à douze ans c’était chez mes grands-parents paternels. Voilà. Et après de douze à quinze ans j’étais chez ma mère et mes grands-parents maternels. Et après quand mon père est réapparu je suis repartie chez mon père avec sa deuxième femme et mes deux demi-sœurs (n° 1).
10Quatre séquences, associées à des arrangements familiaux totalement différents, retracent donc le cours de l’enfance de Nicole.
11Il en va de même pour Stéphanie, dont nous contons l’histoire en dépit du fait que la recomposition n’est advenue pour elle qu’au sortir de l’enfance, permettant paradoxalement à la jeune femme de se stabiliser enfin, tant sur le plan personnel que dans ses relations familiales. Racontant son enfance, Stéphanie commence par annoncer qu’elle ne fut pas désirée, et que sa naissance, advenue par accident, devait selon les médecins, « améliorer la santé » de sa mère, celle-ci ayant toujours été « malade des nerfs ». Stéphanie reste avec ses parents jusqu’à l’âge de neuf mois. Toujours en raison de sa santé fragile (mais sans que les causes de la maladie dont elle souffre soient jamais spécifiées), sa mère cesse ensuite de s’occuper de l’enfant. Stéphanie est alors placée chez ses grands-parents paternels qui s’occuperont d’elle jusqu’à ce qu’elle ait cinq ans. De l’âge de cinq à dix ans, elle est pensionnaire dans une école privée, et ne voit ses parents que le week-end. Lorsqu’elle revient définitivement au foyer parental, à l’âge de dix ans, ses parents ont fait construire une maison sur le terrain où se trouve aussi celle de ses grands-parents maternels.
Il fallait aller manger tout le temps chez les grands-parents. En fait la maison elle ne servait que pour dormir. [...] Il fallait que je m’occupe des deux maisons, que je lave le linge à la main, les machines marchaient pas, que je fasse les courses, tout. C’était l’esclavage complet. C’est pour ça, dès que j’ai pu partir, je suis partie. J’en ai profité, que mon père parte, j’ai dit bon ben moi je m’en vais aussi (n° 9).
12Stéphanie a dix-huit ans. Elle rencontre rapidement son futur mari, l’épouse et devient mère de famille, trouvant enfin un entourage affectif satisfaisant. Elle ne voit plus sa mère, leurs rencontres lui étant trop douloureuses. En revanche, elle a accueilli la nouvelle compagne de son père et les enfants de celle-ci comme une famille de substitution, et entretient avec eux d’excellentes relations. L’enfance de Stéphanie se découpe elle aussi en plusieurs séquences : ses premières années, qu’elle passe chez ses grands-parents, la pension qu’elle évoque très rapidement, puis le foyer parental, dont elle ne conserve apparemment aucun bon souvenir. La recomposition, à travers la nouvelle union de son père, advient finalement au sortir de l’enfance, représentant pour elle l’occasion de former un cercle familial chaleureux.

Fig. 10. L’enfance de Nicole.

Déménagements en cascades
13Choisissons maintenant des récits plus aisément restituables dans le contexte des recompositions familiales contemporaines. Ils montrent comment l’individu adulte construit son histoire d’enfance à partir des différentes phases de la recomposition. « On déménageait tous les deux ans », remarque par exemple Françoise (n° 10). « Ça classe les souvenirs. »
14Le récit d’Anna (n° 14) illustre cette succession de phases, parce que à chaque renouveau conjugal dans les relations parentales correspond un déménagement. Jusqu’à l’âge de neuf ans, Anna vit avec son père, sa mère et son frère à S. Lorsque ses parents se séparent, en 1979, ils essaient d’abord plusieurs solutions de garde alternée. En 1981 la mère d’Anna, conseillère d’orientation, est mutée à Toulouse. Anna et son frère la suivent, changeant de ville et de logis, et ils continuent de voir fréquemment leur père, avec lequel les relations sont cependant redéfinies puisque plusieurs centaines de kilomètres les séparent. Lorsque Anna a douze ans, sa mère emménage, toujours à Toulouse, dans un autre appartement avec son nouveau conjoint, Antoine, et la fille de celui-ci. Cette union prendra fin en 1985 : un nouveau déménagement marque cette séparation. Il est aussi décidé que Jérôme, le frère d’Anna, partira vivre au quotidien chez son père, afin de bénéficier d’une autorité masculine dont il paraît avoir besoin. Anna se retrouve seule avec sa mère. Elle quitte le foyer cinq ans plus tard pour vivre avec son ami.
15Ces récits présentent « l’enfance » de nos interlocuteurs comme un parcours mouvant, changeant, divisé en de nombreux épisodes auxquels correspondent presque toujours des lieux et des individus différents. Cela, bien sûr, n’est pas propre aux seules familles recomposées. Bien des enfants ont connu de multiples migrations, scandées par autant de déménagements, sans pour autant que leurs parents se séparent et se remarient. Dans les familles recomposées, la succession de plusieurs « temps » et de plusieurs lieux dans le temps de l’enfance est toutefois très courante. Elle est surtout indissociable des événements familiaux et des modifications relationnelles et affectives qu’ils entraînent. C’est pourquoi nous l’évoquons ici, comme un trait caractéristique des souvenirs d’enfance « recomposés » par nos interlocuteurs. On sait en outre que le temps de l’enfance est habituellement caractérisé par des souvenirs « discontinus et incertains » : « La mémoire est morcelée, les souvenirs flottent, ils sont rares au début, si tant est qu’il y a ait un début, puis une trame chronologique ou thématique devient capable de les relier, mais le doute reste sur le moment, sur le lieu, ou sur les détails du souvenir » (Lejeune, 1988 : 42). Ici, l’enfance « recomposée » par les événements familiaux devient un temps précisément et historiquement mis en récit, à travers l’énumération de temps et de lieux différents.

Fig. 11. L’enfance d’Anna.
16Ces histoires sont aussi constitutives du devenir de chacun des narrateurs. A travers l’énumération d’événements agencés selon la temporalité d’un récit, elles façonnent et reflètent l’identité personnelle de leurs auteurs (Ricœur, 1984). La manière dont ces enfances « mises en histoires » nous sont contées ne peut ainsi être comprise sans tenir compte de leur dimension autobiographique. Dès lors, le discours « reconstruit depuis le présent la trajectoire d’une vie, il cherche (et trouve) dans l’enfance les clefs de l’identité de l’adulte, il donne une cohérence factice, à valeur explicative, au récit des commencements » (Lejeune, 1988 : 44). Ainsi, comme l’écrit Vincent de Gaulejac, « une histoire de vie n’est en fait que du temps recomposé » (1988 : 82). Qu’il y ait un « avant » et un « après » la recomposition, ou que plusieurs séquences se succèdent, des choix s’opèrent alors entre les divers épisodes de l’histoire familiale. Parmi eux, le temps de la première enfance revêt apparemment une importance essentielle : c’est souvent là que l’individu reconnaît à la fois ses relations familiales et le lieu de leur éclosion.
Entre mythe et réalité, un temps fondateur
Il ne faut jamais revenir
Au temps passé des souvenirs
Du temps béni de notre enfance
Car parmi tous les souvenirs
Ceux de l’enfance sont les pires,
Ceux de l’enfance nous déchirent...
(Barbara, Mon enfance, 1968.)
17Dans l’une de ses chansons, Barbara commente ainsi l’évocation d’une allée bordée de dahlias fauves et d’un arbre dressé au flanc d’un coteau... souvenirs d’un lieu où elle passa quelques années, au cours d’une enfance bousculée par la guerre (Barbara, 1998). Ici comme ailleurs, la mémoire de l’enfance, qui entraîne avec elle les images des frères ou des parents, a élu un lieu parmi d’autres. Ce choix paraît également guider le déploiement de nos histoires d’enfance recomposées. Le temps de la petite enfance et des premiers apprentissages y tient une place spécifique. Il s’incarne dans un lieu, une ville ou un village, une région et sa culture, auxquels l’individu choisit de rattacher ses origines et son identité, auxquels il associe également un certain environnement familial. Ce moment de la petite enfance, presque mythique, chargé souvent des meilleures impressions, des plus doux souvenirs, paraît véritablement constitutif de la personne, de ses relations affectives et familiales.
18Les parents de Stéphanie se sont séparés lorsqu’elle a eu dix-huit ans, au terme d’une enfance meurtrie par le délaissement maternel. Auparavant, elle a été élevée par ses grands-parents qui l’ont gardée chez eux de l’âge de neuf mois jusqu’à sa cinquième année. Voici comment elle évoque la seule période heureuse de son enfance, en feuilletant l’album de photographies de famille qu’elle a bien voulu nous montrer : « Ça c’est moi à P. (le village et la maison des grands-parents paternels). J’étais petite hein ! Ça c’est mes grands-parents paternels. C’est des souvenirs ça, c’est mes photos préférées. » Elle continue ensuite, passant à l’autre côté de sa famille. « Ça c’est la maison que mon père a construite (à côté de celle des grands-parents maternels). Ça c’est ma mère et mon parrain. Ça c’est moi quand j’étais petite et ça c’est mon père et ma mère ensemble. Bon ces photos je les garde parce que bon. Comme ça. Après j’ai les albums de mon père avec Marthe (la belle-mère) et les petites (ses filles). J’ai des photos de tout le monde, de Marthe, de ses enfants et petits-enfants » (n° 9).
19Ainsi les deux moments les plus représentés dans les photographies correspondent aux relations actuelles, grâce auxquelles Stéphanie trouve enfin une vie familiale et affective satisfaisante, et à celles qui se sont nouées dans sa toute petite enfance. Évoquant la maison grand-parentale où elle fut élevée, aujourd’hui vendue, elle fait remarquer qu’elle et son mari sont venus s’installer dans le village de ses grands-parents : « Même petite je me disais je reviendrai à P. quand je serai grande ; je voulais revenir. C’est un lieu très important pour moi. D’ailleurs cette maison, j’y passe plus devant. Je veux plus y passer parce que chaque fois que j’y passe, je pleure. »
20David a lui aussi une histoire hors du commun. La petite enfance y revêt une résonance particulière, car elle est associée à la découverte d’une origine cachée, constitutive de la place singulière occupée par l’enfant dans sa famille. Jusqu’à l’âge de vingt ans, David pense être le fils de Célestin Page, premier mari de sa mère, qu’il n’a pas connu. Mais en 1967, alors qu’il prépare ses noces, il découvre dans les documents qu’il doit fournir en vue de l’union civile que son père véritable n’est pas celui qu’il avait imaginé jusque-là :
Quand on a demandé [...] les papiers pour l’extrait de naissance, on s’est aperçu qu’en marge de mon acte de naissance, il y avait une mention, à savoir que le père qui m’était attribué refusait d’assumer la paternité. A cette époque il n’y avait pas de procès en recherche de paternité, ça n’existait pas. Donc quand un enfant naissait dans le cadre du mariage, avant le divorce, il était supposé être du père. Celui-ci pouvait dire « non, il est pas de moi », et on se contentait de noter ça en marge (n° 2).
21Grâce aux confidences que sa mère lui livre, ou qu’elle lui transmet par l’intermédiaire de sa jeune épouse et du père de celle-ci, David accède à une vérité complète. En nous la délivrant, c’est à l’un de ses plus anciens souvenirs d’enfance qu’il associe le rappel de l’existence de son père véritable :
J’ai tout reconstitué à peu près, à savoir que mon père biologique était le cousin de mon père déclaré, qu’il était aviateur, qu’il habitait un petit village près de L., qui s’appelle S. Et dès que j’ai entendu ce nom, ça m’a... Il y a un souvenir d’enfance absolument enfoui qui est reparu, je me suis vu très très petit, peut-être à deux ans ou deux ans et demi, dans une maison à la campagne, et S., ce nom s’attache aussi à ça, avec un escalier de briques rouges, que j’essayais de monter (n° 2).
22Ainsi, dans ces familles complexes, le temps de la petite enfance peut occuper une place essentielle, où chacun puise des souvenirs fondateurs, palliant quelquefois les lacunes de l’histoire familiale, ses non-dits, son oubli forcé. Mais la façon dont David évoque son enfance est aussi significative de l’importance du classement qu’opère l’individu dans ses souvenirs pour rappeler à lui les étapes constitutives de son histoire personnelle. David, nous le savons, a grandi avec son frère auprès de sa mère divorcée, avant que celle-ci ne convole à nouveau en 1956, avec un homme plus riche et plus âgé qu’elle, qui deviendra le père de quatre demi frères et sœurs. David a par la suite vécu avec cet homme jusqu’à l’âge de vingt ans. Mais au terme de son récit, c’est dans le temps de la première enfance, celle d’avant ses neuf ans, d’avant le départ pour C. (la ville de son beau-père), que David ancre son histoire et ses références identitaires. Il évoque ainsi le quartier de la ville où il grandit et surtout, la rue, dont le nom, à quelques lettres près, semble le prédestiner à son histoire familiale :
Déjà à N., [...] on vivait dans la rue, on vivait complètement dans la rue. Moi ma vraie enfance, c’est celle d’avant le déménagement. N., la rue... J’avais le projet de faire un livre quand ma mère a eu son cancer, je pensais qu’elle allait mourir, quoi. De faire un livre qui porterait le nom de la rue où je suis né, qui s’appelle rue des Bons-Enfants, j’avais réuni des documents... J’ai même volé la plaque. Ils refaisaient une maison, alors j’y étais allé avec mon oncle. Cette plaque était remplacée, alors on l’a arrachée. Et pour Noël là, ce qu’il y a de très curieux, c’est qu’à l’université, il y a deux ans, un garçon s’était présenté pour être maître de conférences, et je regarde son dossier, et c’était mon voisin, qui habitait en face de chez moi. Alors j’ai essayé de le contacter, [...], et puis finalement nos deux mères ont renoué, et puis il est venu à Noël, donc je ne l’avais pas vu depuis trente-huit ans. Et là on a évoqué... C’est la vraie référence quoi, c’est la vraie référence pour moi (n° 2).
23La maison dans le village, la rue dans le quartier... Autant de lieux d’enfance où l’adulte puise ses attaches et ses repères identitaires. Il en va de même pour Daniel, qui évoque quant à lui deux régions : celle d’où provient sa famille, la Bigorre, et la Catalogne, où il a passé son enfance avec son père et sa mère.
Je suis de Bigorre. Toute ma famille est de Bigorre. Mais quand je parle de la Catalogne, quand je me sens catalan, moi, c’est parce que j’y ai vécu dix ans. Je suis né quasiment en Catalogne, et deux jours après ma naissance on est parti vivre en Catalogne, où mes vieux étaient instits. Et j’ai vécu là-bas jusqu’à ce que mes parents divorcent. C’est un pays magnifique, j’ai eu une enfance fantastique là-bas. C’est les dix premières années de ma vie, c’est important ! Je suis imprégné de cette culture quoi, de cœur, je ressens quelque chose quand j’y suis (n° 13).
24Dans ces trois cas, l’évocation des lieux de l’enfance omet totalement les relations nées de la recomposition. A chaque fois, l’enfant y a vécu avant la séparation ou la nouvelle union. Évoquant le village et la maison de ses grands-parents paternels, Stéphanie parle des seuls adultes qui ont pris soin d’elle dans son enfance. Pour Daniel comme pour David, il est évident que ce choix permet aussi d’exprimer la nostalgie d’une époque idéalisée : celle d’avant la rupture et les séparations, celle qui a précédé la venue gênante d’un beau-père bouleversant les habitudes et l’univers affectif des narrateurs. A travers une région et sa culture, Daniel désigne tout autant le moment de l’enfance que celui de l’unité familiale. Or, celui-ci n’a jamais réellement accepté l’entrée de son beau-père dans la vie de sa mère. Il ne se sent pas lié à lui, en dépit d’une vie commune longue de huit années, autrement que par l’existence de sa demi-sœur. Dans sa description pittoresque des quartiers populaires de N., petite ville méditerranéenne, David oublie probablement bien des souffrances, ne retenant que la liberté perdue de sa vie de petit garçon des rues. Il choisit ainsi « son » passé et « sa » famille : c’est avec son voisin d’enfance retrouvé qu’il fête Noël, presque quarante ans après, comme avec un parent longtemps perdu de vue. En revanche, il n’évoque jamais la ville de C. comme un lieu « de famille » ou comme le théâtre d’une histoire personnelle, alors qu’il y a vécu bien plus longtemps qu’à N., et qu’il y conserve des attaches importantes. Sans que cela soit explicitement avoué, l’évocation de l’enfance est donc pour chacun de nos interlocuteurs l’occasion d’affirmer l’intensité des liens familiaux « choisis » comme référence au sein de la configuration recomposée. Le temps de l’enfance qui en est le théâtre apparaît alors comme un épisode ineffaçable du parcours de chacun, marquant définitivement l’histoire affective et relationnelle des individus. Dans un domaine proche, les relations fraternelles en sont probablement la meilleure illustration.
Fraternités
Ils ont toujours été là. [...] Des êtres qui ont vécu avec moi, dans la maison, depuis le début des jours. Des êtres que je n’ai pas eu à choisir. [...] Les seuls témoins de l’enfance, ce sont eux. (Colette Fellous, Frères et sœurs, 1992.)
25Ainsi Colette Fellous, romancière, évoque-t-elle ses frères, compagnons et témoins de son enfance, dont la fraternité, « tresse horizontale », tisse la trame. Nous avons déjà évoqué l’importance de ce moment dans l’éclosion d’un sentiment d’« inceste » entre des enfants élevés ensemble dès leur plus jeune âge. Mais bien d’autres émotions viennent nourrir la relation fraternelle, tissée de complicités, de rivalités, fondée sur une proximité qu’expliquent tout à la fois la filiation commune et l’enfance partagée. Dans les familles recomposées, ces deux éléments peuvent être distingués, les enfants élevés ensemble « comme frères et sœurs » ne l’étant pas nécessairement, alors que des fils ou filles de même père et mère se trouvent séparés par les événements familiaux. Attardons-nous un peu sur les diverses références auxquelles font appel, dans les discours de nos interlocuteurs, la justification ou la négation de l’existence d’un lien « fraternel ».
Fondations
Frères de père et frères de mère
26Le lien demi-fraternel, très courant dans les familles recomposées, suscite une première interrogation : la fraternité est-elle perçue et ressentie de façon identique selon qu’elle provient d’un lien commun à la mère ou d’une même relation au père ? « Les frères de mère sont plus frères que les frères de père, parce qu’ils ont été dans le même ventre. » Cette remarque enfantine, « attrapée au vol » dans une conversation portant sur les liens demi-fraternels, exprime une dimension très importante des représentations du lien fraternel dans notre société : le partage de « substances identiques ». Cette « identité consubstantielle » dont les germains de même sexe sont les représentants accomplis (Héritier, 1994) s’incarne par ailleurs, pour les sociétés européennes, dans la fraternité de lait unissant les enfants au même sein, ou dans les fraternités jurées du Moyen Âge, dont le serment d’alliance fondateur est suivi de l’échange des sangs (Fine, 1994). D’après les quelques mots que nous avons cités, le « partage de substances » qui justifie ici la fraternité semble plus fort lorsqu’il s’est produit dans le ventre maternel (les jumeaux ne sont-ils pas l’incarnation de cette identité parfaite, issue d’une gestation commune, à la fois dans le temps et dans l’espace utérin ?). Dans la société malaise, un discours identique, tenu par les femmes, donne à la mère le rôle principal dans l’engendrement, nous ramenant ainsi aux représentations d’un lien fraternel utérin né du partage de « la même matrice » (Massard, 1988 : 45).
27Les « frères de père », cependant, portent le même nom, au contraire des enfants qu’une femme aurait eu de deux hommes différents (Théry, 1996). Dans notre société, la filiation paternelle revêt une importance fondamentale, puisqu’elle inscrit, à travers le patronyme, deux enfants dans la même lignée. De ce point de vue, fraternité utérine et fraternité consanguine sont nettement distinguées. La parenté malaise, de type cognatique, connaît une inflexion patrilinéaire qui se traduit, comme en France, par l’attribution « officielle » à l’enfant du nom du père. Il en résulte une distinction entre « les “vrais” frères et sœurs [...] nés du même père et de la même mère ou de mères différentes » et « tous les autres ». Les demi frères et sœurs utérins côtoient donc, dans cette deuxième catégorie, les « quasi frères et sœurs » (« germains nés d’un mariage antérieur du conjoint actuel du géniteur ») et les germains adoptés (Massard, 1988 : 43). Ici, le lien maternel commun paraît donc moins « fort » que la relation au père dans la détermination de la fraternité.
28A ces représentations qui différencient symboliquement les relations utérines et consanguines s’ajoute, dans nos familles recomposées, une expérience éventuellement vécue de la fraternité. On sait tout d’abord que l’enfant peut se situer très différemment au sein de sa fratrie, selon qu’il fait référence à son père ou à sa mère en évoquant son parent gardien (Hurstel & Carré, 1993), et selon qu’il vit au quotidien avec les enfants de l’un ou de l’autre. Valérie, par exemple, a un demi-frère et une demi-sœur nés chacun d’un côté de sa famille recomposée. Fabien est le fils de la mère et du beau-père de Valérie, né bien après son départ du foyer maternel (foyer qu’elle a quitté à l’âge de quatorze ans, à la suite des conflits qui l’opposaient à son beau-père). Elsa est la fille de son père et de sa belle-mère, enfant qu’elle a « vu » naître puisqu’elle vivait alors chez son père. Elle nous indique ainsi l’existence de ses différents frères et sœurs : « Alors mon père et Chantai ont eu Elsa qui a eu dix-huit ans cette année. Et ma mère et André ont eu un garçon, Fabien, alors je te donnerai sa date de naissance parce que je l’ai notée là-bas, je ne sais pas exactement, il doit avoir seize ans je pense » (n° 5). Valérie, préparant l’entretien, s’était informée à notre intention de l’âge de son demi-frère. Celui de sa demi-sœur lui était en revanche connu. « C’est vrai que je n’ai jamais vécu avec Fabien, qui est quelqu’un que je ne connais pas du tout », ajoute-t-elle.
29Stéphane a un frère et une sœur « entiers », Cyril et Salomé. Lorsque leurs parents se sont séparés, Stéphane a choisi de demeurer avec son père (il avait alors douze ans) tandis que Cyril et Salomé partaient avec leur mère. Le père de Stéphane s’est ensuite remarié avec Marthe, mère de deux jeunes enfants, Matteo et Chloé. Baptiste est né de cette nouvelle union.

Fig. 12. Les demi frères et sœur de Stéphane.
30Stéphane décrit ainsi ses relations avec son petit demi-frère... et ses deux quasi frère et sœur :
Il y a Matteo, Chloé et Baptiste parce que c’est vraiment une entité, je fais pas de différence entre mon petit frère qui est Baptiste et Matteo et Chloé. De toute façon les frères et sœurs pour moi, qu’ils soient demis, vrais ou pas vrais... c’est mes petits frères quoi. [...] Ils sont indissociables tous les trois. [...] Parce qu’ils sont beaucoup plus jeunes et qu’ils sont vachement demandeurs [...]. Mais si tu veux je fais pas de différence entre Baptiste avec qui j’ai du sang en commun et Chloé et Matteo. Chloé, elle est super proche de moi, elle est super câline, Matteo, il joue les potes et tout, et Baptiste c’est pareil [...] ça n’a rien à voir avec les relations que j’ai avec Salomé et Cyril. Enfin, ça traduit un peu le manque de vie en commun avec Baptiste et en fait le lien est pas super fort, parce que je le vois pas, parce qu’on vit pas ensemble (n° 11).
31Précisons que Matteo était très jeune lorsque sa mère s’est installée avec le père de Stéphane, alors qu’elle était... enceinte de Chloé : la petite fille est donc née chez le père de Stéphane, quelques années avant Baptiste. Ici, la vie commune fonde l’assimilation des trois enfants à de petits frères et sœur que Stéphane ne différencie pas. La vie commune, ou plutôt son absence, est encore mentionnée lorsque Stéphane distingue nettement cette fratrie affectueuse mais lointaine de celle qu’il forme avec son frère et sa sœur, même s’il ne fait pas de différence dans la dénomination. Le vécu partagé de l’enfance paraît dans ce cas plus essentiel que le caractère biologique, qu’il soit utérin ou consanguin, du lien demi-fraternel. Notons encore, dans le cas de la demi-fraternité, que cette expérience se trouve assurée beaucoup plus souvent chez la mère que chez le père, puisque c’est auprès de la mère et donc de ses demi frères et sœurs utérins, que l’enfant vit le plus couramment au quotidien... Mais il faut à présent aller plus loin dans notre interrogation : à quelle réalité se réfèrent ces diverses allusions à la vie commune ? Quel sens revêt le fait d’être ou non élevé ensemble du point de vue des liens fraternels, quels qu’ils soient, au sein de la famille recomposée ?
Vivre ensemble
32Nous avons déjà évoqué l’importance essentielle des liens de fraternité dans la structuration du groupe familial recomposé en tant que « famille ». Lorsque ce groupe réunit des enfants d’âge équivalent, le modèle de la fraternité biologique tend à s’imposer, pour inventer et nommer des relations inédites. La corésidence joue ici son rôle. Les récits des enfants ou des parents et beaux-parents fourmillent en effet d’allusions au caractère fondateur du foyer commun, la référence à nos conceptions traditionnelles de la famille se montrant alors déterminante. Louise et Pauline étaient adolescentes et se connaissaient depuis longtemps lorsque leurs parents ont décidé de vivre ensemble avec leurs divers enfants. Pour elles, tout a changé à ce moment-là. Louise explique d’ailleurs :
C’est à la fois difficile et très ambigu parce que... Avec Pauline on était très copines avant, depuis qu’on était petites... on faisait de la danse ensemble, on était dans le même collège et on s’entendait très bien. Et du jour au lendemain, on se retrouve sous le même toit... Il y a eu un moment de contentement, parce qu’on était contentes d’habiter avec une copine, et puis en même temps c’était pas évident parce que c’était des relations tout à fait nouvelles qui commençaient (n° 18).
33Ces relations nouvelles s’instaurent sous le signe du « familial », au moins dans les mots, du fait de la corésidence. Ainsi Pauline considère-t-elle aujourd’hui son beau-père et Louise, qu’elle appelle sa « sœur », comme appartenant à sa « nouvelle » famille, parce qu’elle a vécu avec eux quatre années au quotidien, mais ces termes lui paraissent incongrus concernant sa belle-mère et ses deux autres « quasi-sœurs », qu’elle ne rencontre que pendant les vacances. L’exemple des boîtes aux lettres de familles recomposées, où tous les noms sont affichés sans omission, montre bien comment le fait de « vivre ensemble » est associé à l’idée d’une intégration des divers membres de la famille recomposée au sein d’une unité nouvelle : celle de l’espace quotidiennement partagé. Mais au-delà de cette fraternité de façade, qui normalise plus qu’elle ne signifie réellement la teneur des liens, comment des relations « fraternelles » peuvent-elles se nouer, au fil de la vie quotidienne, entre les divers enfants de famille recomposée ?
« Frères et sœurs » dans le foyer recomposé : à chacun sa place
34Le lien fraternel s’organise toujours en fonction d’un « ordre de succession des naissances » qui « fait reconnaître des aînés et des cadets » (Héritier, 1981 : 12). Ainsi, dans toute société, chaque enfant se voit-il attribuer un statut différent en fonction de son rang de naissance. « La réalité de la discontinuité et de l’inégalité d’âge qui marque les fratries existe bien et semble reconnue de façon quasiment universelle » (Ravis-Giordani & Segalen, 1994 : 13). Qu’en est-il de cet ordre lorsque les enfants qui partagent un même foyer n’y sont pas nés, les uns après les autres, des mêmes parents ? Les travaux d’ethnologie concernant les transferts d’enfants, dans les sociétés exotiques comme dans nos cultures européennes, décrivent les réaménagements générationnels qui se jouent alors dans les fratries. Dans la société malaise, les transferts d’enfants occasionnent par exemple des changements de position dans la fratrie :
Il y a de fortes chances que l’enfant déplacé devienne un « cadet » dans la cellule qui l’accueille. Quelle qu’ait été sa position dans la chronologie des naissances de sa famille biologique, il sera souvent le dernier enfant élevé par sa nouvelle mère dont les aînés peuvent être déjà adolescents, voire adultes. [...] En revanche, s’il est confié à un couple stérile, il vivra ses jeunes années aux côtés d’un ou deux autres enfants adoptés, occupant l’une des positions-clés de la fratrie » (Massard, 1988 : 43).
35S’intéressant aux familles d’accueil qui reçoivent dans le Morvan des enfants de la ddass, Anne Cadoret (1995) décrit aussi les réorganisations que subissent les fratries sous l’effet de l’arrivée d’enfants d’âge divers, au rythme aléatoire des placements et des départs.
36Soumise à des changements similaires, la fraternité recomposée est comme toute autre le lieu de la distinction et de la hiérarchie. La naissance qui fonde l’existence et la distinction des statuts des frères et sœurs peut y être en effet remplacée par l’adjonction soudaine, auprès d’un enfant, d’aînés et de cadets, parfois de « frères » séparés de lui de moins de neuf mois, sans que la procréation et le temps vécu ensemble assurent et ordonnent leurs statuts respectifs (Théry, 1996). Se rencontrent aussi dans les familles recomposées des fratries déjà constituées : les places généalogiques que fondait le rang de naissance sont alors à redéfinir (Ginsberg-Carré, 1996). L’adjonction de « frères et sœurs » auprès de l’enfant induit donc pour lui un déplacement, soit par rapport à sa fratrie d’origine, puisqu’il ne va plus forcément occuper la place d’aîné ou de cadet qu’il avait auparavant, soit à l’égard de sa situation antérieure d’enfant unique. Cela justifie même des changements de domicile, les enfants passant ainsi d’une « fratrie » à l’autre. Dans le cas de Victor, il s’agit justement d’éloigner autant que possible un demi-frère ou une demi-sœur nouveau venu afin de rester enfant unique : « Mon fils est parti vivre chez son père il y a deux ans, c’est-à-dire quelque temps après la naissance de sa sœur (sa demi-sœur, fille de la mère et du beau-père), raconte Éliane. Et son père envisage de faire un enfant, alors il revient à la maison. Décidément, on n’est tranquille nulle part... » (n° 20).
37Les rivalités naissantes opposant les quasi frères et sœurs traduisent les difficultés qu’occasionne ce bouleversement de l’ordre antérieur. Ce sont en effet moins souvent les enfants d’âge équivalent qui sont en conflit, que ceux qui détenaient dans l’entité parentale d’origine un statut privilégié. Gilles raconte ainsi :
Pour Louise il y a peut-être eu des problèmes parce qu’elle est passée d’une famille réduite à sa plus simple expression à une famille beaucoup plus importante. Alors que les autres étaient quand même habitués à... ils étaient trois, ils étaient habitués à un système de concessions, à ce qu’on ne s’occupe pas forcément tout le temps d’eux. Louise elle était un peu au centre, avant. Donc il y a eu des jalousies entre Louise et Christophe, qui était le petit, à la fois pour ses sœurs et pour sa mère. Et c’est vrai que pour lui aussi ça a changé beaucoup de choses (n° 18).

Fig. 13. Louise et Christophe dans leur fratrie recomposée.
38Lucie a eu avec Armand, son mari, deux enfants nés en 1989 et 1991. Maxime, né en 1980 d’un premier mariage d’Armand, est venu vivre chez eux à l’âge de dix ans alors que Jules, son demi-frère, avait à peine un an. La mère de Maxime l’a ensuite « récupéré » pour trois années, puis l’enfant devenu adolescent est revenu vivre chez son père. Lucie raconte :
On a passé un moment où ils étaient jaloux, tous les trois d’ailleurs, mutuellement, les uns des autres, mon fils qui était habitué à être le grand, il devenait le petit, celle-ci (elle désigne sa fille) qui est toujours petite mais qui se laisse pas faire pour autant, en fait c’était elle qui... Ils se battaient, le grand qui avait quinze ans et elle quatre ans, ils se battaient ! (n° 24).
39Pour remédier à ces conflits, tout en « constituant » la nouvelle fratrie, deux stratégies se dessinent. Elles tendent à refonder les relations dans l’égalité de traitement, tout en instaurant la nouvelle ordonnance des âges au sein du foyer recomposé.
Le traitement égalitaire des « frères et sœurs »
40« Aimés également, les enfants doivent être traités à l’identique », écrit Irène Théry dans son analyse des représentations liées au lien fraternel contemporain (Théry, 1996b : 161-162). L’assimilation des enfants non consanguins au rang de frères et sœurs induit en effet, dans la vie quotidienne de la famille recomposée, la notion de partage égalitaire : partage matériel et affectif, qui établit pour tous la même position générationnelle, le même statut de « frères ». Cette idée s’exprime tout d’abord de façon très claire dans le rapport à l’espace domestique et dans sa répartition. Didier Le Gall et Claude Martin (1991b) en ont montré l’importance, dans les familles qui possèdent des ressources suffisantes pour assurer à chacun son intimité, respecter la norme d’égalité entre les enfants, et protéger ceux-ci des changements provoqués par les amours parentales. Lorsque la famille en a les moyens, les enfants de la quasi-fratrie doivent ainsi avoir chacun « leur place », et le choix de chambres équivalentes est souvent l’objet de récits longs et détaillés de la part des parents et des beaux-parents : « Les questions de place, c’est encore plus cru, ça apparaît de façon encore plus nette que dans les familles traditionnelles », commente une mère et belle-mère. Les enjeux de cette égalité nécessaire entre chacun des « frères » et « sœurs » sont en effet décuplés, car il s’agit ici de transcender les différences d’origines des enfants par l’établissement d’une fraternité fondée d’abord et seulement par la cohabitation.
41Dans la fratrie recomposée, les écarts d’âge qui séparent habituellement les frères et sœurs consanguins peuvent être diminués, voire absents, ce qui tend à faciliter le partage, pour les enfants d’âge équivalent, d’une vie et d’une expérience commune, dans la famille et hors de celle-ci. William Beer évoque à ce sujet des « coalitions » basées sur des stades similaires de l’enfance, vécus au même moment par les quasi frères et sœurs (1988 : 118). La distinction hiérarchique des statuts qui se réalise alors s’illustre par exemple dans le partage d’une chambre commune pour les quasi-frères « cadets » au sein de la nouvelle maison familiale. Quand la recomposition de la famille induit un déménagement, un changement de lieu et de ville pour tous les enfants de la fratrie recomposée, l’égalité des statuts des enfants d’âge équivalent s’illustre parfois dans leur inscription dans la même école ou le même lycée. « Jérôme et Judith avaient le même âge, raconte par exemple Anna, alors cette année-là, ils étaient dans la même école, la même classe, ils faisaient leurs devoirs ensemble » (n° 14). « Pauline et Louise sont arrivées à la rentrée de l’an dernier, toutes les deux dans le même lycée, au même moment, donc elles avaient à découvrir le même lycée ensemble. Je pense qu’elles se sont rassurées mutuellement. Elles étaient deux à franchir... la rentrée, quoi », explique Martine (n° 18).
42Plus tard, ce partage peut s’incarner dans le choix d’un appartement commun pour les enfants respectifs d’un couple remarié, pendant le temps de leurs études. Fanny fut ainsi obligée de prendre un appartement avec le fils de sa belle-mère lorsqu’elle partit faire ses études : « Ce sont les parents qui ont décidé », raconte-t-elle (n° 15). A travers cette cohabitation imposée, c’est le statut identique de ces deux « frère et sœur » qui est maintenu par les parents après le départ des enfants du foyer recomposé.
43Une relation aîné-cadet, qui prend diverses formes, s’organise aussi dans la fratrie recomposée, où le plus grand apparaît souvent sous les traits du modèle ou de l’initiateur (Beer, 1988). Elle peut s’incarner de façon positive, dans une relation d’imitation, comme entre ce petit garçon et sa quasi-sœur plus dégourdie : « Mon frère suivait tout ce qu’elle faisait, tout ce qu’elle disait c’était parole d’évangile, c’était vraiment un moteur pour lui » (n° 14). Dans le cadre de la corésidence, chacun doit donc trouver dans la fratrie recomposée une place différente de celle qu’il détenait auparavant.
44Si l’ordre des âges et des positions change au sein de la fratrie recomposée, l’ordre biologique reste le même dans la relation des enfants de la fratrie consanguine à leur parent biologique (ibid.). Deux types de hiérarchie s’instaurent donc dans la famille recomposée : l’une qui correspond à la recomposition, et que nous situons au sein du foyer recomposé, et l’autre, qui ne concerne que les relations des frères et sœurs de sang à l’égard de leur ascendant commun, qu’ils vivent ou non ensemble. Que devient justement la fraternité lorsque celle-ci se déploie hors de la corésidence quotidienne ? Qu’en est-il aussi des relations existantes entre les enfants qui ne partagent pas le même foyer, que ceux-ci soient frères, demi-frères ou quasi-frères ?
Séparations
Des choix parfois différents
45Les frères et sœurs de sang sont plus souvent qu’on ne le pense désunis par les aléas de la recomposition familiale. La séparation des parents peut tout d’abord entraîner celle des enfants. Dans une même fratrie, ceux-ci ne disposent pas nécessairement de la même liberté, en fonction de leur âge, quant au choix de leur résidence quotidienne. De plus, les frères et sœurs ne sont pas toujours unanimes face à la rupture parentale. Leurs attitudes et leurs réactions ne sont pas forcément les mêmes, à l’image de la diversité des personnalités que réunit la fratrie. Stéphane avait douze ans lorsque ses parents se sont séparés, sa mère quittant son père pour vivre avec un autre homme. Après un an et demi d’arrangements divers, sa mère quitte la ville où réside son père. Des choix doivent être faits quant au lieu principal de résidence.
Quel âge on avait... Moi j’avais quatorze ans je crois, et ils m’ont demandé avec qui je voulais aller ; Salomé ils ne lui ont pas demandé, mon frère ils lui ont demandé, il a choisi d’aller avec ma mère et moi j’ai choisi de rester avec mon père [...]. Bon moi je me sentais plus proche de lui que de l’association ma mère – mon beau-père (n° 11).
46Les trois frères et sœur se séparent donc, et vivront des expériences différentes, ne partageant pas chaque jour la même famille (le beau-père de Stéphane a deux enfants dont l’aîné vit avec son père), les mêmes villes, etc. Dans la famille de Gilles et Martine (n° 18), tous les enfants ne vivaient pas quotidiennement au sein du foyer recomposé : Corinne, qui entretenait des relations plus conflictuelles avec sa mère, vivait chez son père, ce qui, on le verra, tendait à l’isoler quelque peu du reste du groupe familial.
47Parmi les recherches américaines, plusieurs études montrent que le divorce des parents est préjudiciable aux relations fraternelles entières : celles-ci subiraient en effet l’influence des tensions et conflits dans la famille avant, pendant et après le divorce, ce qui provoque un relatif éloignement des frères et sœurs (White & Riedman, 1992). Véronique raconte ainsi de quelle façon ses relations avec son frère ont évolué après la séparation de leurs parents. Tandis qu’elle demeurait avec son père, son frère avait décidé de vivre chez leur mère. Un jour vint où Véronique dut le rejoindre chez celle-ci, son père n’étant plus en mesure de l’accueillir chez lui.
Avec mon frère, pendant cette période-là, ça a été très dur. C’est arrivé à un point où je le haïssais. Le truc, c’est que mon frère avec mon père et moi, il trouvait pas vraiment sa place, alors qu’avec ma mère il était bien. Et moi quand je suis arrivée chez ma mère c’est pareil, je me suis trouvée dans la même situation, je trouvais pas ma place (n° 8).
48L’enfant qui ne partage pas quotidiennement le même logis que ses frères et sœurs peut aussi craindre de se voir exclu du foyer recomposé. N’est-ce pas ce qui se produit dans certaines sociétés, à travers les transferts d’enfants sanctionnés par l’adoption ? Chez les Malais péninsulaires par exemple, « le changement d’affiliation qu’implique l’adoption se répercute sur les liens entre germains ; si un membre d’une fratrie grandit loin des autres, il perd sa place parmi eux » (Massard, 1988 : 54). La nouvelle ordonnance des lieux de la vie de famille, tout en ouvrant la possibilité d’un « choix » entre les différentes unités spatiales et parentales qui composent la constellation recomposée, peut introduire une certaine distance au sein de la relation fraternelle, qui se joue alors dans la différence et l’inégalité des positions.
La fratrie non cohabitante : inégalités et rivalités
49Lorsque l’on considère soit la fratrie consanguine, soit l’ensemble de la fratrie recomposée, dont les membres ne vivent pas forcément tous au même endroit, le discours qui tendait à égaliser les statuts des frères et sœurs se révèle plus nuancé. Ainsi, l’espace réservé à l’enfant qui vit au quotidien au sein du foyer recomposé et à celui qui n’y passe que quelques jours par mois est rarement le même, comme nous l’avons déjà noté. Si des contraintes matérielles justifient souvent cette répartition, d’autres éléments entrent en jeu. Car à ce partage de l’espace entre les enfants correspondent des choix : celui de l’enfant, qui est parfois en droit d’accepter ou de refuser de vivre chez l’un de ses parents, et celui du parent, qui donne en retour une place à cet enfant, dans sa maison. Parfois naissent alors des rivalités opposant les enfants qui ne vivent pas sous le même toit. Ainsi, lorsque le père de Louise et la mère de Pauline et Corinne décident de vivre ensemble, réunissant ainsi leurs filles qui se connaissent depuis l’enfance, Corinne accueille brutalement sa quasi-sœur :
Le premier week-end qu’on a passé ensemble, Corinne m’a dit : « Que les choses soient bien claires, je n’ai jamais pu te blairer. » Bon, c’est Corinne. Elle a besoin d’être très dure avec moi parce que je crois que... Qu’elle en veut à sa mère. C’était la seule à ne pas habiter avec nous, alors quand elle venait elle voyait par exemple que sa sœur avait plus d’affinités avec moi qu’avec elle, des choses comme ça.. Et à la moindre occasion, elle me criait dessus... (n° 18).
50L’inégalité des statuts fraternels, si elle est combattue et niée par les parents au sein du foyer recomposé, continue ainsi d’exister selon un nouveau critère fondé sur la notion de communauté de vie. Évoquant les relations de sa belle-mère et de sa sœur cadette qui a accepté d’aller vivre dans le nouveau foyer paternel alors que Fanny ne le souhaitait pas, cette dernière raconte :
Elle a essayé, je crois, d’en faire sa fille. Elle lui achetait de habits, elle l’emmenait où elle voulait, le mercredi. Elle n’a jamais fait tout ça pour moi. [...] Ma sœur, elle est tranquille. On lui achète les habits, la nourriture, tout ça. Mon père lui a payé le permis, je me suis payé mon permis toute seule, un an avant. Mais je ne suis pas jalouse. [...] Je ne voulais pas rentrer dans cette nouvelle famille (n° 15).
51La recomposition familiale vient donc ajouter une nouvelle modalité à l’ordre de naissance fondateur des distinctions et des hiérarchies qui gouvernent le groupe « fraternel » : celle de la corésidence, qui conduit à donner aux « frères et sœurs » des positions différentes.
52Ces différences de traitement des enfants, notamment lorsqu’elles concernent la fratrie consanguine, ne semblent cependant pas revêtir une importance fondamentale dans le discours des parents : la séparation des frères et sœurs et les inégalités qu’elle entraîne sont autant d’éléments rarement relevés, souvent non commentés, au regard de l’histoire des relations entre demi et quasi frères au sein du foyer, beaucoup moins ordinaires et finalement moins assurées. Il est vrai que la fraternité est ici biologique : le lien qui unit les frères et sœurs, qu’il existe au sein d’une famille classique ou recomposée, constitue un donné d’évidence, un attachement intangible dont la réalité n’est pas à prouver par une identité ou une égalité de façade. On ne peut cesser d’être frères et (ou) sœurs, quelles que soient les séparations provoquées par les événements de l’histoire familiale.
53Dans les situations que nous avons rencontrées, les relations quasi-fraternelles ont rarement survécu à l’éclatement du foyer recomposé, provoqué par une nouvelle séparation ou, tout simplement, par le départ des enfants adultes. Anna a vu se rompre brutalement ses relations avec Judith, la fille de son beau-père, le jour où la mère de celle-ci a souhaité la « récupérer ».
Judith, du jour où elle a cessé d’habiter avec nous, on l’a plus du tout revue. Quand Antoine allait la voir ensuite, il allait chez sa mère, c’est lui qui se déplaçait en voiture pour la voir donc nous... [...] Moi je sais que souvent, enfin, je demandais toujours des nouvelles, à lui ou à ma mère, ce qu’elle faisait. On avait quand même vécu un an avec elle (n° 14).
54A la suite de ce premier éloignement, la mère et le beau-père d’Anna se séparent, mettant ainsi fin à toute possibilité de retrouvailles entre les enfants. Ces derniers subissent ici les conséquences de choix parentaux contre lesquels ils sont sans recours. Aucun lien formel ne peut ensuite assurer leurs retrouvailles. Le lien quasi-fraternel peut aussi se conjuguer au passé. Enfant, Daniel a vécu avec son beau-père et sa mère de l’âge de dix à dix-huit ans. Tout au long de cette période, le fils de son beau-père venait très régulièrement passer avec eux vacances et week-ends. Aujourd’hui, les quasi frères n’ont presque plus de contacts... et la « fraternité » qu’invoque Daniel au début de son récit semble ensuite disparaître.
Je l’ai considéré comme mon frère pendant longtemps [...]. Maintenant, on n’a plus aucune relation : c’est complètement fini. Depuis qu’il est entré en fac il est devenu vraiment décevant. Il ne m’appelle jamais alors que moi j’ai fait beaucoup d’efforts, je l’ai appelé, je l’ai invité plusieurs fois. Mais quand c’est à sens unique ça marche un temps et puis ciao (n° 13).
55Dans ces deux cas, les quasi frères et sœurs s’étaient rencontrés relativement tardivement. Or, le partage de l’enfance est important, comme le montrent d’autres situations relationnelles réunissant des enfants non consanguins. Dans son étude du placement des enfants abandonnés, Monique Pontault cite le cas d’une femme, Hélène, qui vécut dans une famille d’accueil de sa naissance à l’âge de treize ans, famille qu’elle dut quitter, non sans déchirement, pour être adoptée ailleurs. A l’âge adulte, « les frères et sœurs, enfants des parents nourriciers, sont par ailleurs omniprésents dans la mémoire d’Hélène. Enfants du même âge, ou presque, enfants qui dorment ensemble, enfants livrés à eux-mêmes car les parents ne s’en occupent guère, enfants que la misère familiale rend pareillement honteux à l’école et, du même coup, les engage à se replier sur eux-mêmes, à former groupe. Devenus adultes, et s’étant retrouvés, ils vont constituer un réseau aux mailles plus ou moins serrées de pseudo-parenté » (Pontault, 1996 : 91). Ici, la première enfance quotidiennement partagée fonde entre les « frères et sœurs » nourriciers un lien qui perdure à l’âge adulte, au-delà de la corésidence et du contexte « nourricier ».
56Dans les familles recomposées, ce premier partage tend souvent à privilégier la fraternité entière par rapport à la demi-fraternité, nouée plus tardivement. Valérie a grandi avec un frère et une sœur « entiers » jusqu’à l’âge de treize ans. Après la séparation et le remariage de chacun de ses parents sont nés une demi-sœur du côté de son père, puis un demi-frère du côté de sa mère. Elle distingue très nettement, y compris dans la dénomination, ses deux frère et sœur entiers, très proches d’elles par l’âge, de ses deux demi frère et sœur beaucoup plus jeunes, même si elle a vécu quelques années avec Elsa, la fille de son père.
Et bon Elsa elle est née, j’étais chez eux, j’étais chez mes parents, et c’est vrai que je me souviens d’elle petite et tout, mais si tu veux j’ai pas gardé beaucoup de relations avec elle [...]. En fait pour nous, je dis pour nous parce qu’aussi bien pour Brigitte et Benoît que pour moi, les frères et sœurs c’est nous trois, les autres ce sont les demi-frères et les demi-sœurs. Nous, c’est nous trois (n° 5).

Fig. 14. Les frères et sœurs de Valérie.
57Cette entité indissociable que composent les trois éléments de la première fratrie paraît tout autant fondée dans le temps de l’enfance que dans la consanguinité entière, distinguée du demi-lien de sang qui rattache à la fratrie deux nouveaux venus. C’est le même sentiment que laisse percevoir Nicole, qui a elle aussi une sœur entière, avec qui elle a vécu sa première enfance, et deux demi-sœurs consanguines rencontrées tardivement. Lorsque leurs parents se séparent, alors qu’elle a sept ans, Nicole et sa sœur sont éloignées l’une de l’autre, et grandissent dans des lieux et des univers distincts. Nicole passe les dernières années de son adolescence avec son père et les deux autres files de celui-ci. Aujourd’hui, des années après le décès de son père, c’est pourtant avec sa sœur « entière » que Nicole entretient des relations, alors qu’elle a perdu tout contact avec ses demi-sœurs consanguines.
Enfant, je n’ai jamais eu beaucoup de relations avec ma sœur, parce qu’elle était vraiment dans ce clan dont moi je ne faisais pas partie, c’était évident [...]. Finalement c’est maintenant qu’on a des relations à peu près suivies. [...] Mes autres sœurs je ne les ai pas vues depuis des années et des années. Parce que quand mon père est mort, pour moi, c’est comme si c’était une coupure, et j’ai plus du tout éprouvé le besoin de voir toute cette famille-là, finalement. Je les voyais pendant les vacances, ma belle-mère était très sympa, mais j’ai vraiment coupé. J’ai des nouvelles de temps en temps, par ma grand-mère paternelle, mais je ne les ai plus vues depuis douze ou treize ans je crois. Je sais que ma sœur Sylvie a un enfant aussi, une petite fille et... Quand je vais à Paris, je ne vais pas voir ma belle-mère. Voilà... C’est une autre époque (n° 1).
58Parmi ces différentes époques, celle de l’enfance partagée, que recoupent le plus souvent les liens de fraternité entiers, paraît la plus déterminante. Ainsi, la corésidence transforme la fratrie, mais elle ne suffit pas en tant que telle à fonder des liens reconnus comme « fraternels » au-delà du seul foyer parental. Pour constituer le socle de relations durables, le fait de vivre ensemble doit apparemment être replacé dans le temps de l’enfance, temps fondateur essentiel pour la détermination ultérieure des liens familiaux. Dans les familles recomposées que nous avons décrites, l’enfance paraît cependant justifier la consolidation des relations de sang bien plus que l’éclosion et la survivance au temps de liens « recomposés ». Abandonnons donc les frères et sœurs, et poursuivons notre analyse à travers d’autres personnages : qu’en est-il à présent des relations beau-parentales ? Quels en sont les temps privilégiés, dans quel espace trouvent-elles l’occasion d’exister et d’être reconnues au titre de liens familiaux ?
Besoins enfantins, gestes parentaux
59Les relations beau-parentales ont déjà fait l’objet de riches et nombreuses recherches sociologiques, qui en ont bien cerné les contours. Dans notre réflexion sur le temps de l’enfance, interrogeons les circonstances de l’acte d’« élever » au sein des familles recomposées, en décrivant le contexte d’une beau-parentalité « éducative » : quels sont ici les enjeux de la vie commune, quelle est l’importance du partage de l’enfance ?
Vivre ensemble, éduquer, nourrir
Maisons d’enfances recomposées
60Vivre ensemble, c’est d’abord habiter un lieu. Lorsque advient une rupture conjugale, la maison et son organisation intérieure constituent souvent le reflet frappant des changements en cours. L’espace domestique change. Les meubles et les objets qui l’habitent circulent. Ils demeurent parfois dans la maison, « abandonnés » par celui qui part, ou s’en vont avec lui. Adultes comme enfants sont sensibles à ce mouvement, qui témoigne de la transformation de l’univers familial et des personnalités qui le composent. Christian a souhaité limiter ces changements :
Alors au niveau des lieux, c’est moi qui suis parti, je lui ai laissé, elle les a d’ailleurs toujours – mais si elle les a, c’est parce que je le veux bien hein – tout ce que nous avions en commun comme meubles, bon il y avait des choses achetées en commun, et des choses qu’elle a aussi encore, qui m’appartiennent, que je lui ai laissées. Parce que pour moi c’était vraiment dérisoire, j’en avais rien à faire. Ce qui m’importait c’était que l’espace dans laquelle était la petite ne soit pas dérangé par le fait que moi j’allais sortir des meubles et tout ça, et donc amener des difficultés supplémentaires (n° 30).
61Après le départ du parent arrive un nouveau conjoint, qui doit « faire sa place » dans un lieu qui est parfois encore « la maison de l’autre ». Didier Le Gall et Claude Martin (1991b) ont montré dans leur analyse du logement familial recomposé qu’il était généralement plus aisé d’emménager dans un nouveau logis que de redéfinir les territoires de chacun dans le lieu précédemment occupé par certains des membres de la famille recomposée, ce dernier pouvant de surcroît se révéler inadapté à la nouvelle taille de la famille. Dans les milieux sociaux que nous avons rencontrés, le problème de la « surpopulation » que rencontrent les familles les moins aisées ne se posait cependant pas. Celui de la propriété et de l’histoire des lieux s’est en revanche maintes fois présenté, puisque dans de nombreux cas, la maison familiale n’appartenait qu’à un seul des deux adultes en présence. La « propriété » des lieux, surtout lorsqu’elle est ancienne, s’assortit de diverses habitudes de vie, d’une histoire dont est déjà chargé le logis où emménage la famille recomposée. Décrivant avec finesse la façon dont circulent et se répartissent les meubles de chacun des conjoints au cours de l’installation de la famille recomposée, Didier Le Gall et Claude Martin montrent comment le choix d’utiliser certains meubles, d’en conserver d’autres, de se débarrasser enfin de ceux dont on ne veut plus comporte bien des enjeux. Le processus d’aménagement, ou de ré-aménagement qui fait suite à la recomposition reflète l’organisation des places et des rôles dans la nouvelle configuration : les femmes, souvent mères gardiennes par ailleurs, montrent leur suprématie en ce domaine. Dans tous les cas, l’espace familial antérieur est transformé. Dans les récits que nous avons recueillis, le nouveau conjoint vient par exemple avec ses meubles, en achète de nouveaux, fait quelques travaux afin de « poser sa marque » dans la maison. C’est ainsi que François s’est installé chez Thérèse, cette stratégie donnant d’ailleurs lieu à des échanges entre les nouveaux couples qu’ont formés Thérèse et son ex-mari.
Par contre on a fait des travaux, et puis on a changé des meubles, on a acheté pas mal de choses en commun parce qu’on avait envie de marquer notre installation ensemble dans cette maison. Et puis il avait du mal à être dans les meubles d’un ancien couple. On a refait notre chambre à coucher. Ce qui fait qu’on a donné le lit à mon ex, alors ils sont venus le chercher ensemble, avec sa nouvelle amie, c’était drôle (n° 29).
62Les enfants voient ainsi changer leur univers familier. Thérèse décrit la réaction de Sabine, sa fille alors adolescente :
Alors Sabine, on lui demandait ce qu’elle pensait de notre choix, par exemple on a commandé un canapé, alors qu’est-ce que tu en penses, les couleurs, on peut les changer ? Et Sabine répondait oui, mais en fait elle prenait ses distances, et elle avait l’impression que tout ce que l’on faisait en commun, elle n’était pas du tout impliquée là-dedans. [...] Et elle savait plus très bien où elle pouvait... Parce que chez son père elle a une chambre, mais c’est pas pareil, c’est une chambre qu’elle partage avec son frère, bon. Ici elle est chez elle, et puis ils sont présents au quotidien, ils ont à faire des choses dans la maison. Alors en même temps elle disait que c’était pour mon bien, alors elle se retirait pour moi, pour respecter ma liberté, pour me permettre d’avoir mon propre choix et permettre à François de... Et en même temps, par là même, elle prenait des distances par rapport à nous. Et quand on a décidé avec François qu’il viendrait s’installer ici elle nous a dit : « Faites votre vie, mais ne m’empêchez pas de faire ma vie à moi. » Et on lui a dit : « Mais qu’est-ce que c’est “notre vie”, qu’est-ce que c’est “faire ta vie à toi ?” » Elle était pas capable de l’expliquer vraiment mais ce qu’elle disait n’était pas dénué de sens. Ça voulait dire aussi « ne m’imposez pas une autre façon de vivre » [...].
63Dans les changements induits par la recomposition, la difficulté des beaux-enfants à s’approprier un nouveau lieu semble plus grande lorsque le parent va vivre chez le beau-parent, dans une maison qui appartient à celui-ci. Daniel, qui vécut avec sa mère et son beau-père de l’âge de dix à dix-huit ans, explique par exemple :
Au début ils ont pris un appartement de fonction, comme ma mère était institutrice, pendant quatre ans, et après pendant tout ce temps-là Francis [le beau-père] a travaillé comme un fou à la maison où habitait sa mère à lui, la grand-mère de Bertrand [le quasi-frère] et de Flora [la demi-sœur]. Qui est morte. Et ma mère est allée vivre là-dedans, mais c’est tout au nom de Francis et pour nous ça a été très dur à vivre. Pour Sophie [sa sœur cadette] non, mais pour moi oui, parce que ma mère a beaucoup... quand ils se disputaient elle mettait ça sur le tapis, du fait que c’était chez lui, que c’était pas chez elle, que c’était invivable, etc. (n° 13).
64Comment, dans ces conditions, l’enfant s’installe-t-il dans cette maison, comment décrit-il la place qu’il y occupe ? La façon dont l’enfant situe « son » espace par rapport au reste du logis reflète le plus souvent la place qu’il pense occuper dans la famille recomposée. Daniel décrit ainsi sa chambre dans la maison de son beau-père : « Je me suis fait une piaule à moi, je pouvais sortir directement à l’extérieur. J’avais ma petite maison à l’intérieur de la maison. »
65Analysant la répartition de l’espace dans les logements occupés par des familles recomposées, Didier Le Gall et Claude Martin évoquaient ce principe qui revient à attribuer aux enfants des espaces « décentrés » par rapport au lieu de la vie conjugale et familiale. L’une de leurs interlocutrices, mère et belle-mère de quatre enfants, décrivait même un logis idéal où chaque enfant aurait sa chambre « aux quatre coins de la maison » (Le Gall & Martin, 1991b : 89). D’autres beaux-enfants parlent de leur chambre comme d’un lieu un peu à part, souvent éloigné du centre de la maison, où se déroule la vie familiale : un grenier aménagé, une chambre de bonne... Autant de façons de signifier leur semi-appartenance à la famille, et, surtout, leur relation distanciée au lieu qui la fonde. Cette distance est d’autant plus grande que l’enfant ne vit pas au quotidien chez son père ou sa mère et n’y fait plus que des incursions ponctuelles. Sylvie Cadolle (2000) a montré combien l’enfant peine alors à s’approprier sa chambre, à l’habiter, associant cette difficulté ou ce refus au fait que le foyer non-gardien est le plus souvent celui du père, et que la maison maternelle demeure pour la plupart des enfants la référence première au « chez soi » familier et quotidien. Parfois, comme elle le dit aussi, l’enfant n’a pas de chambre au foyer non-gardien, soit en raison de contraintes matérielles, soit parce que l’on n’en ressent pas la nécessité. Une fois de plus, les choix en la matière reflètent bien souvent ceux qui ont mené à la séparation quotidienne de l’enfant et de l’un de ses parents. Fanny a très difficilement vécu la nouvelle union de son père, et n’a d’ailleurs pas souhaité s’installer dans la maison de sa belle-mère. Elle en donne les raisons :
Dans la maison, il y a quatre chambres : la chambre de mon père et d’Aline, la chambre de Guillaume (le fils de la belle-mère), la chambre de ma sœur, et la quatrième chambre qui n’a jamais été faite en chambre. Qui aurait dû être la mienne. Ils ne l’ont jamais aménagée, c’était la pièce qui servait un peu à tout. D’ailleurs je leur ai jamais demandé. J’ai laissé faire (n° 15).
66Ghislaine évoque aussi l’aménagement de la maison qu’elle habite avec sa fille et son nouveau conjoint, mais dans laquelle Marius, son fils, n’a pas voulu vivre.
Marius a une chambre ici. Là-haut normalement, c’est l’espace-enfant. J’aurais voulu que ce soit deux chambres vraiment bien séparées, et c’était de toute manière le projet, mais étant donné que Marius n’a pas voulu revenir... Quand il vient il a son espace mais il ne peut pas se fermer à clé, s’isoler complètement. S’il était resté là on aurait fait des travaux (n° 23).
67Dans cette répartition des lieux, il y va de l’inscription de l’enfant dans un espace qu’il considère ou non comme familial, comme étant ou non le sien. Éliane mère « gardienne » compare ainsi son fils, qui vit avec elle, et les enfants de son conjoint, qui ne viennent que le week-end, confirmant les observations de Sylvie Cadolle. « Victor dit “chez moi”, c’est logique. Rémi et Juliette non. Ils doivent dire “chez leur père” » (n° 20).
68« Chez nous c’était chez notre mère », dit aussi Mathilde (n° 16), insistant sur l’importance de la quotidienneté et des relations affectives qui se nouent dans le cadre de la corésidence. Parfois enfin, l’enfant ne désigne plus aucun des lieux familiaux comme étant le sien. Valérie, âgée de trente-cinq ans au moment de l’entretien, a quitté le foyer maternel à l’âge de quatorze ans pour aller vivre chez son père, jusqu’à ce qu’elle puisse prendre son indépendance. Elle entretenait et entretient toujours de très bonnes relations avec son père et sa belle-mère. Mais, dit-elle, « c’était pas chez moi c’était chez mes parents. Si tu veux, moi, il n’y avait plus de chez moi. Chez moi c’était la maison où j’ai vécu avec mon père et ma mère et dans laquelle j’habitais plus, et donc en fait quand j’habitais chez mes parents [son père et sa belle-mère], c’était chez mes parents. J’ai eu un “chez moi” quand j’ai eu mon appartement » (n° 5).
69Ainsi, dans la recomposition des lieux de famille, la corésidence ne fonde pas nécessairement l’intégration de l’enfant au nouveau lieu familial, dès lors que celui-ci diffère du logis occupé avant la séparation. De plus, si certains de nos interlocuteurs ont perdu, après la séparation de leurs parents, le sentiment de posséder au logis familial un lieu intime et personnel, aucun, en revanche, n’a pu nous affirmer qu’il se sentait « chez lui » dans les deux foyers parentaux qu’avaient refondés ses père et mère. Même s’il peut reconnaître ses deux parent(s) et beaux-parents comme faisant tous partie de son univers familial, même s’il circule entre plusieurs foyers, l’enfant semble n’avoir qu’un « chez soi » à la fois. La multiplication des lieux du familial ne paraît pas transformer les représentations de cet espace et nos façons de le vivre. Notons cependant que nous n’avons pas recueilli les récits d’enfants ayant fait l’expérience de la résidence alternée, dont l’organisation après une séparation vient d’être rendue possible par la loi du 4 mars 2002 : peut-être ces derniers pourraient-ils proposer une vision différente de l’espace familial recomposé, vision qu’il serait fort intéressant de connaître.
Corésidence et « beau-grand-parenté »
70Les relations familiales recomposées s’étendent parfois au-delà des limites du noyau familial recomposé, et peuvent donner lieu à l’existence de liens « beau-grand-parentaux », qui unissent alors un enfant et les parents de son beau-parent. En dépit d’une très grande variabilité de relations, la sociologie a repéré dans ce domaine aussi la « primauté de la norme égalitaire », qui conduit à adopter une attitude identique à l’égard de tous les enfants composant la fratrie recomposée, que ceux-ci soient ou non des petits-enfants biologiques (Le Gall & Martin, 1995). Didier Le Gall et Claude Martin ont par ailleurs remarqué la plus grande aptitude des belles-mères à initier des liens entre leurs parents et leurs beaux-enfants. Aux États-Unis, Andrew Cherlin et Frank Furstenberg notaient quant à eux l’importance de l’âge de l’enfant dans le processus d’éclosion d’une relation avec ses beaux-grands-parents. Ces deux auteurs soulignaient aussi que de façon logique, le fait de vivre avec un beau-parent devait faciliter l’existence de ces liens (Cherlin & Furstenberg, 1986). Au fil des témoignages, il nous est apparu que des relations affectives importantes ou perçues comme grand-parentales par le bel-enfant ou par les adultes qui l’entourent sont plus facilement énoncées lorsque ces beaux-grands-parents sont les parents du beau-parent avec lequel vit l’enfant. De nombreux témoignages effectuent ainsi une distinction très claire entre les parents du beau-parent « gardien » et ceux de l’autre beau-parent.
71Jean-Claude, père non gardien de Rémi et Juliette, et beau-père gardien de Victor, explique ainsi à sa femme pourquoi ses propres parents « comptent » le fils de celle-ci comme un petit-fils aux côtés de leurs petits-enfants biologiques, alors que les parents de son épouse distinguent plus clairement les origines de chacun des enfants de la fratrie recomposée, dans leur relation plus distante aux enfants de Jean-Claude.
Oui, et puis c’est quand même un truc miroir. C’est-à-dire que mes enfants, tes parents les voyaient très peu. Par rapport à ce que mes parents voient ton fils. Dans la mesure où il vit là, mes parents l’ont beaucoup plus vu parce que quand ils venaient il était là, les week-ends on allait chez eux il était là, il était toujours là (n° 20).
72Pierre fait exactement le même constat : il vit avec les deux jeunes enfants de Christine, tandis que sa fille aînée a très rapidement quitté le foyer après la recomposition, et que son fils est aussi parti, un peu plus tard, poursuivre ses études dans une autre ville.
Maman considère tout à fait Fabrice et Agathe comme ses petits-enfants. Elle le dit de façon très explicite. Et je dirais que c’est réciproque, enfin Fabrice et Agathe, ils ont trois mamies, c’est clair [...] il n’y a vraiment aucune différence. C’est vrai que du côté de Christine, c’est différent. Les liens familiaux sont... Ça ne se passe pas... Sa maman n’a pas considéré que Nina et Patrick étaient ses petits-enfants (n° 22).
73Dans certaines familles, l’existence d’un lien semi-fraternel appuie et renforce les liens beau-grand-parentaux, la norme égalitaire jouant alors plus intensément son rôle. Mathilde a vécu dès l’âge de huit ans avec son beau-père, qui est par ailleurs le père de ses deux demi frère et sœur. Elle connaît sa belle-mère « non gardienne » depuis qu’elle a quatre ans, et lui reconnaît une place très importante dans son environnement parental. Elle différencie cependant très nettement ses liens avec les parents de l’un et de l’autre. Concernant les parents de Lionel, son beau-père, elle raconte : « J’ai passé des vacances avec eux, quand j’étais petite, avant qu’ils aient des enfants biologiques. Je prenais le train, ils habitent en Aveyron, j’y allais, enfin, c’était des grands-parents » (n° 16). La naissance de petits demi-frère et sœur est ici venue renforcer le lien transgénérationnel, en offrant un modèle relationnel facilement transposable : « Je les appelle papi et mamie. Bon parce que... on les appelait pas papi et mamie avant qu’ils aient leurs premiers petits-enfants biologiques. Parce que nous, on est les premiers petits-enfants. »
74Ses relations avec les parents de sa belle-mère sont très différentes : « Sinon, il y a les parents de Jeanne, mais eux ils n’ont pas de petits-enfants donc je les appelle Nicole et Paul. Mais c’est pas vraiment des grands-parents. C’est beaucoup plus distant, là je les ai vus à Noël, ça faisait cinq ou six ans que je ne les avais pas vus. »
75On voit l’utilité du modèle que fournit la consanguinité, à laquelle on emprunte les termes de la relation grand-parentale. Le vocabulaire de la relation beau-grand-parentale est ainsi très différent de celui que suscite la beau-parentalité. On nous parle souvent, par exemple, d’« adoption » des beaux-enfants par les beaux-grands-parents, ce qui n’est qu’exceptionnellement le cas dans la description des relations beau-parentales. A la différence de celles-ci, les liens beau-grand-parentaux ne se heurtent pas aux limites qu’impose la norme d’exclusivité. D’un niveau générationnel à l’autre, tout change : il est bien plus facile, lorsqu’on le souhaite, de multiplier les grands-parents que d’additionner les parents. Dans ce contexte, la corésidence permet apparemment de faciliter l’adhésion au modèle que constituent les liens de sang. En vivant avec son beau-parent, le bel-enfant est « comme un enfant » de celui-ci, et peut à ce titre être adopté comme un petit-enfant. Cela n’est cependant pas systématique, loin de là, comme le montrait l’enquête de Claudine Attias-Donfut et Martine Segalen (1998). Certains enfants élevés par leur beau-parent n’ont que peu ou pas de relations avec la famille de celui-ci. Daniel, qui a vécu de longues années avec son beau-père, décrit ainsi ses relations avec la famille de celui-ci : « Je les connais, mais je n’ai aucun contact avec eux [...]. Il a une sœur, je la connais. Elle a trois enfants. Je les connais comme ça, comme des copains. [...] C’est quelque chose quand Flora (sa demi-sœur, fille de son beau-père) m’en parle. Tout est lié à elle par rapport à ça, parce que sinon, moi, de moi-même, je m’en fiche complètement » (n° 13).

Fig. 15. Mathilde et ses beaux-grands-parents.
76Valérie, qui vécut un temps chez son père et sa belle-mère, avec une petite demi-sœur, appelait les parents de sa belle-mère « monsieur » et « madame », et les vouvoyait. A notre question sur d’éventuelles relations « familiales » elle répond : « Non, parce que non... Ils étaient très gentils, même maintenant. Enfin, le grand-père est mort. Mais non, on n’a jamais eu de liens très proches » (n° 5). Des liens existent pourtant entre Valérie et cette famille, à travers la sœur de sa belle-mère, qu’elle tutoie et appelle par son prénom : « Elle a une sœur, qui était parfois présente aux repas de famille, aux repas de fêtes chez mes parents, qui s’appelle Jeannine, que je connais bien. Elle me faisait toujours un cadeau, elle participait toujours à quelque chose. On se connaît, on se voit. »
77Ainsi, au sein d’une même famille, les relations nées de la recomposition peuvent prendre un tour différent. De nombreux autres éléments sont à prendre en compte dans la détermination des relations de l’enfant à la famille de son beau-parent, parmi lesquels la dimension élective, impulsée le plus souvent par les adultes, tient une grande place. Cependant, lorsque la norme égalitaire s’ajoute, pour la justifier, à la volonté de nouer des liens dans la famille recomposée « étendue » aux grands-parents, la corésidence joue un rôle dans l’intégration de l’enfant à la famille du beau-parent, peut-être tout simplement parce que ces relations, plus souvent pensées sur le modèle de l’« adoption », plus facilement rapportées que la beau-parenté au lien biologique, se réalisent plus aisément lorsque l’enfant partage déjà au sein d’un foyer commun une relation perçue comme « familiale » par l’entourage.
Parenté de fait et vie commune : un critère juridique dans les familles recomposées anglo-saxonnes
78« Au sens restreint la famille est l’ensemble des personnes apparentées vivant sous le même toit » (Zimmerman, 1993 : 51 ). Le fait de vivre ensemble constitue une donnée élémentaire de la vie familiale ainsi qu’une référence inévitable dans sa définition occidentale. Le droit et ses innovations l’illustrent par exemple dans les pays anglo-saxons, où l’on tente actuellement de concevoir des solutions juridiques grâce auxquelles l’enfant pourrait conserver des relations avec ses deux parents biologiques tout en établissant de nouveaux liens avec son beau-parent. Ici, le critère principal qui fonde la reconnaissance et la légalisation d’un statut beau-parental est la corésidence. Le Children Act de 1989 (qui a pris effet en 1991) en est une intéressante illustration. Créant la notion de « responsabilité parentale », il a mis en place au Royaume-Uni les moyens de reconnaître au beau-parent un statut fondé sur les faits de la vie commune, sans que les liens de l’enfant avec son parent biologique non gardien soient menacés. La « responsabilité parentale » est en effet exercée à partir du moment où un adulte – quel qu’il soit – s’occupe concrètement et quotidiennement d’un enfant. Cela permet à un beau-parent « gardien » qui a vécu au moins deux ans avec l’enfant de son conjoint de demander un « residence order », grâce auquel il obtient à l’égard de ce dernier des droits et des devoirs – pour ce qui a trait à la vie courante – jusqu’à la seizième année de l’enfant (Fine Mark A., 1994 : 200). Aux États-Unis, l’exemple anglais a donné lieu à la proposition de solutions fondées sur le fait de la vie commune : Mary-Ann Mason (2000) présente ainsi l’idée d’un statut de parent « de fait » (de facto parent), défini à partir du mariage et de la corésidence, et qui donnerait au beau-parent des droits et des devoirs pendant le mariage et après celui-ci dans l’éventualité d’une nouvelle rupture. La durée du mariage, donc de la vie commune, constituerait le critère principal d’évaluation de ces droits et devoirs. Ces diverses propositions témoignent de l’importance accordée au fait de vivre ensemble dans la reconnaissance des liens de famille occidentaux. Elles demeurent aussi ancrées dans une représentation de la famille définie à partir d’un seul foyer, et omettent de considérer la dimension plurielle de l’espace familial recomposé, où l’enfant circule entre plusieurs lieux parentaux. Par conséquent, le parent non gardien est très facilement « évacué » de la vie de l’enfant, et ne dispose dans le meilleur des cas que d’un droit de visite. Quant à son éventuel conjoint, qui entretient lui aussi des liens avec l’enfant, il n’est jamais mentionné et semble ne pas exister. Les témoignages d’un certain nombre d’enfants de familles recomposées montrent pourtant que ce couple « non gardien », s’il est appréhendé différemment du fait d’une corésidence non quotidienne, conserve une grande importance. En outre, la vie commune suffit-elle à fonder une relation parentale entre un enfant et le conjoint de son père ou de sa mère ?
79La place et le rôle beau-parental dans le cadre de la vie commune ont fait l’objet de nombreuses études sociologiques, qui se sont intéressées à diverses questions : la répartition des tâches domestiques et des soins aux enfants (Le Gall, 1996 ; Blöss, 1996 ; Cadolle, 2000), la santé de l’enfant (Théry & Dhavernas, 1991), le suivi scolaire (Théry & Dhavernas, 1991 ; Blöss, 1996 ; Cadolle, 2000), l’autorité ou l’entretien financier de l’enfant, etc. Pour tenter d’enrichir la réflexion initiée dans ce domaine, arrêtons-nous sur quelques thèmes.
Vie commune et attitudes éducatives : l’exemple de l’autorité
80La question de l’autorité du beau-parent à l’égard de ses beaux-enfants est loin d’être neuve (Théry & Dhavernas, 1991 ; Blöss, 1996 ; Cadolle, 2000). Sans doute est-elle incontournable pour le chercheur qui s’intéresse à la définition des rôles « parentaux » dans les familles recomposées. Peut-être, de surcroît, n’est-elle pas épuisée. Nous l’abordons ici rapidement, en interrogeant simplement sa relation à la corésidence, afin d’ajouter quelques observations aux conclusions avancées par les travaux sociologiques. La volonté de traiter également les enfants dans un même foyer paraît tout d’abord essentielle. Florence raconte par exemple : « Très souvent, si j’ai envie de râler par rapport à Grégoire [le fils de son mari], je me dis : et si c’était Benjamin ? [son propre fils], et je transpose » (n° 19).
81Des relations fraternelles que nous venons d’évoquer aux liens beau-parentaux, la transition est aisée : lorsqu’il existe une fratrie recomposée, les règles de vie qui valent également pour chacun des enfants vivant au foyer ne peuvent en effet que rejaillir sur la définition du statut beau-parental, puisqu’il importe, en particulier pour le parent – beau-parent, de « ne pas faire de différences ». Le domaine du « vivre ensemble » devient ainsi le lieu du parental et de son affirmation, à l’égard d’une fratrie dont l’existence renvoie à la redéfinition de l’ensemble des liens constituant la nouvelle entité familiale. Anna raconte ainsi de quelle façon son frère et la fille de son beau-père, nés la même année, étaient traités au sein du foyer de façon identique par sa mère et par son beau-père :
Jérôme et Judith c’était un ensemble. Quand il y avait du chahut, c’était ma mère qui allait râler, aussi bien pour l’un que pour l’autre. Je pense qu’il n’y avait pas tellement de distinctions entre l’un et l’autre. [...] Ça se passait bien justement parce qu’Antoine (le beau-père) supervisait un peu les deux qui avaient le même âge. Donc dans la mesure où il éduquait sa fille, il éduquait en même temps Jérôme mais à partir du moment où sa fille est partie [...] il a cessé un peu de s’occuper de Jérôme, peut-être, il n’a plus voulu avoir une certaine autorité sur lui... (n° 14).
82S’interrogeant sur les raisons de la reconnaissance d’une autorité beau-parentale au sein de la famille recomposée, Sylvie Cadolle (2000) remarque que le statut de beau-parent « gardien » en est un élément déterminant, même s’il n’est pas suffisant. Le fait, pour le beau-parent, d’être par ailleurs parent d’un enfant vivant lui aussi au foyer recomposé contribue aussi à l’installer dans une position éducative à l’égard de l’enfant de son conjoint. La cohabitation crée ainsi un espace où le lien de filiation biologique perd de son importance dans une répartition nouvelle des relations « adultes-enfants », définies par la place que les enfants occupent ou non au sein du foyer. Gilles, père et beau-père de trois enfants vivant dans sa maison, constate que la communauté de vie crée pour lui une fonction parentale spécifique. S’il traite également l’ensemble des enfants cohabitants de la fratrie recomposée, il en va différemment avec la fille aînée de son épouse qui ne vit pas avec eux au quotidien.
Avec Corinne il y avait des possibilités de conflits, mais moi je ne disais jamais rien. Il y avait des choses qu’on interdisait aux trois autres, et quand Corinne venait, comme elle vient beaucoup moins souvent, je la laissais faire. J’ai plus de difficultés avec elle parce qu’elle ne vit pas là. Avec les autres c’est beaucoup plus facile. Il y a toute une échelle (n° 18).
83Parfois aussi, le beau-parent échoue dans sa volonté de s’inscrire, à travers la vie commune, dans une position parentale à l’égard des enfants de son compagnon. Ghislaine a rencontré Gérard peu de temps après son divorce, alors qu’elle vivait seule avec ses deux enfants. Assez rapidement, elle est venue s’installer chez lui avec Marius et Valentine, alors âgés de huit et dix ans.
Mon conjoint a quarante ans et n’avait jamais eu de vie commune avec une femme. Et ça a pas été très facile hein. Ça a même été très difficile. [...] Il y avait vraiment quelque chose qui n’allait pas avec Marius. Mais pourtant Marius, je crois qu’au début, Marius avait envie d’avoir un... un copain, quoi. Mais dans leurs relations, il faisait sans arrêt référence à son père. Donc ça pouvait pas marcher. C’est-à-dire... d’une part Gérard a peut-être voulu avoir un rôle parental trop autoritaire d’emblée. Il n’avait aucun enfant, mais il avait le désir que ça se passe très bien, et il voulait s’investir en tant que père. Et il s’est forcément heurté à un échec parce que mes enfants le refoulaient, même s’il leur apportait beaucoup (n° 23).
84Au bout de quelques mois, Marius quitte le domicile maternel pour aller vivre chez son père. Deux ans plus tard, c’est Valentine qui souhaite partir, mais sa mère parvient à la convaincre de demeurer avec elle. Lors de l’entretien, qui s’est déroulé quatre ans après le début de la cohabitation, Marius refusait complètement, en raison de nouveaux conflits, de se rendre chez sa mère. Ghislaine parlait alors d’un autre projet : celui d’un nouvel enfant. « C’est quelque chose qui est souhaitable, envisageable, souhaité... Mais ça ne marche pas. [...] On n’avait pas envie non plus de faire tout ce qui est fécondation in vitro... D’abord j’ai une quarantaine d’années, c’est un âge qui est limite. » Lorsque nous évoquons l’idée d’une adoption, elle répond encore par la négative : « Je ne crois pas que mon compagnon soit capable d’adopter des enfants. [...] Si ç’avait été un enfant attendu, une grossesse vécue, etc. Mais adopter un enfant, non. »
85L’échec de l’expérience de la corésidence, au cours de laquelle le compagnon de Ghislaine s’est révélé incapable de trouver une place « juste » auprès de ces enfants qu’il n’avait pas conçus, paraît indissociable de ce jugement. La corésidence, en fournissant le socle d’une vie familiale, que ce soit dans la réunion d’enfants de lits différents ou dans la simple coexistence d’un beau-parent avec l’enfant de son conjoint, est ainsi le lieu où s’éprouve le caractère « parental » des relations familiales recomposées, où les statuts des uns et des autres sont redéfinis, trouvant ou non un équilibre, une légitimité.
Relations « nourricières » et corésidence
86Le fait de vivre ensemble peut privilégier l’instauration des règles de la vie « familiale », mais aussi l’éclosion de relations que l’on peut définir comme « nourricières ». Ce terme, comme nous allons le voir, renvoie à divers aspects de la vie familiale recomposée. La nourriture dans ce qu’elle a de plus concret, la question de l’argent dépensé pour l’entretien du bel-enfant mais aussi les soins « nourriciers » qui peuvent lui être apportés : autant d’éléments qui peuvent être questionnés dans le contexte de la corésidence.
La cuisine familiale recomposée
87La cuisine, lieu de la préparation et du partage des repas familiaux constitue un des lieux « stratégiques » de la recomposition. « On a commencé par les travaux de la cuisine parce que c’est un lieu qui pour nous est important, c’était un lieu convivial, c’est un lieu de rassemblement » (n° 18), commente Martine en nous faisant visiter la maison qu’elle a récemment achetée avec Gilles. Ce rassemblement est d’ailleurs plus ou moins important dans la famille recomposée, en fonction de la présence ou de l’absence des enfants qui, tous, ne résident pas au foyer recomposé : les « “nouvelles familles nombreuses” sont en fait des “familles accordéons” qui rassemblent à leur table familiale tantôt trois personnes, tantôt sept, en fonction des allées et venues des enfants entre leurs différents foyers » (Théry, 1996 : 166). C’est aussi autour de cette table que se retrouvent, après le départ des enfants les plus grands, l’ensemble des membres de la famille recomposée. Mais c’est avant tout dans le quotidien que le repas constitue un moment essentiel : véritable « rituel de légitimation » (Burgoyne & Clarke, 1986 : 37), le repas familial est un petit événement autour duquel s’instaure une nouvelle organisation. Gilles raconte par exemple :
Il y avait des différences sur des points de détail, sur des choix de... sur des habitudes, des habitudes de vie donc... C’est vrai que moi j’étais assez... par rapport aux repas par exemple, habitué à faire un peu n’importe quoi, à manger un peu n’importe quand, et bon là du jour au lendemain, ça devient... [...] Alors qu’avant on s’arrangeait avec Louise, c’était à deux heures près. Mais là il fallait des horaires, il fallait des... Et ça c’est pas si facile que ça à mettre en place... (n° 18).
88Réunissant les nouveaux cohabitants, la table familiale peut être aussi bien le lieu de la convivialité que « le champ de bataille où se déploient les tensions propres à la famille recomposée » (Burgoyne & Clarke, 1986 : 31). Qu’ils s’y retrouvent en harmonie, ou s’y opposent en conflits divers, les enfants, parents et beaux-parents de la famille recomposée sont rarement indifférents à ce qui se dit et s’échange autour de cette table. Au fil des récits, on découvre que ces repas sont aussi l’occasion de préparations culinaires dont la confection et l’appréciation constituent un enjeu non négligeable. La cuisine familiale contribue en effet à la définition du rôle et du statut beau-parental, la belle-mère étant plus souvent aux premières loges, du fait d’une division relativement traditionnelle des tâches qui lui attribue encore, dans une majorité de cas, la responsabilité des repas. Sa façon de faire la cuisine peut ainsi devenir l’objet de commentaires acerbes : « Sa spécialité, c’est le gratin de restes », remarque ironiquement Anna au sujet de la seconde épouse de son père. On comprend dès lors que la belle-mère elle-même puisse percevoir ce rôle comme une « épreuve », où se jouent sa place et son statut. Christine, mère de deux jeunes enfants, s’est mariée avec Pierre, père de deux adolescents qui partageaient leur vie entre les foyers paternels et maternels, selon le principe de la résidence alternée. Dès les premiers temps de la nouvelle cohabitation, Christine a dû assumer seule l’ensemble des tâches ménagères et des responsabilités quotidiennes, Pierre se vouant entièrement à ses obligations professionnelles.
Moi j’étais toute seule avec deux petits et tout d’un coup il a fallu gérer tout ce monde-là. Je n’avais pas l’assurance que j’ai maintenant. Dans mon premier mariage, je ne faisais pas la cuisine, je ne me préoccupais pas de tout ça. Et ils ont bien vu que je manquais d’assurance (n° 22).
89Cette inquiétude marque souvent les débuts de la vie familiale recomposée, quelle que soit l’expérience domestique et culinaire du beau-parent. Elle se transforme parfois en sentiment de rivalité à l’égard de l’autre parent, et ce d’autant plus que les rôles sont partagés dans la préparation des repas. Florence, l’épouse de Julien, belle-mère de deux garçons vivant au foyer recomposé, raconte ainsi :
Ce qui a été difficile c’est que moi pendant vingt ans j’assumais tout de A à Z, toute la vie ménagère, la vie familiale ; et puis je me suis retrouvée avec Julien, qui partageait beaucoup les tâches avec sa femme, et qui est resté trois ans tout seul. Et donc il avait l’habitude de faire les courses, de faire la cuisine, tout ça. Et je me suis rendu compte que faire les courses et faire la cuisine, c’était un sacré pouvoir que tu avais sur la famille. Parce que tu as le pouvoir de faire plaisir, de faire un petit plat qui plaît à un tel, et moi je me suis rendu compte que quand Julien faisait la cuisine et que ses enfants disaient « oh, c’est bon », tout ça, moi je dis pas que je le vivais mal mais je me disais oh, ce que je fais ils aiment pas trop. Alors que maintenant, l’autre jour je leur ai fait un gratin de courgettes et Laurent n’a pas bien aimé mais à son âge c’est normal, et Grégoire il a dit « oh ben c’est bon, c’est vachement bon ». Petit à petit ils s’y mettent. Et puis maintenant, de temps en temps c’est lui qui fait la cuisine, de temps en temps c’est moi (n° 19).
90Plus rarement, c’est au beau-père que revient la préparation des repas quotidiens. C’est le cas d’Hervé, qui vit depuis deux années avec Geneviève et sa petite fille : s’il ne travaille pas, et ne participe donc que très peu à l’entretien de sa belle-fille, il n’en occupe pas moins un rôle nourricier important à son égard (n° 27). A travers ces détails anodins transparaît la valeur que l’on attribue dans notre société au seul fait de nourrir, dans la relation adulte-enfant.
91Au-delà du contenu de ce qui est mangé, la façon de donner, de recevoir la nourriture est aussi très importante. Les repas sont ainsi l’occasion de tensions où les habitudes éducatives de l’un et de l’autre parent entrent en concurrence : ce que mangent les enfants et la façon dont ils le mangent constitue un thème récurrent dans les entretiens. Christine raconte ainsi : « Moi je sortais d’une période d’instincto-thérapie, alors on mange ce qu’on veut, quand on veut, tout cru... Bon ! Évidemment, Agathe elle en a vachement profité pour manger un peu ce qu’elle voulait » (n° 22)... ce qui n’était pas du goût de Pierre, beau-père d’Agathe et père de deux adolescents vivant dans la maison.
92« Laurent, il mange trop. Pour son âge, il mange trop. Et bon, de temps en temps, je lui ai dit : “Écoute, ça suffit, tu as assez mangé”, alors que Julien serait prêt à lui donner un peu plus », remarque aussi Florence (n° 19). Celle-ci, dont le premier mari, père de ses trois enfants, était très exigeant dans le domaine des manières de table, s’est aussi rendu compte qu’elle supportait mal les comportements de ses beaux-fils :
Au début j’étais super chiante avec Laurent sur sa tenue à table. Et puis d’un seul coup je me suis dit c’est pas vrai. Je fais comme Hugues (son exmari) faisait. Et ça j’ai dit non, je peux pas. Mais c’est vrai que tout au début, j’étais très très gênée par la tenue de Grégoire à table aussi. Et puis maintenant, je m’y habitue, alors de temps en temps, je dis « allez, tiens-toi bien quand même ».
93Le repas familial est aussi le lieu de l’exercice d’une autorité potentielle pour le beau-parent. Dans le cas de Florence, cette autorité paraît plus facile à exercer, puisque ses beaux-enfants n’ont plus leur mère. La responsabilité qui lui revient à l’égard de ces derniers n’en est cependant que plus lourde, et c’est encore dans le contexte d’un repas qu’elle en évoque les difficultés, du fait de ses habitudes éducatives différentes de celles de Julien.
Julien il m’a dit : « Je veux pas que tu gifles », et moi ça part très souvent. [...] Moi j’ai la main très leste. Et ça, je ne veux pas être la marâtre qui frappe. Et ça c’est très difficile parce que c’est très impulsif. Donc c’est quelque chose qui n’est pas facilement contrôlable. Alors un jour à table, je faisais une réflexion à Laurent et je sais pas... Bon j’avais envie de lui flanquer une gifle parce qu’il avait une tête à claques. Et puis je me suis retenue, mais tout d’un coup je lui ai pris le bras mais avec une violence, du coup il avait sa fourchette dans la bouche, je me suis dit merde, je lui ai fait mal. Je le vois tu sais il avait des larmes, alors je lui ai dit, mais comme une gamine qui... « Qu’est-ce que t’as ? Allez mange. » Oh là là j’étais malheureuse comme tout hein... J’étais pas fière.
94L’homme qui arrive dans le foyer à travers la personne du nouveau conjoint de la mère est aussi, comme on nous l’a dit plusieurs fois, celui « qui tape sur la table ». C’est l’expression qu’utilise par exemple Thérèse pour évoquer les relations de son fils Valentin avec François, son compagnon. Celui-ci vivait avec eux ainsi qu’avec Sabine, la fille de Thérèse, depuis deux années au moment de l’entretien. Le père de Valentin et Sabine, qui s’occupait de ses enfants selon l’organisation classique du droit de visite et d’hébergement (une fin de semaine sur deux ainsi que la moitié des vacances scolaires), est décrit comme un homme relativement absent sur le plan éducatif.
Valentin a vu qu’un père c’était quelque chose, un homme ça tapait sur la table, et ça a posé des problèmes... François s’entend très bien avec eux. Il joue beaucoup avec Valentin, et il lui parle aussi, mais il représente une autorité importante, parce qu’il a lui-même été élevé un petit peu à la baguette, de façon très traditionnelle, et il y a des attitudes de Valentin qui le choquent, par exemple pendant les repas... C’est souvent à table qu’il y a des problèmes, parce que c’est vrai que Valentin prend de la place, il mange mal, etc. Donc François intervient, et c’est surtout Sabine qui réagit, qui prend mal son intervention par rapport à Valentin (n° 29).
95Outre la nourriture et la table familiale, la dimension « nourricière » des liens parentaux s’incarne également dans l’entretien financier de l’enfant.
L’argent et l’entretien de l’enfant. « Dis-moi ce que tu paies... »
96Si la norme égalitaire prétend souvent dominer les comportements « familiaux » du point de vue éducatif, qu’en est-il de l’organisation et de la répartition des charges et des dépenses qu’occasionne la vie familiale ? Que traduisent les négociations, les arrangements réalisés autour des questions financières des dynamiques relationnelles en jeu dans la corésidence ? Didier Le Gall et Claude Martin (Le Gall & Martin, 1990 et 1991b ; Martin, 1997) ont abordé la question de l’argent dans les familles recomposées comprenant des enfants d’âges variés, en montrant comment sa gestion reflétait les logiques en jeu au sein du foyer : soit celui-ci, pensé comme famille, est le lieu d’un investissement désintéressé, sans qu’il soit tenu compte des différentes origines des enfants qui y vivent, soit cette cohabitation se fait dans une logique « comptable » où chacun assume la responsabilité financière de son ou de ses enfant(s).
97Nous n’avons pour notre part rencontré que des familles où les parents et beaux-parents affirmaient « ne pas compter », mettant en commun leurs ressources sans considérer les différentes origines des enfants. Ces derniers ont néanmoins un parent non gardien dont la participation est à considérer. La question de l’argent dans les familles recomposées se pense donc, comme l’ont d’ailleurs noté Didier Le Gall et Claude Martin, hors des limites du foyer.
98Dans tous les cas rencontrés, la corésidence jouait cependant un rôle très important, y compris dans la répartition des dépenses entre les père et mère de l’enfant : dans plusieurs familles en effet, les fratries étant séparées du point de vue de la résidence quotidienne, chaque parent entretenait entièrement l’enfant qui vivait avec lui, ne participant plus, ou presque, aux dépenses concernant celui qu’il ne voyait que le week-end et les vacances. Ce système permettait d’éviter que soit payée une pension alimentaire. Ainsi Ghislaine élève-t-elle sa fille avec ses ressources et celles de Gérard, son compagnon, tandis que Marius, son fils aîné, qui ne vit plus chez elle, est entièrement à la charge de son père. Au moment de notre enquête, Martine assumait entièrement les dépenses concernant sa fille Pauline, son ex-mari finançant les études de leur fille Corinne, et versant en revanche une pension alimentaire pour leur fils Christophe, qui vivait chez sa mère. La circulation des ressources suit donc celle des enfants, redessinant la trame des relations affectives et familiales.
99Il arrive aussi que la participation des parents à l’entretien des enfants ne soit pas équivalente : le parent non gardien n’assume pas toujours sa part de l’entretien de l’enfant résidant au foyer recomposé. Lorsque celle-ci est très faible, ou inexistante, le beau-parent – le plus souvent le beau-père – est amené, on le sait, à s’investir largement dans l’entretien quotidien de l’enfant de sa compagne ou de son épouse (Le Gall & Martin, 1991b ; Blöss, 1996). C’est le cas par exemple d’Alexis, qui vit avec Marine et sa fille, dont le père verse depuis peu de temps une pension avoisinant les trois cents francs (45 euros) mensuels. Marine travaillant à mi-temps, Alexis participe pleinement à la vie familiale et aux dépenses concernant Coline.
C’est-à-dire que moi je m’en occupe comme si c’était ma fille. Si elle était à moi je serais obligé de le faire donc je vois pas pourquoi je le ferais pas. Quand on rentre dans une famille on sait ce qu’il y a, je pense, on doit savoir ce qui nous attend. Bon après on le fait ou on le fait pas mais bon, si on le fait, faut le faire à fond (n° 28).
100Sylvie Cadolle analyse avec finesse le rôle symbolique de l’argent dans la relation beau-parentale, montrant comment le beau-père demeure couramment associé à la figure du pourvoyeur de revenus, figure d’autant plus positive que celui-ci ne « doit rien » à ses beaux-enfants. Lorsqu’il vit avec eux, on estime cependant « normal » qu’il participe à leur entretien, au moins autant que le père non gardien, d’après certaines études américaines (Ganong et al, 1995). La corésidence pourrait ainsi fonder dans l’esprit de nos contemporains un lien « nourricier » à travers le rôle de pourvoyeur attribué au beau-père. En quoi consiste, dans nos familles, cette participation ? Elle est d’abord, le plus souvent, limitée à la vie quotidienne, c’est-à-dire à ce qui concerne l’alimentation et le logement, et s’étend aussi aux dépenses occasionnées par les vacances. Ce qui a trait à la personne de l’enfant – les frais médicaux, scolaires, les vêtements – est en général à la charge du ou des parents biologiques, comme l’avait montré l’étude d’Irène Théry et Marie-Josèphe Dhavernas (1991). On retrouve cette distinction dans nos témoignages, sauf lorsque en l’absence du père ou de sa participation, le beau-père est le principal pourvoyeur de revenus. Reportons-nous à l’histoire de David. Élevé par sa mère, divorcée, avec son frère et son oncle, il voit sa vie changer lorsque sa mère rencontre un riche notable de province : celui-ci l’installe, avec ses enfants et son frère, dans une grande maison, et devient à la fois un beau-père et un père (la mère de David aura encore quatre enfants) très traditionnel.
Ma mère s’était donc installée avec un homme qui était riche, par rapport à ce que nous étions nous, qui avait de l’argent quoi. [...] Ma mère elle touchait l’argent toutes les semaines. Pour toute la maison. Et c’était l’occasion d’une discussion qui se passait tous les dimanches soir, après le repas. Elle commençait en disant « oh Gaston j’ai besoin de ». Mais c’était sur le ton de la supplique presque. « Oui il me faut acheter des pull-over, il me faut acheter des chaussures à un tel... » Il fallait plaider la cause (n°2).
101Cet argent servait à tout acheter pour les enfants. Tout, ou presque :
Le seul truc qu’elle avait, et qu’il ignorait, c’était les allocations familiales. Et donc comme ses enfants, c’est elle qui les élevait1, elle avait les allocations familiales. Et même moi, la première année j’avais une bourse, parce qu’elle m’avait déclaré comme mère seule. Ça lui faisait un pécule. Et donc elle avait ça complètement secret, qui lui permettait de s’acheter quelques bricoles... Parce que c’était très serré avec lui. [...] Noël c’était très important. Là il y avait des cadeaux, et ma mère veillait scrupuleusement à ce qu’on ait tous la même chose. Et ça elle le faisait sur son pécule, parce que lui c’était un peu la vieille école. Il était pas radin mais... Il trouvait toujours qu’on gaspillait.
102A cette figure de pourvoyeur unique des ressources familiales fait écho celle d’Alexis qui est le seul beau-père qui achète des vêtements à sa belle-fille, dont le père ne participe quasiment pas à son entretien. « Oui, les habits, parce qu’il achète beaucoup [...]. Il lui achète souvent des habits, même à son anniversaire, parce qu’elle a déjà tellement de jouets », explique Marine. « C’est-à-dire qu’elle travaille que la moitié du temps alors si elle devait tout acheter la pauvre ! » renchérit Alexis (n° 28).
103Cependant, dans la majorité des familles que nous avons rencontrées, la participation du beau-père se limite aux frais relatifs à la vie quotidienne. En outre, même à l’intérieur de ces limites, la répartition des charges dans le couple reflète la façon dont est vécue la recomposition. Ghislaine est venue s’installer chez Gérard avec ses enfants. Les relations beau-parentales, très difficiles, ont rapidement mené au départ de Marius, le fils aîné de Ghislaine, tandis que Valentine, sa fille, restait à la maison avec elle. Voici comment sont actuellement réparties les dépenses : « Alors au niveau des charges du foyer, moi je paie tout ce qui est alimentation, je paie le téléphone parce que c’est à usage semi-professionnel. Et c’est lui qui règle l’électricité, l’eau, le gaz, les impôts locaux » (n° 23).
104La maison appartient à Gérard : tandis qu’il accueille chez lui la mère et sa fille, continuant de payer seul les charges relatives aux murs et à leur occupation, Ghislaine paie la nourriture ainsi que tout ce qui a trait à l’entretien direct de Valentine. Finalement, la corésidence n’implique Gérard que très partiellement dans l’entretien de sa belle-fille, ce qui reflète la faiblesse du rôle parental qu’il occupe à son égard. Ainsi, dans les milieux sociaux que nous avons majoritairement rencontrés, l’argent ne fonde un lien entre le beau-parent et le bel-enfant que par le fait de la vie commune, et cela est encore discutable lorsque l’on s’intéresse au détail de ce qui est payé par l’un et l’autre des adultes qui vivent avec l’enfant.
105Qu’en est-il de ce partage lorsque l’enfant demeure financièrement dépendant tout en ayant quitté le foyer parental ? C’est au sortir de la corésidence que le problème de la répartition des charges relatives à l’entretien des enfants se pose avec le plus d’acuité. En effet, pour la première fois – sauf lorsque l’un des adultes paie une pension pour un enfant qui vit chez son autre parent – de l’argent sort du foyer pour être donné à l’enfant. Dans les témoignages analysés par Sylvie Cadolle, la belle-mère apparaît encore comme une « concurrente » des enfants sur le plan financier : « Les enfants du premier lit, autant que la belle-mère, ont concurremment le sentiment d’avoir des droits sur ce que gagne le père » (Cadolle, 2000 : 131). Nous avons retrouvé cette « rivalité » dans le témoignage de Louise. En l’absence de sa mère, et du fait de son récent départ du foyer parental, Louise était au moment de l’entretien la seule enfant du foyer recomposé qui soit intégralement entretenue par Gilles et Martine par chèque interposé. Corinne recevait une aide de son père, et Pauline vivait encore au foyer parental, entretenue au quotidien par Gilles et Martine, mais en instance de départ. Louise, en perdant sa mère, a par ailleurs reçu un héritage important, qui est l’occasion de très douloureux conflits juridiques l’opposant à ses grands-parents maternels. Cet héritage semble représenter pour elle une très lourde charge, y compris dans ses relations familiales recomposées.
Et puis une autre fois par rapport à mon argent, parce que j’ai un héritage et j’ai des intérêts, et quand j’ai pris l’appartement il y a eu un moment où j’ai été à découvert et on n’a pas pu faire le virement au propriétaire... Et Martine m’a dit : « Mais je comprends pas pourquoi tu prends pas tes intérêts. » Je lui ai dit : « Mais je pioche pas dans mon argent, je pioche pas dans mon héritage. Moins je le vois, mieux je me porte donc... » Et elle comprenait pas, elle comprenait pas pourquoi je le prenais pas cet argent. [...] Je sentais qu’elle préférait que je prenne cet argent-là plutôt que d’en demander à mon père. On n’a pas du tout la même notion de l’argent donc du coup il y a des conflits par rapport à ça. Parce que Gilles me donne de l’argent, Gilles et Martine me donnent de l’argent tous les mois, et... Bon moi j’ai rien demandé, j’ai jamais demandé, ils ont voulu m’en donner et ils n’en donnent pas à Pauline et Corinne. C’est pas mon problème, bon mon père m’en donne, c’est le principal. Et quand j’ai eu cette histoire-là elle comprenait pas pourquoi je prenais pas cet argent. Je lui ai dit : « Mais là je me débrouille avec ça et je veux pas prendre... » Tu te rends compte, si je commence à piocher sur mon héritage je m’en sors plus quoi. Tu sais plus... Bon c’était pas méchant mais c’est vrai que des fois par rapport à l’argent il y a des trucs où on n’est pas sur la même longueur d’onde. Mais Pauline et Corinne agissent un peu de la même façon, pour elles je suis très riche. Parce que j’ai hérité et que j’ai de l’argent et elles... Même si on a la même somme d’argent tous les mois, pour notre appartement elles partent du principe que je suis dix fois plus riche qu’elles. Moi je leur dis : « Cet argent je n’y touche pas, arrêtez de me pomper l’air avec ça, si vous voulez on fait un échange, je veux récupérer ma mère et vous donner mon fric, il n’y a pas de problème. » [...] C’était surtout au moment où je suis partie, de savoir que mon père allait me donner de l’argent, il y a eu une histoire d’allocations familiales, puisque moi j’avais moins de vingt ans et Martine voulait pas qu’on dise que j’étais partie, et j’ai dit non, moi je pars, je change d’adresse, point, je veux pas avoir des adresses différentes selon les organismes, mentir à l’un pour avoir les avantages de l’autre, je veux pas (n° 18).
106La situation particulière de Louise illustre simplement avec plus d’acuité les situations d’inégalité qui peuvent aussi résulter de la réunion d’enfants dont les parents non gardiens ont des revenus différents ou participent à divers degrés à leur entretien. On y relève cependant une réelle difficulté à gérer les conséquences de la recomposition des liens familiaux du point de vue du partage des ressources financières. Qui doit payer, combien, et à qui ? « Je n’ai rien demandé, j’ai jamais demandé », se défend Louise, comme si la présence de Martine dans la vie de son père lui enlevait sa légitimité à bénéficier d’un entretien financier. C’est justement parce que le couple constitue une nouvelle entité économique que sa position de dépendance est si difficile à tenir : si elle peut demander de l’argent à son père, elle ne se sent pas en droit de recevoir la même chose de Martine, à qui elle attribue des réticences qui ne tiennent probablement, comme elle le dit, qu’à une manière différente de gérer les ressources financières. La question de la répartition des pensions au sein de la fratrie provoque un malaise similaire, lorsque Louise évoque, sur notre demande, la façon dont sont financées chacune des filles de la famille recomposées, toutes trois étudiantes. Lors de l’entretien, Pauline s’apprêtait donc à quitter la maison parentale pour prendre un appartement.
C’est Gilles et Martine qui me font un chèque, et je crois que c’est pris sur leur compte commun [...] Oui... Corinne je crois que c’est son père qui s’occupe d’elle, et puis Pauline... Je sais pas s’ils vont lui donner de l’argent. Ils n’en ont pas parlé. Comme elle déménage... [...] Elle sait que moi ils me donnent de l’argent. Mais elle sait pas pour elle. Elle pense peut-être que c’est seulement Gilles... Moi j’en parle pas parce que j’ai pas à me...
107L’imprécision, le silence que provoquent ces questions sont récurrents dans les entretiens réalisés auprès des beaux-enfants. De façon générale, nos témoignages montrent une grande réserve en ce qui concerne l’argent. Les beaux-enfants nous ont le plus souvent fait part de leur ignorance et, plus encore, de leur volonté de ne rien savoir des arrangements financiers de leurs parent et beau-parent. Il faut néanmoins tenir compte du milieu social d’appartenance de ces « enfants », issus des classes moyennes ou supérieures, où les deux parents travaillent le plus souvent. Les questions d’argent qui peuvent s’y poser ne sont que rarement critiques : ces enfants et leurs parents n’ont dans leur majorité manqué de rien, aucun n’a connu l’urgence et le dénuement économique que peuvent rencontrer les familles recomposées dans des milieux socio-économiques moins favorisés. C’est pourquoi ce thème pouvait être pudiquement évité, comme un sujet un peu incommode, posant de manière trop directe la question de la place de l’enfant dans son foyer recomposé.
108Du point de vue financier comme dans le domaine des relations éducatives entre adulte et enfant, il semble que la corésidence ne « fonde » pas un rôle parental pour le beau-parent, même si elle constitue le socle de relations potentiellement familiales, qui sont investies à différents degrés par les membres de la famille recomposée, en fonction de la composition et de l’histoire de celle-ci. Nous avons évoqué, à travers la cuisine et l’entretien de l’enfant, les signes de l’existence d’actes « nourriciers » au sein de la vie quotidienne recomposée. Peut-être faut-il maintenant en replacer la teneur au sein d’un ordre temporel. En effet, la diversité relationnelle qui caractérise les familles recomposées se montre plus facile à lire dès lors que l’on s’intéresse aux relations beau-parentales nées précocement dans la vie de l’enfant.
Le temps de l’enfance comme temps nourricier
109Les relations beau-parentales nouées dans la première enfance font l’objet d’un discours « à part ». Elles bénéficient plus aisément d’une reconnaissance « parentale » que les liens advenus plus tard dans l’histoire de l’enfant. Comme d’autres beaux-enfants dont le parent a renoué précocement une nouvelle union, Dominique évoque par exemple son beau-père entré dans sa vie alors qu’elle n’avait que quelques mois : « Oui, et je l’ai toujours considéré comme mon père aussi, il m’a toujours élevée, il s’est toujours occupé de moi » (n° 3).
110Il importe peut-être de s’arrêter un temps sur les logiques qui accompagnent cette reconnaissance. Comment qualifier le lien qui se construit entre le beau-parent et le bel-enfant lorsque ce dernier est encore tout petit au moment de la recomposition ? A quels principes fait-il appel dans le discours de nos interlocuteurs ? Dans notre société, comme dans beaucoup d’autres, la petite enfance est le temps par excellence de l’exercice d’une relation « nourricière » : l’enfant, particulièrement dépendant, vit sa relation aux adultes à travers les soins qu’il reçoit, que ceux-ci tendent à assurer son développement et son bien-être physiques ou son équilibre affectif et ses progrès intellectuels. La relation adulte-enfant se noue ainsi dans les gestes d’« élevage » et d’éducation, les soins, les jeux et la tendresse qui existent entre ses protagonistes. Ces gestes sont essentiels pour la façon dont l’enfant ordonne sa perception de l’univers parental recomposé. Mathilde compare ainsi les couples et les foyers qu’ont reformés son père et sa mère, après une séparation advenue alors qu’elle avait quatre ans.
[...] dans ma construction d’adulte, le couple parental de mon père a beaucoup d’importance. Mais petite, il y avait un certaine préférence de... chez ma mère. C’est aussi une question d’approche de l’enfant. On a une mère très affectueuse, très « maman-poule ». On avait l’habitude d’être très entourées alors qu’on a un père qui est... un petit peu distant, enfin qui a du mal avec les enfants (n° 16).
111Le rôle nourricier du parent est cependant d’autant plus facilement reconnu qu’il s’agit ici de la mère, et que Mathilde et sa sœur vivaient avec elle au quotidien. En outre, c’est aussi dans ce foyer maternel que sont ensuite nés deux demi-frère et sœur, enfants du beau-père de Mathilde, arrivé dans sa vie quatre ans après la séparation. Nous retrouvons ici la question de la corésidence et de son influence sur les liens de l’enfant aux divers adultes qui l’entourent. Dans l’histoire de Mathilde, la belle-mère, non gardienne, mais rencontrée à l’âge de quatre ans, se voit pourtant cependant reconnaître une place non négligeable. Mathilde et sa sœur se rendaient en effet chez leur père très régulièrement, une fin de semaine sur deux ainsi que pendant la moitié des vacances scolaires.
En fait, aujourd’hui adulte, je me dis heureusement qu’elle [la belle-mère] était là. Mon père il aurait pas été... Il sait pas, il te dira carrément que les enfants ne l’intéressent pas. Donc il savait pas. Il n’y a jamais eu d’animosité vis-à-vis de sa femme, et c’est vraiment une personne aujourd’hui qui vient souvent à la maison, même sans mon père, c’est pas du tout [...] C’était elle qui prodiguait les soins, qui faisait à manger, bon c’était elle quoi. [...] Elle dit que si on n’avait pas été là ils auraient eu des mômes. Ils se seraient donné les moyens d’en avoir. Mais dans la mesure où on était là, où ils avaient la joie d’avoir des enfants et en même temps pas le côté chiant... [...] Mais c’est pas, elle n’a jamais voulu prendre la place de ma mère, c’est une femme qui est très très claire. Donc elle a été aimante, mais... heureusement qu’elle était là.
112C’est ce rapport entre les soins et l’attention reçus par l’enfant petit et la reconnaissance qu’il accorde, à l’âge adulte, à son beau-parent, qui nous paraît intéressant. Peut-être faut-il, pour mieux le comprendre, interroger la place et le sens que notre société accorde à la relation « nourricière » qui s’instaure entre un adulte et un jeune enfant dans le cadre de relations quotidiennes ou régulières. Mais auparavant, voyageons un peu : car si la définition de ce lien ne paraît pas évidente aux yeux d’un Occidental, elle peut être chargée ailleurs d’une valeur sociale et symbolique qui ne fait aucun doute, créant même des liens parallèles ou concurrents aux relations nées de la filiation biologique.
Donner et recevoir : les enjeux de la parenté nourricière
« Le prix du labeur » ou la dette nourricière
113En Afrique, en Océanie ou au Brésil, de nombreuses sociétés témoignent d’une reconnaissance sociale des relations nourricières. Celles-ci s’appuient principalement sur le don de nourriture à l’enfant, mais elles peuvent s’étendre aux soins et à l’éducation donnés à celui-ci pour qu’il grandisse normalement. Pour mieux les définir, empruntons à Esther Goody (1982) cette définition qui correspond à celle du fosterage : d’abord associé au fait de nourrir et d’entretenir un enfant dans le cadre d’une délégation informelle des attributions parentales, il peut consister plus largement dans le fait de chérir, de soigner, d’élever avec des soins parentaux l’enfant d’un autre. La nourriture occupe toutefois une place fondamentale dans la définition du lien « nourricier », comme dans les sociétés océaniennes décrites par Monique Jeudy-Ballini (1998). Chez les Kamano de Nouvelle-Guinée, la femme qui élève un enfant avec les produits de son jardin peut dire, comme si elle l’avait porté en son sein, qu’elle lui a « mis sa chair ». Chez les Sulka de Nouvelle-Bretagne, « c’est le “labeur” (eha takopet) accompli par les parents adoptifs qui permet de nourrir et d’élever les enfants » (1998 : 37). Le mot pavloum, qui désigne à la fois l’adoption et le fosterage, est d’ailleurs également utilisé pour évoquer les soins et les travaux nécessaires à la culture des jardins et à l’élevage des porcs. Il s’agit ainsi de « faire pousser l’enfant ». Cet acte nourricier crée un véritable lien qui peut prendre une ampleur plus ou moins grande.
114De plus, il comporte un retour nécessaire, il a un prix. Ainsi, toujours chez les Sulka, « les adoptants ont l’exclusivité de la fonction d’autorité ». De plus, si l’adopté revient chez ses géniteurs, et que ceux-ci ne le renvoient pas, ils doivent s’acquitter auprès des adoptants d’un « paiement compensatoire de porcs, tubercules et objets précieux destinés à “dédommager le labeur” (sim a ngeha) des soins nourriciers prodigués par eux à l’enfant » (Jeudy-Ballini, 1992 : 127). Enfin, lorsqu’un garçon adopté se marie, « le paiement donné [par les parents adoptifs] pour le mariage d’un adopté engage théoriquement celui-ci, en contrepartie, à demeurer (ou à revenir) près de ses parents adoptifs afin de travailler pour eux et veiller à leurs besoins jusqu’à leur décès » (ibid. : 128). Il en va de même chez les Malais péninsulaires :
Quand la relation entre les preneurs et leur nouvel enfant s’est maintenue jusqu’au mariage de celui-ci et au-delà, on observe une circulation des biens de l’enfant vers ceux qui l’ont élevé ; cette aide en argent et/ou en biens est attendue de toute relation parent/enfant considérée comme « lourde ». Elle vient comme une juste compensation des soins et de l’affection dispensés de la naissance jusqu’au mariage (Massard, 1988 : 51).
115De la même façon, dans certaines sociétés africaines décrites par Esther Goody, la nourriture donnée dans la petite enfance crée des liens affectifs étroits entre l’enfant et celui qui a pris soin de lui. Lorsqu’un enfant change de gardien, les parents qui ont tenu auprès de lui un rôle nourricier doivent être dédommagés, « remboursés » pour ce qu’ils lui ont donné. De plus, l’enfant ainsi nourri contracte aussi le devoir de s’occuper, dans leur vieillesse, des parents qui l’ont élevé dans sa petite enfance, même si cette obligation s’inscrit dans un cadre informel (Goody, 1982). Dans les sociétés qui le reconnaissent et le valorisent socialement, l’acte nourricier est donc créateur de liens réciproques. Il n’est jamais gratuit et comporte des implications qui peuvent s’étendre au-delà du temps de l’enfance, sous la forme d’une dette contractée par l’individu nourri à l’égard de son ou de ses parents « nourriciers ».
116Notre société paraît à des années-lumière des univers traditionnels que nous venons d’évoquer... En quoi l’existence, dans ces cultures, de liens « nourriciers », peut-elle nous aider à envisager des relations nouées dans la petite enfance au sein de notre propre civilisation ? Essayons tout d’abord de nous rapprocher de celle-ci, au moins dans l’espace, même si plusieurs siècles vont encore nous séparer des familles recomposées...
Des liens chargés d’affection
117Très loin dans le temps, les recherches des historiens de l’Antiquité nous ont appris qu’existaient sous l’Empire romain, aux côtés de la filiation « civile » (que celle-ci soit d’ailleurs biologique ou adoptive), d’importantes relations établies sur la base d’un lien nourricier (Corbier, 1999). Dans leur sens littéral, celles-ci pouvaient d’abord concerner un individu et sa nourrice (nutrix) ou les enfants nourris par une même femme. On connaît l’importance traditionnelle, dans nos sociétés, de la « parenté de lait » unissant des enfants nourris au même sein, ou liant la nourrice à ceux qu’elle allaitait. Mais à Rome, les termes qualifiant la relation nourricière désignaient aussi tout lien entre un enfant et l’adulte, homme ou femme, qui l’élevait sans être son père ou sa mère. « Lorsqu’il ne concerne pas le nourrisson et sa nourrice, le terme alumnus(a) dénote une relation quasi-familiale entre une personne et celui ou celle qui l’a élevée, et qui d’ordinaire [...] ne lui est pas apparenté par le sang » (ibid. : 1283). Ces relations pouvaient, il est vrai se nouer avec de très jeunes enfants comme avec des « adolescents et de tout jeunes adultes ». Il n’en demeure pas moins que « dans le vocabulaire de la parenté, le mot alumnus est étroitement lié à la fonction d’alimentation et d’éducation » (ibid.).
118La différence fondamentale entre les relations de filiation biologique et ce lien particulier réside dans son caractère électif. Il concernait le plus souvent, hors de la parenté légale enserrée dans une rigoureuse hiérarchie sociale, des individus de statuts différents : la nourrice et l’enfant de ses maîtres, ou l’enfant d’esclave recueilli et élevé par un homme ou une femme d’une classe bien supérieure (Nielsen, 1987 et 1993). Quelles en étaient les conséquences, ou les implications ? Elles pouvaient mener à l’affranchissement de l’enfant nourri, de la nourrice ou du nourricier : « Pour les juristes romains, la nourrice, le “nourricier”, “éducateur” et “précepteur” (nutrix, nutricius, educator, paedagogus), le frère de lait (collactaneus) et le “nourri” (alumnus) font partie de ceux qu’il est légitime d’affranchir au même titre que les parents par le sang » (Corbier, 1999 : 280).
119Mais ce qui paraît qualifier davantage encore ces relations est l’intense dimension affective qu’elles comportaient. Mireille Corbier relève par exemple les termes familiers qui désignaient la nourrice ou l’enfant nourri : « Nutrix et mammula [diminutif de mamma] : c’est par ce doublet, révélateur peut-être de la façon dont il s’adressait à sa nourrice, qu’un sénateur désigne celle-ci dans l’inscription funéraire qu’il lui a fait graver » (ibid. : 1282). C’est peut-être dans les épitaphes dédiées par leurs riches parents nourriciers aux enfants alumni décédés que transparaît le plus clairement la dimension essentiellement affective de la relation. « Pour Ampliata, morte à quatre ans, sa petite esclave chérie (Uerna karissima), Pedania Primigenia a rédigé une épitaphe touchante où elle fait dire par la fillette à celle qui était, selon le droit, sa maîtresse, “ne pleure pas maman” » (ibid.).
120Ces liens fondés sur la tendresse parentale coexistaient ainsi avec les relations de filiation légales, sans leur faire concurrence – un alumnus ne pouvait hériter de son maître ou de sa maîtresse au même titre que l’un de ses enfants légitimes, même s’il recevait parfois un legs. Ici, le don nourricier s’accompagne moins d’une compensation matérielle, pour le parent nourricier, que d’une relation affective intense et reconnue comme telle par l’ensemble de la société. Ainsi, dans le monde romain, le lien nourricier semble d’abord créateur d’une relation de tendresse et d’affection entre le « parent » nourricier et l’enfant. Que peut-il en être dans notre société contemporaine ? Y trouve-t-on encore des relations désignées comme « nourricières » ?
Les relations nourricières contemporaines, ou la dette affective
121C’est par un ultime détour qu’il nous paraît utile d’aborder dans le monde contemporain la reconnaissance et l’existence de relations « nourricières » entre deux individus non apparentés par ailleurs. Une question préalable s’impose encore : quel type de relations peut aujourd’hui désigner le terme « nourricier » ? Au cours de nos lectures et de nos investigations, nous avons rencontré deux cas où, semble-t-il, les termes « nourrice », « mère nourricière », « famille nourricière » sont usités dans notre société. Le premier est celui des assistantes maternelles qui gardent les enfants à la journée, couramment appelées « nounous » par les parents2. Les relations nouées entre ces femmes, les petits enfants qu’elles gardent, et les parents de ces enfants ont fait l’objet il y a quelques années d’un intéressant travail de recherche (Fraysse, 1994). La deuxième situation où sont employés des termes reflétant l’idée d’un lien « nourricier » est celle des familles morvandelles étudiées par Anne Cadoret (1995) et Monique Pontault (2001) qui accueillirent en leur sein des enfants de l’Assistance publique, puis de la ddass. Concernant les parents de familles d’accueil, Anne Cadoret écrit ainsi : « Il y aurait le terme “nourricier” pour les désigner. Même si ce terme est obsolète puisque les gardiennes ne sont plus appelées “nourrices” mais assistantes maternelles, il continue à être utilisé. On constate alors que nourricier s’applique aux pères et mères de la famille d’accueil ainsi qu’à leurs enfants, qu’ils soient de famille ou élevés par eux » (1995 : 202). Que peuvent nous apprendre ces deux types de situation, très différents par ailleurs ? Trois points nous semblent importants : l’âge de l’enfant, la survivance des liens par-delà le temps de la relation nourricière proprement dite et la façon dont celle-ci est alors reconnue par les « enfants ».
122Chez les assistantes maternelles qui gardent les enfants à la journée, on trouve logiquement de très jeunes enfants, puisqu’ils ne vont pas encore à l’école. Dans le second cas, l’âge est très variable. Or, Anne Cadoret a noté l’existence d’une nette distinction entre les relations établies avec les enfants arrivés tout petits dans la famille d’accueil et ceux qui y viennent plus grands. Les premières sont décrites comme étant plus intenses, la séparation étant d’autant plus douloureuse lorsque l’enfant quitte sa famille d’accueil (Pontault, 2001). En outre, comme l’écrit Chantai Collard (1996) au sujet des enfants adoptés au Québec, les assistantes maternelles, comme les parents adoptifs, préfèrent un tout jeune bambin parce qu’« on peut le faire à sa main », voire « le dénaturer », le champ ouvert à la relation étant d’autant plus large que l’enfant est petit. Cela rend le lien nourricier plus intense ou facilite l’instauration d’une relation parentale adoptive. La relation nourricière est ainsi d’autant plus forte que l’enfant est jeune, ce qui advient aussi dans les familles recomposées.
123Mais qu’il s’agisse des « nounous », dont la tâche prend fin lorsque l’enfant entre à l’école, ou des familles d’accueil que l’enfant finit aussi par quitter, qu’advient-il de ces relations nourricières après la période de garde ? Pour les enfants placés en famille d’accueil, des contacts demeurent fréquemment, même si cela n’est pas systématique (Cadoret, 1995 ; Pontault, 2001). La dimension affective plus ou moins affirmée des liens noués avec l’assistante maternelle et sa famille, ainsi qu’avec les autres enfants accueillis, les aléas de la vie adulte entrent en ligne de compte pour faire de cette relation énoncée comme « nourricière » un lien éventuellement ressenti et vécu comme parental. S’agissant des assistantes maternelles qui gardent les enfants chaque jour et s’occupent parfois deux ou trois années consécutives du même bambin, les liens qui font suite à la petite enfance sont beaucoup plus fragiles. D’abord, l’enfant est très jeune à la fin de la période de garde. Ensuite, il a des parents, une famille autrement plus présente que celle des enfants placés par la ddass. Par conséquent, constate Catherine Fraysse, la nourrice est écartée du paysage familial dès que la période de garde se termine, et le maintien des liens, très aléatoire, n’est possible que lorsque existe un autre élément unificateur (la garde de plusieurs enfants de la même fratrie consanguine, la maladie d’un enfant, la proximité entre le foyer familial et le foyer nourricier, ou la connaissance par la nourrice des autres membres de la famille...). Les souvenirs que l’enfant conserve de sa nourrice sont finalement assez flous : « Le personnage de la nourrice appartient à l’enfant et à son passé » (Fraysse, 1994 : 21). En outre, et contrairement aux enfants nourris par d’autres dans les sociétés océaniennes ou africaines, les enfants occidentaux qui ont été chez une nourrice ne se sentent pas redevables des soins qu’ils ont reçus (Fraysse, 1994). Ce sentiment de dette ne paraît pas non plus tenir une grande place dans les discours des enfants « de l’Assistance », tels que les rapporte Anne Cadoret.
124S’il ne comporte pas nécessairement de réciprocité, peut-on parler d’un « don » au sujet de ces relations « nourricières »-là ? Dans ces deux cas, les seuls à notre connaissance où les termes « nourrice » ou « nourriciers » sont encore employés, ils correspondent à la fois à une position dans l’univers affectif d’un enfant, et à une profession rémunérée dans le cas des assistantes maternelles à la journée, ou à un statut défini par l’institution et pourvoyeur d’un revenu dans les familles d’accueil de la ddass. Il est un travail méritant salaire : « Le versement d’un salaire hebdomadaire ou mensuel traduit également les limites de l’emprise de la nourrice sur l’enfant. Tant qu’elle reçoit un salaire, elle doit veiller sur lui. Le contrat rompu, elle n’a plus aucune obligation à son égard et réciproquement. La rémunération présente annule toute idée de dette ultérieure » (ibid. : 40). Dans une société qui protège avec soin le caractère exclusif de la filiation, le versement d’un salaire ou d’un dédommagement rend ainsi possible et acceptable la délégation des fonctions parentales des parents à la nourrice ou à la famille d’accueil, parce qu’il annule symboliquement la dette que pourrait faire naître une relation « parentale » entre l’enfant et l’adulte qui s’occupe de lui. D’ailleurs, dans ce dernier cas, l’argent cesse d’être versé si jamais la famille d’accueil adopte l’enfant placé chez elle (Fine, 1998).
125Dans notre société, les relations désignées comme « nourricières » sont donc inscrites dans un cadre institutionnel et professionnel qui protège finalement le caractère exclusif des liens de parenté. Une seule catégorie de parents peut aujourd’hui nourrir, élever « gratuitement » un enfant et recevoir en retour l’amour de ce dernier : ceux qui sont désignés comme étant ses père et mère, de préférence naturels. Or, dans les familles recomposées, cette exclusivité du lien parental s’affirme justement clairement autour des comportements relatifs aux gestes quotidiens requis par la présence d’un jeune enfant.
126Ainsi, c’est au sujet des soins donnés aux plus jeunes enfants que semblent se jouer les plus fortes rivalités entre mère et belle-mère. Lors d’une intervention sur le thème des familles recomposées dans une association réunissant de jeunes mères isolées, en charge de très jeunes enfants dont le père avait parfois renoué une union, j’avais été frappée par une peur exprimée de façon identique par un grand nombre d’entre elles. Ces femmes ne voulaient pas laisser leur enfant au père, de peur que sa nouvelle compagne ne « touche » à l’enfant, le vole et dérobe son amour en leur absence. Outre la rivalité amoureuse qui affleurait encore sous ces paroles inquiètes, se dessinait aussi une véritable concurrence « maternelle », retrouvée de façon plus discrète au fil de nos entretiens, réalisés dans d’autres milieux sociaux. Danièle, belle-mère non gardienne, s’est par exemple trouvée du jour au lendemain en présence des deux jeunes enfants de son conjoint dont elle s’occupait chaque jour pendant les vacances d’été tandis que leur père allait travailler. Racontant ses débuts hésitants dans la parentalité, elle ne peut qu’évoquer la mère des enfants comme une image toujours présente :
Au début je ne savais pas... J’étais célibataire et je me retrouve avec une famille, deux enfants qui sont déjà élevés, puisqu’ils avaient quatre et six ans, et des fois c’était très dur. [...] Et il y a eu des choses un peu difficiles à un moment donné. Parce que leur mère m’appelait « la poule ». Elle disait à mon propos des choses qui n’étaient pas très gentilles, quoi (n° 25).
127Cette rivalité qui empoisonne parfois les relations de la belle-mère et de ses beaux-enfants peut cependant s’estomper au fur et à mesure que l’enfant grandit et que la belle-mère cesse d’occuper à son égard un rôle « maternant » pour adopter une position plus nettement distincte de celle de la mère. Éliane est depuis des années la belle-mère non gardienne de Juliette, âgée de dix-sept ans :
C’est-à-dire que Juliette et moi, depuis un an et demi, deux ans on se rapproche beaucoup. Mais je sens que je prends une place complètement différente de celle de sa mère et c’est pareil, il n’y a pas de mot mais c’est encore autre chose. C’est-à-dire que je sens bien que quelque part elle prend certaines de mes valeurs qui sont différentes des valeurs de sa mère. Je sens qu’il y a des trucs comme ça qui se jouent, sur le féminisme notamment, sur... Certaines choses, elle va facilement discuter avec moi, me demander indirectement parce que bon, elle va jamais me demander directement bien sûr [...]. C’est vrai qu’on s’est vachement rapprochées, on fait beaucoup plus de choses ensemble (n° 20).
128Ainsi, dès lors qu’elle s’occupe régulièrement de son bel-enfant, c’est seulement quand il grandit que la belle-mère peut se démarquer complètement de la figure maternelle, une fois dépassé justement le temps des soins nourriciers et « maternants ». La rivalité qui peut naître autour des ces soins se joue de surcroît plus facilement entre les femmes, du fait d’une répartition sexuelle des tâches qui leur donne encore souvent la responsabilité des travaux domestiques. Beaucoup d’hommes cependant sont associés – comme beaux-pères gardiens – à ce moment fondateur de l’enfance et nouent des relations plus ou moins étroites avec leur bel-enfant. Or, lorsqu’un beau-père fait le choix de s’occuper chaque jour d’un enfant, d’en accompagner les jeux et les progrès quotidiens, il ne peut référer son rôle à aucune définition sociale ou institutionnelle. Jean-Claude tente ainsi de définir la place qu’il occupe auprès de son beau-fils, dont il a partagé l’enfance, par rapport aux relations qu’il entretient avec ses propres enfants, dont il est devenu précocement père non gardien.
Pour moi c’est différent parce que Juliette et Rémi sont mes enfants, et Victor, je l’ai élevé. Donc quand on me demande combien j’ai d’enfants je dis toujours quatre. Dont un qui n’est pas de moi. Je précise toujours, je rajoute, j’ai quatre enfants parce que pour moi c’est ça. C’est pas mon fils, ça c’est clair, par contre je l’ai plus vu que mes enfants. Je l’ai plus élevé que mes enfants. Il était là depuis qu’il est tout petit, j’ai quand même beaucoup vécu avec lui. Plus qu’avec mes enfants. Donc c’est une façon de le dire. [...] J’ai fait les rentrées des classes de Victor, aller le chercher à la sortie de l’école, l’amener le matin, ce que je n’ai pas fait avec mes enfants. Je l’ai déposé à l’entrée de la maternelle, tout ça... [...] C’est ça, c’est un pyjama à repasser, un lit à faire, le petit déjeuner à préparer (n° 20).
129Même si la relation beau-paternelle ne correspond souvent qu’à une position en second dans la vie quotidienne, la mère assumant la majeure partie des soins et des responsabilités éducatives (Cadolle, 2000), ces gestes créent des liens entre l’adulte et l’enfant. Par comparaison avec les relations nourricières caractérisées par leur dimension professionnelle et institutionnelle, ces liens n’existent toutefois que dans le contexte familial, ils se jouent dans le seul domaine affectif. S’il en résulte alors une dette, celle-ci se solde dans la reconnaissance par l’enfant d’un lien beau-parental décrit, avec d’autres termes, comme une relation nourricière : « Il m’a élevée », « elle s’est occupée de nous depuis l’âge de quatre ans », « je l’ai presque toujours connu »...
130Dans ce domaine de la famille où rien ne fonde et justifie les liens a priori, l’idée de dette nous paraît jouer un rôle essentiel dans la définition du statut « parental » du beau-parent. Quelques mots suffisent en effet dans l’esprit des informateurs à justifier l’existence d’une relation lentement tissée au cours de l’enfance, et reposant sur un échange : aux soins, à l’attention, à l’affection reçue de l’adulte répond la reconnaissance du lien. Bien sûr, tous les enfants élevés dès leur plus jeune âge par un beau-père ou une belle-mère ne se reconnaîtraient pas dans ce tableau. Il faut toujours tenir compte de la dimension élective d’un lien mouvant, soumis aux choix que les individus opèrent du fait de leurs histoires personnelles. Ainsi, un beau-parent connu dès la petite enfance peut être rejeté, comme dans le cas de Souhad, que nous aborderons plus loin (n° 17). De la même façon, des liens forts et reconnus comme parentaux peuvent se nouer entre un beau-parent et son bel-enfant bien après l’enfance : l’histoire de Françoise, celle de Sabine ou de Louise en témoignent. Des logiques spécifiques (la rupture avec l’un des parents biologiques notamment, ou le décès de celui-ci) permettent cependant d’éclairer ces parcours.
131Le temps de l’enfance paraît donc très important dans la constitution du sentiment « parental » qui se construit parfois entre beau-parent et bel-enfant, autour d’une relation nourricière fondée sur le principe de la dette affective. Qu’en est-il à présent de ces relations fondées tout à la fois sur le partage d’un espace commun, d’un temps privilégié, dès lors qu’elles doivent exister au-delà du foyer, et perdurer après l’enfance ?
Après l’enfance, faire exister les liens
132Quand le couple parent – beau-parent est rompu, ou plus simplement lorsque l’enfant grandit et quitte le foyer où il cohabitait avec son beau-parent, comment perdure le lien qui les unit ?
133Dans les récits que nous avons recueillis, les relations beau-parentales survivent rarement à la rupture du nouveau couple, lorsqu’elles ne peuvent s’appuyer que sur la seule expérience de la cohabitation : l’absence de codes instituant la poursuite de relations éventuelles en souligne la fragilité. Ainsi François, qui a vécu cinq années avec les deux filles de son ancienne compagne, ne les voit-il plus du tout aujourd’hui, alors qu’il se définissait comme une « figure paternelle » au sein du foyer recomposé. Anna a de rares contacts avec son « ex-beau-père », qu’elle ne sait à quelle place situer dans son entourage amical et familial. Le seul temps quotidien de la cohabitation fonde ainsi des relations qui doivent, pour exister par-delà la rupture du foyer commun, s’appuyer sur d’autres éléments : la présence d’un demi-frère ou d’une demi-sœur, qui relie chacun des apparentés de la recomposition, est, on le sait, très importante. En l’absence de ce lien essentiel, le temps partagé dans l’enfance paraît encore fondateur d’une solidité, d’une résistance plus grandes.
134Parfois, des tentatives de formalisation, d’officialisation du lien beau-parental sont engagées. Il s’agit alors de permettre au lien beau-parental d’exister hors de l’univers intime et privé de la famille recomposée. Diverses stratégies existent, parmi lesquelles nous trouvons deux démarches : celle du parrainage, et celle de l’adoption. Or, dans les cas que nous avons rencontrés, et que nous allons à présent commenter, il s’agit presque toujours de recompositions précoces, advenues tôt dans le temps de l’enfance. Nous nous attacherons plus loin à l’analyse de l’adoption. A travers le parrainage, explorons tout d’abord les mécanismes symboliques de cette reconnaissance du lien beau-parental.
Solder la dette affective
135Nous avons déjà évoqué le parrainage comme un moyen rituel de créer ou de consolider symboliquement les relations unissant les demi ou les quasi frères et sœurs, ou les enfants élevés dans une même famille d’accueil. Concernant par ailleurs les enfants de l’Assistance ou de la ddass, Monique Pontault montre comment la parenté spirituelle peut à l’occasion permettre « d’officialiser en quelque sorte des liens de parenté hors biologie » (1996 : 95). Dans ce même contexte, Anne Cadoret (1995) relève également l’importance symbolique du lien spirituel, qui est parfois créé entre la mère nourricière et l’enfant. Ainsi, la relation résultant du baptême permet, dans certaines situations, de pallier l’absence de lien officiel.
136Au cours de nos investigations, nous avons rencontré un cas de parrainage d’un bel-enfant par un « ancien » beau-parent, à la suite du partage d’un temps long de vie commune. Les parents de Louise, née en 1977, se sont séparés alors qu’elle avait deux ans. Trois ans plus tard, sa mère a rencontré Jean-Luc, un instituteur, avec qui elle s’est installée. Se rendant régulièrement chez son père, Louise a vécu avec le couple jusqu’à la mort de sa mère, atteinte d’un cancer, en 1989. « Voilà, donc j’ai habité de cinq ans à douze ans, sept ans avec mon beau-père. C’est lui qui m’a élevée » (n° 18). L’enfant s’est ensuite installée chez son père. Qu’allaient devenir ses relations avec son beau-père, qu’elle ne pouvait plus désigner comme tel, et dont il devenait difficile de définir la place alors qu’il demeurait un personnage affectivement très important ? Louise décida d’en faire son « parrain », à travers un baptême civil3, la famille n’étant pas catholique. La façon dont Louise, son père et sa belle-mère évoquent ce « parrainage » est tout à fait intéressante, car elle éclaire sous un angle inédit la relation beau-parentale.
137Le parrainage, même civil, ne possède aucune valeur légale (Fine, 1994) : la relation qu’il institue est strictement symbolique. Dans le cas de Louise, il a pour fonction de donner un nom, en la consolidant, à une relation qui ne pouvait plus, du fait de la disparition de la mère, s’appuyer sur la cohabitation. Louise conserve ainsi le souvenir de sa mère en demeurant entourée par ses proches. Elle avait d’ailleurs choisi comme marraine une amie de sa mère : « Il faut quand même dire que c’est une période où je vivais seul avec elle. Donc j’étais son seul parent et je crois qu’elle avait un peu envie d’être entourée, d’avoir des liens familiaux. Et la référence à sa maman, c’était Jean-Luc », explique justement Gilles, le père de Louise.
138Ce parrainage est aussi décrit par Louise comme la sanction d’une histoire véritablement parentale :
Ben oui parce que c’est lui qui faisait... C’est lui qui m’engueulait, c’est lui qui me faisait faire mes devoirs, c’est lui qui... les petites choses. [...] Au niveau du travail scolaire, du soutien quotidien, je trouve que c’est plus Jean-Luc qui m’a... après non, Gilles [son père] a pris la place qu’il fallait à la mort de ma mère, mais sinon, avant oui, c’est Jean-Luc qui m’a élevée [...]. Et je crois que ça a été très douloureux de partir, d’abord de perdre ma mère, et puis en plus de pas habiter avec lui. Parce que au nom de la loi, il était rien, parce qu’ils étaient pas mariés, parce que... Bon. Et je trouvais que lui il perdait à la fois sa femme, à la fois la fille... « sa » fille entre guillemets disons, ce qui fait que pour le remercier, pour... Pour qu’il devienne vraiment quelque chose, parce que pour moi c’était mon deuxième père, il fallait qu’il ait un rôle tout à fait important. N’étant pas croyante, j’ai dit je vais me baptiser civilement, et je me suis baptisée à quatorze ans. Voilà. Donc il est devenu mon parrain.
139La relation née du baptême vient ici officialiser un lien décrit comme une relation quasi-filiale, nourrie du partage de l’enfance. Traditionnellement, c’est justement « sur le mode de l’amour filial que la relation [née du baptême], si elle existe, doit se vivre et se dire » (Fine, 1994 : 42). Agnès Fine décrit ainsi « l’importance d’une relation de “complicité” entre un adulte vécu “comme un père” et un enfant considéré “comme un fils” ou “comme une fille”, relation à laquelle la filiation consanguine vient spontanément servir de référence » (ibid. : 43). Les parrains et marraines sont envisagés dans les représentations communes comme des « parents en second », appelés à suppléer les parents de sang s’ils venaient à disparaître ou à faillir... D’ailleurs, ce qui demeure implicite dans la liturgie catholique s’éclaire justement à la lumière du baptême civil : « Au-delà de la manifestation de leur athéisme ou de leur engagement politique, les parents disent y avoir recours pour donner un parrain ou une marraine à leur enfant “en cas de disparition” [...] le baptême civil dit explicitement ce que, un peu partout en Europe, on attend d’un parrain de baptême, qu’il soit éventuellement le tuteur de son enfant orphelin » (ibid. : 48-49). Peu nous importe ici que ce tutorat ne se réalise en réalité qu’exceptionnellement. A travers ce baptême, et en dépit de son caractère uniquement symbolique, Louise peut reconnaître son beau-père comme un « parent », après la disparition de sa mère. En outre, cette reconnaissance est véritablement née de son initiative. « Je me suis baptisée », dit-elle. Quelle autre expression pourrait incarner davantage la dimension élective de cette parenté, essentiellement choisie et reconnue par l’enfant, à la suite d’une histoire partagée ? En nommant officiellement la relation qui l’attache à cet homme, Louise solde la « dette » affective contractée dans l’enfance, en reconnaissant comme parentaux les soins et l’attention qu’elle a quotidiennement reçus.
Du beau-père au parrain...
140Il est à présent possible d’explorer les conséquences de ce choix, dans les circonstances nouvelles de la relation de Louise et de son « beau-père », qui vit à nouveau en couple, et a donné naissance à une petite fille. En outre, en devenant « parrain », il a pour ainsi dire « changé de casquette ».
141Le passé de Louise et de Jean-Luc détermine cependant largement leur relation présente. Le lien qui continue à les unir est par exemple très différent de la relation que Louise entretient avec sa marraine civile, dont elle n’a aujourd’hui plus aucune nouvelle. Rappelons que « le parrainage fournit le cadre d’une relation possible, mais pas nécessairement vécue » (Fine, 1994 : 42). Le lien affirmé symboliquement au moment de la disparition de la mère de Louise n’a pas, dans ce cas, trouvé de réalité. En revanche, Louise rend régulièrement visite à son parrain. De plus, dans le discours de ses proches, sa relation avec Jean-Luc se voit revêtue des attributs traditionnels du parrainage, par exemple à travers le don de cadeaux (Fine, 1997). Gilles, le père de Louise, définit ainsi la place de Jean-Luc : « Il lui fait des cadeaux pour son anniversaire et pour Noël... Il s’intéresse à elle, il entre pas du tout dans l’organisation de sa vie. C’est quelqu’un de proche, qui a un rôle très important pour elle » (n° 18).
142Il semble aussi que cette relation soit nommée différemment par ceux qui ont connu Louise et Jean-Luc avant le décès de la mère de Louise, et les autres... Ainsi le père de Louise nous dit-il : « Elle parle de “Jean-Luc”, elle dit jamais mon parrain. » Avec sa belle-mère, qui ne connaissait pas Jean-Luc lorsqu’il vivait avec Louise, celle-ci parle en revanche toujours de son « parrain ». Mais dans le discours de Louise, c’est surtout l’intensité affective de ce lien qui est mise en avant, ainsi que sa difficulté à trouver sa place dans la nouvelle configuration familiale créée par son « beau-père – parrain », à négocier la rencontre de ce présent et des souvenirs associés à la perte de sa mère. Elle raconte ainsi la première semaine de vacances qu’elle a passée, seule, chez son beau-père – parrain, sept ans après le décès de sa mère.
Et là quand j’y suis allée au mois de juin, passer une semaine, c’était la première fois que je repassais autant de temps avec lui depuis qu’on s’était séparés. Ce fut très difficile. Parce qu’on a un lien l’un à l’autre qui est complètement... indestructible, et que par rapport à sa nouvelle compagne et à sa fille moi je ne peux pas évoquer tous les sentiments que j’aimerais... Il y a un barrage si tu veux. C’est un peu délicat et puis, lui, moi je vois bien comment il fait... c’est un truc bête si tu veux mais tout le temps où j’ai été là, sa fille il l’a toujours appelée Louise. Elle s’appelle Louna et chaque fois qu’il l’appelait il se plantait. C’est con mais... C’est des trucs comme ça. Sa fille quand elle est née, elle devait s’appeler Louison. Et la mère n’a pas voulu apparemment. Et bon c’est... C’est comme ça quoi, je vois bien quand j’y vais, il faut que je fasse rien, il faut pas que je mette la table, je suis... un petit chef quoi. Il est très protecteur et puis moi ça me met très mal à l’aise. Parce que je sais pas comment faire avec sa compagne, je l’aime bien mais j’ai aucune affinité avec elle, [...] et puis oui moi j’ai pas envie de l’accaparer, de lui rappeler des mauvais souvenirs, il refait sa vie, il a une nouvelle fille. Je veux pas lui gâcher sa vie si tu veux, c’est un peu compliqué [...]. J’essaie de me faire le plus discrète possible en général. [...] Je suis jamais seule en général, il y a toujours mon copain qui vient donc... Là c’était un peu délicat.
143On décèle dans le récit de Louise des sentiments identiques à ceux que décrivent les enfants dont le père se remarie : c’est une relation quasi-filiale que Louise a voulu « officialiser » par le baptême, et il n’est pas évident de redistribuer les places... comme dans toute recomposition. Cependant, en désignant son ancien beau-père comme parrain, elle distingue clairement cette relation de celle qui l’unit à son père, tout en lui permettant d’exister. De plus, cette redistribution continue. « Il a rencontré une autre femme, avec qui il a fait un bébé, et je suis la marraine de sa fille [...]. A l’hôpital quand elle est née, quand je suis allée la voir, il m’a demandé si je voulais bien être la marraine de Louna. »

Fig. 16. Les liens de parrainage dans la famille de Louise.
144Aucune cérémonie publique, qu’elle soit religieuse ou civile, n’a sanctionné ce dernier parrainage. Ces baptêmes privés, répondant toujours à la volonté de donner à l’enfant des « tuteurs » d’élection ne sont pas rares aujourd’hui (Fine, 1997). D’ailleurs, Louise n’en assume pas moins scrupuleusement son rôle de marraine :
Je m’en occupe. [...] Moi je suis très à l’aise avec les enfants alors des fois je leur propose, je leur dis « mais je la garde si vous voulez », mais ils sont très inquiets donc je l’ai pas beaucoup toute seule avec moi. Mais quand je la vois je m’en occupe. [...] Elle a deux ans et demi. Chaque fois que j’y vais je lui achète un truc quand même ! Des vêtements non parce qu’elle en a trop. Elle a eu des petits bijoux, elle a eu des boucles d’oreilles, je lui ai offert une petite gourmette, des peluches... Elle a plein de trucs déjà. Elle manque de rien.
145L’extension et la « répétition », d’une génération à l’autre, des liens nés du parrainage n’est pas exceptionnelle. Selon Agnès Fine, elle confirme l’importance du modèle que constitue la filiation biologique : « On prête à la parenté spirituelle les caractères extensifs de la parenté charnelle, et d’abord la profondeur généalogique [...] il est très fréquent de prendre pour marraine de sa fille sa propre filleule et de répéter ce choix à la génération suivante » (1994 : 43), ce qui tend à créer une filiation spirituelle déployée sur plusieurs générations. Dans le cas de Louise et des relations familiales recomposées, l’extension des relations nées du baptême intègre aussi la jeune fille au nouveau cercle familial de son beau-père. Elle permet enfin, encore une fois, de « nommer » une relation non reconnue. Louise peut appeler cette enfant « ma filleule » : « C’est plus simple que de dire la fille de mon parrain. Ou la fille de mon beau-père, parce que les gens ils sont... Ils savent plus. C’est suffisamment compliqué comme ça, si en plus je mets pas un mot précis... » Ainsi, les liens nés du parrainage, même le moins formel, permettent parfois d’assurer la pérennité des relations familiales recomposées, voire d’en étendre la trame, en donnant à chacun sa place dans l’univers affectif redessiné par la recomposition. Éminemment électifs, offrant une grande liberté à l’accomplissement des relations nées de la recomposition, ils sanctionnent cependant un partage fondé dans le temps de l’enfance.
146Au terme de cette évocation des partages relatifs à la vie familiale recomposée apparaissent quelques éléments essentiels. Si la corésidence tend à créer des circonstances favorables à l’adoption de principes, d’attitudes et de comportements fraternels ou parentaux, elle ne suffit pas en tant que telle à assurer l’existence et la reconnaissance de ces relations dans le contexte électif, informel et fragile des recompositions familiales. Dans la majorité des cas le fait de « vivre ensemble » ne comporte un sens, dans les mémoires « recomposées » de nos interlocuteurs, qu’une fois replacé dans le temps « nourricier » de l’enfance. A l’âge adulte, c’est dans ce temps fondateur que s’enracinent la reconnaissance et la survivance des relations familiales recomposées. En outre, au-delà du parrainage dont les implications demeurent strictement symboliques, l’expérience de l’enfance partagée peut conduire à une officialisation plus concrète des liens de famille recomposée. La volonté d’affirmer la force du lien beau-parental ou l’intensité des relations fraternelles recomposées s’incarne alors dans une démarche successorale intégrant les divers apparentés de la recomposition. Transmettre est une autre dimension de l’acte d’élever : prenons maintenant le temps de l’explorer.
Notes de bas de page
1 La mère de David, n’étant pas mariée à son beau-père, était considérée comme mère seule.
2 Les crèches familiales emploient des assistantes maternelles qui gardent les enfants chez elles, et sont encadrées et conseillées par des éducateurs (trices) et des puéricultrices.
3 Le baptême civil, calqué sur le modèle du baptême religieux, est une cérémonie laïque et républicaine née pendant la Révolution française. On y désigne un parrain et une marraine chargés de veiller à l’éducation républicaine et laïque de l’enfant, et symboliquement désignés comme tuteurs éventuels de celui-ci, même si cet acte n’a aucune valeur légale (Voir Fine, 1994 et 1997).
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