5. Politique indigène de l’Espagne et population du littoral à l’époque de la conquête
p. 183-202
Texte intégral
1Avant de rendre compte de l’histoire des Guajiros et de leur contact avec les Espagnols, il est nécessaire de définir le cadre dans lequel vont s’inscrire ces relations. Le cadre général, c’est tout d’abord la politique coloniale de l’Espagne dans le Nouveau Monde et, plus particulièrement, la politique indigène. Nous considérerons surtout cette dernière puisqu’elle concerne directement les sociétés indigènes et nous l’isolerons de la politique coloniale globale. Il est d’autant plus légitime de séparer ces deux politiques qu’elles se sont souvent heurtées ; en effet, certaines mesures qui visaient à protéger les indigènes allaient à l’encontre des intérêts des Espagnols aux premiers temps de la Conquête puis, après, de ceux des criollos en général. Ce désaccord sur l’orientation de la législation indigène a parfois obligé l’Espagne à modifier certaines lois qui auraient risqué sans cela de ne pas être appliquées et de rester lettre morte.
2De la masse imposante des cédulas reales, décrets ou lois qui constituent la manifestation de la politique indigène, nous ne retiendrons que ceux qui se rapportent à la Guajira et à la région du littoral qui l’entoure, c’est-à-dire la province de Santa Marta et la rive est du bassin de Maracaibo. S’il est vrai que, d’une façon générale, la plupart des lois visaient toutes les populations indigènes, du Rio de la Plata au Rio Grande, d’autres ne concernaient que certaines d’entre elles, soit qu’il faille les protéger ou, au contraire, les soumettre et les « réduire ». Ces variations des lois dépendaient surtout des richesses naturelles que contenaient les régions occupées et de l’intensité de la colonisation mais aussi de l’engagement et de l’audience de l’évêque ou du religieux protector de Indios (protecteur des Indiens) qui avait la lourde tâche de rendre compte aux autorités locales, d’une part, et à la Couronne, d’autre part, de l’état des populations indigènes. Le combat mené en faveur des indigènes par certains de ces protectores — dont le plus célèbre est sans doute Las Casas — a été l’un des facteurs déterminants de l’orientation pro-indigène de la politique coloniale espagnole : mais il ne suffisait pas de promulguer une loi, encore fallait-il qu’elle soit respectée et appliquée.
Politique indigène de l’Espagne
3En même temps que se faisait la conquête du Nouveau Monde, l’Espagne devait faire face au problème que posait l’existence des populations indigènes. A la différence d’autres nations colonisatrices, les Espagnols « se sont tout d’abord rendu compte qu’il fallait établir des lois chrétiennes pour régir leurs relations avec les Indiens qu’ils rencontraient » (Hanke, 1959, p. 2). Cette attitude particulière est due à l’esprit légaliste et à la nature profondément catholique des Espagnols : il leur fallait déterminer « la nature et la qualité des Indiens avant de pouvoir légitimement avancer dans la conquête ou la christianisation » (id. p. 9). Ce problème se posait effectivement en Espagne et il a donné lieu à des débats passionnés, comme celui entre Sepulveda et Las Casas : pouvait-on christianiser les Indiens, étaient-ils capables de recevoir la foi, en d’autres termes, étaient-ils des hommes, ou bien n’étaient-ils que des esclaves-nés, des sous-hommes et, de ce fait, indignes de devenir chrétiens ? Insister davantage sur l’affrontement entre ces deux conceptions au sujet des hommes du Nouveau Monde n’est pas nécessaire car elles ont été remarquablement analysées (Hanke, 1959 ; Bataillon et Saint Lu, 1971, par exemple). Mais il faut quand même souligner la grande importance qu’il a eu en Espagne, ce qui rend d’autant plus grand le fossé qui existait entre la métropole et les colonies. Ce dilemme, en effet, ne s’est guère posé aux conquistadores sur le terrain : le Requerimiento, sorte d’avertissement ou même d’énoncé des règles du jeu, qui devait être exposé aux Indiens, était rapidement lu, le plus souvent par le religieux accompagnant les soldats, puis la conquête s’effectuait. Ainsi l’alternative philosophique et morale — conquérir ou christianiser — était-elle escamotée ; elle devenait un tout, l’évangélisation se transformant en un support et en une conséquence de la conquête armée et n’étant plus le préalable de l’inclusion des Indiens au sein du monde chrétien, comme le voulaient Las Casas, la Couronne espagnole et l’esprit même de ce Requerimiento.
4Que la politique coloniale de l’Espagne ait été pro-indigène et que l’on puisse la qualifier d’« indigéniste » — comme le fait la langue espagnole — semble démenti par l’histoire du premier demi-siècle de la Conquête au cours duquel la population des îles des Caraïbes d’abord, puis celle de la Terre-Ferme ensuite, a décru de façon vertigineuse. En réalité, c’est précisément cette dépopulation qui a provoqué une prise de conscience en Espagne à l’égard des indigènes. Cette prise de conscience s’est effectuée de deux façons : la première est celle des religieux — comme Las Casas — pour qui l’esclavage, le travail forcé et la déportation de populations entières allaient contre la doctrine chrétienne, sans parler de la mortalité énorme qui en résultait. La seconde façon est celle des colons — ou des conquistadores devenus colons — qui s’apercevaient qu’il était impossible d’exploiter des terres et même d’y subsister si elles se vidaient de toute population et donc de main-d’œuvre.
5C’est ainsi qu’en 1512, les Lois de Burgos viennent réglementer l’esclavage et le travail des Indiens, interdire les châtiments corporels et stipuler les devoirs des Espagnols envers la main-d’œuvre indigène. Elles témoignent du changement d’attitude des rois d’Espagne qui, comme Isabelle la Catholique, considéraient comme normal de réduire en esclavage les populations conquises. En fait la réglementation de l’esclavage signifie seulement que les Indiens ne sont pas des esclaves par nature mais qu’ils peuvent « légalement » le devenir s’ils appartiennent, par exemple, à des populations hostiles aux Espagnols — esclavos de guerra. Dans la mesure où tout contrôle était impossible et où l’hostilité et la résistance étaient très faciles à provoquer, de nombreux groupes, initialement pacifiques, se voyaient contraints au travail forcé ou à la déportation vers les régions où la main-d’œuvre manquait.
6Il s’est avéré assez vite que les esclavos de guerra devenaient de plus en plus difficiles à trouver car les groupes indiens qui résistaient étaient exterminés, ou fuyaient vers des régions inaccessibles. C’est pourquoi l’utilisation du rescate, autorisé par l’Espagne, se généralisa : les esclaves de rescate vinrent se substituer aux esclaves de guerra. L’opération de rescate consistait à acheter aux chefs d’un groupe les hommes qui étaient considérés comme esclaves au sein du groupe. Ce procédé, déjà employé dans la traite des esclaves africains, permettait d’obtenir facilement de la main-d’œuvre — il y a eu, entre 1528 et 1546, 4 000 esclaves de rescate pour 600 de guerra au Venezuela (Friede, 1961, p. 553) — en même temps qu’il justifiait légalement et moralement l’esclavage. Entre autres conséquences, l’usage du rescate favorisa le développement de la guerre entre les différents groupes indiens ; dans la plupart des sociétés indiennes, en effet, l’esclavage était inconnu et seuls des étrangers au groupe pouvaient être considérés comme esclaves et il fallait les capturer pour pouvoir les vendre : ainsi les Indiens eux-mêmes jouaient-ils le rôle que les Espagnols avaient dû abandonner.
7Il est certain que l’esprit de ces lois visait à protéger les populations indigènes mais elles ne pouvaient empêcher l’oppression chaque jour plus forte des Indiens par les Espagnols. Si l’esclavage, tel qu’il était entendu au début de la Conquête, disparaît peu à peu, il est remplacé par le système des encomiendas par lequel des terres et des populations entières étaint attribuées à un Espagnol, l’encomendero1. Sans doute ce dernier avait-il tout intérêt à conserver la main-d’œuvre et les terres dont il vivait et l’encomienda empêchait-elle le déplacement des populations attachées à la terre, mais le statut des Indiens vivant dans une encomienda n’était pas très différent de l’esclavage. Tous ces changements successifs, et cette évolution des lois indigénistes n’altéraient que très peu la réalité. On parlait d’encomienda et non plus d’esclavage, de pacification et non plus de conquête : mais ce n’était là que des mots différents appliqués à des objets sensiblement identiques.
8Toute l’histoire de la politique indigéniste peut se caractériser à grands traits par ce hiatus entre les préoccupations de justice chrétienne, les considérations philosophiques et morales qui étaient débattues en Espagne et les données mêmes de la pratique coloniale qui, à chaque loi réduisant sa liberté, trouvait une réponse lui permettant de continuer son action. Il serait inexact de dire que les intérêts de la métropole et ceux des colonies d’outre-mer divergeaient, mais les mesures pro-indiennes de la Cour n’étaient pas l’expression pure et simple de l’hypocrisie coloniale. Charles Quint et le Conseil des Indes ordonnèrent réellement, en avril 1550, l’arrêt des conquêtes en Amérique jusqu’à ce qu’une assemblée, composée de théologiens et de juristes, s’accorde sur la façon juste de les mener.
9La plupart du temps, les conquistadores, colons ou criollos se contentaient d’ignorer ces lois ou de se conformer à la formule las leyes se obedecen pero no se cumplen, (on obéit aux lois, mais on ne les applique pas). Si la société espagnole locale contrôlait les indigènes, l’Espagne avait beaucoup de mal à la contrôler elle-même. La distance qui séparait l’Espagne de ses colonies américaines rendait ce contrôle très difficile : de Cadiz, il fallait un mois et demi pour atteindre les Antilles, de là, un autre mois pour la Nouvelle-Espagne, un peu moins pour le littoral de la Nouvelle-Grenade — dont Santa Fe de Bogota était séparée par un autre mois de voyage — ou du Venezuela, mais trois mois de Panama jusqu’à Lima/Callao et, enfin, neuf mois de Panama au Chili. Mais la longueur des voyages et la lenteur des communications n’expliquent pas à elles seules le décalage entre les décisions prises en Espagne et leur application dans les colonies ; ce décalage ne fera qu’augmenter pour aboutir à l’indépendance des territoires espagnols d’outre-mer.
10La majorité des fonctionnaires qui représentaient l’autorité royale dans les colonies, les gouverneurs, officiers royaux ou militaires, essayaient de s’enrichir le plus rapidement possible ou, du moins, de ne pas aller à l’encontre des intérêts locaux, avant qu’un visitador ou un juez de residencia ne soient envoyés d’Espagne pour mettre fin aux abus dont ils étaient souvent accusés, à juste titre ou par calomnie, tels les mauvais traitements infligés aux Indiens ou la fraude sur les impôts royaux. Lorsqu’un de ces fonctionnaires tentait d’imposer malgré tout certaines mesures tendant à favoriser les indigènes, la réaction locale pouvait être très violente, comme ce fut le cas pour le premier Vice-Roi du Pérou qui, essayant de faire appliquer les Nouvelles Lois de 1542 qui mettaient un terme au système des encomiendas, fut fait prisonnier par la population locale et décapité, et sa tête promenée dans les rues. Ces lois de 1542, pour lesquelles Las Casas avait tant lutté, furent d’ailleurs modifiées quatre ans plus tard car l’autorité même de l’Espagne dans le Nouveau Monde était contestée.
11Les Nouvelles Lois marquent un des points les plus avancés de la tendance pro-indigène de l’Espagne. Une fois celles-ci modifiées, la situation se stabilise et, au milieu du XVIe siècle, la politique indigéniste concerne plutôt des problèmes locaux que de grandes orientations générales. Ne pouvant obtenir l’abolition des encomiendas, Las Casas et ceux qui le suivent, s’efforcèrent, d’une part, d’arrêter la Conquête tant que ne serait pas défini le statut des Indiens et, d’autre part, de faire en sorte qu’ils dépendent directement du Roi et soient, par conséquent, sous sa protection. L’assemblée qui devait déterminer le statut des Indiens ne donna pas de réponse au problème : certains ne se prononcèrent pas, d’autres attendirent des années avant de donner un avis ambigu. Il faut attendre 1573 pour qu’un élément nouveau apparaisse. Les « Lois de Base » — Leyes Básicas — qui réglementent les nouvelles découvertes, insistent particulièrement sur l’aspect pacifique que doit avoir tout contact avec les populations indiennes et sont très influencées par les thèses de Las Casas. Elles mettent en avant le rôle protecteur du Roi et des religieux vis-à-vis des Indiens. Le rôle d’intermédiaire entre ces derniers et la société coloniale que devaient jouer les religieux était un des points essentiels des idées de Las Casas : certains l’ont effectivement rempli, d’autres ont essayé, quelques-uns enfin ne s’en sont pas souciés. Indépendamment de la façon dont les religieux ont rempli ce rôle, il est à noter que cette structure existe encore aujourd’hui : ce sont les Territorios de Misiones qui se trouvent sous la juridiction de l’Eglise et des ordres missionnaires.
12Le combat mené par Las Casas pour un traitement plus juste et plus humain des Indiens n’a pas été inutile mais, dans la grande majorité des régions densément peuplées, la population indigène s’était déjà brutalement effondrée. La mise en question de l’esclavage naturel des Indiens coïncide avec la menace de les voir disparaître totalement. Cette extinction de la main-d’œuvre indigène dans certaines zones a été compensée par l’apport d’esclaves africains. Ainsi, en 1528, le contrat passé entre Charles Quint et la Maison Welser qui devait « conquérir et peupler » le Venezuela, prévoyait l’importation de 4 000 esclaves noirs — dont un tiers de femmes — (Friede, 1961, p. 121). A la différence de l’esclavage des Indiens, celui des Noirs ne posait pas de problèmes aux Espagnols, ni même à Las Casas — du moins dans la première partie de sa vie.
13Là où la population indigène avait presque disparu, il était nécessaire de faire appel à la main-d’œuvre africaine. Ce fut le cas, au début, des Antilles, puis, plus tard, de la partie du littoral qui nous intéresse. A l’exception de la Guajira qui, en 1534, « restait encore à conquérir » (Friede, 1961, p. 534), la province de Santa Marta et celle de Maracaibo commençaient à se vider de leur population indigène.
14A cette époque, les habitants de la Guajira proprement dite n’étaient pas concernés par les lois indigénistes. En revanche, les Indiens des groupes voisins étaient répartis entre les colons espagnols, tant à l’ouest qu’à l’est, car il s’agissait, vers 1550, de peupler et non plus de conquérir, de se fixer sur des terres en les exploitant et non plus de les traverser à la recherche d’or ou d’argent : les conquistadores laissaient la place aux colons. Toutefois, la pression espagnole s’exerçait sur les marges de la Guajira. A l’ouest, d’une part, entre la côte et la Sierra Nevada de Santa Marta et jusqu’à l’embouchure du Rio Rancheria, dans la région de La Ramada, les Indiens étaient répartis entre des habitants de Santa Marta qui devaient faire face à de nombreux soulèvements car l’« attitude première, pacifique et confiante, se mua très vite en hostilité ouverte » (Friede, 1960, p. 15). L’influence de Santa Marta s’étendait donc sur une partie de la Guajira, dans la province de Seturma habitée par les Guanebucanes dont le nom n’apparaît plus dans les textes après 1600 mais qui peuvent être assimilés au groupe guajiro. A l’est, d’autre part, les Indiens habitant le sud-est de la Péninsule, sont en contact avec les Espagnols de la région de Maracaibo, qui, s’ils se tournent plutôt vers la colonisation des terres comprises entre Coro et Maracaibo où vivent les Caquetios, n’en ont pas moins effectué quelques incursions de reconnaissance et de dissuasion chez les groupes Aliles, Zaparas ou Onotos qui vivent vers l’embouchure du Rio Limon et qui font partie très certainement de l’ethnie guajira. Mais les terres du sud, c’est-à-dire la base de la Guajira, tout comme l’intérieur, restaient libres de toute présence espagnole.
15Hormis l’agressivité des Indiens qui habitaient ces régions, une des raisons de cette absence de colonisation est l’imprécision de la répartition de ce territoire frontalier entre le Gouvernement de Santa-Marta et celui du Venezuela, c’est-à-dire Coro et Maracaibo. Non seulement les Espagnols de Santa Marta, par exemple, devaient-ils affronter les Indiens mais encore risquaient-ils, s’ils s’avançaient trop à l’est, de se trouver en présence d’autres Espagnols — du Gouvernement du Venezuela — et ces rencontres n’allaient pas sans heurts comme en témoigne celle survenue en 1535 entre les capitaines Rivera, de Santa Marta, et Chavez, de Maracaibo. Tout au long de l’histoire coloniale, on retrouvera ce conflit entre les deux régions à propos de la Guajira. Il se poursuivra une fois l’indépendance acquise et, encore aujourd’hui, le problème reste en suspens, notamment celui de la limite des eaux territoriales. Il est vrai toutefois que, de fait, la majeure partie de la Guajira sera sous l’autorité de Santa Marta et de la Nouvelle-Grenade et qu’au XVIIIe siècle les campagnes de pacification seront menées par des troupes de Carthagène. Mais dès le premier quart du XVIe siècle, cette division de la Péninsule et l’ambiguïté de son appartenance ont été un des facteurs favorables aux Guajiros.
16S’il n’y eut donc pas de colonisation réelle de la Guajira au XVIe et XVIIe siècles, certains endroits étaient néanmoins occupés, comme le Cabo de la Vela et Riohacha où Federman, en 1536, avait découvert d’importants bancs d’huîtres perlières. La main-d’œuvre qui y est employée par la suite ne se compose pas, en 1548, de Guajiros mais d’esclaves indiens provenant des îles de Margarita et de Cubagua — où existaient également des huîtres perlières. Plus tard, on trouve des Guajiros pêcheurs de perles, mais ce ne sont pas des esclaves et ils vendent les perles à qui veut les acheter — Espagnols, Anglais ou autres. A partir de ces deux sites, les Espagnols tentent de coloniser la Guajira, surtout la région de la Macuira pour approvisionner la pêcherie de perles du Cabo de la Vela. Ces tentatives sont des échecs ; la vie des habitants du Cabo et de Riohacha, tant Indiens qu’Espagnols, est sans arrêt menacée, à tel point qu’en 1584 une pétition est adressée au Roi par les habitants de Riohacha demandant non pas la répartition en encomiendas, mais l’extermination et la déportation des Guajiros (Friede, 1961, p. 280-281). Cette demande n’a pas de suite car, d’une part, elle mobiliserait un grand nombre de soldats et, d’autre part, onze ans à peine se sont écoulés depuis la rédaction des Leyes Básicas. D’une certaine façon donc les Guajiros sont en dehors des mesures concernant les indigènes.
17En 1585, il est vrai, une cédula interdit d’utiliser des Indiens pour pêcher les perles et ordonne qu’ils soient remplacés par des esclaves noirs ; toutefois, cette mesure ne s’applique sans doute pas aux Guajiros car, comme on l’a vu, aucun Guajiro ne figurait parmi les esclaves en 1548. Entre 1580 et 1583, les Guajiros, Cocinas et Macuiras attaquent les pêcheries de perles ainsi que des fermes espagnoles situées au nord du Rio Rancheria, dans la plaine d’Orino. Dix ans plus tard, les mêmes faits se reproduisent, ce qui amène les Espagnols à fonder un établissement de 80 personnes — Pedraza — et à répartir 6 000 Indiens macuiras : mais il doit être assez vite abandonné.
18L’insécurité est telle, les heurts si fréquents, qu’en 1620 le gouverneur de la province de Santa Marta demande et obtient du Conseil des Indes et du Roi l’attribution d’une somme destinée à financer la pacification des Guajiros. Une cédula de la même année précise qu’elle doit se faire sans guerre et sans réduire les Guajiros en esclavage. Sans que l’on puisse dire que cette pacification soit totale, du moins règne-t-il un calme relatif pendant une vingtaine d’années et les Espagnols réoccupent les fermes d’Orino qu’ils avaient dû abandonner. En 1647, une cédula interdit l’application du système des encomiendas aux Indiens de la province de Santa Marta, sans mentionner en particulier les Guajiros ni aucun autre groupe, mais en visant aussi bien les « Indiens infidèles » que « ceux qui sont déjà réduits à notre Sainte Foi... » (Konetzke, 1953, vol. 2, p. 413). Il faut attendre, en fait, la Cédula Real de 1694 qui attribue aux pères capucins de la Maison de Valence l’évangélisation des Guajiros pour que ces derniers soient réellement intégrés dans le cadre de la politique indigène et dans un processus colonisateur.
19Cette décision marque bien la volonté qu’a l’Espagne — c’est-à-dire le Roi et le Conseil des Indes — de ne pas laisser aux autorités locales, qu’elles soient civiles, militaires ou religieuses, la mise en œuvre de cette colonisation qui, pour de nombreuses raisons, s’avère nécessaire. Le souhait de Las Casas, qui voulait voir les Indiens placés directement sous l’autorité et la protection du Roi, se réalise donc en même temps qu’il sert les intérêts de la Couronne qui ne contrôle que difficilement la population blanche locale. La fin de non-recevoir opposée à la pétition de 1584, l’attribution d’un budget pour la conquête des Guajiros sous réserve de l’application de directives fort précises en 1620 et, enfin, l’envoi de missionnaires capucins, témoignent de cette lutte d’influence. Les autorités civiles et militaires et le clergé séculier, d’une part, et les capucins, d’autre part, se heurteront souvent et les Guajiros se rangeront parfois du côté de ces derniers : ainsi, en 1721, lorsque l’évêque de Santa Marta veut expulser les capucins vers Maracaibo sous escorte militaire, des Guajiros en armes s’y opposent en disant qu’ils n’ont pas connaissance que le Roi eut ordonné une telle chose. Cette « fidélité » des Guajiros vis-à-vis de l’autorité royale n’est pas dénuée d’ambiguïté ; elle se manifeste encore à l’époque des guerres d’Indépendance, entre 1810 et 1820, où certains Guajiros s’opposent aux troupes révolutionnaires et soutiennent le Vice-Roi. Bien qu’il faille se garder de projeter sur l’ensemble de la société ce qui n’est le fait que des Guajiros de certaines régions — c’est-à-dire de groupes locaux —, cette « fidélité » exprime la préférence pour une autorité protectrice, certes, mais surtout lointaine et floue, plutôt que pour une autorité trop proche : elle n’a que l’apparence d’une obéissance inconditionnelle au Roi.
20Si le clergé séculier n’a pu évangéliser les Guajiros, on ne peut dire que les capucins y soient parvenus. Durant les cinquante premières années de la Mission, ils créèrent des villages et effectuèrent des baptêmes et des mariages, mais ces établissements — et ces conversions — étaient peu sûrs. Que le peu de progrès de la Mission soit dû à son manque de zèle missionnaire — comme l’affirmaient les évêques de Santa Marta — ou que « l’inconstance » des Guajiros ait rendu toute évangélisation — et « réduction » — impossibles — comme le disaient les capucins —, il est certain qu’elle était aussi entravée par la population non indienne de la Péninsule dont une bonne partie se consacrait à la contrebande.

Figure 12. Localisation des groupes de la Guajira à l’époque de la Conquête.
21Le Roi décide alors d’envoyer en 1749 « sept prêtres missionnaires à la conquête des Indiens Goajiros... » (Garcia Benitez, 1953, p. 226) ; ces missionnaires chargés de conquérir — et non plus d’évangéliser — sont des jésuites qui doivent reprendre l’œuvre des capucins. Mais la cédula les chargeant effectivement de cette mission ne voit jamais le jour et, bientôt, la Compagnie de Jésus est interdite dans les colonies espagnoles. Les sept jésuites, dont le P.A. Julian, ne quitteront pas Santa Marta et repartiront pour l’Europe. Mais on ne peut s’empêcher d’imaginer ce qu’aurait été l’action des jésuites en Guajira et il est probable que l’avortement de ce projet a joué en faveur de la liberté des Guajiros.
22Les capucins continuent donc leur mission en Guajira ; ils restent cependant cantonnés dans le triangle compris entre Riohacha, Manaure et l’actuelle Maicao, alors que la plus grande partie du territoire reste libre de leur influence. Il semble, toutefois, si on en juge par un voyage que fait le Père Alcoy en 1762 dans le nord de la Péninsule jusqu’à Bahia Honda, que les Guajiros de cette région recevraient volontiers des missionnaires capucins : réalité ou invention du P. Alcoy ? Toujours est-il que, sept ans plus tard, éclate la rébellion la plus générale qu’ait connue la Guajira. La « pacification » — qui ne sera pas très meurtrière — durera environ sept ans, de 1772 à 1779, et coûtera très cher aux finances de Santa Marta. A partir de 1780 environ s’installe une sorte de statu quo qui durera jusqu’à l’indépendance et même jusqu’à ce que les premiers voyageurs parcourent la Guajira dans le dernier quart du XIXe siècle.
Population du littoral à l’époque de la Conquête
23A la différence des Guajiros, les autres groupes indigènes du littoral de la région de Santa Marta et de celle de Maracaibo et Coro ont été très affectés par la Conquête et la colonisation. Durant les vingt premières années du XVIe siècle, la province de Santa Marta n’avait pas été colonisée mais elle était un territoire propice pour les navires venant des îles dépeuplées à la recherche d’esclaves et d’or. Avec la fondation de la ville de Santa Marta commence la véritable conquête, sans que cessent pour autant les incursions de ces navires. L’ardeur des conquistadores était d’autant plus forte que les groupes de la région étaient relativement riches en or. De plus, entre 1535 et 1545, Santa Marta fut le point de départ de plusieurs expéditions vers l’intérieur des terres, à la recherche de l’« eldorado », notamment, « habité par des tribus très riches, d’après ce que disaient les Indiens » (Restrepo Tirado, 1975, p. 108), les Indiens encourageant ainsi les Espagnols à découvrir des régions plus riches que la leur. Ces expéditions nécessitaient des provisions que les Espagnols devaient se procurer sur les terres cultivées par les Indiens à qui était enlevée, soit par échange, soit par la force, une bonne partie de leur production.
24La population des basses terres et du littoral de la Sierra Nevada devait être assez dense si l’on en juge par les récits qui en relatent la conquête. Mais très vite la région se vide, du moins les zones trop accessibles, et, au moment où les Espagnols veulent établir des encomiendas et répartir les indigènes, la plupart des groupes soit se sont enfuis vers des terres plus hautes, soit sont en guerre ouverte contre les colons. Cette situation ne fait qu’empirer et, au début du XVIIe siècle, c’est une région désertée par la population espagnole qui a émigré vers l’intérieur du pays — la ville de Santa Marta « ne comprenait que cinquante habitants fort pauvres » (Restrepo-Tirado, 1975, p. 184) — et d’où a disparu presque toute la population indigène : « L’année 1600 vit la reddition des tribus indigènes qui ne se relevèrent jamais des coups reçus [...] les tribus se dispersèrent, se désorganisèrent, s’isolèrent jusqu’à perdre elles-mêmes le souvenir d’avoir été puissantes » (Reichel-Dolmatoff, 1951a, p. 38). Numériquement, « Du demi-million d’indigènes qui habitaient cette région [...] il ne restait à peine que 50 000 âmes » (Restrepo-Tirado, 1975, p. 207).
25Il ne faut sans doute pas considérer cette dépopulation comme exagérée, car elle est sensiblement égale à celle qui a été démontrée pour la plupart des colonies espagnoles d’Amérique (elle sera, d’ailleurs, bien plus forte dans la région de Coro), les sources montrant donc une grande constance qui plaide en faveur de leur fiabilité. Il reste cependant des groupes qui ont échappé à la conquête, comme les Motilones/Bari ou. les Chimilas ou, du moins, qui n’ont pas été tellement mutilés. Ils se sont, de toute façon, mis à l’abri dans des régions difficiles d’accès ou sans intérêt pour les Espagnols tout en montrant une attitude extrêmement hostile, ce qui a permis aux Chimilas de survivre pendant quelque temps, et surtout aux Bari de rester intouchés jusqu’à une date récente, quand leur territoire n’a plus pu se réduire sans les forcer à entrer en contact avec les Blancs. Les Guajiros ont, en un sens, également échappé à la conquête ; l’aridité et la marginalité de la Péninsule, jointes à leur hostilité, les ont préservés de la colonisation mais non de la pénétration — ou de l’emprunt ? — de certains éléments du système occidental.
26Quant aux indigènes de la Sierra Nevada, l’émigration vers les hautes terres ou dans des vallées intérieures, leur a permis d’échapper, en un premier temps, à l’esclavage et à la mort ; mais leur territoire s’est de plus en plus réduit et, comme ils étaient déjà affaiblis par les changements d’écosystème et de climat, « le contact avec les Espagnols et la vie en groupes nombreux provoquèrent des épidémies de rougeole, variole et autres maladies [...] Ainsi disparut une grande partie de la population indigène pendant les XVIIe et XVIIIe siècles, soit exterminée violemment par les Espagnols ou les maladies, soit absorbée par la population blanche et noire croissante » (Reichel-Dolmatoff, 1951 a, p. 42).
27Les Indiens de La Ramada, c’est-à-dire les Guanebucanes qui habitaient la zone comprise entre le bas Rio Rancheria et les premières pentes de la Sierra Nevada étaient culturellement très différents de ceux de la Sierra et parlaient certainement une langue distincte (Reichel-Dolmatoff, 1977, p. 79 et 81). Vers 1600, leur territoire est finalement conquis et occupé par les Espagnols et il constitue la frontière — marquée par le Rio Rancheria — avec celui des Guajiros. On a très peu de données sur les Guanebucanes dont le nom, on l’a vu, disparaît des textes vers cette même époque. Il est vraisemblable qu’ils se sont mélangés et confondus avec les Kogi de la Sierra Nevada où existe un groupe nommé Duanebuka — « gens du pélican et de l’escargot », c’est-à-dire du littoral — ce qui confirme cette hypothèse (Reichel-Dolmatoff, id., p. 31). Mais on trouve également le nom de Guanebucanes appliqué à des groupes de l’intérieur même de la Guajira, dans la Serranía de Macuira et associé à celui des Cocinas (Castellanos, 1914, p. 257 et 1972, p. 41). D’autre part, cette association entre Guanebucanes et Indiens de la Guajira se retrouve dans un texte de 1533 (Garcia Benitez, 1953, p. 25) où il est dit que des Indiens de la région du Cabo de la Vela se sont soulevés avec ceux de La Ramada. Ces deux exemples d’association et les différences culturelles et linguistiques entre les Guanebucanes et les Indiens de la Sierra Nevada incitent à penser que les Indiens de La Ramada ne se sont pas seulement réfugiés dans la montagne mais qu’ils sont aussi allés vers le nord, c’est-à-dire dans le territoire de l’ethnie guajira dont ils faisaient presque certainement partie.
28Au sud du Rio Rancheria et de la province de La Ramada, dans la région de la ville de Valledupar, on trouve mention de nombreux groupes indiens, notamment les Coanaos, au nord, et les Buredes et Bugures, au sud, de part et d’autre de la Sierra de Perijà. Selon un texte de 1534, écrit par Esteban Martin, lengua, c’est-à-dire interprète ; qui accompagnait une expédition du gouverneur du Venezuela, Ambrosio Alfinger, ces deux derniers groupes parlaient la même langue — «... autre génération d’Indiens mais avec peu de différences dans la langue... »2 (Nectario Maria, 1959, p. 494) — et Buredes et Coanaos cohabitaient dans cette vallée. Entre le Valle d’Upar et le Cabo de la Vela, la terre est peuplée par les Coanaos (ibid.) dont, selon Reichel-Dolmatoff, le territoire s’arrête là où commence celui des Guanebucanes (Reichel-Dolmatoff, 1951). Esteban Martin précise plus loin que les Coanaos et les Caquetios vivent dans le nord de la Guajira, « A Coquibacoa et au Cabo de la Vela qui se trouve sur la côte, les habitants sont des Indiens coanuos et caquetios... »3 (Nectario Maria, 1959, p. 512).
29Les noms de Coquibacoa — point le plus à l’est de la Guajira, aujourd’hui Chichibacoa ou Punta Espada — et Cabo de la Vela — point le plus à l’ouest — sont des points de repères pour les navires, et désignent donc des lieux mais correspondent aussi à des régions : au début de la Conquête, la région de l’ouest du Venezuela se nommait « Gobernación de Coquibacoa y Venezuela » ; quant au Cabo de la Vela, il appartenait plutôt à la Gobernación de Santa Marta, encore qu’il ait fait l’objet de disputes entre les deux régions rivales. Ainsi tout le nord de la Guajira, du Cabo à Coquibacoa, était habité par ces groupes dont on retrouve l’un, les Caquetios, de l’autre côté du golfe du Venezuela jusqu’à la région de Coro. La présence de Caquetios dans le nord de la Guajira est également attestée par Castellanos qui les associe avec les Guanebucanes : « Et tous ceux qui arrivaient étaient guanebucan et caquetios »4 (1972, p. 56), quand il décrit l’exploration de cette zone de la Guajira par des hommes — Leiva et Limpias — qui faisaient partie de l’expédition que relate Esteban Martin.
30Que les Coanaos soient associés avec les Caquetios et que ceux-ci le soient avec les Guanebucanes dans le nord de la Guajira, d’une part ; qu’au sud, d’autre part, les territoires coanaos et guanebucanes soient voisins et entourent le piémont nord-est et est de la Sierra Nevada, pose la question de savoir si, d’après ces données qui proviennent de personnes qui connaissaient directement ces régions, ces deux noms ne désignent pas une seule et même « société » qui occupait une région qui n’était pas écologiquement homogène et qui présentait des variations dans son adaptation et dans ses différentes activités de production.
31Sur la rive est de la Guajira, au nord de Maracaibo, Esteban Martin mentionne qu’« à l’embouchure de ce fleuve se trouvaient trois villages d’Onotos [...] leurs villages étaient construits sur l’eau et entièrement en bois »5 (Nectario Maria, 1959, p. 493-494). Le fleuve dont il s’agit est le Rio Macomiti, aujourd’hui le Sucuy ou Limón, qui se jette dans la lagune de Sinamaica et qui devait, à l’époque où se situe ce récit, se jeter plus au nord dans le golfe du Venezuela, aux alentours de l’actuelle Paraguaipoa. Esteban Martin, qui parlait le caquetio, ne donne pas de précisions sur la langue onoto, mais, puisqu’il fait état des langues qu’il ne comprend pas, comme, plus loin, à propos de celle des Yrriguanas, il devait s’agir de la même langue ou d’une langue très proche du caquetio. On peut donc, à partir de ce texte, déduire que dans la Guajira, dans la partie nord du Valle d’Upar, autour de Maracaibo et jusqu’à la région de Coro, les différents groupes présentaient une certaine homogénéité linguistique.
32Plus tard, au début du XVIIe siècle, à une époque où l’on parle depuis longtemps des Guajiros, dans la même région du delta du Rio Macomiti qui est devenu le Rio Sucuy, on ne mentionne plus les Onotos mais on trouve plusieurs groupes différents, parfois alliés contre les Espagnols de Maracaibo. Ce sont les Zaparas, les Toas, les Eneales, les Aliles, les Paraujes, les Aratomos et les Arubaes. Tous — ou presque — vivent dans des villages sur pilotis, ce qui gêne beaucoup les Espagnols qui veulent les soumettre ; ils ne cultivent que très peu de maïs et vivent principalement de la pêche : « Ce sont des gens ennemis du travail à cause du grand vice du poisson qu’ils ont »6 (Arellano Moreno, 1964, p. 205) dit un texte de 1579. Les Zaparas et les Toas vivent dans les îles du même nom, à l’entrée du golfe de Maracaibo — quoique l’on trouve le nom de Zaparas sur une carte de 1770, sur la terre ferme, vers l’actuelle Paraguaipoa. Ces différents groupes étaient hostiles aux Espagnols et ont été conquis vers 1598, car ils empêchaient l’entrée du golfe et menaçaient l’existence de Maracaibo. Ils correspondent très certainement aux Parajaunos que l’on trouve aujourd’hui dans la région de Paraguaipoa et Sinamaica.
33On trouve toutefois des Anatos et Anates, les premiers habitant le même territoire que les Cocinas et Guanebucanes (Reichel-Dolmatoff, 1951a, p. 40) et les seconds vers le Cabo de la Vela (Friede, 1955, p. 273), mentionnés dans des textes qui se rapportent à des événements du milieu du XVIe siècle. Mais, de façon générale, à partir du XVIIe siècle, tous ces noms disparaissent et sont remplacés par ceux de Guajiros et Cocinas dans la Péninsule, Indios de Sinamaica ou Paraujes au nord de Maracaibo. S’il est vrai que vers 1600 la population de presque tous les groupes indiens a énormément baissé, la disparition de leurs noms ne signifie pas leur extinction : ils sont regroupés sous des termes génériques qui ne sont pas forcément d’origine indienne.
34A l’est de la Guajira, entre la rive est du golfe du Venezuela et la presqu’île de Coro, les textes ne font état que du groupe des Caquetios. Bien que cette vaste région soit extérieure à la Guajira proprement dite, elle faisait néanmoins partie du même ensemble linguistique et, surtout, l’influence des conquistadores qui l’ont découverte et conquise, puis celle des autorités espagnoles qui l’ont gouvernée ensuite, s’est étendue jusqu’à une partie de la Guajira.
35La dépopulation de cette zone du littoral vénézuélien a été sensiblement plus forte et plus rapide que celle de la Sierra Nevada de Santa Marta. En 1536, des officiers royaux notent : « Il n’y a déjà plus rien à répartir sur ce qu’il y avait lorsqu’on commença à coloniser plus de cent villages, tous densément peuplés ; il ne reste que dix villages, presque inhabités et avec très peu de gens... », et, entre 1531 et 1536,... « plus de deux cents villages se sont soulevés et vidés à cause du mauvais gouvernement et des mauvais traitements et parce qu’on ne les avait pas répartis »7 (Arellano Moreno, 1961, p. 182). Plus tard, en 1550, l’évêque de Coro souligne la pauvreté de la région et le manque de main-d’œuvre indigène et déclare : « La région de la ville de Coro était habitée par 14 000 ou 15 000 Indiens [...] et il ne reste pas plus de 400 âmes dans les villages de la région de la ville de Coro ; et comme ils sont si peu, avec le travail qu’ils doivent fournir, les uns meurent et les autres tombent malades »8 (id., p. 274). Vingt ans plus tard, dans une description du Venezuela, J. Lopez de Velasco écrit à propos de la région de Coro : « Bien que dans la région de cette ville on dise qu’avant que les Indiens ne soient esclaves il y avait plus de 100 000 Indiens, aujourd’hui il ne doit rester, comme on l’a dit, que 200 Indiens caquetios, nation très sociable et amie des chrétiens »9 (id., p. 317). Si l’on en croit ces chiffres qui n’ont, par ailleurs, rien d’exceptionnel (selon Las Casas, il restait également à Hispaniola 0,2 p. cent de la population indigène après quarante ans d’occupation), la dépopulation s’accélère donc au fil des années : en 1536, il restait 10 p. cent — ou moins — de la population caquetio, en 1550, moins de 3 p. cent et, en 1570, 0,2 p. cent de la population initiale du groupe. La situation de la ville était réellement alarmante en raison du manque de main-d’œuvre et donc de cultures et il fallait faire venir « quelques fruits que l’on achète au Rio de la Hacha »10 (ibid.) ; ce qui donne, pour l’époque, un point de comparaison entre les ressources des deux régions.
36D’après ces textes, cette chute verticale de la population est due aux gouverneurs allemands du Venezuela (Alfinger et Federman, notamment) qui utilisaient de nombreux porteurs indigènes pour les besoins de leurs entradas ou expéditions qui se firent entre les années 1529 et 1545. Bien que meurtrières (Federman avait avec lui 400 ou 500 Indiens de Coro en 1536), ces expéditions n’expliquent pas à elles seules cette quasi-disparition des Caquetios. L’impact de la Conquête a été d’autant plus fort que les Caquetios n’ont jamais eu une attitude hostile à l’égard des Espagnols — celle du cacique Manaure était même, au début, franchement amicale — et que par la suite, ils n’ont opposé qu’une résistance passive à la colonisation. De plus, leur genre de vie — agriculteurs réunis en villages — facilitait beaucoup les rescates, les prises d’esclaves et de main-d’œuvre, rendait toute résistance presque impossible et ne laissait d’autre alternative que la mort ou la fuite. Enfin, et c’est ce que soulignent tous les textes, au moment où les Espagnols s’apprêtaient à répartir les Caquetios entre les colons, la population avait déjà tellement baissé que ce reparto était devenu impossible. En dehors des décès extrêmement nombreux dus aux mauvais traitements et aux maladies, de la natalité presque nulle et de la déportation, la disparition des Caquetios résulte également de l’exode ; beaucoup en effet se sont réfugiés à l’intérieur des terres où leur survie était précaire en raison du changement de milieu naturel et de la réaction des groupes dans le territoire desquels il arrivaient — « dans les montagnes où les tigres et les caribes les tuaient »11 (Arellano Moreno, 1961, p. 256). Il n’est pas impensable que, tout comme nous l’avons supposé pour les Guanebucanes, d’autres se soient dirigés vers la Guajira qui était peuplée également de Caquetios, d’après les témoignages d’Esteban Martin et de Castellanos cités plus haut.
37Au début du XVIIe siècle, la plupart des groupes des régions qui nous intéressent ont vu leur population baisser considérablement, en dépit de l’orientation de la politique indigène espagnole. Certains même se sont éteints, du moins dans les régions où leur présence était attestée au début de la Conquête.
38En contraste avec cette chute démographique, la population de la Guajira est restée stable et peut-être même a-t-elle augmenté d’une façon normale. Nous ne pouvons que faire des suppositions à partir, d’une part, de l’évolution des chiffres de la population guajira au XVIIIe siècle et plus tard et, d’autre part, de l’absence même de données démographiques les concernant pendant un siècle et demi après la Conquête, fait qui traduit l’isolement et la situation privilégiée de la Guajira par rapport aux facteurs qui ont provoqué la chute brutale de la population de la plupart des groupes de la région.
39Si l’on compare les habitants de la Guajira aux autres groupes ce n’est pas seulement pour constater une « anomalie » démographique qui leur serait propre mais aussi pour expliquer cette courbe stable ou en légère augmentation qui contraste avec la chute brutale ou le vide soudain qui s’est opéré dans certaines régions voisines occupées par des groupes linguistiquement et culturellement apparentés à ceux qui vivaient dans la Péninsule. Les équations que nous avons établies entre des groupes ayant des noms différents à partir de bases tant géographiques — plusieurs groupes mentionnés dans la même zone — que linguistiques — absence de barrière ou de différence de langue entre les groupes — permettent de souligner la relative homogénéité d’une aire linguistique dont la Guajira n’était qu’une partie, mais aussi d’énoncer une hypothèse sur la disparition des noms de certains groupes et sur le vide qui est apparu dans les régions qu’ils habitaient.
40Si quelques-uns ont bel et bien disparu, ce n’est pas nécessairement le cas pour tous. Un nom qui cesse d’être mentionné ne signifie pas l’extinction du groupe et, inversement, un nom qui apparaît n’en signifie pas la découverte : l’instabilité de la dénomination des groupes, surtout dans le premier siècle après la Conquête, pose un problème que l’on rencontre sans cesse dans l’étude de l’histoire des sociétés d’Amérique du Sud.
41Face aux Espagnols, certains groupes, ou fractions de groupes, se sont dirigés vers des zones moins menacées quand cela était faisable et la péninsule de la Guajira offrait cette possibilité : c’était une région géographiquement « non-enfermée », au sein d’une zone linguistique relativement unifiée. Cet exode, comme réponse à la Conquête, devait être courant ; il pouvait certes conduire, à plus ou moins longue échéance, à l’extinction du groupe migrant mais également à une certaine assimilation, comme ce fut le cas des Guanebucanes dans la Sierra Nevada de Santa Marta, pourtant habitée par des groupes culturellement et linguistiquement différents. Si cette acculturation a été possible, elle rend, a fortiori, encore plus vraisemblable un déplacement de population vers une zone habitée par des groupes culturellement proches et de même famille linguistique et, dans ce cas, il ne s’agissait plus pour les groupes qui se déplaçaient de s’assimiler à une culture différente mais d’adapter leur économie aux nouvelles conditions du milieu géographique. Il n’est donc pas invraisemblable que la Guajira ait été un lieu de refuge pour des populations participant du même ensemble culturel et linguistique mais qui avaient des économies différentes, du moins au niveau de la répartition et de l’importance accordées aux diverses activités de production.
42Dans le domaine de l’ethnohistoire, cette hypothèse permet donc de rendre compte du vide qui s’est opéré dans certaines régions voisines de la Guajira et que le phénomène de la dépopulation ne peut pas expliquer à lui seul. Mais elle possède aussi des prolongements qui appartiennent plus au domaine de l’ethnologie : d’une part, elle peut fournir un indice supplémentaire pour expliquer l’existence d’un des traits actuels de l’organisation sociale des Guajiros — la filiation matrilinéaire — qui est « anormale » tant du point de vue de l’économie de subsistance communément acceptée comme étant celle des Guajiros au moment de la Conquête (chasse/cueillette/pêche) que de celle qui existe aujourd’hui (pastoralisme nomade). D’autre part, cette hypothèse éclaire également le problème du « pourquoi » du changement d’économie et de l’emprunt d’un ensemble de techniques nouvelles. Ces deux points ont été traités ailleurs (Picon, 1978) ; nous soulignerons seulement ici que l’arrivée dans la Guajira de populations pratiquant l’agriculture (tels les Guanebucanes, les Coanaos et les Caquetios) peut renforcer l’explication de la présence actuelle de la matrilinéarité et que ce même afflux de population a pu rendre nécessaire un changement d’économie — un emprunt technique — selon le processus décrit par Boserup (1965) et repris par divers auteurs, comme dans l’ouvrage publié sous la direction de Spooner (1972).
43Cette rapide analyse de la politique indigène de l’Espagne et de son effet sur la population de la région littorale nous a conduit, à partir de données « extérieures » à la Guajira, à supposer certains mouvements de population qui apporteraient quelques précisions sur la situation démographique de la Guajira vers la fin du XVIIe siècle. Pour assurer le lien avec ce qui précède, nous utiliserons les données de la tradition orale et de l’archéologie qui complèteront, dans un temps imprécis pour la première et très étendu pour la seconde, l’information que l’on peut réunir sur la population de la Guajira avant le XVIe siècle.
Notes de bas de page
1 Cet encomendero avait des droits mais aussi des devoirs vis-à-vis de ces populations : les droits étaient exercés mais les devoirs rarement remplis.
2 «... Otra generacion de yndios pero poca diferencia de lengua... »
3 En coquivacoa y en el cabo de la vela ques en la costa es poblado de yndios coanuos e caquetios... »
4 « Y toda la mas gente que venia/Era guanebucan y caquetia. »
5 « En la boca de este rio avia tres pueblos de onotos [...] y tenian sus pueblos armados sobre agua todos de madera. »
6 « Es gente enemiga del trabajo por el gran vicio que tienen del pescado. »
7 « Ya no hay cosa que repartir sobre que habia cuando se comenzo a poblar mas de 100 pueblos todos muy poblados de gente y no haber quedado 10 pueblos y estos casi depoblados y con muy poca gente [...] alzarse y despoblarse mas de 200 pueblos todo por mal gobierno e malos tratamientos e por no los haber repartidos... »
8 « La comarca de la ciudad de Coro estaba poblada en 14 000 ο 15 000 indios [...] y no han quedado arriba de 400 animas en los pueblos y comarca de la ciudad de Coro ; y como son tan pocos, con el trabajo que en ello pasan, unos mueren y otros enferman. »
9 « Aunque en la comarca de esta ciudad dicen que, antes que los indios se hiciesen esclavos, habia de 100 000 indios arriba, al presente no deven haber quedado, como queda dicho, 200 indios Caquetios, que era una nacion muy domestica y amiga de los cristianos. »
10 « Algunas frutas que se contratan en el Rio de la Hacha. »
11 « A los montes donde los tigres y caribes los matasen. »
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