Introduction
Ethnologie et histoire
p. 13-32
Texte intégral
1Se placer dans une perspective diachronique, dans un travail ethnologique qui porte sur un peuple sans écriture, amène à considérer les rapports entre les disciplines ethnologiques et historiques. Il ne s’agit pas ici de refaire l’historique des rapprochements et des dissociations de ces deux disciplines ni de les classer avec les sciences ou les humanités dans la catégorie des moyens de la « connaissance ». Il faut toutefois bien préciser les buts et les méthodes pour tenter d’éliminer et de résoudre, en partie, l’apparente contradiction qu’il y a à vouloir faire l’histoire d’un peuple sans écriture, ce qui, bien souvent, est synonyme de « sans histoire ».
2Il est vrai que les Guajiros sont un peuple sans écriture et de ce fait sans historiographie propre, mais il est faux qu’ils soient un peuple sans histoire ; doublement faux, même, pourrait-on dire, car au moment où ils sont entrés dans notre histoire et ont fait l’objet d’une historiographie « extérieure », il s’est produit un changement d’orientation de leur culture. C’est cette partie de l’histoire des Guajiros, cette bifurcation au moment où on les appréhende, que nous pouvons tenter de saisir grâce à ceux qui en ont été en partie la cause.
3La notion d’histoire suppose — au sens où on l’entend généralement — une sorte de finalité, un mouvement, une idée de nécessité, un sens : c’est « le sens de l’histoire ». Cette conception de l’histoire — de notre histoire très ethnocentrique — est largement dépassée pour l’historien d’aujourd’hui mais c’est peut-être une des raisons de la méfiance de l’ethnologue vis-à-vis d’elle.
4C’est donc peut-être par peur de la connotation évolutionniste de l’histoire et par peur d’en teinter son travail, par réaction aussi, que l’ethnologue s’abstient le plus souvent — ouvertement du moins — de faire de l’histoire. Bien au contraire, quand il s’attaque à la dimension diachronique, il voudrait être le témoin du hasard et de l’accidentel ; et lorsque leurs traces existent, il voudrait se poser en « observateur participant » du déroulement d’événements passés et conserver ainsi l’objectivité de l’ethnologie.
5Souhait impossible, car cette objectivité est hors d’atteinte puisqu’il ne dispose que de documents rapportant du « déjà vu » et du « déjà interprété ». Il en est réduit à une position contradictoire : il est un observateur participant qui ne peut choisir ce qu’il veut voir — bien moins, en tout cas, qu’en situation de terrain où observer ce que l’on veut est déjà une illusion partielle.
6Quand les sources existent, les « carnets de notes », dont dispose l’ethnologue qui persiste à vouloir faire l’histoire d’un groupe, sont ceux d’une multitude d’observateurs, à la fois semblables dans leur « extériorité » et différents dans le contenu de cette dernière. Si le missionnaire et l’officier royal espagnol sont tous deux extérieurs aux Guajiros, ils diffèrent entre eux par l’idéologie propre à leur place dans le système.
7Pour comprendre ce qui est écrit, il faut savoir qui l’écrit et quand. Il faut donc, quand on cherche à tirer des informations d’un texte, tenir compte non seulement de la catégorie à laquelle appartenait celui qui écrit (civil, militaire ou religieux), mais aussi de sa personnalité et des mouvements d’idées de l’époque qui ont influencé les politiques coloniales espagnoles. Cet ensemble de distorsions qui est peut-être l’unique constante de ces « carnets de notes » est toujours présent, mais elles revêtent des formes multiples et changent au cours du temps.
8Mais ces documents écrits ne sont pas seuls à permettre de faire l’histoire d’une société. Les « documents » issus de l’archéologie et de la tradition orale s’opposent aux documents écrits car ils sont, d’une certaine façon, « intérieurs » — les premiers étant objectifs et les autres endogènes. Ce matériel parvient directement, sans intermédiaire, à ceux qui vont l’analyser ; il sert à faire de l’histoire et permet de compléter ce que laissent entrevoir les sources écrites. De la même façon que l’ethnologue est tributaire de ce qu’ont bien voulu rapporter les observateurs passés, les données archéologiques peuvent être (ou non) abondantes et pertinentes : dans le cas présent, on ne peut se fonder que sur deux sites, malheureusement situés à la lisière de la Péninsule de la Guajira. Il y a une disproportion entre la masse des documents écrits et la rareté des données archéologiques bien que la qualité de ces dernières permette de donner une idée des populations qui occupaient la Guajira avant la Conquête. La tradition orale (et son utilisation pour une reconstruction historique) pose un problème délicat : elle peut être, tout d’abord, extrêmement variée et ses éléments n’être pas tous pertinents pour l’histoire d’un groupe. C’est une information intérieure et directe, certes, mais hors du temps, pour l’essentiel. Même les éléments de la tradition orale que sont les « chartes généalogiques » ne peuvent être utilisés à des fins de reconstruction sans de grandes précautions car si la distorsion extérieure due à l’ethnocentrisme en est absente, il en existe une autre qui, parce qu’elle a pour fonction de justifier le passé en termes du présent, s’affirme comme anti-historique ou, plus exactement, confond deux genres d’histoire.
9Qu’elle se fonde sur la tradition orale, des données archéologiques ou des documents écrits, l’histoire est surtout « affaire de prudence » (Veyne, 1974, p. 66). Mais n’est-elle pas, à la limite, impossible ? Ne pourront être appréhendés, bien évidemment, que des bribes et des morceaux de réalité, dispersés tout au long du temps et rapportés par des yeux différents. Le passé est-il, en raison de ces risques réels, sans importance pour le présent ? Et face à tous les obstacles qui se dressent devant la perspective diachronique, doit-on s’abstenir de l’envisager ? Sommes-nous condamnés au présent, ce « présent ethno-ethnographique» dont Smith dénonce la fausseté (1962, p. 77) ? Ou bien un peu d’histoire vaut-il mieux que pas d’histoire du tout ?
10Prudence, attitude critique... ces mots reviennent sans cesse dans l’introduction à tout travail d’histoire. Cette préoccupation de l’historien est bien entendu aussi celle de l’ethnologue. Cependant, si cette objectivité et cette prudence sont familières à l’ethnologue en situation de terrain, il n’en est pas toujours de même quand il s’attaque à des documents écrits : habitué à douter de ses propres yeux, il devrait être d’autant plus prudent à l’égard de ce que d’autres ont écrit : c’est peut-être là que se situe l’apprentissage de l’histoire pour l’ethnologue. C’est pourquoi, pour faire l’histoire des Guajiros, il faut examiner de très près notre « lot de très peu d’histoire » (Lévi-Strauss, 1958, p. 17), délimiter le genre d’histoire et, en même temps, établir la nature du matériel existant ou, en d’autres termes, faire l’inventaire des pièges dans lesquels il ne faut pas tomber.
L’ethnohistoire
11La démarche de l’ethnologue qui doit se faire historien, c’est l’ethnohistoire. On a donné beaucoup de définitions de l’ethnohistoire et elles peuvent, selon Sturtevant, se résumer ainsi : « l’étude de l’histoire des peuples normalement étudiés par les ethnologues » (1966, p. 6). Etude qui concerne les sociétés « sans histoire », « primitives » ou sans historiographie qui sont celles qu’étudie « normalement » l’ethnologue mais qui peut inclure — et chaque jour davantage — d’autres sociétés, d’autres peuples, les communautés agraires d’Europe, par exemple. L’œuvre de Marc Bloch est-elle de l’ethnohistoire ou simplement de la bonne histoire ? Ou bien le genre d’histoire dépend-il de la discipline à laquelle appartient celui qui étudie le passé ? Si c’est un historien, ce sera de l’histoire et si c’est un ethnologue, ce sera de l’ethnohistoire... On pourrait se contenter de ce critère purement académique, mais alors, où situer, toujours dans le cadre de la définition de Sturtevant, les sociologues ruraux et les « historiens sociologues » comme les nomme Evans-Pritchard (1962, p. 174) ?
12On a beaucoup écrit sur les rapports ou le fossé qui existent entre l’histoire et l’ethnologie : l’antagonisme entre les deux disciplines semble bien, aujourd’hui, épuisé et on les voit bien plus comme complémentaires que comme opposées. La dispute entre les deux tendances fonctionnalistes est passée de mode et elle ne se comprend et ne se justifie que dans un contexte précis, comme un moment de l’histoire de l’ethnologie. Actuellement, les ethnologues sont d’accord sur l’importance de l’histoire pour leur discipline et si tous ne lui font pas la même place dans leurs travaux, du moins ne l’écartent-ils pas pour des raisons de méthode et d’incompatibilité scientifiques. Cet intérêt commun retrouvé est peut-être dû en partie aux positions extrêmes de certains fonctionnalistes ; ce qu’elles avaient d’exagéré et de contradictoire a rendu sa valeur à l’histoire et les ethnologues se sont aperçus que les deux disciplines n’étaient pas exclusives.
13Dans le déroulement du progrès des deux disciplines on en arrive ainsi au moment nécessaire de leur rencontre ; au fur et à mesure que l’histoire devenait de plus en plus sociologisante et se détachait de l’événementiel, l’ethnologie, pour des raisons à la fois propres et extérieures à la discipline, a vu s’ouvrir, au niveau de l’objet d’étude, un champ d’observation dont l’histoire ne pouvait être écartée. De plus en plus, l’ethnologie élargit son univers d’étude. Aux seules sociétés « primitives » placées hors de la dimension historique, se sont ajoutées les sociétés « à histoire » ou du moins des parties de ces sociétés dont on ne pouvait ignorer la relation à l’histoire. On ne peut faire l’ethnologie d’une société d’Asie, par exemple, sans se rapporter aux documents historiques qui la mentionnent ; on ne peut continuer à leur attribuer un caractère d’immobilité, ou les qualifier de « non prométhéennes » comme on qualifie si facilement les sociétés qui n’ont pas été prises dans le courant d’un Etat ou d’une société plus grande.
14Le fossé entre sociétés « sans histoire » et sociétés « avec histoire » n’a pas été approfondi par l’étude des sociétés qui ont une historiographie (et là, l’histoire comme moyen d’accès se confond avec l’écriture) ou des sociétés qui n’ont ni écriture ni historiographie mais qui sont englobées dans une société plus vaste où l’écriture est connue de certains individus ou groupes. L’ethnologie de la France, par exemple, a montré que toutes deux sont inscrites dans l’histoire et même, à un moment ou à un autre, dans le discours historique pourvu qu’existe une historiographie externe. Cette prise en considération de sociétés dont on peut retracer le passé plus ou moins complètement a conduit l’ethnologie à se pencher un peu plus sur le matériel à la disposition de l’historien. Prendre conscience que les sources existaient a fait qu’on en a trouvé davantage. Et soudain apparaît un matériel très important que l’ethnologue peut intégrer à son étude.
15Tous les historiens soulignent la grande abondance des sources, ce qui, par ailleurs, pose un problème de choix et de traitement : l’histoire « se caractérise en réalité par une élasticité extraordinaire et presque illimitée de ses sources. D’importants secteurs « dormants » de documentation sont découverts au fur et à mesure que la curiosité du chercheur se déplace », écrit F. Furet (1974, p. 49).
16Cette abondance des sources, leur « élasticité » (qui amène à en découvrir chaque jour davantage) nous paraissent s’appliquer très précisément à l’ethnologie. Bien entendu, l’affirmation de l’existence d’un matériel historique peut paraître une évidence pour certaines régions du monde. L’ethnologie du Moyen-Orient, celle de certaines régions d’Asie ou d’Afrique, celle de l’Amérique centrale ou des Hauts Plateaux andins se nourrissent évidemment d’histoire. Mais on a bien trop vite fait la division entre sociétés pour lesquelles existent les documents et celles pour lesquelles il n’en existe pas. Dans le cas de l’Amérique du Sud, c’est l’opposition entre hauts plateaux et basses terres. Or, il existe des documents, on en découvre de plus en plus : les Guajiros en sont un exemple. Que ces documents concernant les basses terres soient plus difficiles à analyser, qu’ils soient moins nombreux, ne fait pas de doute. Mais il faut voir aussi dans cette démarcation autre chose que le hasard de l’évidence, de la disponibilité ou non des documents : elle semble signifier une certaine volonté — peut-être même un désir ? — de laisser certaines sociétés hors du temps, tels des témoins immobiles et muets.
Travail de terrain et travail d’archives
17Il faut dépasser ce qui semble n’être qu’une querelle de mots pour considérer ce qui est essentiel dans l’utilisation de documents d’ordre historique par l’ethnologie : le terrain. Si l’ethnologue doit se distinguer de l’historien lorsqu’il aborde le passé, c’est bien le terrain qui fonde cette différence et non pas le recours à cette « normalité » que Sturtevant utilise comme critère : elle présente tellement d’exceptions qu’elle ne peut plus être invoquée pour démarquer les deux disciplines. Il est, en effet, bien plus pertinent de se référer à un critère méthodologique qu’à une quelconque « habitude » : c’est la place de l’observation du passé dans la méthode d’une démarche scientifique qui devient alors le trait distinctif. Associer, en une même démarche, la recherche historique à l’observation directe, à l’étude de terrain — que l’une précède l’autre, ou inversement ou encore qu’elles soient simultanées —, c’est cela faire de l’ethnohistoire.
18On ne peut nier qu’il faut que l’ethnologue, avant de partir sur le terrain, ait « demandé à l’histoire tout ce qu’elle était susceptible de nous apporter pour nous éclairer ce qui, malheureusement, n’est pas grand’chose quand il s’agit de sociétés sans écriture » remarque Lévi-Strauss (1963, p. 648). Cette préparation est en effet tout à fait souhaitable mais elle n’est, à notre sens, qu’une des façons d’envisager l’étude historique en ethnologie. De plus, on a souvent tendance à sous-estimer les sources qui peuvent exister sur des sociétés sans écriture ; s’il est vrai que les documents émanant de la population elle-même sont inexistants, il n’en reste pas moins que dans beaucoup de cas « on » a écrit sur ces sociétés ou « on » les a mentionnées ; bien entendu, la profondeur temporelle que peuvent atteindre ces sources est très variable, mais il ne faut pas repousser leur existence ni les possibilités qu’elles offrent à l’analyse.
19Ainsi, il semble bien qu’il faille dégager deux sortes de recherche historique en ethnologie. Si elles sont toutes deux conditionnées par l’existence et l’importance des sources, elles se distinguent par leur position par rapport au terrain. La première consiste à chercher ce qui a été écrit sur la société qu’on se propose d’étudier, et cela fait partie de la recherche bibliographique qui précède tout travail de terrain. Mais il est rare qu’un chercheur épuise toutes les possibilités des documents bibliographiques avant l’étude de terrain. Il procède à une lecture rapide, sans problématique préalable susceptible de guider la recherche et de fournir la grille de lecture nécessaire des documents. En ce sens, la recherche d’ordre historique effectuée avant l’étude ethnographique relève de la préparation générale et de la mise en place du cadre dans lequel se fera l’étude du présent de la société. Une fois le terrain terminé, l’ethnologue « oublie » souvent l’histoire. Il a généralement assez d’informations qui se suffisent à elles-mêmes ; la description et la mise en relation des différents domaines de la société font passer au second plan les problèmes d’origine, de permanence et de dynamique des éléments de la société. De plus, il faut ajouter que le côté souvent hasardeux et partiel de ces tentatives de reconstruction ainsi que, peut-être, le souvenir toujours présent de l’utilisation de l’histoire par les évolutionnistes — cette « mauvaise histoire » dont parle Evans-Pritchard (1962, p. 173) — contribuent à dissuader l’ethnologue d’essayer de faire une nouvelle lecture des documents historiques et de chercher de nouvelles sources.
20La seconde façon de faire de l’histoire, la seconde sorte de recherche historique, si elle est valable dans tous les cas (sauf bien sûr quand les documents n’existent vraiment pas), n’est entreprise que quand l’étude de la société « au présent » l’a rendue absolument nécessaire ; quand la compréhension de ce présent ne peut être atteinte ou éclairée que par une recherche historique. Mais ne peut-on pas dire que, de toute façon, un « complément » historique s’impose, puisque « seul le développement historique permet de soupeser et d’évaluer dans leurs rapports respectifs les éléments du présent » (Lévi-Strauss, 1958, p. 17), non seulement comme complément mais même comme seule voie d’accès à la compréhension de l’existence de certains éléments — des institutions, par exemple : « ainsi, la grande valeur de l’histoire pour l’anthropologie est qu’à cause de sa nature même et des données qu’elle révèle il devient impossible de soutenir encore la conception dépassée d’institutions qui n’existeraient que pour maintenir l’identité de structures particulières » (Lewis, 1968, p. XXIV). Ignorer l’histoire, enfin, c’est ignorer le mouvement propre de la société, c’est confondre stabilité et équilibre d’une société qui sont forcément assimilés par une vision synchronique (Leach, 1970, p. 7).
21Le terrain est donc l’élément clef qui permet de mieux cerner la recherche historique particulière que fait l’ethnologue ; elle sera, selon nous, d’autant plus positive qu’elle viendra après qu’il aura eu accès au « code culturel » d’une société : celui-ci permettra d’éclairer les éléments épars du passé, de les relier entre eux ; inversement, il sera complété et affiné par la connaissance du passé.
22L’importance du terrain, les points de vue de l’ethnologue et de l’historien ne sauraient être mieux illustrés que par le travail d’un historien — au demeurant très intéressant — concernant une période très courte de l’histoire des Guajiros. A. Kuethe (1970) a en effet étudié ce que nous considérons comme une rébellion de plus dans l’histoire du contact entre Espagnols et Guajiros qui s’est terminée par une pacification relative et un cessez-le-feu entre 1772 et 1779. Il montre un moment d’histoire significatif de l’histoire de l’empire colonial espagnol. Il s’agit d’un point de vue dont la référence est l’autorité espagnole en train de se dégrader, aux prises avec des adversaires qui sont les Guajiros ; et ces derniers apparaissent presque comme des éléments contingents et accidentels. Si l’on change de point de vue et si l’on restitue ce moment choisi par Kuethe dans le développement historique, depuis la Conquête jusqu’à nos jours, il n’apparaît plus comme contingent mais comme nécessaire : à un fait se substitue une logique, celle du système guajiro et de sa persistance. On atteint le pourquoi de la résistance et les facteurs qui l’ont rendue possible.
23Ce que montre cet exemple c’est que l’historien s’intéresse à un moment particulier de cette société en la prenant comme une donnée acquise, alors que l’ethnologue la considère comme nécessairement reliée à un passé et à un présent et intégrée dans une ligne logique que l’histoire nous permet de deviner et parfois de suivre. La différence donc entre l’historien et l’ethnologue, tous deux étudiant les Guajiros, serait-elle que l’historien s’intéresserait plus aux Espagnols et l’ethnologue plus aux Guajiros, chacun, en quelque sorte, prenant parti ?
24A vouloir tracer trop de limites, à vouloir par trop définir un objet, on risque de le perdre. L’ethnologue et l’historien étudient les mêmes sociétés ; on ne peut dire que l’un recherche plutôt des régularités et l’autre des particularités ; et, pour reprendre la définition de l’ethnohistoire que propose Sturtevant, on pourrait dire que plus aucun objet n’est « normal ».
25Entre les préoccupations de l’histoire et de l’ethnologie, la marge est étroite ; on pourrait dire, sans, bien sûr, épuiser le débat, que l’ethnologue considère le passé pour savoir si ce qu’il étudie a été un trait constant sur une longue période — c’est-à-dire une sorte de comparatisme — et si les corrélations peuvent être des interdépendances ; il ne recherche pas, de façon privilégiée, la relation de causalité entre le passé et le présent. Ainsi cette importance du présent se retrouve-t-elle au cœur même de la différence entre l’histoire des historiens et celle des ethnologues : c’est le travail de terrain, c’est-à-dire le présent, au sens où Lévi-Strauss dit : « L’historien ne doit-il pas lui (l’ethnologue) envier... le privilège de faire l’histoire d’une société dont il possède une expérience vécue ? » (1958, p. 24).
26Cette pratique de la société dont on cherche à reconstituer le passé, comme autant de coupes synchroniques, est un des traits principaux qui fonde la différence entre la vision de l’histoire et celle de l’ethnologie.
Usage de l’histoire en ethnologie
27Pour certains sujets de recherche ethnologique, l’histoire est délibérément mise à contribution ; il faut vouloir faire l’histoire du groupe étudié, avoir à la faire. Tels sont les sujets où l’histoire fait partie de l’hypothèse de recherche, lorsque ce que veut démontrer une étude de terrain demande une analyse du passé. C’est le cas de toutes les études de changement — social et culturel — et de développement. On trouve de nombreux exemples de telles études. Qu’il s’agisse de monographies ou d’analyses thématiques concernant l’Afrique et l’Amérique du Sud et centrale, par exemple. Elles rendent compte de changements technologiques et de leur influence sur le social, de la résistance à ces changements quand ils sont extérieurs, ou encore de changements dans les habitudes médicales. Ce ne sont là que quelques exemples car c’est un domaine très fécond de l’anthropologie, du moins en ce qui concerne la quantité des études produites.
28En renonçant à toute notion d’affaiblissement culturel ou social et à tout jugement de valeur sur l’évolution d’une société, on peut utiliser l’histoire pour tenter d’en cerner l’adaptation. Cette notion d’adaptation nous semble pouvoir recouvrir deux types d’études dans lesquelles l’histoire — ou la dimension historique — sont parties intégrantes de l’hypothèse de recherche.
29On peut vouloir montrer qu’une société a changé ou est restée identique au cours du temps, c’est-à-dire préciser son état actuel pour donner une base plus ferme à l’étude synchronique. On part toutefois trop souvent du principe qu’une société donnée, au moment où on l’observe, commence à subir des changements — ne serait-ce qu’à cause de l’observateur lui-même dans le cas de groupes isolés — et on lui attribue une certaine immobilité dans le passé, ou du moins une lente évolution (acquisition de traits techniques, développement démographique, par exemple) mais jamais le mouvement inverse de régression (perte de traits techniques, chute démographique, par exemple). On pense implicitement saisir la société au moment où on l’observe en son point maximum de développement ou de complexité technique. Cette position trahit en filigrane l’idée d’une nécessité dans l’enchaînement des états techniques d’une société, un certain évolutionnisme, bien différent de celui où régnait le jugement de valeur mais qui n’en attribue pas moins un point de départ et un chemin à une société qui aurait tendance à devenir de plus en plus complexe.
30S’il est vrai que l’on peut parler d’évolution technique des sociétés alors que vouloir transposer cette notion au plan social est beaucoup moins défendable, il ne faut pas ignorer la possibilité d’un mouvement inverse. C’est le point que souligne Lizot (1971, p. 36-37) quand, à propos des Yanomami et de certains groupes d’Amérique du Sud, il écrit : « Les civilisations sans agriculture ont-elles réellement existé dans un passé récent ? rien n’est moins certain... Il faut enfin noter que les groupes actuellement dépourvus d’agriculture la possédaient autrefois » — par exemple, les Siriono et les Guayaki. Donc, seul le recours à des documents d’ordre historique peut permettre d’éviter ce danger et montrer que l’adaptation d’un groupe peut changer au cours des siècles, allant à l’encontre d’un mouvement arbitrairement déterminé.
31Ainsi, savoir quel est l’état dans lequel on trouve le groupe que l’on va étudier est important : s’il a changé et dans quel sens. Dans un autre exemple, l’étude de la dimension historique montre qu’une société n’a pratiquement pas changé depuis le moment où elle a pu être saisie par l’observation. C’est la base historique d’un travail de « cultural energetics » (Beckerman, 1975) qui, à partir d’une étude de l’adaptation présente des Indiens bari, permet d’étendre cette analyse et ses conclusions à une durée d’environ quatre siècles et demi. Une chose en effet est d’assurer que le groupe que l’on va étudier possède tel type d’adaptation (en sous-entendant qu’elle a toujours été la même), autre chose est de montrer qu’elle a toujours été la même en s’appuyant sur des preuves d’ordre historique. Dans le premier cas, ce que l’on peut prendre pour un trait fonctionnel et permanent peut n’être que d’apparition récente ; dans le second, on peut réellement parler de permanence de l’adaptation.
32Ce que l’utilisation de documents historiques et archéologiques permettra de montrer c’est le changement culturel, non pas entendu au sens de modification d’éléments de la culture, mais de mutation totale de la culture, et le changement d’adaptation, tant externe (par rapport au milieu, avec les interactions qui en découlent), qu’interne (le réajustement même de la société). Cette mise en place historique est en effet tout à fait nécessaire avant l’analyse synchronique du fonctionnement actuel du système guajiro. Elle permettra d’isoler la permanence de certains traits et la disparition de certains autres, rendant ainsi possible la distinction entre acquisition et survivance, entre ce qui est simplement présent et ce qui est fonctionnel. Nous avons délimité brièvement le genre d’histoire qui figurera dans cette étude ; nous croyons avoir montré combien le terme d’ethnohistoire était ambigu. C’est pourquoi nous aurons recours tout simplement à l’histoire. Si, par accident, il arrive encore qu’apparaisse le terme « ethnohistoire », ce ne sera que la preuve de la non-pertinence d’une telle distinction.
33Dans la mesure où cette histoire est celle d’un contact, les sources sont extérieures à la société guajira. Mais s’agit-il là d’une différence tellement importante avec l’histoire de certains moments de la société européenne, par exemple ? L’analyse historique des mouvements populaires, telle la jacquerie dont parle Furet (1974, p. 51) n’a-t-elle pas à faire face aux mêmes problèmes (extériorité des sources) que celle dont il est ici question ? Car il est bien entendu que cette extériorité se caractérise par une idéologie particulière qu’il s’agit de déchiffrer et d’éliminer si l’on veut atteindre la vérité des faits. Quelques moments de « notre histoire » sont restés et resteront peut-être toujours hors d’atteinte. C’est aussi le cas, bien évidemment, de certains points de l’histoire des Guajiros qui ne peuvent être éclaircis.
34Mais à cette extériorité qui peut donc caractériser aussi des moments ou des lieux de l’histoire occidentale, notamment, s’ajoute une dimension culturelle. L’histoire des sociétés sans écriture se fait par l’intermédiaire d’observateurs issus d’une société que l’on pourrait dire qualitativement différente de celle qu’ils décrivent. Sans vouloir mésestimer la distance culturelle qui existait alors entre ceux qui écrivaient et ceux qui n’écrivaient pas dans la société européenne, il est certain qu’elle était encore plus grande entre l’Espagnol et l’indigène américain. Il est bien sûr impossible de définir une telle distance et le degré d’éloignement culturel de l’historien par rapport à la société dont il fait l’histoire. Mais la mise en doute systématique de ce qui a été écrit sur les sociétés d’Amérique du Sud, par exemple, n’est pas étrangère à cette notion de distance culturelle. On a refusé ainsi aux sources une crédibilité qu’on questionne beaucoup moins quand il s’agit de faire l’histoire de l’Europe ou d’une culture moins éloignée.
35Cette mise en doute de l’information que l’on conçoit comme chargée d’un ethnocentrisme tel qu’il déformerait systématiquement les perceptions en permanence empreintes de jugements de valeur nous paraît extrêmement dangereuse : elle nie la reconstruction historique plus qu’elle ne la rend impossible. Il est vrai que les sources sont loin d’être des modèles d’objectivité ; mais l’ethnocentrisme qui les caractérise, et qui est fort variable selon les cas, peut être décodé. Les ethnologues qui se sont intéressés à l’histoire ont tous, plus ou moins, pratiqué cette analyse mais ce n’est que récemment qu’une partie de ce domaine a été systématiquement abordé (Métraux, 1962 ; Hodgen, 1964 ; Duchet, 1971 ; Bucher, 1977, par exemple). Ces études s’attachent à démêler ce regard sur l’Autre (qu’il s’agisse d’un témoignage écrit ou iconographique), et à faire la part de l’ethnocentrisme qui intègre l’Autre dans une description pour mieux le nier.
36A la lecture de textes du XVIe siècle, ceux de Jean de Léry (1957) ou d’André Thevet (1953) par exemple, on est certes tout d’abord frappé par l’ethnocentrisme de certaines remarques ou du vocabulaire employé. Toutefois, cet ethnocentrisme ne cherche pas à se dissimuler : il n’est en fait que l’étonnement d’Européens du XVIe siècle qu’il faut replacer dans son contexte. Mais au-delà de cette apparence se cache une grande objectivité qu’on trouve tout simplement dans la façon crue de décrire les mœurs et actions des « sauvages ». De plus, les erreurs ou inexactitudes ne se situent pas au niveau de la description mais à celui de l’interprétation où intervient le jugement de valeur. Et sans doute est-ce au nom de ce dernier que l’on a, a priori et par un procès d’intention, dénié toute objectivité aux observations qui constituent la richesse de ces documents.
37Les relations de ce type sont plus nombreuses que l’on croit et il est très probable que beaucoup dorment encore dans les archives. Plus près de la région qui nous intéresse, l’Historia Indiana, le récit qu’a fait Nicolas Federman (1958) du voyage qui l’a amené à découvrir le haut plateau de Bogota en 1537, nous paraît exemplaire de ce genre d’ouvrage. Federman n’était ni écrivain ni missionnaire ; c’était, avant tout, un conquistador préoccupé de l’« efficacité » et de la « rentabilité » de ses expéditions. Aussi, sa conduite avec les Indiens de la région nord-ouest du Venezuela et ceux des terres qu’il a traversées ne se caractérise-t-elle pas par sa douceur et par le respect de l’autre, qu’il soit Indien ou homme de troupe. De graves accusations dans ce sens ont été formulées contre lui au cours du procès intenté par l’Espagne. Mais là n’est pas l’intérêt de l’Historia Indiana : si l’on s’en tient à ce qu’il a écrit et non à ce qu’il a fait, la précision, l’objectivité, l’absence de toute passion de son récit ne peuvent être mises en cause. Certes, ce regard d’une grande froideur sur les êtres et les choses va de pair avec une conduite cruelle à leur égard et il les élimine aussi froidement qu’il les décrit. Un tel langage purement descriptif, par ailleurs, n’est-il pas l’idéal qu’essayait d’atteindre une certaine ethnographie ? Un langage objectif n’entraîne par forcément une conduite négative, mais parfois l’absence d’engagement n’est-elle pas aussi une façon d’éliminer l’objet du regard ? Dans ces textes, le jugement de valeur — ce qu’on appelle ethnocentrisme ou subjectivisme — est nettement séparé de ce qui a été observé et décrit ; et pendant longtemps on n’a pu imaginer qu’un tel jugement de valeur — une conclusion fausse — puisse être énoncé à partir d’observations exactes. C’est donc au nom de la logique que l’on a discrédité la plupart des premières descriptions des sociétés du Nouveau Monde. Mais, qu’il soit impossible qu’une conclusion fausse découle d’observations vraies est aussi, en un sens, une faute de logique et, en tous cas, une méconnaissance de certains de ses mécanismes. Ainsi, cette prudence exagérée, cette méfiance vis-à-vis des premiers observateurs des indigènes peuvent également entraîner des conclusions fausses.
38Il ne s’agit pas ici de résumer les motifs qui expliquent le manque de confiance envers ces textes. On pourrait reprendre ce que dit Evans-Pritchard des ethnologues évolutionnistes et l’appliquer à ceux qui, par un défaut inverse, ou plutôt une idéologie inverse, ont fait, eux aussi, de la « mauvaise histoire ». C’est le cas de l’évaluation de la population indigène du continent américain que les historiens dits de « l’Ecole de Berkeley » ont révisée, les chiffres que Borah et Cook (1963) obtiennent pour le Mexique et la Californie étant très supérieurs aux estimations précédentes (celles de Kroeber, par exemple, 1939). Dobyns (1966) a prolongé leurs travaux pour l’Amérique du Sud et Clastres (1974, chap. 4) a réanalysé les données démographiques concernant les populations de certaines zones de la forêt tropicale. Les différences considérables entre les résultats proviennent tout simplement de la confiance — ou non — accordée aux estimations faites directement. Et il semble suffisamment démontré qu’il faut faire confiance à ceux qui ont établi ces estimations, au risque de devoir faire face à la prodigieuse dépopulation subie par le continent américain dans les premières décennies du XVIe siècle.
Les sources
39Nous avons déjà évoqué au cours des pages qui précèdent la nature du matériel et les différentes sources permettant de reconstituer le passé d’une société sans écriture. Il faut maintenant présenter plus précisément le matériel utilisé dans le présent travail, en particulier dans la deuxième partie, dont l’histoire des Guajiros fournit la matière.
40La tradition orale se rapportant au passé des Guajiros constitue une de ces sources. Elle ne sera cependant qu’à peine effleurée. Tout d’abord, notre enquête sur le terrain n’a pas été orientée vers la collecte systématique de ce genre d’informations. Ensuite, les récits qui s’y réfèrent ne sont pas nombreux et les quelques passages concernant le passé et l’origine des Guajiros avant la Conquête sont assez peu signifiants. Enfin, le matériel recueilli est, à peu de choses près, ce que rapportent Hernandez de Alba (1936, p. 61-62) et J. Caudmont (1953, p. 172 et 174). Ces quelques récits traitent surtout des rapports des Guajiros et des Indiens arhuacos de la Sierra Nevada de Santa Marta ; ils expliquent pourquoi chaque ethnie occupe son territoire actuel et ne mentionnent pas le bétail. A propos de l’origine de ce bétail, la tradition orale est plus riche et il s’agit en fait du récit de la création du monde, car humains et animaux domestiques ont été créés en même temps par le démiurge Maleiwa.
41La naissance de cette nouvelle société guajira coïncidant avec celle du bétail et avec l’histoire écrite expliquerait l’existence d’un vide de la tradition orale — vide peut-être relatif et provenant d’une lacune de l’enquête — sur la période qui a précédé l’arrivée du bétail puisque ce même bétail marque le début de cette pensée guajira et qu’avant, il n’y avait rien — ou presque rien.
42La tradition orale des Arhuacos semble, en revanche, plus riche. Les textes rassemblés par Reichel-Dolmatoff (1977) à propos de l’origine et de la localisation des tribus de la Sierra Nevada de Santa Marta mentionnent les Guajiros, notamment ceux du Sud-Ouest qui auraient été absorbés ou se seraient réfugiés dans les groupes de la Sierra Nevada, faisant ainsi référence à des mouvements de populations qui peuvent fort bien se situer après la Conquête, compte tenu de la région concernée.
43Nous examinerons donc ce que peut apporter cette histoire indigène, composée de deux traditions orales, l’une intérieure, l’autre extérieure. Il est certain qu’une étude sur la tradition orale est importante mais, à notre sens, cette recherche de la vision intérieure qu’ont les Indiens de leur passé a tout avantage à s’effectuer une fois déjà établie l’histoire à laquelle on peut accéder. Car, s’il nous semble exagéré de dire, comme le fait Murdock (1959, p. 43) que la tradition orale est « le seul type d’information historique qui soit en fait sans valeur », il n’en demeure pas moins qu’une telle analyse demande un traitement particulièrement attentif, comme les « arrangements » des généalogies africaines et la création contemporaine du bétail et des humains chez les Guajiros en sont la preuve.
44Les données archéologiques fournissent des éléments beaucoup plus sûrs pour reconstituer le genre de vie des populations qui ont occupé la Guajira avant le XVIe siècle. Malheureusement, le matériel archéologique n’est pas très abondant ; il provient de sites de l’extrême sud de la Péninsule, c’est-à-dire d’une zone quelque peu marginale par rapport à la Guajira proprement dite et l’on peut regretter l’absence de fouilles au cœur même du territoire guajiro. Si l’on manque d’informations concernant directement le centre de la Guajira, on peut, du fait de la situation périphérique et même extérieure des sites, d’une part entrevoir quelle était l’occupation de ces zones marginales et le genre de vie de leurs habitants et en inférer, d’autre part, celle de régions de la Guajira proprement dite où les conditions écologiques devaient être sensiblement les mêmes.
45L’analogie que l’on peut faire entre ces sites périphériques et le reste de la Guajira trouve plusieurs justifications : d’abord, leur proximité relative du centre de la Péninsule — entre 50 et 100 km ; ensuite, la région sud a été une zone naturelle de passage pour les divers mouvements de populations d’est en ouest, puis d’ouest en est, et enfin, elle a été, dans son axe sud-nord cette fois, la route de diffusion normale entre le continent et les Antilles néerlandaises (Aruba, Curaçao, Bonaire) entre lesquels on a observé des styles de poterie identiques (Rouse et Cruxent, 1963, p. 236). C’est pourquoi il est vraisemblable que le reste de la Guajira était habité par des groupes ayant globalement le même genre de vie que ceux dont les habitats ont été découverts même s’il existait des variantes dues aux conditions locales particulières.
46Les sites sont localisés au centre de la limite sud et au sud-est de la Guajira. Le premier ensemble de sites (Reichel-Dolmatoff, 1951) se trouve dans un rayon de 5 km de la ville de Barrancas, le long du Rio Rancheria, à environ 50 km au sud de la ligne Riohacha-Maicao. Leur chronologie se décompose en quatre périodes et en deux moments culturels distincts. Le premier commencerait vers le début de l’ère chrétienne et le second vers l’an 1000, le site ayant été abandonné bien avant l’arrivée des Espagnols. Les sites du second ensemble se trouvent en Guajira vénézuélienne, l’un sur le Rio Guasare (Rouse et Cruxent, 1963) et l’autre à moins de 50 km, sur le bord est de la lagune du « Gran Eneal », à 9 km du littoral et à une vingtaine de kilomètres au sud de la ville de Paraguaipoa, sur la route de Sinamaica (Gallagher, 1976). Pour le premier d’entre eux, dit du « Rancho Peludo », la datation donne une occupation de 1860 à 445 avant notre ère, date à laquelle le site a été abandonné. Le second, « La Pitia », présente une occupation continue, répartie en trois phases, allant de l’an 1000 avant notre ère jusqu’à peu après l’arrivée des Espagnols. Il est à remarquer que le style de la poterie que l’on trouve à La Pitia dans la seconde phase, a influencé celui de la fin de la première des périodes des sites de Barrancas, ce qui donne une cohérence certaine au passé de cette région de la Guajira.
47Nous discuterons donc ce matériel pour donner une image de l’économie des habitants de la Guajira avant la Conquête, image que viendront compléter les premiers textes espagnols. Le matériel archéologique pourrait être beaucoup plus riche : en effet, les fouilles mentionnées plus haut ont été effectuées entre les années 1950 et 1962 et, depuis lors, aucune autre n’a été entreprise en Guajira. Il est vrai que la Guajira elle-même est une zone marginale pour la recherche de la diffusion de la poterie, celle de l’agriculture, la détermination des courants migratoires ou des grandes régions archéologiques de Colombie ou du Venezuela, alors que le sud de la Péninsule est, en revanche, une zone de toute première importance. Mais tous ces sites ont été découverts par hasard — à la suite de travaux de terrassement, par exemple — et il est regrettable que l’archéologie soit à ce point tributaire du hasard, et aussi qu’aucune campagne systématique de fouilles n’ait été menée en Guajira, notamment dans le centre et le nord où doivent exister des habitats de populations agricoles, comme c’est très certainement le cas dans la Serranía de Macuira.
48S’il ne faut pas méconnaître ce que peuvent apporter la tradition orale et l’archéologie, l’essentiel de l’information réside dans les textes écrits se rapportant à la Guajira. Et en effet les documents concernant la Guajira ne manquent pas. Un grand nombre d’entre eux attendent encore d’être lus et analysés dans les archives ; mais ceux que nous avons déjà rassemblés permettent d’avoir une attitude très critique, de n’en considérer que certains comme pertinents et d’en écarter beaucoup. Hormis ce choix qui relève de l’analyse et de la fiabilité du contenu, se pose le problème de la quantité de documents qui serait nécessaire pour pouvoir reconstruire sans trop d’erreurs — ou sans vides trop importants — l’histoire des Guajiros.
49La recherche des sources et des archives risque d’entraîner l’ethnologue à vouloir trouver toujours plus d’informations pour arriver enfin au document clef, but illusoire et perpétuellement hors d’atteinte. Au-delà de ce qu’écrit F. Furet (1974, p. 49), qui souligne justement la grande quantité et les découvertes incessantes des sources « au fur et à mesure que la curiosité du chercheur se déplace », apparaît le danger de s’égarer dans d’infinies recherches et de perdre son objet d’étude initial, la recherche même déplaçant la curiosité. Cette recherche est l’expression d’une volonté d’en savoir plus mais aussi une façon d’éviter que se pose le problème du corpus nécessaire et suffisant de documents signifiants qui permettent de retracer une histoire « vraie » des Guajiros.
50Compte tenu des documents que nous avons et de ceux dont nous connaissons l’existence sans en savoir le détail, il serait improbable que ceux qui restent à analyser viennent contredire ou infléchir les lignes générales de l’histoire des Guajiros de telle façon qu’elles se révèlent fausses. Il s’agit là, il est vrai, d’une profession de foi plus que d’une certitude scientifique. Aussi dirons-nous que nous allons présenter un état provisoire de la recherche sur les documents se rapportant à l’histoire des Guajiros. Il semble, en effet, qu’à en rechercher davantage, on court le risque de ne jamais faire cette histoire. D’autre part, les redites et les récurrences que l’on trouve dans les documents font que la « rentabilité marginale » de l’accroissement de documentation trouve rapidement sa limite.
51Il est possible et même très probable que des recherches ultérieures permettent de préciser certains problèmes particuliers, tels ceux des échanges entre les Guajiros et les navires étrangers ou l’importance, la localisation et le nom, à différentes époques, de tel ou tel clan. Mais encore s’imposait-il, pour les envisager, de tracer les grandes lignes de cette histoire nécessairement incomplète.
52La recherche de documents en général et dans les archives en particulier nous a conduit à considérer plutôt une région que les Guajiros eux-mêmes. En effet, on peut trouver beaucoup d’informations dans des textes qui ne concernent pas directement les Guajiros, d’autant plus que, pendant le XVIe siècle et une bonne partie du XVIIe siècle, les habitants de la Guajira n’étaient pas appelés Guajiros et que la région elle-même a reçu des noms différents. Ainsi a-t-on été obligé d’élargir le champ des recherches à la province de Santa Marta, d’une part, et à celle de Maracaibo, de l’autre. Les entrées permettant de rechercher les documents étaient donc nombreux. Ces documents sont d’origines diverses et peuvent être classés comme suit : tout d’abord les sources directes, documents manuscrits non publiés, provenant des Archives nationales de Bogota et des archives des pères capucins de la Maison de Valence. Les premiers ne représentent qu’une partie des textes qui concernent la Guajira et qui figurent dans l’inventaire. Ils ont été choisis pour leur intérêt et leur date, ce qui permet de couvrir également toutes les périodes. Les seconds ont été consultés de façon exhaustive : ils ne concernent, bien évidemment, que l’époque de la Mission capucine, de 1694 à 1810 environ, avec des interruptions dues aux difficultés de cette Mission. Ces documents représentent ce qui reste des archives de la Mission ; en effet, les registres (baptêmes, mariages, etc.) ont été brûlés lors d’un soulèvement des Guajiros en 1769.
53Viennent ensuite les séries de documents rassemblés et publiés selon le thème, l’époque où les fonds d’archives. C’est le cas des nombreuses « Colección de Documentos... » qui concernent les archives de Bogota (Moreno et Tarazona, 1975), de Caracas (Serie de Fuentes Históricas) ou de Séville (Friede, 1955 ; Konetzke, 1953), parmi d’autres. Ce ne sont souvent que des extraits de documents et le critère de sélection reflète un souci qui n’est pas nécessairement celui de tous les chercheurs qui consultent ces séries, et si elles permettent la mise à la portée de tous de nombreux documents, elles ne remplacent pas réellement les textes originaux. Ainsi, bien qu’il s’agisse de choix ou de parties de documents, c’est quand même un matériel brut dont l’accès est relativement facile.
54Enfin, il existe des ouvrages d’histoire ou de synthèse. Ils représentent un apport très positif pour la recherche, mais leur lecture demande beaucoup de précautions et d’attention : il faut en effet tenir compte de l’interprétation du document dont se sert l’historien. A l’idéologie qui marque déjà l’original, se superpose celle de l’auteur qui écrit à son propos. Les chroniqueurs appartiennent à cette catégorie et, parmi eux, le plus intéressant pour l’histoire de la Guajira est J. de Castellanos qui a effectué des voyages dans la Péninsule vers 1550 et qui a pu en observer directement les différentes régions. En revanche, le matériel dont se sert P. de Aguado pour son œuvre terminée en 1575 a déjà été élaboré par A. de Medrano à partir de témoignages et d’informations de première main. F.P. Simon, enfin, écrit en 1625 : il part sans aucun doute de l’histoire d’Aguado en ajoutant des réflexions d’ordre général. Il ne s’agit plus d’informations directes et c’est déjà la vision de l’historien qui s’affirme. Tels sont les trois principaux chroniqueurs qui ont fait état des habitants de la Guajira. Il y en a beaucoup d’autres mais l’information qu’ils donnent est très mince et ne fait que répéter la documentation préexistante.
55Au milieu du XVIIIe siècle, paraissent deux ouvrages qui concernent la province de Santa Marta dont dépendait une bonne partie de la Guajira. L’un est écrit par un militaire, l’Alférez N. de la Rosa, l’autre par un religieux, le jésuite A. Julian. La différence de ton entre ces deux livres contemporains illustre ce que nous disions à propos des idéologies propres à chaque ordre. Parallèlement à ces livres, il existe dans les archives une grande abondance de documents sur la période qui est décrite et cela donne la possibilité de vérifier les dires des auteurs des deux livres en les comparants avec les documents originaux. Nous avons également, dans la mesure du possible, pratiqué ce contrôle dans le cas d’ouvrages historiques plus proches de nous, tels ceux de Restrepo-Tirado (1975) : le retour au document original permet souvent d’éviter des erreurs et c’est à ce niveau plus qu’à celui des documents d’archives eux-mêmes que l’on doit faire preuve de critique et de prudence.
56Le matériel d’ordre cartographique, pour terminer, a une grande importance. Sans les cartes, beaucoup de passages de documents descriptifs (expéditions, journaux de voyages) resteraient très imprécis. La toponymie de la Guajira est très riche et varie selon les époques ; d’autre part, de nombreux villages fondés par les Espagnols n’ont eu qu’une existence éphémère, ce qui rend leur localisation difficile. Les cartes sont parfois accompagnées de commentaires qui viennent compléter les documents contemporains.
57Si certaines archives, comme celles de Valence, ont été consultées dans leur totalité, et d’autres en partie, comme celles de Bogota, il reste encore beaucoup de fonds à exploiter et de documents à trouver, comme à Séville ou au Venezuela. Mais il s’agit là d’archives espagnoles où l’on retrouvera plus ou moins le même point de vue « officiel ». Si les Espagnols avaient un certain type de contact avec les Guajiros, d’autres nations étaient également en relation avec eux, tout en entretenant des rapports différents. C’est ainsi que les archives hollandaises à la Haye, celles des Antilles néerlandaises, ou les archives anglaises, à Londres ou à la Jamaïque, renferment certainement des informations dont la nature diffère de celles des sources espagnoles. Il ne s’agit donc plus, dans ce cas, de l’accumulation de documents dont la teneur en information diminuerait, mais d’une information différente qui complèterait et élargirait l’histoire des Guajiros.
58L’ensemble des documents sur la Guajira, des premiers textes du début du XVIe siècle aux descriptions faites par les « voyageurs » des années 1940, ne sont, en fait, que le compte rendu de tentatives successives de domination, et d’une conquête qui ne s’est jamais vraiment affirmée. L’histoire du contact entre Guajiros et Espagnols se caractérise par un profil en dents de scie dans lequel la paix alterne avec la guerre, la rébellion avec la pacification. Cela est vrai de l’ensemble de la Péninsule mais aussi de micro-régions : la paix pouvait régner à l’ouest et le conflit éclater à l’est. La nature de cette histoire et de ses oscillations se reflète dans les courbes qui indiquent la présence et l’absence de documents dans deux archives, selon les époques (fig. 1) : quand ils sont abondants, la Guajira est agitée et les établissements espagnols menacés ; lorsque rien ne s’écrit, Guajiros et Espagnols vivent en paix. Lorsque, enfin, le nombre des documents des archives de Bogota surpasse celui de Séville, les difficultés que causent les Guajiros dépassent la simple rébellion et posent un grave problème d’ordre dans le Nouveau Royaume de Grenade.
59Tels sont certains des traits qui caractérisent les sources propres à l’histoire des Guajiros. Elles témoignent d’un contact tantôt paisible, tantôt heurté, mais aussi de la volonté espagnole d’affirmer un ordre qui ne règnera jamais vraiment dans la Guajira.

Figure 1. Tableau comparatif de la présence et de la quantité de documents sur les Guajiros dans les archives de Séville et dans celles de Bogota (1540-1840).
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