2. L’inceste
p. 75-124
Texte intégral
1Dès lors que l’on s’interroge sur l’ordonnance des rôles et des positions généalogiques dans les familles recomposées, la question d’un éventuel interdit sexuel ou (et) matrimonial entre les apparentés de la recomposition (beaux-parents et beaux-enfants, quasi frères et sœurs) paraît centrale, et ne pouvait qu’attiser la curiosité des anthropologues (Héritier, 1995). Dans ces configurations complexes, qui réunissent des individus non apparentés par le sang, de sexe différent, il semble que les liens de famille ne soient pas suffisamment définis, établis, pour qu’une prohibition claire, impérative soit édictée pour tous et partout. La loi, en tout cas, ne la précise pas. Margaret Mead le soulignait dès 1971, dans un texte commentant les mutations de la famille contemporaine (Mead, 1971).
2Pourtant, l’idée d’une impossibilité des relations amoureuses ou sexuelles entre certains membres de la famille recomposée existe bel et bien, faisant l’objet d’une parole plus ou moins libre. L’éventualité de relations de séduction, de rapports amoureux ou de contacts charnels entre les « quasi frères et sœurs », enfants non consanguins réunis par la recomposition, est par exemple envisagée, racontée et commentée par les enfants eux-mêmes ou par les parents et beaux-parents. En revanche, la possibilité d’un détournement de la relation beau-parentale vers des relations amoureuses ou sexuelles demeure enveloppée de silence, et n’est qu’exceptionnellement abordée par les témoignages. Cette absence de parole témoigne à elle seule de l’existence d’un tabou, quand bien même le droit oublierait de l’énoncer. L’intensité du silence paraît à la mesure de la « faute », et de la peur qu’elle entraîne. Ainsi la question d’un interdit de l’« inceste », si l’on peut employer ce terme dans le cadre des liens nés de la recomposition, concerne deux types de relations, qui ne suscitent pas au même titre paroles et commentaires. Dans les deux cas, elle nous paraît essentielle, ne serait-ce que parce qu’elle permet de mieux repérer et comprendre la nature des liens existants dans les familles recomposées : en effet, puisque mes parents me sont prohibés dans les familles traditionnelles, ceux qui me sont interdits dans les familles recomposées ne sont-ils pas logiquement mes parents ? Il reste à savoir quand, pourquoi et comment certains individus, dans les familles nées de plusieurs unions successives, sont interdits l’un à l’autre.
Beau-parent et bel-enfant : quel interdit, pour quelle parenté ?
Une relation toujours incertaine
3Il y a quelques années déjà, l’affaire Woody Allen portait à l’attention de tous la question de l’inceste dans les familles recomposées. Compagnon de la mère et amant de la fille, père de l’un des demi-frères de sa jeune partenaire, Woody Allen, en succombant au charme de Sun Yi, la fille adoptive la plus âgée de son ancienne compagne Mia Farrow, commettait-il un inceste en tant qu’ancien beau-père ? Si Françoise Héritier y a reconnu un cas d’« inceste du deuxième type » (1994a), la question reste irrésolue pour une opinion quelque peu perplexe (Cadolle, 2000). Absence de lien de sang, paternité sociale contestée par le principal intéressé, confusion des rôles et des générations : de multiples arguments ont été invoqués pour condamner cette union, ou en défendre la légitimité.
4Comment penser l’inceste « beau-parental », en effet, et celui-ci existe-t-il ? L’incertitude est au premier chef celle des intéressés eux-mêmes, puisque les relations beau-parent – bel-enfant se déroulent de ce point de vue dans l’absence de règles et de modèle simples. Il est très difficile, lors des entretiens, d’en interroger le caractère potentiellement « incestueux ». Le sujet est généralement soigneusement évité, quelques allusions affleurant cependant au fil des récits. Elles évoquent l’ambiguïté relationnelle qui peut caractériser les relations beau-parentales, lorsqu’elles unissent depuis peu un homme et une jeune fille ou une jeune femme, une femme et un jeune homme. Ainsi Anna commente-t-elle ses relations avec son ancien beau-père, séparé de sa mère après deux ans de vie commune :
Moi je l’avais revu aussi, comme ça de temps en temps. [...] Je ne sais pas, j’avais dû l’avoir au téléphone un jour où ma mère n’était pas là et donc il habitait dans le Gers, et il m’avait dit : « Tu sais, tu peux venir me voir si tu veux », et puis, bon, ça ne s’est pas fait. Moi je l’aurais bien fait, mais j’ai senti une certaine réticence de la part de ma mère, je ne sais pas trop pourquoi. Peut-être parce qu’Antoine, après elle, il a eu des copines beaucoup plus jeunes. Alors est-ce que ma mère avait peur qu’après la mère ce soit la fille, en tous cas elle m’a freinée par rapport à ça et puis ça ne s’est pas fait (n° 14).
5Les raisons de la « réticence » apparente de la mère d’Anna, la réalité même de sa désapprobation importent-elles vraiment ? Anna ne lui attribue-t-elle pas une inquiétude, un doute qui pourraient être les siens face à cet homme qu’elle ne sait plus comment situer dans son environnement familial ?
6Décrivant sa vie quotidienne avec les filles de sa compagne, Jean-Pierre résume quant à lui : « J’ai vécu avec trois femmes » (n° 26). A titre d’illustration, il poursuit son récit en décrivant comment s’organisait chaque matin l’occupation de... la salle de bains.
Le problème quotidien, la salle de bains. C’est tout bête, mais c’est un problème. Bon il s’avère que dans les deux, il y en a une qui est très prude, mais elle l’est aussi avec son père, elle l’est avec tout le monde, et il y en a une, il lui est arrivé de rentrer à poil dans la salle de bains alors que moi j’y étais, et bon ben... C’est naturel chez elle, c’est naturel chez moi et puis ça ne m’a absolument pas gêné. [...] Elles avaient leur chambre. Moi je n’avais pas accès à leur chambre, j’y entrais quand on discutait mais autrement, c’était absolument, leur grande indépendance.
7Ainsi parlant, il évoque une tout autre question que celle de la gestion de la vie quotidienne : il n’a apparemment pas été facile de vivre à la fois avec une nouvelle compagne et les deux jeunes femmes qu’étaient déjà ses filles. Ainsi s’instaurent aussi des logiques d’évitement, qui prennent aussi facilement la forme d’une grande pudeur que celle d’une indifférence affichée à la séduction potentielle de l’autre. « Plusieurs beaux-pères nous ont parlé de la réserve qu’ils se sentaient tenus d’observer avec leur belle-fille tout particulièrement [...]. Les belles-filles ont souvent la même pudeur avec leur beau-père », remarque Sylvie Cadolle (2000 : 245-246). L’absence de principe clair laisse planer une équivoque sexuelle dans ces relations beau-parentales tardives. Citons enfin ce témoignage, diffusé il y a déjà quelques années dans une émission réalisée par Sonia Combes et Brigitte Alliot sur le thème des relations beau-parentales dans les familles recomposées1. Une belle-mère y décrit une ambiguïté similaire, apparue à l’adolescence de son beau-fils, âgé de seize ans, et qu’elle connaît depuis l’âge de quatre ans :
Ce garçon, dans le fond, je suis la seule femme qui suis dans son entourage immédiat, qui n’est pas de sa famille. Et je pense, je devine que je provoque chez lui des tas de choses bizarres, des tas de fantasmes, des désirs, il y a des moments de tendresse, d’expression comme ça vers moi qui relèvent déjà du désir d’un homme pour une femme. Bon, c’est pas facile à gérer, j’ai pas la solution à vous donner là maintenant. Il faut maintenir une distance [...], il faut être à l’écoute [...], moi je trouve qu’il faut être drôlement costaud. Il faut toujours être présente, il faut être très vigilante, et je le suis pas toujours suffisamment. Donc par exemple on a une vie de famille assez libre, je dois faire un effort par exemple pour ne pas m’exposer trop physiquement, il faut que je me protège, parce qu’il serait peut être troublé de me voir un peu trop déshabillée par exemple. C’est pas facile de penser à ça tout le temps en sa présence, quelquefois j’oublie. Et puis la provocation d’un jeune garçon, le désir, c’est assez émouvant. On peut avoir envie de jouer avec ça. Je ne sais pas si une mère éprouve la même chose mais on peut avoir envie de jouer puisqu’il n’y a pas l’interdit de l’inceste.
8Cette belle-mère, qui manie sans difficulté des concepts touchant à la séduction, au désir sexuel, à l’inceste, se situe par ailleurs sans hésitation hors de la famille de l’enfant, qu’elle côtoie pourtant depuis douze années : il n’existe entre eux aucune parenté légale qui justifie l’existence d’un interdit. Elle reconnaît les difficultés que provoque cette absence de loi dans la proximité affective qui l’unit néanmoins à cet enfant. Ainsi, le caractère équivoque de la relation beau-parentale est-il parfois décrit avec acuité par ses protagonistes. La difficulté consiste, pour les familles recomposées, à vivre avec une règle non énoncée, ordonnant des positions générationelles mal définies, non reconnues.
9Historiquement, « l’inceste beau-parental » est pourtant vieux de plusieurs siècles. S’interroger sur l’évolution de cet interdit et de ses motifs nous paraît essentiel. La prohibition de l’inceste s’accompagne toujours et partout d’un discours assortissant de divers arguments les lois qui régissent les unions sexuelles et matrimoniales. Questionner les motifs de « l’interdit de l’inceste beau-parental », tels qu’ils ont été énoncés au cours de l’histoire, nous semble donc intéressant pour mieux comprendre la nature de cette relation.
Les humeurs et les corps
La nudité de la femme de ton père, tu ne la découvriras pas, c’est la nudité de ton père (Lévitique 18, 8).
L’homme qui couche avec la femme de son père : il a découvert la nudité de son père ; tous deux seront mis à mort ; leur sang est sur eux (Lévitique 20, 11).
Tu ne découvriras pas la nudité d’une femme et de sa fille ; tu ne prendras ni la fille de son fils ni la fille de sa fille pour découvrir leur nudité. C’est sa chair. Ce serait une infâmie (Lévitique 18, 17).
L’homme qui prend pour femme la fille et la mère : c’est une infâmie ; on les brûlera au feu, lui et elles, pour qu’il n’y ait pas d’infâmie au milieu de vous (Lévitique 20, 14).
10Ce passage bien connu du Lévitique témoigne de l’ancienneté millénaire d’une prohibition existant entre beau-parent et bel-enfant. Cet interdit repose sur l’idée qu’il existe entre un individu et la parenté de son conjoint un lien d’affinité. L’affinité, dans le langage juridique, équivaut à l’alliance : résultant du mariage, elle unit un individu aux consanguins de son époux : les parents et enfants d’une femme à son mari, et les parents et enfants d’un homme à son épouse. Le beau-parent est, à ce titre, un affin pour son bel-enfant, et c’est ainsi que nous le considérerons tout d’abord pour l’étude de son statut au sein des règles de prohibition de l’inceste.
L’adfinitas romaine
11La conception romaine de l’adfinitas constitue l’une des premières définitions juridiques de cette relation pour notre société occidentale. « Lien qui unit l’un des conjoints aux parents de l’autre », elle induit des prohibitions matrimoniale et sexuelle (Villers, 1977 : 212). A partir de l’époque impériale, elle constitue un empêchement, en ligne directe sous l’Empire païen, puis en ligne collatérale, sous le règne des empereurs chrétiens (Girard, 1924).
12L’époux du conjoint et son bel-enfant se trouvent au cœur de ces interdits :
La parenté voisine de la filiation que le mariage crée entre beaux-parents et beaux-enfants, qu’on désigne sous ce nom la parenté résultant d’un mariage entre l’un des conjoints et les ascendants de l’autre ou la parenté existante en cas de second mariage entre les enfants du premier lit et l’époux dont ils ne sont pas issus, entraîne en cas de relations sexuelles pendant la durée du mariage qui fonde la parenté une aggravation de peine en ajoutant l’inceste à l’adultère et laisse aux relations sexuelles le caractère d’inceste, même si elles se produisent après la dissolution du mariage (Mommsen, 1907 : 411).
13Les interdits sexuels et les empêchements matrimoniaux entre beau-parent et bel-enfant survivent en effet à la dissolution du mariage. « On suppose exceptionnellement que l’affinité existe encore lorsqu’il s’agit de lui faire produire quelques effets indispensables d’un point de vue moral, empêchement de mariage par exemple » (Caron, 1901 : 56).
14La prohibition apparaît aussi dans le domaine de la filiation adoptive. Le statut juridique des femmes ne leur permettant pas d’accéder à l’adoption, elles se trouvent, par rapport à l’enfant adopté par leur mari, en position de « belles-mères ». Or, l’enfant adopté se voit interdire l’épouse de son père pendant, et éventuellement après la durée du mariage (Moreau, 1992), même en l’absence de lien consanguin unissant le père et l’enfant. Il faut sans doute rapporter cela à la très grande valeur accordée à la filiation sociale créée par l’adoption dans la société romaine. Hors du lien matrimonial, « la même femme ne peut être successivement la concubine du père et du fils » (Caron, 1901 : 46). Ainsi, l’union civile créée par le mariage ne constitue pas le seul fondement de l’affinité comme principe de prohibition de l’inceste : la relation née du seul commerce sexuel y suffit.
15Une conception spécifique d’un lien producteur d’interdit se dessine ainsi, fondée au départ sur la « conjonction » des corps. Pour mieux en comprendre les implications, il faut poursuivre le fil d’une histoire qui nous mène aux premiers siècles de l’Église et de la chrétienté.
L’affinité dans le monde chrétien : la théorie de l’una caro
16Outre le Lévitique, l’Ancien et le Nouveau Testament évoquent à plusieurs reprises l’existence d’un interdit sexuel entre un homme et la femme de son père : dans la Genèse et le deuxième Livre de Samuel, on qualifie par exemple d’« inceste » le fait pour un homme de coucher avec la ou les concubine(s) de son père2. Saint Paul rappelle également dans l’épître aux Corinthiens combien cette union peut être condamnable : « On n’entend parler que de fornication parmi vous, et d’une fornication telle qu’il n’y en a pas même chez les nations ; c’est à ce point que quelqu’un a la femme de son père ! [...] Qu’un tel homme soit livré au Satan pour la perte de sa chair afin que l’esprit soit sauvé au Jour du Seigneur » (Le Nouveau Testament, Épître aux Corinthiens, 6, 12-20). L’union du conjoint et de l’enfant d’un même individu est donc bien, dans la Bible, un inceste.
17Au concile de Rome, en 721, l’Église définit précisément la notion d’affinitas. « Dans un mariage consommé, les deux époux sont devenus une seule et même chair, una caro. La copula ayant mêlé leurs sangs et confondu leurs personnes, la parenté de l’un se communiquait à l’autre sous forme d’affinitas » (Esmein, 1891 : 416). La rencontre des corps et de leurs humeurs, à travers l’acte sexuel, conduit à l’identité des partenaires. L’affinité allie donc, par le biais de l’union sexuelle et du mélange de « semences » et d’humeurs qu’elle entraîne, les parents d’un individu à son partenaire, et réciproquement. Elle se compte selon les mêmes degrés que la parenté consanguine. Du fait qu’elle tient uniquement à la réalisation de l’acte sexuel, cette union produit les mêmes effets à l’intérieur ou à l’extérieur du mariage, mais ne résulte de celui-ci que lorsque l’alliance matrimoniale a été consommée. De plus, la communauté de chair établie par l’union sexuelle survit non seulement à la rupture ou à la dissolution du couple, mais aussi au décès de l’un des partenaires : l’affinité, une fois instaurée, constitue un lien définitif entre les personnes alliées.
18Revenons à nos beaux-parents : selon l’Église, le second conjoint se trouvait lié à l’enfant du premier lit par une relation d’affinité au premier degré en ligne directe. Par son union charnelle avec le parent de cet enfant, le beau-parent en avait contracté les caractères physiques et corporels. De ce fait toute autre union charnelle ou matrimoniale avec l’enfant de son partenaire aurait constitué un inceste. Cette conception « substantialiste » de l’affinité et de ses conséquences devait influencer des siècles de pensée et de pratique juridique, concernant l’« inceste beau-parental » et sa répression.
L’Ancien Régime et l’« inceste beau-parental »
19Confortant peu à peu son autorité face à l’institution juridique et morale que représentait l’Église, le droit coutumier établit sous l’Ancien Régime une première définition civile de l’affinité.
20Celle-ci fait l’objet de plusieurs controverses, concernant notamment les conditions de sa formation. L’affinité, « lien qui unit l’un des époux aux parents de l’autre époux » (Delvincourt, 1824 : 66-67), ne pouvait ainsi théoriquement naître que par la seule célébration du mariage et cessait avec lui. Pour certains cependant, l’affinité pouvait exister hors du mariage. Catherine Daversin et Paul Janssen, dans leur étude de la prohibition de l’inceste du xviiie siècle à nos jours, commentent ainsi un arrêt rendu par le Parlement de Paris en 1664 : « Il fut jugé que le mariage d’un homme avec la fille de sa concubine était nul et incestueux. » En outre, « cet inceste pouvait être pénalement réprimé » (Daversin & Janssen, 1983 : 159). Certains juristes et pénalistes du xviiie siècle, tel Rousseau de la Combens, en 1757, ou Muyard de Vouglans, en 1768, estiment quant à eux qu’un « mauvais commerce », une « conjonction illicite » peuvent suffire à fonder l’affinité (ibid.). Cette définition se trouve donc finalement dans le droit fil de la conception canonique. Elle conduit à des empêchements d’alliance dont l’étendue interdisait le mariage entre affins en ligne directe à l’infini, et jusqu’au quatrième degré en ligne collatérale.
21Du point de vue pénal, le droit coutumier de l’Ancien Régime reconnaît et définit l’inceste comme « toute conjonction illicite qui se fait avec des personnes que les lois canoniques et civiles ne permettent pas d’épouser, à cause de la parenté ou affinité, soit naturelle, soit spirituelle, qui se trouve entre eux » (d’Héricourt, 1771 : 71-72). Il punit par le biais des tribunaux ecclésiastiques et des parlements royaux les unions charnelles, souvent dénoncées et aggravées par l’acte d’adultère. Cette répression concerne le plus souvent des personnes majeures. La gravité de l’acte se mesure selon le critère de la parenté : au xviie et au xviiie siècle, « plus la parenté est rapprochée, plus la répression sera sévère » (Daversin & Janssen, 1983 : 249). A cette époque donc, la relation entre affins, beau-parent et bel-enfant, entre dans la catégorie des unions interdites. En outre, « sont considérés comme les cas d’inceste les plus graves, parmi ceux qui sont commis entre alliés, ceux qui se font entre des personnes alliées en ligne directe » (ibid. : 135). Le conjoint du parent biologique d’un enfant, qu’il soit son époux ou son concubin, est donc passible d’une condamnation pour inceste s’il entretient avec son bel-enfant des relations sexuelles.
22Selon Jousse (1771), ces incestes sont alors punis de mort. Muyard de Vouglans est plus précis quant aux châtiments infligés en cas d’inceste en ligne directe : « Il paraît en général, suivant les arrêts des différents tribunaux, que la punition ordinaire de ce crime est celle du feu ; et que cette peine a même été étendue au cas particulier de l’inceste par un beau-père avec sa belle-fille, quoique celui-ci soit puni plus ordinairement de la potence, et le corps ensuite brûlé » (Muyard de Vouglans, 1781 : 51). Ainsi l’inceste commis par le beau-parent a-t-il pu être assimilé à l’inceste père-fille, et valoir une peine équivalente, fort sévère au demeurant : « Cette peine est réputée la plus rigoureuse après celle de l’écartèlement. [...] Elle s’emploie ordinairement parmi nous contre les coupables de sacrilèges, de parricides, de crimes contre nature [...] » (ibid. : 51). Au xviiie siècle cependant, « lors de la régence célèbre pour son libertinage, le droit s’occupe peu de crimes de mœurs, si la peine est sévère théoriquement (en se référant aux auteurs de l’époque), les juges ne condamnent plus à des peines capitales très graves » (Daversin & Janssen, 1983 : 308). C’est pourquoi les arrêts relevés par Catherine Daversin et Paul Janssen dans les Parlements de Flandres, de Cambrai et de Paris paraissent adoucis au regards des sanctions exposées par les pénalistes du xviiie siècle. Le 4 juillet 1783, il fut par exemple jugé par le Parlement de Flandres qu’« Angèle Pichon, veuve de Jacques Cuvaël, et Pierre Jacques Ignace Cuvaël, son beau-fils, avaient commis le crime d’inceste » (ibid. : 134). La cour condamna la belle-mère à six ans de prison, et son beau-fils au bannissement du royaume à perpétuité.
23Des lois romaines à l’application des principes édictés par l’Église et repris par les Parlements civils sous l’Ancien Régime, la répression de l’inceste « beau-parental » semble donc soumise à une logique relativement claire, fondée sur la définition de l’affinité comme lien proscrivant entre les alliés toute autre conjonction, que celle-ci soit charnelle ou civile. On aura retrouvé, dans les diverses descriptions données jusqu’ici de cet interdit, l’analyse désormais bien connue qu’en a faite Françoise Héritier à travers la notion d’« inceste du deuxième type ».
L’inceste du deuxième type
24Selon Françoise Héritier, l’union entre affins constitue un inceste parce qu’elle associe, dans la personne de l’allié qui s’unit successivement à eux, deux consanguins de même sexe. « Il semble bien que l’on puisse et doive faire entrer dans la catégorie “inceste” telle qu’elle est conceptualisée par de nombreuses sociétés, la “conjonction” illicite entre des partenaires de même sexe, entendue non point comme un inceste homosexuel, bien qu’il existe, mais comme conjonction substantielle établie par l’intermédiaire d’un partenaire commun » (Héritier, 1991 : 347). L’inceste du deuxième type ne se produit donc pas entre deux alliés, mais entre deux consanguins, par le biais d’un intermédiaire de sexe différent qui les prend tous deux pour partenaires. Pour comprendre le caractère incestueux de cette relation, il faut en fait tenir compte de « l’identité substantielle des consanguins de même sexe, le père, le fils, la mère et la fille, les deux frères, les deux sœurs » (Héritier, 1994a : 100).
25Pour nous, ce partenaire commun est le beau-parent, unissant à travers les rapports sexuels qu’il a avec eux son conjoint et l’enfant de ce dernier. La réunion de deux « identiques » que sont le parent et son enfant biologique de même sexe dans la personne du beau-parent représente un « court-circuit » néfaste dans l’ordre établi par chaque société entre les catégories de l’identique et du différent (ibid. : 288).
26Voyageant dans le temps et dans les cultures, Françoise Héritier a démontré le caractère universel de cet interdit, qui se révèle en effet applicable à de très nombreuses situations nées de l’alliance ou de la conjonction sexuelle des corps. Elle montre également que l’inceste du deuxième type est demeuré tout à fait « vivant » dans nos sociétés contemporaines, qu’il apparaisse dans les fictions télévisées, à travers les médias lorsqu’ils commentent l’affaire Woody Allen, ou entre les lignes de notre droit moderne. Le contexte contemporain est cependant si différent de celui que nous venons de décrire qu’il nous paraît nécessaire d’y replacer l’« inceste » beau-parental afin d’essayer d’en redessiner les contours et les motifs de manière plus précise. Il nous semble en effet qu’à cette conception « substantialiste » de l’inceste beau-parental, il faille aujourd’hui ajouter une autre façon de concevoir l’interdit sexuel existant dans la relation beau-parent/bel-enfant.
Les faits et les gestes
Entre ascendants et descendants il y a toujours inceste ; parce que le mariage est défendu entre ces personnes selon la loi dernière [...] il en est de même entre le fils et la femme de son père ; parce que celle-ci lui tient lieu de mère [...] La même défense a lieu entre le beau-père et la fille de la femme ; parce qu’elle lui tient lieu de fille (Jousse, Traité de la justice criminelle en France, Paris, 1771, p. 562-563).
27Dix-huit ans avant la Révolution française, en cette fin du xviiie siècle qui marquera le terme d’une société tout entière, Jousse publie, parmi d’autres, un Traité de la justice criminelle en France. Dans la rubrique « inceste », on y trouve une justification inédite de la prohibition sexuelle et matrimoniale existant entre beau-parent et bel-enfant : si l’interdit existe, n’est-ce pas, selon l’auteur, parce que ces derniers sont l’un pour l’autre « comme » parent et enfant ? Pour la première fois, semble-t-il, c’est en référant la beau-parenté au modèle de la filiation de sang que l’auteur commente l’interdit. Il cite ensuite d’autres juristes, selon lesquels « l’alliance charnelle, qui se contracte par un mauvais commerce, donne lieu à l’inceste. Ainsi celui qui a un mauvais commerce avec la mère et la fille commet, suivant eux, un inceste, ainsi que celle qui voit le père et le fils ». Nous retrouvons ici le cadre précédemment décrit de l’inceste du deuxième type. Il n’en reste pas moins que son opinion première s’inscrit dans un autre modèle de référence : il ne s’agit plus ici d’affinité mais de « pseudo-parenté », d’imitation du lien de filiation. Il semble ainsi que s’ouvre, avec le xixe siècle et la codification, une ère juridique et morale où l’inceste en général et l’interdit « beau-parental » en particulier sont pensés de façon tout à fait nouvelle.
L’interdit d’alliance beau-parent/bel-enfant
Un exemple autrichien
28Au début du xixe siècle, en Autriche, les représentants de l’Église et de l’État reçoivent un nombre croissant de demandes de dispenses de mariage provenant de couples formés par un beau-parent et un bel-enfant, à la suite de la mort du parent. Travaillant sur les concepts d’amour, de mariage et de parenté à Vienne et en Basse-Autriche, Edith Saurer (1998) a étudié ces requêtes3, dans une période allant de la fin du xviiie siècle à la première moitié du xixe siècle. Il est intéressant, à partir de l’analyse qu’elle en fait, d’énumérer les arguments avancés par les demandeurs.
29Certains font appel à la définition chrétienne de l’affinité, arguant que le premier mariage n’a pas été consommé :
Fin octobre 1792, l’administration municipale de Vienne reçut un arrêté de décision impériale ordonnant la séparation et la sanction du couple formé par Johann Rotteinsteiner, maître-potier et veuf, et Katarina Heroldin sa belle-fille, ainsi que le rejet définitif de leur demande de dispense pour l’obstacle au mariage constitué par la parenté par alliance au premier degré en ligne directe. L’accusation parlait de fécondation incestueuse et d’inceste. Les autorités municipales de Vienne refusèrent d’exécuter cet ordre, car le mariage d’une durée de seize jours du maître-potier, n’avait pas été consommé et était donc nul. Les certificats médicaux, l’avis de témoin et l’avis de la Faculté de médecine finirent par en convaincre le gouvernement régional, l’archevêque et Rome. Le beau-père épousa sa belle-fille (Saurer, 1998 : 62).
30En l’absence de relations antérieures entre le beau-père et la mère, il ne peut y avoir inceste, pourrait-on conclure de ce jugement : la référence à l’affinité comme lien créateur d’interdit s’insère parfaitement dans le cadre de l’inceste du deuxième type. Mais tout mariage non consommé pouvait de toute façon être annulé par Rome.
31Une seconde catégorie d’arguments se dessine toutefois, à travers des motifs inédits : selon certains couples, la relation beau-parent/bel-enfant ne peut être incestueuse parce qu’elle n’a jamais présenté les caractères propres à une relation parentale. La proximité de l’âge en est le premier indicateur : « Tous les demandeurs de dispense mettent en avant la grande différence d’âge avec le premier conjoint, tout en remarquant que si celle-ci correspondait en effet à une pratique courante, elle n’allait (ou plus) forcément de soi » (ibid. : 65). De plus, l’importante différence d’âge avec le premier conjoint ôte au premier mariage son caractère amoureux et (ou) sexuel ; il s’agit plus souvent par exemple, d’un arrangement entre une veuve et un homme plus jeune, capable de travailler avec elle à la ferme ou dans l’atelier. En revanche, la faible différence d’âge séparant beaux-parents et beaux-enfants rend difficiles des relations pensées comme parentales, et favorise au fil de la vie commune l’éclosion d’un sentiment amoureux plutôt que d’une affection parentale. « Le premier mariage est présenté comme un mariage de raison, à la différence du second, but des démarches, compris comme un mariage d’amour » (ibid. : 64).
32Ces « mariages d’amour » ne sont toutefois pas dépourvus d’intérêts, le mariage du beau-parent et du bel-enfant après la mort du parent présentant bien des avantages du point de vue successoral. S’il est alors demandé, c’est souvent parce qu’une relation conjugale de fait existe déjà entre le beau-parent et son bel-enfant, qu’elle est donc non seulement pensée comme possible, mais réalisée depuis longtemps : « La plupart du temps, le futur couple vivait depuis longtemps sous le même toit. La fille a soigné sa mère malade pendant de très nombreuses années et dirigé le ménage du vivant de celle-ci. Très souvent, après la mort du partenaire, le couple mène une vie commune durant des années ou des dizaines d’années, avant de désirer légaliser la situation » (ibid. : 65). Des enfants sont fréquemment nés de ces unions qui n’en demeurent pas moins prohibées par la loi, les couples se trouvant parfois séparés de force.
33Ainsi, un certain nombre d’arguments présentés par les « couples » beau-parentaux qui souhaitent se marier relèvent du vécu de la relation beau-parentale, en évoquant un lien habité par un sentiment conjugal plutôt que filial. La conception « substantialiste » de l’inceste du deuxième type voit ainsi apparaître à ses côtés une définition ancrée dans la réalité concrète des relations que partagent le beau-parent et le bel-enfant. Cette évolution s’illustre également dans le cadre juridique de l’inceste, à travers les empêchements de mariage.
Les obstacles civils à l’union beau-parent/bel-enfant
34Dans notre droit contemporain, « l’inceste [...] se définit par l’intermédiaire des règles sur les empêchements de mariage en matière de parenté, règles qui établissent une sanction civile : la nullité du mariage contracté par des personnes parentes à un degré prohibé par les lois » (Daversin & Janssen, 1983 : 18).
35Ces interdits d’alliance ont progressivement diminué en nombre et en étendue de la Révolution française jusqu’à nos jours. « A la Révolution, la législation en matière d’inceste s’allège considérablement [...] subsistent les interdits en matière de parenté par le sang en ligne directe, à l’infini, en ligne collatérale au degré de frère et sœur, en matière d’alliance en ligne directe à l’infini » (ibid. : 230). La codification rétablira cependant l’interdit d’alliance entre beau-frère et belle-sœur, qui ne peuvent convoler en secondes noces que depuis 1975. Aujourd’hui, concernant les unions prohibées entre affins, demeurent seulement en vigueur les empêchements de mariage en ligne directe : en France, le beau-parent ne peut toujours pas épouser son bel-enfant. Alors même que l’interdit issu de l’affinité en ligne collatérale a disparu de notre droit, la beau-parenté demeure donc source de prohibition dans les règles de l’alliance matrimoniale. L’empêchement d’alliance n’est cependant plus tout à fait le même que celui que connaissait l’Ancien Régime.
36L’affinité tout d’abord, en tant que relation créatrice d’interdit, ne résulte plus que du seul mariage depuis la Révolution et la Codification de 1802. A partir du xixe siècle en effet, « la majorité des auteurs refusent de reconnaître l’existence d’une affinité résultant d’un commerce illicite » (ibid. : 168). Ainsi la conception « substantialiste » de l’inceste beau-parental perd-elle de sa valeur dans le discours juridique dominant, comme l’illustre un jugement datant du milieu du xxe siècle, et autorisant une jeune fille à épouser l’ancien concubin de sa mère, père de son demi-frère utérin (ibid.). A partir du xixe siècle, les empêchements d’alliance ne peuvent donc plus naître que d’un mariage en bonne et due forme. Ils survivent en revanche théoriquement à la rupture de l’union parent/ beau-parent, et continuent d’interdire le mariage entre beau-parent et bel-enfant.
37Qu’en est-il aujourd’hui ? un empêchement d’alliance existe toujours entre le beau-parent et son bel-enfant. Mais il est curieusement variable, en fonction de la manière dont s’est terminée l’union du parent et du beau-parent (cf. annexes, p. 281). L’interdit demeure absolu après la dissolution par divorce du lien conjugal parent/beau-parent. Mais « il n’est plus que prohibitif lorsque le mariage a été dissous par décès » (Boussard, 1990 : 9), depuis la loi du 10 mars 1938. Cela signifie que, lorsque le parent qui créait le lien enfant/beau-parent est décédé, la prohibition du mariage de ces derniers peut être levée par une dispense du président de la République.
38Cette loi vise à empêcher que « l’enfant, par sa seule présence, ne provoque le divorce de son auteur pour épouser le conjoint de celui-ci » (ibid. : 8). Mais elle sème également le trouble dans la définition de la notion d’affinité « beau-parentale » : celle-ci pourrait disparaître dans certaines situations, au profit d’une alliance matrimoniale. Ici, la théorie de l’inceste du deuxième type ne suffit pas à nous aider. En effet, l’existence de cet interdit symbolique ne permet pas vraiment de comprendre l’évolution contemporaine du droit français. Ainsi, pourquoi a-t-il été possible de supprimer l’interdit pour affinité en ligne collatérale, alors que l’on a conservé cet empêchement en ligne directe ? En outre, comment expliquer le fait que ce dernier empêchement puisse être levé en cas de décès du conjoint qui créait l’alliance ? Dans le cadre de l’inceste des deux sœurs tel que le décrit Françoise Héritier, le décès du parent biologique ne transforme en rien la situation du beau-parent, qui, en s’unissant à son bel-enfant, mêlerait par cet acte des « substances identiques » : celles de son conjoint décédé et celle de l’enfant biologique de même sexe de celui-ci. Selon Françoise Héritier, l’inceste du deuxième type fournit la seule clef de compréhension des interdits d’alliance « beau-parentaux » : « C’est cette figure qui est implicite dans notre loi et qui en fournit l’explication naturelle », écrit-elle (1994a : 124). Devant le « détournement » de la prohibition d’alliance beau-parent/bel-enfant, l’auteur évoque une « dissolution » progressive de l’interdit et de sa signification, associée à un effacement du sens qu’il revêtait autrefois : aujourd’hui, « notre droit civil interdit des alliés sans se poser la question de savoir pourquoi » (ibid. : 123). On peut en effet considérer l’existence d’une possibilité de dispense pour l’union du beau-parent et du bel-enfant comme le résultat hasardeux des multiples réformes des empêchements civils advenues depuis la codification. Lorsque l’on s’y arrête cependant, de nouveaux chemins s’ouvrent à la réflexion. Une logique sous-jacente, ressortissant à un autre principe qu’à celui du seul interdit des deux sœurs, ne serait-elle pas à chercher dans cette évolution ? Quelle est en effet cette « beau-parenté » qui n’est incestueuse que lorsque la personne qui crée l’alliance, en l’occurrence le parent biologique de l’enfant, est en vie ?

Fig. 4. Les empêchements civils à l’alliance beau-parent/bel-enfant.
Un interdit ancré dans l’actualité de la relation
39A travers cette possibilité de dispense se dessine en effet une relation qui nécessite, pour exister, un contexte relationnel spécifique, opérant uniquement entre des vivants.
40Dans une société très différente de la nôtre, au sein d’un tout autre contexte, l’interdit de relation sexuelle se révèle également soumis à la présence vivante d’un individu qui témoigne de la parenté. Ainsi en va-t-il des Baoulé étudiés par Pierre Etienne, dont le système de parenté, fort différent du nôtre, le rejoint cependant en ce qu’il ne comporte « aucune règle prescriptive » en matière d’alliance matrimoniale, « mais seulement des règles d’interdiction » (Etienne, 1975 : 6). Celles-ci concernent un certain nombre d’unions entre germains, réels ou classificatoires. Parmi ces derniers, écrit l’auteur, « il existe deux catégories de sœurs classificatoires : en premier lieu, mes cousines utérines, si éloigné que soit leur degré de parenté [...] ; en second lieu, mes cousines agnatiques et cognatiques [...]. Ces dernières me sont interdites non pas en fonction du degré de parenté mais pour autant que j’ai en commun avec elle un ancêtre encore en vie [...] ma germanité avec mes sœurs agnatiques ou cognatiques se fonde sur un principe généalogique non pas ordinal mais seulement conjoncturel » (ibid. : 6). Ces cousins ne peuvent donc s’épouser que lorsque tous leurs grands-parents communs sont morts. Cet exemple nous emmène évidemment bien loin du contexte de l’alliance occidentale. Il appuie cependant l’idée que certaines relations « incestueuses » ne le sont qu’à travers la médiation d’un troisième individu, aïeul commun ou parent et conjoint partagé par l’enfant et le beau-parent.
41Ainsi la relation beau-parentale n’est-elle peut-être pas acquise une fois pour toutes entre deux individus. Elle semble toujours requérir la permanence d’un contexte relationnel particulier, où le parent et conjoint tient une place essentielle. Commentant la diversité des systèmes terminologiques de parenté, Françoise Héritier fait justement allusion à la beau-parenté dans un autre de ses ouvrages. Exposant les travaux de Kroeber, qui a tenté de recenser « les types de relations exprimés de façon régulière » dans les différents systèmes terminologiques connus dans le monde, elle énumère huit types de relations, parmi lesquelles la dernière repose sur « un dernier critère d’utilisation, plus rare, qui tient compte du fait que la personne intermédiaire entre Ego et Alter est toujours présente ou non : on ne peut plus utiliser l’appellation “beau-père”, par exemple, si le conjoint est mort ou est remarié ailleurs ou même utiliser des appellations particulières pour désigner des relations qui n’existent plus (Héritier, 1981 : 18) ».
42La nécessité de cette médiation ne contredit finalement pas l’interdit « des deux sœurs », puisqu’elle en conforte la logique « triangulaire ». Elle ajoute cependant un élément supplémentaire à la définition de l’inceste « beau-parental » : la beau-parenté, à travers l’interdit relatif qu’elle induit en droit civil, n’existerait que dans l’alliance actuelle, vivante, dont elle est issue. La nécessité de cette constante actualisation conduit à appréhender la potentialité incestueuse du lien beau-parental dans son contexte relationnel, et finalement dans la réalité de son existence au sein du réseau familial recomposé. Or, c’est justement dans cette logique que sont aujourd’hui jugés et sanctionnés les crimes « d’inceste » ou interprétés comme tels par la loi au sein des familles recomposées.
L’inceste « beau-parental » à travers les sanctions pénales
Quelles relations punit-on ?
43Dans notre droit contemporain, l’inceste en tant que tel n’est plus sanctionné. « Le silence des juristes », explique Jacques Poumarède, « c’est d’abord celui des Codes. L’inceste n’est pas défini ni même nommé, pas plus dans le Code civil de 1804 que dans le Code pénal de 1810. Il n’est pas complètement ignoré puisqu’il transparaît malgré tout dans certaines dispositions, mais il n’en constitue pas moins l’innommable au sens premier du terme » (Poumarède, 1987 : 214). La disparition pure et simple du mot dans les textes de loi ressortirait à une logique caractéristique de la société bourgeoise du xixe siècle débutant. « En les punissant [les rapports sexuels], on s’obstine à mettre en lumière par des recherches indiscrètes des turpitudes et des hontes dont la révélation est une cause de scandale » (Garraud, 1901 : 79, cité par Daversin & Janssen, 1983). Laisser reposer de tels actes dans le secret des consciences apparaît donc préférable. L’inceste se réalise de plus à travers des rapports sexuels dont on estime qu’ils relèvent de la liberté individuelle, dès lors qu’ils sont librement consentis. Mais par-delà cet état général des esprits, c’est avant tout dans le respect et la protection d’une autorité paternelle toute-puissante qu’il faut comprendre les réticences du droit à désigner l’inceste : « La loi fixe les pouvoirs du père possesseur mais s’interdit, du même coup, de pénétrer davantage dans l’intimité du groupe familial, de s’immiscer dans d’autres types de rapports, affectifs, sexuels par exemple. La personne du père-possesseur dresse une barrière infranchissable au regard de la loi et délimite ainsi la sphère du privé » (Poumarède, 1987 : 225).
44Ce n’est d’ailleurs qu’à travers la vaste catégorie des « personnes ayant autorité sur la victime » que l’inceste est tout d’abord indirectement réprimé, « en cas de viol ou d’attentats à la pudeur » (Daversin & Janssen, 1983). La notion de parenté ne sera réintroduite dans le Code pénal que par la loi du 28 avril 1832, qui instaure une nouvelle circonstance aggravante des crimes et des délits sexuels, à travers la qualité d’ascendant de la victime. L’âge de cette dernière entre enfin en ligne de compte, la condition de mineur de moins de onze ans devenant par cette même loi une autre circonstance aggravante4 (ibid.). Les conséquences de ces changements sont immenses pour la définition juridique même de la prohibition dans notre société. Pour mieux les comprendre, reprenons les termes de la loi actuelle, tels qu’ils sont exprimés dans le Livre II du Code pénal5, dans la section intitulée « Des agressions sexuelles »6. Une conception singulière de la relation incestueuse se dessine à travers ces textes.
45En premier lieu, le délit sanctionné n’est plus tout à fait le même que sous l’Ancien Régime. Dans le Code pénal, « on retient les aspects constitutifs du crime » avant de s’intéresser à la parenté qui lie l’agresseur à la victime (ibid. : 249). Celle-ci constitue cependant une circonstance aggravante des crimes de viol ou d’agression sexuelle avec violence : c’est à travers cet ajout que le droit sanctionne l’inceste. Ainsi, l’inceste tel qu’il est aujourd’hui réprimé se comprend dans une relation inégale opposant un agresseur et une victime : un seul individu est donc susceptible d’être poursuivi, quand les tribunaux d’Ancien Régime punissaient toujours les deux partenaires incestueux (ibid.). Cette inégalité constitutive de la relation incestueuse, telle qu’elle est pensée par le droit, oppose en fait systématiquement un adulte et un enfant. Deux sortes de circonstances aggravantes apparaissent ainsi. La première concerne l’identité de l’auteur d’un viol ou d’une agression sexuelle, et son lien de parenté éventuel avec la victime. Ainsi, le viol est puni de vingt ans au lieu de quinze ans de réclusion, et les agressions sexuelles de sept ans et 100 000 euros d’amende au lieu de cinq ans et 75 000 euros d’amende lorsqu’ils sont commis par un « ascendant légitime, naturel ou adoptif, ou par toute autre personne ayant autorité sur la victime » (articles 222-24 et 222-28).
46La seconde catégorie de circonstances aggravantes tient à l’âge de la victime : elle intervient par exemple lorsque celle-ci est un mineur de moins de quinze ans, viol et agressions sexuelles subissant les mêmes aggravations de peines (articles 222-24, 28 29 et 30). Dans le cas des agressions sexuelles cependant on notera la réunion des circonstances ayant trait à la fois à la parenté et au jeune âge de la victime : lorsque celles-ci sont réunies, la peine est étendue à dix ans de réclusion criminelle et 150 000 euros d’amende. La sanction est donc d’autant plus sévère que la parenté est avérée et que la victime est jeune. Ainsi, c’est avant tout dans le rapport inégal adulte/enfant que l’on pense aujourd’hui l’inceste en tant que crime condamnable dans notre société. Les atteintes sexuelles apparemment « consenties », c’est-à-dire exercées « sans violence, contrainte, menace ni surprise » lorsqu’elles sont commises par « un ascendant légitime, naturel ou adoptif ou par toute autre personne ayant autorité sur la victime », ne sont d’ailleurs incriminées que lorsque l’un des partenaires est un mineur non émancipé par le mariage (articles 222-25, 222-26 et 222-27), ce qui signifie logiquement qu’elles ne le sont plus dès la majorité de ce dernier.
47Claude Lévi-Strauss évoque comme une « forme métaphorique » de l’inceste « l’abus de mineure (dont, dit le sentiment populaire, “on pourrait être le père”) » (1967 : 12). Cette remarque nous plonge à nouveau dans l’univers des familles recomposées. En cas de viol ou d’agression sexuelle subi par un enfant, le beau-père est-il ou non perçu par les instances juridiques, sociales et médicales de notre société « comme un père » pour celui-ci ?
Une figure inquiétante : le beau-père abuseur
48Évoquant le passage des représentations anciennes de la marâtre aux figures beau-parentales contemporaines, Thierry Blöss remarque en 1995 :
L’acceptation péjorative du beau-père existe bel et bien, susceptible désormais de s’occuper de trop près des enfants de sa conjointe, au point de devenir gênant, voire dangereux. [...] La littérature cinématographique, les magazines d’information et autres articles de presse illustrent, faits divers à l’appui, les craintes qu’inspirent les familles recomposées. Le beau-père devient séducteur ou violeur. Plus largement c’est la question de l’inceste, et de sa définition, qui est posée [...] (Blöss, 1995 : 29).
49Les rapports sociologiques et psychologiques traitant de l’enfance violentée, maltraitée, se posent également une question récurrente : « Le tabou de l’inceste est-il plus difficile à maintenir dans les familles reconstituées ? » (Camdessus & Kiener, 1993).
50Les chercheurs américains se sont très tôt intéressés à la question. Dès 1969, le psychiatre Messer forge la notion de « complexe de Phèdre », selon laquelle « la tentation de l’inceste » serait « une des caractéristiques inhérentes à la famille reconstituée » (Théry, 1987a : 137). Dans une perspective comparable, au cours des années 1980, un certain nombre de travaux américains ont démontré l’existence d’une corrélation statistique entre le fait pour un enfant de vivre avec un beau-parent et le risque qu’il encourt de subir des abus sexuels (Giles-Sims & Finkelhor, 1984 ; Giles-Sims, 1997). Jean Giles-Sims (1997) cite des données britanniques qui témoignent d’une surreprésentation des beaux-pères parmi les auteurs d’abus sexuels perpétrés sur des mineurs au sein de leur famille. En France, on ne connaît pas précisément l’importance statistique de ces abus. On sait que l’augmentation apparente des crimes et des délits sexuels perpétrés contre des enfants correspond d’abord au surcroît d’attention qui leur est consacré de la part des instances sociales et judiciaires. De plus, la proportion de beaux-pères parmi les « abuseurs d’enfants » serait selon de rares études (Razon, 1996) largement inférieure au nombre constitué par les pères incestueux7, l’inceste père-fille étant de façon générale le plus fréquemment commis (Lévy, 1993). L’appréhension des familles recomposées comme « familles à risque » du point de vue des abus sexuels mène enfin à considérer prudemment les travaux américains : dans l’un d’eux, même les beaux-grands-parents constituent une population suspecte, représentant 35 % des abuseurs parmi quatre-vingt-quinze cas d’abus commis par des grands-parents8. La démarche comparatiste de ces travaux se montre cependant de plus en plus nuancée. Aujourd’hui, certains9 précisent que le fait de vivre avec un beau-parent ne constitue qu’un facteur parmi d’autres, et doit être corrélé à d’autres éléments pour la détermination réelle d’un « risque » d’abus sexuel. Jean Giles-Sims regrette de plus, dans le bilan qu’elle établit en 1997, qu’aucune étude n’ait comparé des familles recomposées où le beau-père a commis des abus sexuels et des familles recomposées « qui fonctionnent bien ».
51Il est toutefois intéressant de relever certains arguments avancés par ces études pour justifier la plus grande vulnérabilité des beaux-enfants à d’éventuels abus.
52Les beaux-pères, en tant qu’apparentés non consanguins, seraient d’abord soumis à un tabou normatif moins fort dans leurs relations avec leurs beaux-enfants, du fait de l’absence de loi proscrivant une relation sexuelle ou matrimoniale entre beau-parent et beaux-enfants dans de nombreuses juridictions américaines (« Normative theory »). Laure Razon a réalisé une étude psychologique de cinquante-deux cas d’inceste jugés en France entre 1987 et 1990. Parmi les situations envisagées se trouvaient plusieurs familles recomposées. L’auteur y souligne l’absence ou la moindre assurance des repères généalogiques liée à l’absence de lien consanguin : « Souvent, le beau-père abuse exclusivement de ses belles-filles, et non de ses filles. Alors que le lien de sang les réfère à un interdit de l’inceste, la défaillance du lien symbolique n’exclut pas une union avec l’enfant d’un autre homme » (Razon, 1996 : 114).
53Cette « faiblesse » de l’interdit serait en outre d’autant plus dangereuse que le beau-parent détient souvent, au même titre que le parent, une position autoritaire dont il peut abuser à l’égard de l’enfant (Giles-Sims & Finkelhor, 1984). Car la réalité et la teneur de la relation « parentale » existant entre le beau-parent et le bel-enfant préoccupe également les chercheurs : selon certains auteurs (« Social-evolutionnary theory »), l’aversion de l’inceste se forme dans la prime enfance, au cours d’une période qui se situe entre deux et six ans. Cette période est souvent terminée lorsque débute la relation beau-parent/bel-enfant : dès lors, le sentiment de répulsion qu’inspire « normalement » toute relation incestueuse ne peut éclore, et l’inceste devient plus probable (ibid.).
54L’identification du beau-parent à un « parent » potentiel apparaît aussi à travers la question des soins et de l’attention portés à l’enfant, ainsi que dans la responsabilité morale qu’inspire a priori la position beau-parentale. Selon certaines études, les beaux-pères abuseurs, comme les pères incestueux, ne s’investissent pas ou peu dans les tâches relatives aux soins et à l’éducation des enfants, surtout lorsque ces derniers sont petits. De ce fait, l’investissement du beau-parent dans un rôle de parent, associé à l’ancienneté de la relation beau-parentale, pourrait selon certains auteurs constituer un élément amenuisant les « risques » d’abus sexuels dans les familles recomposées (Giles-Sims, 1997).
55La réflexion portant sur les abus sexuels dans les familles recomposées réfère ainsi la relation beau-parentale au modèle du lien parent-enfant. Elle insère également ces crimes et délits dans la catégorie « inceste », au même titre que des actes perpétrés par un père. Dominique Vrignaud (1994), juge pour enfants, évoque par exemple dans un article portant sur l’inceste six familles, dont cinq sont recomposées. L’auteur ne fait pas de place particulière à ces cas, les considérant apparemment de la même manière que les situations familiales classiques. L’inceste tel qu’il est défini par les instances juridiques, psychologiques et sociales semble donc intervenir de la même façon dans les relations beau-parentale et parentale. Danièle Lévy, psychanalyste, apporte cependant une nuance : « La différence avec l’inceste véritable semble plus de degré que de nature. Cela dépend, naturellement, de la relation de l’enfant à ce “beau-parent” [...] » (Lévy, 1993 : 224). Françoise Hurstel et Christiane Carré, évoquant la nécessité de mieux définir les places « par rapport à l’interdit de l’inceste » dans les familles recomposées, parlent de « relations où semble dominer l’adoption par le cœur » (Hurstel & Carré, 1993 : 213). L’interdit de l’inceste se joue donc dans l’appréciation des rôles de chacun dans la famille, plutôt qu’il ne fait référence aux liens de parenté : « On considère comme un inceste toute relation sexuelle entre un enfant et un adulte qui a avec cet enfant un rôle parental. C’est-à-dire qu’en dehors des liens du sang sont incluses les relations entre un enfant et un beau-père, une belle-mère ou des substituts parentaux stables, concubins, nourriciers par exemple », écrivent Brigitte Camdessus et Robert Kiener dans un ouvrage sur la maltraitance (1993 : 235). Cette définition de l’inceste, qui fonde la relation beau-parentale dans les faits d’une parentalité vécue et partagée, trouve un écho dans l’application pénale des textes de loi.
Un inceste ancré dans les « faits »
56En droit pénal, la circonstance aggravante constituée par le fait d’être un ascendant pour l’enfant est toujours associée à celle que produit le fait d’avoir une autorité sur la victime. L’« autorité » ainsi désignée semble précisément limitée et définie. Elle est d’une part toujours associée à la notion d’ascendant légitime, naturel ou adoptif. On trouve d’autre part, dans les articles qui en font mention, une autre circonstance aggravante des actes de viol ou d’agressions sexuelles, constituée par le fait pour l’agresseur « d’abuser de l’autorité que lui confèrent ses fonctions » : il s’agit ici d’une autorité institutionnelle (celle de l’instituteur, de l’animateur, etc.). Dans le premier cas, l’« autorité » paraît donc, à l’exception de celles qui sont citées ensuite, être celle qui s’exerce dans la vie familiale, que celle-ci soit légalement instituée ou fondée dans les faits. « Le coupable de viol qui vit en concubinage avec la mère de la victime mineure, et a une habitation commune avec la mère et sa fille, exerce sur cette dernière une autorité de fait » (Mayaud, 1996-97). Le beau-parent, même s’il n’est pas désigné comme ascendant dans l’application de la loi, est tout de même associé à un parent à travers la notion de personne ayant autorité.
L’interdiction de l’inceste en droit pénal ne coïncide pas avec l’interdiction du droit civil. [...] Elle est plus large en ce qu’elle retient, outre le critère de la parenté (de l’ascendant), celui d’une autorité exercée en droit ou en fait sur la victime, ce qui permet d’atteindre éventuellement le beau-père dans une famille recomposée, malgré l’absence de lien biologique et même de rapport juridique d’alliance (Carbonnier, 1999 : 422).
57Ainsi, la référence utilisée pour définir l’inceste ne réside plus dans la définition généalogique d’un lien producteur d’interdit mais dans la référence aux faits de la parentalité. De la même façon, pour le juge des enfants qui aborde l’inceste, ce n’est pas le lien de parenté qui importe, mais plutôt la « qualité des conditions de vie et de développement faites à l’enfant par le ou les détenteurs de l’autorité parentale » (Vrignaud, 1994 : 132-133). C’est donc moins la relation en elle-même que sa qualification qui fonde l’inceste, en fonction d’une dimension temporelle, de la réalisation d’un certain nombre d’actes parentaux – actes nourriciers, éducatifs, etc. – d’une intensité affective définie ou non comme parentale. La relation beau-parentale n’est donc plus systématiquement incestueuse.
58Cette conception contemporaine s’illustre aussi dans l’évolution des interdits sexuels et matrimoniaux aux États-Unis, telle que l’analyse Margaret Mahoney (1993). On y trouve deux types de régulation, l’une civile concernant les empêchements de mariage, l’autre criminelle, sanctionnant le mariage ou (et) une activité sexuelle hors mariage entre les membres d’une même famille. Les lois de chaque État variant en la matière, l’incohérence caractérise l’appréhension juridique des relations nées des recompositions familiales. Sous l’angle civil, douze États proscrivent le mariage entre beaux-parents et beaux-enfants. Dans neuf États, la loi pénale sanctionne la réalisation de tels mariages. Par ailleurs, vingt-neuf États incluent certains membres de la famille recomposée dans la définition de crimes spécifiques, relatifs à une activité sexuelle hors mariage à l’intérieur de la famille. On retrouve toutefois une logique identique à celle que nous avons décrite à travers l’analyse de notre droit, puisque les beaux-parents sont généralement inclus dans les lois qui associent la poursuite de l’inceste au jeune âge de la victime : « Stepparent-stepchild relation-ships are included in almost all of the laws that combine age and family relationships. [...] Statutes would apply to stepfamilies when the stepparent plays an active parenting role with respect to minor stepchildren10 » (Mahoney, 1993 : 31). Au contraire, les lois traditionnelles qui proscrivent à la fois mariage et relation sexuelle entre apparentés, sans tenir compte de l’âge des partenaires, évoquent beaucoup plus rarement les beaux-parents. Selon l’auteur, il est nécessaire, dans le cas des familles recomposées, de séparer nettement les interdits d’alliance civile de la poursuite criminelle des abus de mineurs. Ainsi, la liberté de choisir son beau-parent ou son bel-enfant pour conjoint pourrait être respectée, dans certaines circonstances. En Grande-Bretagne, le Marriage Act de 1986 prévoit par exemple la possibilité d’une alliance civile entre beau-parent et bel-enfant ou entre grand-beau-parent et beau-petit-enfant si les deux parties ont atteint l’âge de vingt et un ans à la date du mariage et si la plus jeune des parties n’a à aucun moment avant l’âge de dix-huit ans été un « enfant de la famille »11 en relation avec l’autre partie dans le cadre du mariage antérieur (Mahoney, 1993). Ainsi, c’est encore dans l’existence d’un lien de parentalité éprouvé dans les faits par le beau-parent et le bel-enfant, plutôt que dans la relation d’affinité qui les unit, que l’on cherche aujourd’hui les motifs de l’inceste beau-parental. Margaret Mahoney conclut d’ailleurs :
The separate treatment of marriage regulations and the restrictions of non marital sexual conduct makes sense in the context of stepfamilies. Finally, the definition of the legal stepparent-stepchild status can be limited for these purposes to cases where family ties have been established between the parties. [...] A reasonable scheme of regulation [...] might permit marriage and sexual activity outside of marriage between stepparent and stepchild in situations where family related policies are likely to be weakest12 (ibid. : 35).
59Au terme de cette évocation des conceptions contemporaines de l’inceste « beau-parental », il semble que celui-ci s’exerce uniquement lorsque existe entre l’enfant et son beau-parent une relation de parentalité sociale fondée sur les faits de la vie familiale et de l’éducation. Il apparaît donc aujourd’hui de plus en plus clairement que le beau-parent ne puisse se conduire de façon « incestueuse », lorsqu’il a une relation sexuelle avec l’enfant de son conjoint, que s’il se conduit par ailleurs comme un parent à l’égard de cet enfant. Ainsi, d’une pensée substantialiste de l’inceste beau-parental, traduisant parfaitement la logique de l’inceste du deuxième type, il semble que nous soyons passés à un discours plus « pragmatique », fondé beaucoup plus sur les faits et les gestes de la parentalité que sur la nature d’un lien d’affinité né de la rencontre des corps et des humeurs. A l’interdit symbolique de l’inceste des deux sœurs s’ajoute ou se substitue un vécu, une expérience qui soumet la qualification incestueuse de la relation beau-parentale à son contenu éprouvé. Une telle interprétation, présente dans le discours psychologique, social et juridique de notre société, est à replacer dans la mouvance d’un vaste processus où, comme l’écrit Françoise Romaine Ouellette à propos de l’adoption, « le parent et la parentalité sont abordés non plus en relation à l’organisation juridique et culturelle de la généalogie et de la filiation, mais en rapport avec la prise en charge matérielle et éducative de l’enfant ». Dans le cas des liens beau-parentaux, la vacance ou la faiblesse des normes existantes justifient ce recours aux faits empiriques de la parentalité. Mais en l’absence de cette réalité, qu’en est-il de la position reconnue à chacun dans les familles recomposées ? Celle-ci semble demeurer à la lisière d’un ordre symbolique et généalogique donné, inconditionnel, au sein duquel chacun pourrait, quoi qu’il arrive, trouver la place qui lui revient. La question des relations amoureuses et sexuelles des enfants non consanguins de ces familles en constitue peut-être la meilleure illustration.
« C’est ta sœur »... De la liberté du choix à l’interdit sexuel
Mon frère, mon compagnon : l’histoire de Paul et Dominique
60Dominique est née en 1948. Elle n’est encore qu’un bébé lorsque ses parents se séparent et que sa mère rencontre son beau-père. En ces années 1950 où le divorce est encore peu répandu, les enfants ne jouissent que rarement de relations suivies avec leurs père et mère. C’est toutefois le cas de Dominique, dont les parents sont demeurés tous deux à N., tout près de Paris. Résidant uniquement chez sa mère, elle rencontre son père chaque jeudi. Peut-être la réticence de la mère à ce que l’enfant connaisse sa nouvelle belle-mère (son père s’est remarié en 1949) explique-t-elle le fait que Dominique ne se rende jamais au domicile paternel, et ne voie son père que dans le magasin où il travaille, hors de tout contexte familial. Dominique ne croise donc sa belle-mère que très rarement : « Dis bonjour à la dame », lui intime-t-on alors. Elle rencontre moins souvent encore les deux enfants que le couple paternel a adoptés : un garçon, âgé de sept ans, en 1951, et une fille, du même âge que Dominique, en 1953. Elle est d’ailleurs tout juste informée de leur existence : « Mon père avait trouvé une façon charmante de me présenter à mon frère. Un jour au magasin, il était là, un jeudi matin, et il m’a dit : “Tiens, je te présente ton frère”. Bon. Nouveau. Bonjour et puis voilà. Mais c’est quelque chose qui m’avait beaucoup frappée. Je n’étais plus toute seule dans ma tête. J’avais un frère » (n° 3).
61Elle aura connaissance de l’adoption de sa demi-sœur par une voie détournée : « Une vieille amie de mon père qui habitait au-dessus du magasin m’avait dit en grand secret : “Tu sais ton père vient d’adopter une petite fille, mais surtout il ne faut pas que tu le dises.” »
62Ces nouveaux frère et sœur demeurent cependant inconnus, lointains, à peine entraperçus lors de rencontres impromptues : « Nous allions à l’école pas très loin, à N., et mon père amenait mon frère à l’école, ma mère m’amenait à l’école, donc de temps en temps on se croisait parce que c’était deux écoles côte à côte. »
63Cette singulière organisation familiale, marquée par l’évitement et le secret, perdure jusqu’en 1957. Dominique a neuf ans ; sa mère et son beau-père quittent la ville de N. et l’emmènent loin du magasin paternel. Son père déménage lui aussi, trois ans plus tard. Elle a douze ans et ne le voit plus que rarement, lorsqu’il lui écrit : « Il m’a écrit un jour, je me rappelle, et il m’a dit que ce serait bien si je venais passer les vacances de Pâques avec lui, chez lui, et que comme ça je pourrais faire connaissance avec ma demi-sœur. »
64A la suite de ce premier séjour, Dominique se rendra chez son père deux fois par an, lors des vacances scolaires. Elle y découvre une belle-mère et une demi-sœur qu’elle apprend à connaître. Paul, son demi-frère, plus âgé de quatre ans, a quant à lui quitté le foyer parental pour s’engager dans la marine. Elle le croise une seule fois lors d’un séjour chez son père. Le jeune homme est élève-militaire à R., près de la ville où résident Dominique et ses parents. Un arrangement curieux est alors négocié : ceux-ci acceptent que Paul vienne passer chez eux certains week-ends de permission, puisqu’il est loin de ses propres parents. Dominique est alors âgée de quatorze ans, Paul en a dix-huit. Au fil des visites du jeune homme, une relation fort éloignée de tout sentiment fraternel prend naissance entre les adolescents.
65Paul parle alors à son père de cette liaison amoureuse ; ce dernier la désapprouve, exigeant qu’elle prenne immédiatement fin. Les jeunes gens sont de toute façon séparés : Paul, atteint de la tuberculose, part en sanatorium loin de Dominique. « Je ne l’ai revu que pour son mariage. Et puis une autre fois, en 1971. Et après on ne s’est plus revus pendant des années. »
66Chacun mène donc séparément une vie conjugale, puis familiale. Dominique se marie, a trois enfants, puis divorce. Paul, marié de son côté, a deux enfants. En 1989, le frère et la sœur reprennent des contacts téléphoniques, puis se retrouvent tous deux au chevet de leur père mourant. « Quand mon père a été très malade, c’est lui qui m’a dit de venir. Et c’est à ce moment-là que l’on s’est vraiment retrouvés. Et puis mon père est mort le 31 décembre », explique Dominique.
67Depuis, Paul et Dominique ne se sont plus séparés. Dominique était alors seule ; Paul a quitté sa femme. Le frère et la sœur vivaient ensemble depuis quelques années lorsque nous avons rencontré Dominique.
68Cette histoire singulière est évidemment exceptionnelle. C’est justement à ce titre qu’elle nous paraît intéressante, non pas en raison du caractère « sensationnel » qu’elle peut revêtir, mais plutôt en ce qu’elle peut traduire des représentations communes à toute famille recomposée, concernant la parenté, la fraternité et l’amour inattendu qui peut unir deux adolescents se retrouvant dans le même cercle familial.
69Tout d’abord, même si Paul et Dominique sont légalement demi frère et sœur, du fait de l’adoption légale de Paul par le père de Dominique, leur relation est à questionner : « On ne se sentait fautifs ni l’un ni l’autre. Nous n’étions frère et sœur que de nom », explique Dominique en évoquant leur première relation. En effet, celle-ci a débuté sous les auspices de l’adolescence et de ses premières amours, et n’a jamais eu le temps d’être fraternelle, sinon, pendant l’enfance, dans la désignation abstraite d’un(e) inconnu(e). Paul et Dominique partagent pourtant un patronyme commun, transmis par une filiation légale. Du fait de leurs enfances parfaitement séparées, ont-ils pour autant partagé cette filiation ?
70Tout au long de son récit, Dominique ne dit jamais « notre » père, mais évoque « son » père ou « mon » père, en fonction des impératifs de la narration. Finalement, ces deux relations au père n’ont peut-être en commun que leur caractère distant : on ne peut dire que Dominique ait profité d’une très grande proximité tant physique qu’affective avec son père biologique, en dépit de leurs contacts plus ou moins réguliers. Quant à Paul, son adoption à l’âge de sept ans et son départ précoce du foyer parental (lorsque Dominique vient passer ses premières vacances chez son père, Paul est déjà parti, alors qu’il n’a que seize ans) ne laissent pas présumer d’une relation particulièrement étroite avec ses parents adoptifs. « C’est eux qui l’ont fait s’en aller dans la marine. C’est eux qui ont fait les démarches, les papiers et tout. Ils lui ont dit “maintenant tu pars”. Et il est parti », dit Dominique. Le récit de Dominique est d’ailleurs émaillé de détails confirmant cette impression. « Il n’a pas le même statut que ma sœur », remarque-t-elle. Évoquant par exemple les cadeaux offerts dans la famille de son père, elle explique qu’elle n’en avait pas, ajoutant : « Ma sœur en avait, ça c’est sûr. Mon frère, je ne sais pas. » Commentant la position actuelle de sa belle-mère à l’égard de ses enfants et petits-enfants, elle ajoute : « La seule petite-fille avec qui elle a vraiment eu des rapports, à l’emmener en vacances et tout, c’est la fille de sa fille, ma demi-sœur. Les enfants de Paul, non. » Dominique décrit enfin les difficultés que rencontre Paul à revendiquer sa place de fils auprès de ses parents : « C’est pas lui qui va leur dire : “Papa, j’ai besoin d’argent, donne-moi ci, donne-moi ça”, il se sent pas libre en fait, vis-à-vis de ses parents. Alors que ma sœur, il n’y pas de problème. » Ainsi, la relation de Paul à ses parents semble-t-elle fragile et peu légitimée.
71A relire leur histoire, il semble que ces enfants ne soient finalement réunis face au père que dans l’union amoureuse interdite. C’est encore cet interdit, posé par le père, qui sépare les adolescents, et tient éloignés l’un de l’autre les adultes qu’ils sont devenus. Dans le récit de Dominique, c’est enfin la maladie paternelle qui les rapproche, et c’est avec son décès qu’ils se « retrouvent » : « Il devait y avoir une espèce de tabou tant que mon père était vivant. [...] Et c’est vrai que bon, le fait qu’il meure, je pense que ça a levé certains tabous. »
72Hormis ce père qui joue son rôle à travers l’imposition de la prohibition, rien ne permet de définir l’existence d’un lien « fraternel » entre Paul et Dominique. Or, cette indéfinition est caractéristique des relations entre les enfants réunis tardivement par la recomposition familiale.
73De plus, ces enfants ne sont pas seuls. En tombant amoureux l’un de l’autre, en refusant de se comporter « comme frère et sœur », ainsi que l’attendait leur entourage, Paul et Dominique ont suscité l’hostilité unanime de la constellation familiale, qui s’emploie tout d’abord à séparer le couple : pendant vingt années environ, Dominique n’entendra plus prononcer le prénom de son frère, comme si celui-ci avait tout simplement cessé d’exister.
74Si chacun désapprouve cette relation personne, cependant – excepté le père lorsqu’il en énonce l’impossibilité – n’en rappelle le caractère « incestueux ». Lorsque Paul et Dominique décident de vivre ensemble, bien des années plus tard, le silence persiste. Les réactions négatives sont nombreuses, mais leur motif réel n’est à aucun moment énoncé.
75Du côté paternel, chacun reproche à Paul et Dominique non pas d’entretenir une relation amoureuse en dépit du lien de demi-fraternité qui les unit, mais plutôt d’avoir repris et affirmé celle-ci au moment de la mort de leur père. « Mais comment avez-vous pu penser à ça à ce moment-là ? » leur reproche-t-on. Dominique ne s’étonne d’ailleurs pas de cette réaction quelque peu décalée, présentant sa relation avec son frère comme inéluctable et finalement admise par un entourage résigné. « Il était inévitable que cette attirance se reproduise, explique-t-elle, et ils le savaient. » Peut-être l’entourage, à travers ce rappel d’un deuil non respecté, reproche-t-il cependant à Paul et Dominique d’avoir profité de la mort de leur père pour braver l’interdit, même si ce dernier n’est plus explicitement énoncé.
76Du côté maternel, la mère de Dominique refuse au départ d’accepter cette union. Quand Dominique demande à sa mère si Paul peut l’accompagner lors de ses visites dominicales, elle s’y oppose, arguant de manière assez confuse que le beau-père de Dominique le supporterait mal : « Ton père ne peut pas accepter le fils d’un autre. » Choisissant un prétexte puisé dans le répertoire des conflits de la famille recomposée, elle persiste à parler de Paul comme s’il était toujours et seulement un demi-frère, et non l’amant et le compagnon de sa fille. Dominique se tourne alors vers son beau-père, qui résout le conflit en autorisant la venue de Paul à leur domicile : « C’est un gentil garçon, dit-il, il n’y a pas de raison. »
77Quels que soient les commentaires, le sujet principal est toujours soigneusement évité : cet inceste qui n’en est pas un constitue un véritable tabou. Ce silence dénote l’incertitude qui règne quant à la nature des relations unissant Paul et Dominique : chacun sait bien qu’en dépit de l’existence d’un lien légal, leur fraternité n’est que nommée. Personne ne peut cependant accepter totalement leur relation amoureuse, parce qu’elle transgresse une règle fondamentale, et signifie beaucoup plus qu’une simple rencontre.
78Le discours de Dominique l’illustre bien, qui joue sans cesse sur l’ambiguïté de ce lien. Dans le déroulement chronologique de son récit, Paul commence ainsi par être désigné comme « son frère » pour devenir, après la mort du père, « son ami ». Leur relation conjugale pourrait en outre être légalisée par une dispense du président de la République, parce que Paul n’est qu’adopté. La sœur de Dominique s’est renseignée pour elle au sujet de cette solution juridique, dont elle a évoqué la possibilité auprès du couple. Mais Dominique ne souhaite pas entamer une telle démarche. « Pour quoi faire ? » répond-elle en riant : « On porte déjà le même nom ! » Or, ce mariage gommerait en quelque sorte le lien fraternel, effaçant aussi le caractère incestueux de leur relation. Dominique jongle donc quotidiennement avec cette communauté patronymique qui demeure pour elle doublement signifiante : « Quand on le demande au téléphone, je dis non, monsieur B. n’est pas là, je ne peux pas dire mon mari, je n’y arrive pas. » Ainsi joue-t-elle sur la confusion qu’induit cette union amoureuse assortie d’un lien fraternel, à l’extérieur comme à l’intérieur de sa famille. « Ben comment voulez-vous qu’ils l’appellent ? Tonton ? » nous répond-elle lorsque nous lui demandons quel terme d’adresse utilisent ses enfants pour interpeller Paul.
79Cette relation – et c’est en cela qu’elle est incestueuse – multiplie en effet les rôles et les positions familiales sans pour autant ouvrir le groupe à de nouveaux venus. La belle-mère de Dominique, l’épouse de son père, est par exemple devenue sa belle-mère, c’est-à-dire la mère de son compagnon. Deux statuts familiaux issus de l’alliance sont ici réunis en une seule et même personne. « Cela n’a rien changé à nos relations », commente simplement Dominique, qui poursuit ingénument : « On a eu deux familles à part. Maintenant on est le pont entre les deux familles. »
80En choisissant de vivre ensemble, Paul et Dominique ont réuni les deux cellules séparées qui composaient la constellation recomposée. Ainsi Dominique a-t-elle refermé le cercle familial, en en modifiant l’ordonnance généalogique. De l’indétermination des rôles et des attitudes à l’importance d’une relation qui structure la constellation familiale recomposée tout entière, son histoire nous amène à questionner la nature des liens « fraternels » recomposés lorsqu’ils se forment entre adolescents de sexe différent. Que disent-ils de la fraternité, des interdits qui lui sont assortis, et de sa place dans nos représentations de la famille et du lien familial ?
Entre amitié et séduction, la relation des pairs
81Les enfants de familles recomposées qui se dénomment entre eux « frères et sœurs » n’ont parfois que peu de moyens d’instituer dans la réalité la fraternité qu’ils invoquent, notamment lorsque les quasi frères et sœurs se rencontrent à l’adolescence.
82Arrêtons-nous un instant sur la façon dont se raconte cette relation singulière. Du fait de l’âge des enfants, la quasi-fraternité semble tout d’abord s’instituer à travers des rencontres ponctuelles, des réunions entre pairs auxquelles le récit associe très souvent, ce qui n’est pas anodin, le groupe d’amis de chacun des enfants. Les soirées (le samedi soir en particulier, jour de visite au parent non gardien) semblent le temps privilégié de ces réunions qui se déroulent dans les cafés, les boîtes de nuit... C’est plus souvent en référence à ces lieux de convivialité amicale qu’à la maison parentale, espace du familial, que les quasi frères et sœurs décrivent leurs relations. Daniel, Anna, et Laurence racontent ainsi à propos de leurs quasi frères et sœurs respectifs :
On se voyait pendant les vacances et au moins un week-end sur deux. Et ça s’est très bien passé, on a été très proches, surtout pendant l’adolescence, vers seize – dix-sept ans. On faisait la fête ensemble (n° 13).
C’est arrivé que le week-end on sorte en boîte avec ses copains ou que je l’entraîne avec des copains à moi. Et là je l’appelais ma sœur (n° 14).
Des fois, on sort ensemble, le soir on va boire un coup quelque part, on s’entend bien (n° 12).
83Le caractère « familial » de ce lien apparaît parfois, cependant, à travers une convivialité quelque peu forcée : « J’étais tout le temps embarquée avec lui », raconte Fanny en évoquant le fils de sa belle-mère. « Si lui allait quelque part il fallait que je le suive. Si je sortais il fallait que je l’emmène avec moi, avec mes amis. Je ne devais pas le laisser tout seul » (n° 15). La fraternité prend ainsi la forme d’une relation amicale qui s’instaure à travers la réunion des pairs plutôt que des frères, à l’âge des initiations et des expériences adolescentes. D’un lien à l’autre, la relation quasi-fraternelle s’instaure sous le signe d’une permanente ambiguïté.
84Cette fragilité se lit parfois dans la non-réciprocité qui caractérise ce lien : « Je ne sais pas comment il m’appelle », remarquent souvent les enfants en évoquant le fils ou la fille de leur beau-parent. La quasi-fraternité peut en effet n’être ressentie comme telle que par un seul des enfants composant la fratrie recomposée. Laurence a rencontré le fils de sa belle-mère, avec qui elle n’a jamais vécu, alors qu’elle était âgée de quinze ans. Vivant loin de chez ses parents, elle le rencontre assez rarement, lors des visites qu’elle rend à son père, lorsqu’elle revient pour les vacances dans sa ville d’origine. Elle décrit d’abord positivement leur relations, évoquant son « demi-frère », puis elle nuance son propos : « Il ne nous appelle jamais ses demi-sœurs, et puis il n’aime pas qu’on l’appelle “demi-frère”, moi je trouve ça plutôt bien mais... C’est pour ça que pour nous ce ne sera jamais qu’un demi-frère, et qu’il nous voit plus comme des copines que comme des sœurs » (n° 12).
85Dans cette relation entre pairs où le parental prend une dimension incertaine, fluctuante, profondément élective, l’équivoque se glisse dès lors que la fratrie réunit des enfants d’âge équivalent et de sexe différent. « Au début quand on s’est connus, il nous draguait souvent donc je ne crois pas qu’il nous considère comme ses sœurs » (n° 12), raconte encore Laurence.
86Dans ce contexte, la relation unissant quasi frères et sœurs prend la forme d’une négociation toujours ambivalente entre l’amitié « fraternelle » et la séduction amoureuse, entre la parenté et l’altérité. Ainsi Françoise Héritier peut-elle évoquer le problème des « faux incestes », au sujet des possibles relations que peuvent entretenir les enfants respectifs d’un couple remarié (1995 : 51). Rien n’interdit leur union. Les attitudes parentales se révèlent alors très importantes : que disent les parents de la relation unissant leurs enfants ? Les comportements sont en fait d’une grande diversité. Ils oscillent entre deux pôles, variant de l’identification du duo quasi-fraternel au couple parent – beau-parent à l’injonction d’une « prohibition sexuelle » entre les enfants adolescents de la famille recomposée. Quelle que soit l’orientation de la relation quasi-fraternelle, sa nature et son contenu ne sont jamais considérés comme anodins.
D’un couple à l’autre. Successions, imitations, initiations
87Opérons d’abord un petit détour historique : la possibilité de relations amoureuses et sexuelles entre les enfants non consanguins réunis par un remariage fut envisagée comme une issue possible, à travers le mariage des « quasi frères et sœurs », à différentes époques. A Rome, on enregistre déjà un certain nombre de mariages entre quasi frères et sœurs (Noy, 1991). Mais on trouve de telles épousailles au sein de sociétés moins anciennes : du xviie siècle jusqu’au début du xxe siècle, dans certaines régions de France, des remariages de veufs sont ainsi « redoublés » par l’alliance de leurs enfants respectifs. C’est le cas dans le Tarn aux xviie et xviiie siècles, où Stéphane Cosson relève plusieurs mariages simultanés unissant le même jour le veuf et la veuve et chacun de leurs enfants. Ces mariages se déroulent à l’église et sont autorisés par les autorités religieuses, mais ils se dispensent de dot : très souvent les époux vivaient déjà ensemble et continuent de résider dans la maison parentale (Cosson, 1994). Étudiant les stratégies d’alliance en Haute-Provence aux xviie et xviiie siècles, Alain Collomp note également l’existence d’un remariage de veufs, dont le contrat porte mention de l’engagement de chacun des époux à marier ensemble leur fils et leur fille du premier lit. Il y est dit que le veuf et la veuve remariés « porteront et induiront » leurs enfants « de s’épouser l’un l’autre en vray et légitime mariage, constituant à chacun tous les droits d’iceux » (Collomp, 1983 : 167). Ce type d’alliance, dont le cas cité n’est pas l’unique exemple, répondait avant tout à des stratégies de captation et de conservation d’un double patrimoine qui demeurait ainsi indivisé.
88C’est aussi dans une logique patrimoniale que s’inscrivent les mariages simultanés que mentionne Martine Segalen dans son étude du pays bigouden, mariages également justifiés par des arguments d’ordre moral et religieux.
L’Église [...] voyait d’un mauvais œil la cohabitation prévue entre des jeunes gens encore trop jeunes pour prendre une ferme, mais point trop pour enfreindre les interdits du commerce sexuel hors mariage, ce dont ils auraient pu être tentés par la promiscuité qui leur était imposée du fait du remariage de leurs parents. Le prêtre ne s’opposait donc pas à l’union de ces quasi-adolescents qui ne tombait sous le coup d’aucun interdit de parenté (Segalen, 1985 : 133).
89Les mêmes raisonnements sont mis au jour par Brigitte Garneau dans son étude de la circulation des orphelins dans le Saguenay (Québec) au début du xxe siècle. L’idéologie locale désapprouve le remariage des veuves – « on craint les relations sexuelles entre les enfants d’une veuve et ceux d’un mari potentiel » – quand leurs enfants sont trop jeunes pour convoler en secondes noces. En revanche, « passé la cinquantaine, le remariage entre veufs et veuves est répandu », et « l’on voit d’un œil positif le mariage des enfants de l’une avec les enfants de l’autre » (Garneau, 1988 : 90). Ainsi, le risque de l’attirance sexuelle était reconnu et envisagé dans ces familles, mais il ne se posait pas en terme d’inceste, car les relations des enfants réunis par le remariage n’étaient pas pensées comme fraternelles. En mariant les enfants, on concevait au contraire les liens qui les unissaient comme la reproduction de l’union parentale.
90Un tel discours se rencontre aujourd’hui sur le mode du jeu ou de la plaisanterie, lorsque débute la nouvelle union du père ou de la mère, celle-ci réunissant de grands enfants de sexe différent. Ainsi Fanny décrit-elle l’attitude de son père et de sa belle-mère face au duo quelque peu contraint qu’elle formait avec le fils de cette dernière :
Au début, ce qui m’énervait, comme il était un peu plus âgé que moi, tout ça, c’était que pendant les repas de famille quand on était tous les cinq, mon père et Aline s’amusaient à dire : « Tu vois nos enfants finalement, ils font le même genre d’études, ils ont à peu près le même âge, tu t’imagines si un jour on les retrouvait ensemble ? » Et ça, ça m’énervait au plus haut point... (n° 15).
91Les mêmes parent et beau-parent proposeront ensuite à Fanny d’appeler « mon frère » le fils de sa belle-mère : cela montre à quel point le discours familial portant sur la fraternité recomposée peut se montrer mouvant, incertain, oscillant sans cesse entre deux pôles. Dans le film Romuald et Juliette, de Coline Serreau, tourné pour le cinéma au début des années 1990, un chef d’entreprise tombe amoureux de la femme de ménage qui passe chaque soir dans son bureau. Juliette est d’origine africaine, et mère célibataire d’une nombreuse progéniture dont les deux ou trois pères se montrent fort insouciants. Romuald a lui-même deux ou trois enfants. Le dénouement heureux de cette histoire s’illustre dans le mariage de ce couple mixte, hétérogame, fondant aussi une famille recomposée. Or, les dernières scènes du film nous montrent une future famille unie, à travers divers duos : celui de Romuald et Juliette mais aussi ceux que forment, par association, les enfants noirs et blancs des époux : un garçon, une fille, une fille, un garçon d’âges équivalents, dont on a du mal à déterminer la relation future : sera-t-elle amoureuse, à l’image de celle des parents, ou fraternelle, dans la nouvelle famille en train de se créer ? Les témoignages recueillis par Sylvie Cadolle illustrent bien cette hésitation, lorsqu’une jeune fille de dix-sept ans raconte qu’elle parle de son quasi-frère, qu’elle côtoie depuis un an et demi, « comme de son frère », ajoutant cependant : « Je suis même sortie avec lui. » « Quand on fait connaissance à seize ans, c’est par jeu ou par facilité que l’on se désigne comme frère et sœur, mais personne ne s’y trompe vraiment et l’interdit de l’inceste ne joue pas : l’attirance mutuelle fait que l’on sort ensemble, sans problèmes, encore que... », commente l’auteur, qui note toutefois le caractère quelque peu contradictoire des actes et des paroles de son interlocutrice (2000 : 101-102).
92Au fil de cette constante hésitation, on ne peut s’empêcher de penser aux rapports qu’entretiennent les cousins dans notre société, à l’âge des initiations amoureuses et sexuelles. C’est d’ailleurs ainsi qu’Anna comprend les relations de son frère Jérôme et de Judith, la fille de son beau-père, tous deux âgés de onze ans.
Judith et Jérôme jouaient ensemble dans l’une des chambres et puis je sais pas, à un moment ma grand-mère y est allée, elle a ouvert la porte et elle me dit : « Et alors là, je les ai trouvés, nus comme des vers ! » et je sais pas, ils devaient être en train de jouer au docteur ou un truc comme ça. Et alors mon frère a plongé sous le lit, il a dû devenir tout rouge [...] je sais pas... Peut-être qu’ils ont eu des relations comme entre cousins qui découvrent la sexualité (n° 14).
93Ici, rien n’évoque une éventuelle fraternité : les enfants ne sont pas pensés comme frère et sœur, mais simplement comme des pairs, à travers toutes les expériences que peuvent habituellement partager des enfants de cet âge. Dans l’histoire racontée par Anna, les enfants n’ont en outre vécu ensemble qu’une seule année, et ont cessé de se voir lorsque Judith est partie vivre avec sa mère, et que son père a quitté la mère d’Anna. Qu’en est-il cependant quand la constellation recomposée s’installe dans une histoire longue, une aventure vécue, voulue comme familiale ? Comment sont alors appréhendées d’éventuelles relations amoureuses entre quasi frères et sœurs ?
L’instauration d’un « interdit »...
94Pierre et Christine, en décidant de vivre ensemble, ont réuni leurs enfants respectifs. Christine est venue s’installer chez Pierre avec Agathe et Fabrice, alors âgés respectivement de deux et sept ans. Les enfants de Pierre étaient beaucoup plus grands, et ne vivaient pas entièrement chez leur père, puisqu’ils n’y passaient que la moitié du temps, selon le principe de la garde alternée. En outre, les très importants conflits qui opposaient Nina et sa belle-mère ont rapidement conduit au départ de la jeune fille chez sa mère.

Fig. 5. La famille de Pierre et Christine.
95Lorsque Fabrice est entré dans l’adolescence, des relations fort peu fraternelles ont commencé à se nouer entre le jeune garçon et sa « quasi-sœur ». Pierre et Christine ont immédiatement réagi :
Nina, à un moment, elle a séduit Fabrice. C’est une fille qui séduit un garçon, c’est vrai, mais on a mis le holà tout de suite. Ils jouaient sur toute l’ambiguïté de demi-frère, demi-sœur (Demi frère et sœur = quasi frère et sœur), permettant ou ne permettant pas certaines défaillances ou certaines choses... Avec une intimité et des choses qu’ils ne se permettraient pas s’ils étaient frère et sœur de sang (n° 22).
96William Beer, chercheur américain, évoque dans ses travaux une tendance à poser, malgré l’absence de règle collective, un interdit aux relations sexuelles entre les quasi frères et sœurs : « les parents eux-mêmes, dit-il, ne sont pas sûrs que ce soit un inceste », mais « leur inclination est de les prohiber » (Beer, 1988 : 123). Il n’est cependant pas évident que le fait de poser une prohibition entre quasi frères et sœurs adolescents corresponde à une tendance dominante dans les familles recomposées. Du fait du petit nombre de nos enquêtes, rien ne nous permet de l’affirmer. Le fait d’interdire, de façon plus ou moins explicite, des liens amoureux entre les quasi frères et sœurs fait toutefois partie des choix possibles, et s’inscrit dans une logique précise.
97L’imposition d’une prohibition sexuelle entre des enfants non liés par le sang mais unis entre eux par le remariage de leurs parents respectifs correspond aux interdits qui structurent la fraternité adoptive dans notre société. Au sein de la famille adoptive, l’enfant est soumis par le droit à des empêchements à mariage avec les autres enfants adoptifs de l’adoptant et avec les enfants biologiques qui pourraient survenir à ce dernier (Benabent 1996). En intégrant cette prohibition, la relation – non reconnue légalement – entre quasi frères et sœurs acquiert donc une dimension fraternelle nouvelle. Il semble ainsi que cet interdit, lorsqu’il est posé, vise surtout à renforcer ou à instaurer un lien fondamental pour la perception de la famille recomposée tout entière.
... ou la fabrication des « frères et sœurs »
98Fil d’Ariane de la constellation recomposée, la fraternité est encouragée, soutenue voire inventée, pour mieux unir les apparentés de la recomposition. « L’idéal contemporain de la famille recomposée est bien l’achèvement d’une autre fratrie, qui “oublierait” la naissance et le poids de l’histoire de chacun pour rassembler une nouvelle entité [...] », écrit Irène Théry (1996b : 164).
99De nombreux travaux sociologiques ont ainsi mis en évidence l’importance de la demi-fraternité dans les familles recomposées (Théry & Dhavernas, 1991 ; Le Gall, 1996 ; Martin, 1997). Éliane, mère de Victor, et Jean-Claude, père de Rémi et Juliette, ont donné naissance à Margot en 1991. Éliane se souvient ainsi de l’arrivée de Margot, et s’adresse ici à son mari : « Moi j’ai un fabuleux souvenir de la naissance de Margot par rapport à ça. Je les vois débarquer avec toi, tous les trois, à 10 heures du matin. Margot dans la couveuse, ils étaient tout émus et tout ça et j’ai senti que ça changeait des choses entre eux » (n° 20).
100La naissance de l’enfant du nouveau couple relie par un demi lien de sang des enfants qui n’ont pas les mêmes ascendants, et ne partagent pas toujours au quotidien les mêmes foyers. Bien au-delà du moment de la naissance, cette relation continue de lier les quasi frères et sœurs. Daniel évoque par exemple ses relations avec Bertrand, le fils de son beau-père : « Avec Bertrand, on se voit aux anniversaires de Flora, parce que lui autant que moi ne manquera jamais les anniversaires de Flora. C’est très important pour elle et ça l’est aussi pour nous. C’est Flora qui nous rattache. Toute notre vie on se verra parce qu’il y a Flora » (n° 13).
101L’importance de ce lien se dit aussi à travers la dénomination : les demi frères et sœurs ne sont que très rarement désignés comme tels et sont assimilés à des frères et sœurs entiers, ce choix lexical étant le plus souvent perçu et présenté comme étant celui des enfants, à travers l’idée d’une parenté éminemment élective (Théry, 1991 et 1996). A mieux écouter ces enfants, on comprend cependant que cette relation « fraternelle » et la façon dont on la nomme sont indissociables de la teneur des liens parentaux et beau-parentaux qui l’accompagnent. Valérie distingue spontanément son frère et sa sœur « entiers » de son demi-frère, né du remariage de sa mère, et de sa demi-sœur issue de la deuxième union de son père. Au sujet de cette dernière, elle remarque cependant : « J’essaie de le dire (“ma sœur”) pour Elsa parce que j’ai beaucoup d’affection pour Chantai (la belle-mère) et pour mon père. Elsa quand elle est née, j’étais chez eux, j’étais chez mes parents, et c’est vrai que je me souviens d’elle petite et tout, mais je n’ai pas gardé tellement de relations avec elle. Et je sais que pour Chantai et mon père ce serait important que ce soit ma sœur » (n° 5).
102A travers le choix du terme « sœur », Valérie reconnaît moins ses liens fraternels avec Elsa que ses relations privilégiées avec son père et sa belle-mère, qu’elle considère comme « ses » parents au sein de la configuration recomposée. La qualification de la relation demi ou quasi fraternelle paraît ainsi indissociable d’une conjoncture plus vaste, où les parents et beaux-parents jouent un rôle déterminant. De la proposition à l’injonction parentale, la quasi-fraternité peut ainsi procéder d’une « élection imposée » (Théry, 1996 : 166) : « Au début ils disaient “Guillaume”, et puis petit à petit, quand ça a fait du temps, on disait “c’est comme ton frère quoi. Ou ton demi-frère”... Ce qui fait qu’après je le disais, et puis on était un peu plus liés, donc mon frère, ou mon demi-frère... Mais ça m’a toujours gênée », raconte Fanny, dont les parents voulaient pourtant, dans une autre partie de son récit, « marier » leurs enfants respectifs (n° 15).
103L’importance de la « fraternité » recomposée se lit à travers d’autres discours, tel celui que suscite souvent, à la naissance d’un nouvel enfant, la question des ressemblances familiales. Les travaux de Bernard Vernier nous ont appris que l’attribution des ressemblances au sein de la fratrie répond à un mode d’appropriation symbolique des enfants par chacun des parents et par leurs familles. Des règles d’alternance, justifiées par différentes théories populaires, rattachent ainsi chaque enfant né à l’une ou l’autre des deux lignées, de manière plus ou moins égalitaire (Vernier, 1989 et 1994). Les enfants qui se suivent dans l’ordre de la fratrie se voient donc attribuer des traits identitaires qui les distinguent, selon le choix des ascendants auxquels ils ressemblent. Dans les fratries recomposées, ce jeu est troublé par la multiplicité des filiations. Grâce au lien de sang que partagent les demi frères et sœurs, c’est justement l’identité qui est mise en avant au moment de la naissance du nouvel enfant. A la naissance du tout-petit, on retrouve au fond des albums ou des boîtes les photographies du plus grand dans ses premiers jours, et chaque détail est interprété comme signe de la parenté qui unit les deux enfants. Plus que les autres, les demi frères et sœurs peuvent et doivent se ressembler. La continuité ainsi affirmée permet en outre de créer un lien nouveau entre le beau-parent et son bel-enfant, puisque le premier a pu donner naissance (avec l’aide du parent, il est vrai) à un enfant qui ressemble au second.
104Dans un autre registre, le recours au parrainage procède de la même volonté, plus ou moins consciente, de donner une forme « fraternelle » aux relations des enfants de la famille recomposées. Le baptême, étape ritualisée qui inaugure la venue d’un nouvel enfant dans le groupe familial, peut en effet être l’occasion de réassurer ou de créer un lien fragile ou absent, en désignant le « grand frère » ou la « grande sœur » comme parrain ou marraine de l’enfant nouveau-né. Élise est la marraine de sa petite demi-sœur, née du côté paternel, alors que Nicolas, le fils de sa belle-mère, devait être désigné comme le parrain (n° 19).
105Le frère ou la sœur choisi comme parrain ou marraine de l’enfant dernier-né n’est pas une figure nouvelle dans l’histoire du parrainage. Mais un tel choix intervenait traditionnellement lorsque les grands-parents et les collatéraux des parents n’étaient pas ou plus disponibles comme parrains potentiels de l’enfant (Fine, 1994). La spécificité des parrainages réalisés au sein de la fratrie recomposée réside justement dans le caractère privilégié du choix de la demi-sœur ou (et) du demi-frère, afin que leurs liens à l’enfant soient assurés, consolidés par cette parenté spirituelle. Cette pratique détient des antécédents historiques, au sein des familles autrefois touchées par le veuvage et le remariage : « Dans le cadre des remariages après veuvages, encore très fréquents jusqu’à la fin du xixe siècle, écrit Martine Segalen dans son étude du sud de la Bretagne, on choisit pour parrains et marraines les frères et sœurs du conjoint décédé lorsque naît l’enfant du premier lit, ou des demi frères et sœurs. Certains réseaux de parrainage montrent comment les liens se nouent au fil des générations pour conserver des relations que la collatéralité tend à distendre » (Segalen, 1985 : 345). Dans les familles recomposées contemporaines, un lien supplémentaire vient ainsi redessiner les liens fraternels, redoublant une demi- ou une quasi-fraternité dont le caractère « électif » répond avant tout aux souhaits des parents. Le parrainage, en effet, ne se refuse pas...

Fig. 6. Le parrain et la marraine de Sandrine.
106S’il n’intervient pas systématiquement, le recours au parrainage exprime de façon générale la dimension essentiellement positive que l’on veut donner au lien semi-fraternel. Le parrainage apparaît en effet « comme la forme idéale de la relation parentale », et le parrain et son filleul sont liés par « une relation affective privilégiée » (Fine, 1994 : 45 et 63). Dans certains témoignages, les relations avec les petits « frères et sœurs » sont ainsi placées sous le signe du plaisir plutôt que de l’obligation, encore moins de la rivalité. Daniel n’est pas le parrain de ses demi frère et sœur, mais il évoque ainsi Denis, son « petit frère », qui est adorable, qui est fantastique (n° 13) ou sa demi-sœur de seize ans sa cadette : « Elle est venue chez moi cette année, deux fois trois jours c’était fantastique ! C’était merveilleux. [...] J’étais là pour les premiers pas de Denis, j’ai fait le trajet, j’ai pris le train en pleine nuit pour le voir. Des trucs de fou que je n’ai jamais faits pour Sophie » (la sœur cadette « entière » avec qui Daniel a grandi).
107Bien sûr, l’indifférence, voire l’hostilité sont aussi des sentiments présents dans le contexte de la demi-fraternité. Cette relation n’en est pas moins pensée comme facile, affectivement très investie, et dépourvue des tensions qui pourraient marquer d’autres relations familiales recomposées. Nous avons en outre rencontré un cas où le choix et la désignation d’un parrain dans la fratrie recomposée ne provenait pas des parents, mais des enfants eux-mêmes. Stéphanie avait dix-huit ans lorsque son père choisit de vivre avec une nouvelle compagne, mère de deux enfants du même âge.

Fig. 7. Le parrain d’Angèle.
108Aujourd’hui, les trois enfants du couple se rencontrent souvent lors des réunions familiales. Stéphanie raconte qu’elle a choisi pour parrain de sa seconde fille le fils de sa belle-mère. « Il était tout heureux, il adore les enfants. En plus, il s’en occupe bien. Il lui a offert la gourmette, la médaille quand elle est née. Il va venir avec nous et sa mère pour lui choisir ses premières chaussures » (n° 9).
109Les conséquences de ce geste, qui veut prouver l’affection que Stéphanie porte à son quasi-frère, sont très importantes pour la définition du lien qui les unit désormais. Car le parrainage créait autrefois entre le parent et le parrain de l’enfant une relation dite de « compérage » qu’Agnès Fine définit comme « l’occasion de créer une relation fraternelle entre amis ». « On essaie de créer le lien de sang qui n’y est pas » lui disent ses interlocuteurs (Fine, 1994 : 127). Dans son travail sur le placement d’enfants en famille d’accueil, Anne Cadoret (1995) relève que les frères et sœurs « nourriciers », élevés dans un même foyer, se choisissent parfois comme parrains et marraines de leurs enfants lorsqu’ils deviennent parents. Le parrainage vient assurer, tout en les formalisant, les relations des enfants de la famille « nourricière », comme il peut symboliser celles des enfants devenus « frères et sœurs » au sein d’une famille recomposée.
Un lien fondamentalement structurant
110Si les liens fraternels font l’objet de ces diverses stratégies dans les familles recomposées, c’est parce qu’ils représentent au cœur de celles-ci une relation fondatrice, portant la cohérence de la constellation recomposée en tant que « famille ». Revenons un instant au récit de Dominique. L’histoire de sa relation amoureuse avec Paul, ce demi-frère adoptif qu’elle a rencontré à l’adolescence, montre que la question de l’inceste ne peut se poser comme la réalisation possible ou pas d’une simple liaison entre deux individus. Les réactions familiales négatives ou réprobatrices, les commentaires mêmes de Dominique – « on a créé un pont entre les deux familles » – doivent nous rappeler que la relation incestueuse retentit sur l’ensemble de l’organisation générationnelle, induisant le bouleversement ou le dédoublement d’un ordre antérieur.
111Dans un tout autre registre, c’est ce redoublement des positions généalogiques qui attire l’attention du lecteur dans un témoignage intitulé « Ma belle-mère est ma belle-mère », publié en mars 1999 dans un numéro de Marie Claire. Une jeune femme y raconte comment sa relation amoureuse avec le fils aîné de sa belle-mère s’est poursuivie en dépit de la réprobation familiale. Concernant son père et sa belle-mère, la narratrice explique : « Pour eux, c’était impossible de s’aimer comme on s’aimait. » Finalement, le couple persiste et s’installe dans une vie familiale, les conflits s’apaisant progressivement. C’est encore, comme dans l’histoire de Paul et Dominique, sur la « fermeture » de la famille recomposée que se clôt l’histoire. Évoquant sa belle-mère, la jeune fille raconte : « Elle est mariée avec mon père. Ils n’ont pas eu d’enfant ensemble, mais ils ont eu un petit-fils. Elle trouve cela étonnant et formidable13. »
112William Beer, en faisant référence aux analyses anthropologiques de l’interdit de l’inceste comme moteur des systèmes d’alliance exogamique, remarque : « There is an obvious practical necessity to maintain a stepsibling System incest taboo, because for a family to accomplish hits basic tasks, it must ensure that children will direct their sexuality and sociability outwar14 » (Beer, 1988 : 124). Il considère ainsi que la « stepfamily » doit constituer une famille comme une autre, un ensemble clos de relations dont il est indispensable de sortir pour trouver un conjoint. Peut-on cependant assimiler de manière générale et systématique les relations d’enfants qui n’ont pas été élevés ensemble, se rencontrent à l’adolescence de façon parfois très occasionnelle, et celles qui unissent les frères et sœurs dans les familles classiques que William Beer prend pour référence ? Cette interprétation renvoie une image des familles recomposées fort éloignée de la réalité.
113Du point de vue de l’anthropologie historique, la nécessité de fonder un lien fraternel dans les familles recomposées paraît de surcroît relativement nouvelle. Dans les cas anciens que nous avons cités, ce sont le lien de filiation consanguin ou le lien d’affinité qui créent l’inceste : les enfants des couples de veufs ne partageant ni l’un ni l’autre, rien n’empêche leur mariage. A cela s’ajoutent les fondements d’un lien familial autrefois structuré autour d’un bien à transmettre, qui légitimaient, dans les sociétés anciennes, le mariage d’enfants de deux veufs remariés. Ces ambitions n’ont plus cours dans un temps où la famille se fonde sur un patrimoine plus affectif que matériel.
114Rien ne justifie donc l’idée d’une prohibition des relations amoureuses et sexuelles entre les adolescents réunis par la recomposition, sinon l’existence d’un couple parental qui conçoit la configuration recomposée comme une famille, selon le modèle traditionnel. Dès lors, chacun doit être à sa place, et chaque place doit être respectée, comme la règle dont elle est assortie. Dans ce contexte, les relations amoureuses, de la simple séduction aux relations sexuelles, ne sont pas permises entre les quasi frères et sœurs, parce qu’elles équivalent tout simplement à la négation du lien fraternel que l’on veut instaurer, et par extension de toutes les autres relations nées de la recomposition. Il n’est pas étonnant, dans le témoignage que nous avons cité au début de cette partie (n° 22), que la jeune fille, Nina, ait joué à séduire son quasi-frère, alors qu’elle a passé son adolescence à s’opposer violemment à sa belle-mère, dont elle n’a accepté que tardivement la présence dans la vie de son père. En séduisant le fils de Christine, elle manifestait son refus de former avec elle une nouvelle « famille ».
115Lorsqu’il est édicté par les parents, cet interdit revient à assurer les repères qui font de l’entité familiale un ensemble ordonné de positions, renvoyant chacune à des relations spécifiques. Le lien fraternel constitue donc une relation éminemment structurante. Il ordonne autour des couples parentaux une parentalité dite sur le mode de l’élection, mais instituée aussi parfois par la prohibition. Lorsqu’il existe, cet interdit témoigne de la volonté plus ou moins consciente de « fabriquer » de la parenté en dépit de l’incertitude généalogique qui règne dans l’économie relationnelle des sexes et des générations. En l’absence d’une loi collective et reconnue socialement, inexistante dans la famille recomposée tant que les enfants ne sont pas liés par l’adoption, ce sont les parents qui énoncent non plus l’élection mais la règle.
116Il est cependant des situations où la question des relations sexuelles entre les enfants de la famille recomposée ne se pose pas. Lorsque la recomposition familiale est advenue très tôt dans leur vie, les quasi frères et sœurs, élevés ensemble, ont apparemment une perception plus assurée du lien qui les unit.
Un sentiment ancré dans l’enfance commune
117Éliane et Jean-Claude, dont les enfants, aujourd’hui adolescents, se connaissent depuis leur plus jeune âge, évoquent ainsi le nouvel aménagement des chambres au sein du foyer recomposé, survenu lors de la naissance d’une petite demi-sœur :
Alors ils en ont discuté entre eux et ils sont arrivés à un truc bizarre qu’on n’aurait jamais proposé, c’est-à-dire que Rémi (le frère de Juliette) est tout seul, dans une petite chambre en bas et il y a une grande chambre en haut que se partagent Juliette et Victor (le quasi-frère de Juliette). [...] On n’aurait jamais pensé à mettre Juliette et Victor dans la même chambre. Pour nous ça a toujours été les deux garçons et la fille à part. Ils ont choisi autrement et ça se passe très bien (n° 20).
118L’étonnement des parents face au choix des deux enfants dit l’importance de la « séparation des sexes », qui, si elle existe dans les fratries en général, prend une dimension particulière dans le contexte de la quasi-fratrie : ces deux adolescents, qui veulent partager la même chambre à l’âge des premières expériences amoureuses et sexuelles ne sont pas réellement frère et sœur. Une tout autre relation pourrait naître entre eux... L’approbation des parents leur est néanmoins acquise (« ça se passe très bien »). Or, ces deux enfants sont ceux qui se reconnaissent le plus, au sein de la fratrie recomposée, comme frère et sœur : « Ma fille, Juliette, est beaucoup plus proche de Victor que son frère. Juliette elle dit “Victor c’est mon frère”. Rémi il dit c’est mon demi-frère, et encore, il ne le dit pas trop. »
119Le temps partagé dans l’enfance, la naissance d’une demi-sœur commune, l’élection « fraternelle » ont fondé entre ces enfants un lien apparemment dépourvu d’ambiguïté. L’absence d’allusions à toute équivoque relationnelle, dans les entretiens concernant des enfants élevés ensemble ou se connaissant depuis leur plus jeune âge, paraît confirmer cette idée. L’enfance partagée suffirait, semble-t-il, à fonder entre les fils et filles non consanguins de la famille recomposée une qualité de lien excluant d’éventuelles relations amoureuses. Ce sentiment, qui permet de penser comme légitime et fondé l’interdit de l’inceste, peut exister ailleurs que dans les familles recomposées.
120La « fraternité » ainsi décrite se vit et s’exprime avant tout comme le résultat d’un partage : celui d’un passé commun, du temps de l’enfance et de ses initiations, qui lie fidèlement un homme et une femme en leur interdisant toute union amoureuse. Citant Bruno Bettelheim, Boris Cyrulnick évoque les enfants élevés en kibboutz, « entre eux, très tôt, par une mère de substitution, une metaplet », qui ne s’épousent que dans trois cas sur mille, et les 1 301 enfants recueillis par des institutions catholiques dans les régions varoises et toulousaines, parmi lesquels « seulement trois couples ont tenté l’aventure du mariage » (1994 : 63). « Le sentiment d’inceste est comme une métaphore, écrit-il, et s’enracine aussi bien dans le discours social qui définit l’inceste que dans le tissage du lien qui crée le sentiment de proximité affective, d’intimité où tout acte sexuel devient répulsif » (ibid.).
121Comment, cependant, s’élabore ce lien ? Sur quoi repose-t-il ? Dans certaines sociétés où les transferts d’enfants sont très nombreux, ceux-ci s’accompagnent d’un interdit sexuel entre les enfants réunis au sein d’une même famille, interdit que l’on justifie de diverses manières. Chez les Sulka de Nouvelle-Bretagne étudiés par Monique Jeudy-Ballini, c’est le lien nourricier qui sous-tend l’interdit. Ainsi,
le mariage avec un membre du clan des adoptants [...] est exclu comme incestueux, tout adopté se voyant interdire non seulement le même rang de conjoints que ses germains biologiques mais aussi le même que ses germains adoptifs [...]. Les prohibitions matrimoniales qui élargissent le champ des conjoints interdits pour l’adopté et (au moins) ses descendants immédiats montrent aussi que quelque chose de la nourriture (ou du “lait” de sevrage) intéresse la composition du sang (Jeudy-Ballini, 1992 : 129).
122Josiane Massard, à propos de la société malaise, explique par l’importance accordée à la corésidence « l’ambiguïté des liens de germanité » créés entre des enfants élevés au sein d’un même foyer. Ses interlocuteurs expriment en effet des « opinions divergentes [...] à propos d’éventuels interdits de mariage ; certains affirment que seuls les germains biologiques sont des partenaires d’alliance interdits, d’autres excluent également les germains d’adoption, considérant l’union impossible entre des êtres ayant grandi sous le même toit » (Massard, 1993 : 54).
123Dans d’autres cultures, la proximité de l’enfance est au contraire perçue comme favorisant des relations conjugales harmonieuses en cas de mariage. Dans la société kabyle que décrit Camille Lacoste-Dujardin à travers la littérature orale, comme dans l’ensemble du monde arabe, le mariage avec la cousine parallèle patrilatérale (la fille du frère du père) fait figure d’union privilégiée, comportant il est vrai bien des avantages : « Dans un régime matrimonial où la femme s’intègre totalement à la famille de son mari, le mariage d’une fille avec son cousin paternel est le seul moyen de la conserver, elle et sa descendance, au sein de la même famille patriarcale » (1982 : 348). Or, il unit des conjoints se connaissant souvent depuis l’âge le plus tendre, mais qu’une stricte séparation des sexes a éloignés l’un de l’autre après la petite enfance. « Dès cet âge peut cependant naître une affection qui s’épanouira dans le mariage [...]. Les jeunes filles apprécient souvent un tel mariage qui leur permet de ne pas épouser un inconnu » (Lacoste-Dujardin, 1982 : 346), mais un jeune homme que l’intimité de l’enfance a rendu familier.
124Or, quelle relation pourrait mieux que le lien fraternel illustrer cette proximité ? Revenons en Europe, au cours d’un xixe siècle qui voit s’épanouir dans la littérature une singulière image de la fraternité. A travers des œuvres telles que René, de Chateaubriand, qui décrit l’amour d’une jeune fille pour son frère, ainsi que dans une correspondance enflammée analysée par Gabrielle Houbre (1993) et Jean-Jacques Hamm (1992), de célèbres écrivains15 montrent à cette époque un attachement particulier pour une sœur proche par l’âge. Gabrielle Houbre a relevé les traits caractéristiques de ces relations, nées dans le contexte d’une valorisation nouvelle de l’affection familiale, dont les femmes, et notamment la mère, sont les actrices privilégiées. Dans certaines situations, la défaillance ou l’absence de cet amour parental conduit aisément les enfants à reporter l’un sur l’autre l’affection perdue. Mais à l’adolescence, les principes éducatifs et religieux du xixe séparent les enfants entre deux mondes clos, socialement et sexuellement délimités. Dans ce contexte, « les retrouvailles familiales qui entérinent des absences longues d’une ou plusieurs années sont le prétexte à une redécouverte attendue de la sœur ou du frère quitté ». Ce dernier devient l’incarnation d’un « idéal masculin » pour la jeune fille, qui représente une « image idyllique de jeune fille plus fantasmée qu’authentique » pour le jeune garçon (Houbre, 1993 : 302). Dès lors, « un parfum incestueux affleure avec intermittence dans les comportements adoptés par le couple fraternel, aussi bien que dans les lettres échangées qui tous les deux traduisent une sentimentalité exacerbée » (ibid. : 303). La littérature romantique du xixe siècle valorise ainsi, parmi les amours transgressives, une relation adelphique pensée comme idyllique, parfaite, ancrée dans l’affection la plus intense et la plus pure, celle qui naît de l’enfance partagée (d’Astorg, 1990). L’amour sert de modèle à l’expression de cette relation privilégiée, tandis que la figure de la sœur demeure une constante des discours amoureux et des quêtes sentimentales toujours déçues de nos écrivains (Glaude, 1992).
125L’appellation « frère » ou « sœur », utilisée dans le contexte de la relation amoureuse, n’est pas limitée au xixe siècle européen. « Voici venu le matin de nos noces, oh mon frère, voici venu le jour que j’ai tant désiré », chante dans le Rif marocain une jeune mariée, en 1962 (Tillion, 1966 : 128). Dans les cultures méditerranéennes, la relation frère-sœur apparaît aussi comme l’archétype de la proximité la plus grande entre un homme et une femme. « Dans les pays de langue arabe comme dans les régions parlant berbère, le poète appelle celle qu’il aime d’amour ma sœur. Lorsque l’auteur du chant d’amour est une femme, elle appelle son amant mon frère », rappelle Germaine Tillion (ibid. : 128). Agnès Fine cite également Georges Ravis-Giordani16 à propos de la Corse, où « le lien fraternel dit l’indéfectible relation entre un homme et une femme, si bien que les époux s’appellent l’un l’autre fratellu et surella » (Fine, 1994 : 161).
126Or, comme le dit Germaine Tillion, ce frère ou cette sœur métaphoriques sont bien souvent, en réalité, des cousins paternels, connus dans l’enfance. Elle relève d’ailleurs dans d’autres sociétés orientales ainsi que (plus rarement) dans certaines régions françaises, l’habitude de s’adresser tendrement à son conjoint par l’emploi du terme « cousin » ou « cousine », que cette parenté existe ou non en réalité. Ainsi le personnage du cousin réapparaît-il dans cette exploration des liens tissés dans la petite enfance, qui donnent lieu aussi bien à l’intériorisation d’un interdit qu’à la représentation de la plus intense complicité amoureuse, lorsque les enfants ont été séparés durant l’adolescence.
127Ce cousin est bien connu de nos cultures. Germaine Tillion évoque d’ailleurs la profusion de chansons françaises « où l’amoureux est un cousin » (Tillion, 1966 : 126). On le retrouve très loin des sociétés d’Afrique du Nord, dans la communauté villageoise de Minot étudiée par Tina Jolas, Yvonne Verdier et Françoise Zonabend (1970). Dans cette partie de la Bourgogne, les positions généalogiques et la proximité géographique concourent ensemble à définir dans le cercle de la parenté proche et éloignée la liste des unions possibles, dans le village et hors de celui-ci. Le cousin germain, « susceptible de tenir le rôle de parrain ou celui de garçon d’honneur, à défaut de l’oncle ou du frère », est aussi un « conjoint possible » pour Ego (Jolas et al., 1970 : 14). Ce balancement entre deux positions est également décelable dans l’évolution des mœurs matrimoniales. Conjoint autrefois courant à Minot, le cousin est désormais refusé parce que trop proche : aujourd’hui, « on réprouve avec véhémence les mariages entre cousins, et en des termes qui les assimilent à un inceste » (ibid. : 178). Les mariages à l’intérieur du village, autrefois privilégiés, témoignent d’une comparable désaffection, que justifient ainsi les jeunes de Minot : « Épouser une fille du village, ça non ! On se connaît trop ; on a été à l’école ensemble. [...] Ce serait comme si on épousait quelqu’un de la famille » (ibid. : 178). En fait, le cousin germain est encore épousé, mais dans d’autres circonstances : « Les mariages entre cousins sont presque aussi fréquents qu’autrefois mais un certain éparpillement les rend moins condamnables. Les données spatiales jouent dans ce sens : un propre cousin habitant un village éloigné et que l’on rencontre rarement se trouve être un conjoint en quelque sorte moins interdit qu’un cousin plus éloigné généalogiquement mais habitant le même village » (ibid. : 14). Et lorsqu’un tel mariage a lieu, l’épouse « s’empressera de justifier son choix, en affirmant qu’elle et son mari ne sont pas camarades de classe, qu’ils ne se sont connus que plus tard » (ibid. : 179). Le village, où « tout le monde est cousin », est aussi le lieu du partage d’histoires et d’enfances communes, partage au cours duquel s’institue l’interdit d’alliance entre des individus devenus « trop proches ». Cet interdit se révèle finalement moins soumis aux degrés de parenté qu’au fait que les époux puissent « se retrouver en étrangers » (ibid. : 16).
128La figure du cousin, ce « presque frère » décrit par Germaine Tillion, est évoquée d’ailleurs par le témoignage d’Anna pour définir la relation de son frère et de sa quasi-sœur (n° 14). Elle nous paraît finalement constituer une référence plus adéquate que celle de la fraternité de sang pour l’analyse des relations quasi-fraternelles. Ne sont-elles pas, elles aussi, soumises à l’existence d’une proximité variable, qui trouve dans la seule expérience d’une « familiarité » enfantine le possible socle d’un sentiment « incestueux » ?
129Considérée sous l’angle de « l’interdit de l’inceste », la question des liens de famille recomposée s’éclaire de plusieurs façons. Le thème de l’inceste révèle tout d’abord une vaste indécision, face à l’étendue « autorisée » des relations entre personnes. Mais il signale également l’existence d’éléments fondamentaux dans la constitution de toute entité « familiale ». La famille recomposée apparaît d’une part comme un ensemble relativement ordonné de positions, au sein duquel chaque relation ne peut se comprendre qu’en référence à l’organisation globale des places de parents, d’enfants et de frères, qu’elles soient ou non liées à la recomposition. L’incertitude qui préside d’autre part à la définition des relations entre les sexes disparaît dès lors que celles-ci peuvent s’appuyer sur un vécu « familial » commun. L’histoire de l’inceste beau-parental montre bien l’importance croissante attribuée aux faits de la parentalité dans la définition et la justification de cet interdit. Dans les représentations associées à l’inceste dans le contexte de la fraternité recomposée, c’est également l’expérience partagée des liens enfantins qui sous-tend la prohibition. L’inceste, dans les familles recomposées, induit donc l’existence d’une définition spécifique des liens de famille : celle qui appuie le sentiment parental ou fraternel sur les faits d’une parenté vécue entre deux enfants élevés ensemble, comme entre un adulte et un enfant également liés par une vie « familiale ». C’est à cette expérience que nous souhaitons maintenant nous intéresser. Qu’en est-il des moments et des lieux partagée par les protagonistes de la recomposition ? Quels événements s’y déroulent, quelles sortes de liens s’y construisent, justifiant la reconnaissance ou la négation des relations qui tissent la trame familiale recomposée ?
Notes de bas de page
1 Sonia Combes, Brigitte Alliot, « Parâtres et marâtres », Grand Angle, Les Temps modernes, France Culture, 4 mars 1995.
2 La Genèse, 35, 21-22 ; deuxième livre de Samuel, 16, 21.
3 Edith Saurer, à partir d’un recensement effectué sur quatorze ans entre la fin du xviiie et le début du xixe siècle, a relevé vingt cas de demandes de dispense effectuées auprès des autorités autrichiennes et de l’Église catholique.
4 L’âge de la victime mineure sera progressivement remonté jusqu’à quinze ans.
5 Si certains termes de la loi ont été changés en 1994 – le terme « agressions sexuelles » a remplacé celui « d’attentat à la pudeur » – et si la sévérité des peines s’est affirmée depuis la codification, l’esprit de la loi est demeuré le même.
6 Le texte complet de ces articles est cité en annexe, p. 282.
7 Parmi les 52 situations familiales incestueuses étudiées par Laure Razon, on trouve un nombre total de 34 pères et de 11 beaux-pères (Razon, 1996).
8 L. Margolin, « Sexual Abuse by Grand-parents » in « Child Abuse and Neglect », The International Journal, Vol. 16, n° 5, pp. 735-741 (cité par Giles-Sims, 1997).
9 D. Finkelhor & L. Baron, 1986, « Risk Factors for Child Sexual Abuse », Journal of Interpersonal Violence, Vol. 1, n° 1, pp. 43-71 (cité par Giles-Sims, 1997).
10 « Les relations beau-parent – bel-enfant sont incluses dans la plupart des lois qui combinent l’âge et les relations familiales. [...] Ces lois s’appliquent aux familles recomposées quand le beau-parent joue un rôle parental actif à l’égard de l’enfant mineur » (Mahoney, 1993 : 31).
11 La notion d’» enfant de la famille » désigne en droit anglais dans les familles recomposées un enfant qui a vécu sous le même toit et a été traité par cette personne comme un enfant de la famille (Mahoney, 1993).
12 « Le traitement séparé des régulations du mariage et des restrictions relatives aux conduites sexuelles hors mariage prend sens dans le contexte des familles recomposées. Finalement, la définition des statuts légaux de beau-parent et de bel-enfant peut être limitée aux cas où des liens familiaux ont été établis entre les deux parties. [...] Un système convenable de régulations [...] pourrait permettre le mariage ou l’union sexuelle hors mariage entre beau-parent et bel-enfant dans des situations où ces liens familiaux sont susceptibles d’être plus faibles. »
13 « Ma belle-mère est ma belle-mère », Marie Claire, mars 1999, propos recueillis par J.-J. Grief.
14 « Il existe une évidente et fondamentale nécessité de maintenir un tabou de l’inceste dans le système des liens fraternels recomposés, parce qu’une famille, pour accomplir ses devoirs élémentaires, doit s’assurer que chaque enfant dirigera sa sexualité et sa sociabilité vers l’extérieur» (Beer, 1988).
15 On peut citer, outre François et Lucile de Chateaubriand, Pauline et Henry Beyle (Stendhal), Honoré et Laure de Balzac, Edgar et Blanche Quinet, Maurice et Marie de Flavigny, etc.
16 G. Ravis-Giordani, Bergers corses, Aix-en-Provence, 1983.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le triangle du XIVe
Des nouveaux habitants dans un vieux quartier de Paris
Sabine Chalvon-Demersay
1984
Les fruits de la vigne
Représentations de l’environnement naturel en Languedoc
Christiane Amiel
1985
La foi des charbonniers
Les mineurs dans la Bataille du charbon 1945-1947
Evelyne Desbois, Yves Jeanneau et Bruno Mattéi
1986
L’herbe qui renouvelle
Un aspect de la médecine traditionnelle en Haute-Provence
Pierre Lieutaghi
1986
Ethnologies en miroir
La France et les pays de langue allemande
Isac Chiva et Utz Jeggle (dir.)
1987
Des sauvages en Occident
Les cultures tauromachiques en Camargue et en Andalousie
Frédéric Saumade
1994