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Je subis et j’attends
p. 521-534
Texte intégral
Ma conscience est ma meilleure défense.
Attilio Teruzzi, mai 1945.
1Mais alors, qu’était-il arrivé au vrai Attilio Teruzzi ? Sa décision de quitter Milan fut aussi précipitée que celle de Mussolini. Mais par bonheur, il ne l’avait pas quittée avec le convoi du Duce. Il avait fait usage de sa jugeote de militaire et de ses relations pour constituer son propre convoi, avec des troupes de gardes de la brigade Muti. Des hommes de la Milice étaient montés dans des camions blindés ; Teruzzi était dans sa Lancia avec son chauffeur, Yvette et Mariceli ; et John Amery – arborant son uniforme de phalangiste – et sa femme étaient dans une autre voiture, également une Lancia. Un char Fiat M13/40 ouvrait la voie.
2Roulant le long de l’autostrada en direction de Côme, Teruzzi se trouvait en territoire connu. Il était passé par là un nombre incalculable de fois ; la patrie de son père, la région de la Brianza, se trouvait à droite, et celle de sa mère, à gauche. Les villes socialistes qu’il avait terrorisées en 1921 n’étaient qu’à quelques kilomètres de distance. À son allure présente, son ancienne circonscription parlementaire, Côme-Lecco, se trouvait à une heure à peine vers le nord. La zone entière était maintenant sous le contrôle des partisans qui, vingt-quatre heures après le début de l’insurrection, avaient commencé de monter des barrages routiers sur toutes les routes principales et secondaires afin de fermer les chemins de fuite vers la Suisse. L’astuce était de faire voler un drapeau blanc sur le char, comme si le convoi s’était rendu et battait en retraite vers le nord et, si cela ne marchait pas, d’être prêt pour la fusillade. Le convoi avait à peine parcouru vingt-cinq kilomètres depuis Milan qu’il vit des partisans se tenir sur une passerelle enjambant la route entre Uboldo et Saronno, préparant une embuscade.
3À la surprise générale, les partisans se retinrent de faire feu. Ils appartenaient à deux brigades différentes, qui avaient leurs quartiers dans les proches usines de construction mécanique Isotta-Fraschini. Le plus grand des deux groupes, de peut-être dix hommes, était composé de communistes appartenant à la 183e brigade Garibaldi. Ils étaient empressés d’obéir aux ordres de juger et d’exécuter sur place les nazis-fascistes de haut rang, alors que les socialistes de la 208e brigade Matteotti, au nombre de six ou sept, préféraient attendre et voir ce qu’il en était en matière d’exécutions. Les deux groupes étaient mal armés. Certains n’avaient jamais utilisé leur fusil que pour chasser. D’autres rapportèrent que la vue d’une femme à l’avant du convoi agitant un drapeau blanc les dupa et leur fit retenir leur feu.
4Tout cela changea lorsque, à la vue des hommes de la Milice garnissant les camions, ils comprirent qu’ils étaient tombés sur une grosse prise – un général allemand ou un haut hiérarque fasciste, peut-être le Duce lui-même. Comme les partisans vociféraient au sujet de ce qu’il fallait faire, l’un des fascistes fit accidentellement exploser une grenade, qui délogea les chenilles du char et le fit s’arrêter en travers de la route, bloquant le convoi qui tentait d’avancer. Les partisans se faisaient signe frénétiquement l’un à l’autre de faire feu, mais restèrent en suspens lorsque le père Benetti, l’archiprêtre de Saronno, vint s’arrêter le long du convoi.
5Son arrivée occasionna une engueulade nourrie autour de l’enjeu essentiel. Soit que le prêtre en appela à la charité chrétienne ou au simple bon sens, disant aux partisans que dans une fusillade ils auraient autant de chances de tuer que d’être tués, il parvint à arranger une trêve. Les partisans s’abstiendraient de tirer afin que le convoi puisse contourner le char et continuer vers le nord. Les fascistes applaudirent et un « gros bonnet » – probablement Teruzzi – remercia le prêtre avec effusion. Non que quiconque ait été converti ; on rapporte que, comme le convoi se dégageait, quelqu’un dans le convoi cria : « C’est votre faute à vous, les curés, de n’avoir pas su maintenir le calme dans le peuple. » Et le père Benetti cria en retour : « Mais vous n’avez pas su le faire, vous, avec vos armes… » Lorsque le convoi prit de la vitesse, les partisans coururent à travers champs pour le rattraper. Quand la route monta de quelques mètres et que la Milice fasciste eut les partisans dans sa ligne de mire, elle ouvrit le feu avec des mitrailleuses et des armes automatiques, et en tua plusieurs1.
6Ne voulant pas davantage tenter la chance, Teruzzi fit sortir son chauffeur à la prochaine bifurcation. Ils se trouvaient maintenant sur la vieille route de Varèse, celle qu’il avait toujours empruntée pour se rendre à Solbiate Comasco, le village de sa mère. Seul un autochtone pouvait savoir que cette route, avec tous ses virages et ses tournants, mènerait finalement à la frontière suisse. Plus tard, il dirait qu’il était à la recherche d’une cachette dans la campagne où il pourrait attendre l’occasion de se rendre aux troupes alliées qui le traiteraient comme un prisonnier de guerre. Lorsqu’ils atteignirent le village de Cislago, à quelques kilomètres le long de la route de Varèse, cinq partisans sous le commandement d’un homme du lieu, Santino Villa, firent signe à l’automobile solitaire de s’arrêter.
7Personne ne reconnut le gentleman vieillissant à la barbe grise accompagné de cette femme terrifiée et d’une enfant au visage pétrifié. Ce ne fut qu’après avoir vérifié le contenu du sac à main d’Yvette et l’avoir trouvé plein de bijoux, de bagues et d’étuis à cigarettes qu’ils comprirent, eux aussi, qu’ils avaient affaire à une grosse touche. Il se faisait tard déjà lorsqu’ils l’amenèrent au quartier général du comité local de libération à Saronno et l’identifièrent. Des directives arrivaient pour atténuer l’ordre du CLNAI d’exécuter les hiérarques sur place, et les carabinieri étaient venus du poste de commandement local pour se charger de l’arrestation. Le 29 avril, le commandant des partisans communistes Oliva eut la satisfaction de mettre Teruzzi aux arrêts, de l’escorter à Milan et de l’incarcérer à la prison de San Vittore dans l’attente d’un procès.
8La cour d’assises spéciale créée dans la Haute Italie nouvellement libérée dans le but de poursuivre les crimes du régime espérait pouvoir travailler avec la même alacrité et finalité que les systèmes judiciaires britanniques – ou américains. Malgré les foules qui se rassemblaient autour des prisons en hurlant « Mort aux fascistes ! » et les bagarres qui éclataient lorsque des partisans étaient relâchés de San Vittore et que les cellules se remplissaient de fascistes, une structure judiciaire suffisante s’était mise en place dès le 1er mai 1945 pour qu’un magistrat nommé par le CLNAI pût interroger Teruzzi dans sa cellule à 7 h 40 du matin. Il lui lut les chefs d’accusation : il avait collaboré avec l’ennemi allemand, organisé le coup d’État contre l’État libéral et occupé des postes d’importance majeure pour maintenir le régime fasciste au pouvoir. Non seulement Teruzzi nia ces accusations, mais en tant que militaire il exprima « très vigoureusement le souhait d’être considéré comme un prisonnier de guerre et d’être remis aux Alliés plutôt que d’être détenu et jugé par le CLNAI2 ». Lorsque le journaliste du quotidien socialiste Avanti! l’interviewa quelques jours plus tard, il trouva Teruzzi dans une cellule impeccable, se pavanant en pantalon de gabardine bien repassé, avec une chemise d’été blanche, le haut des joues bien rasées, la barbe impeccablement soignée3.
9Yvette avait fait de son mieux. Après la capture de Teruzzi, on l’avait reconduite à Milan avec sa fille et elles avaient pris le chemin de l’immense asile catholique pour les pauvres fondé par le père Orione à Cottolengo. Établi à l’origine pour être un asile d’aliénés, il offrait depuis 1943 l’asile aux Juifs et aux antifascistes. Après la libération, il avait ouvert ses portes à une nouvelle clientèle, celle des familles de fascistes – la sœur de Mussolini, Edvige, et ses enfants y avaient trouvé refuge, eux aussi.
10Mariceli passa ses jours à observer les facéties des détenus : l’un d’eux, raconta-t-elle à ses petites-filles, la chassa autour d’une table, un couteau à la main. Yvette passait son temps au-dehors à essayer de contacter les amis de Teruzzi qui, faut-il s’en étonner, se faisaient rares. Elle rassembla des informations sur ses droits en tant que prisonnière et cherchait à accéder aux différents livrets bancaires, chacun contenant de petites économies dont elle avait besoin pour leur survie.
11Elle consacrait ses soirées à rédiger des lettres éloquentes aux plus hautes autorités, auxquelles il ne fut pas donné réponse. Celle qu’elle envoya le 5 mai était adressée au cardinal Schuster en personne. Elle le suppliait d’intervenir pour que Teruzzi soit traité comme un prisonnier de guerre selon les termes de la Convention de La Haye, comme l’avait été le maréchal Graziani après qu’il eut été arrêté par l’armée américaine à Côme (ainsi que le général Ruggero Bonomi). Teruzzi était un général trois étoiles, rappela-t-elle au cardinal, qui avait combattu dans cinq guerres et qui avait été décoré treize fois. « Je vous en prie, faites cela, car il est un honnête homme, il a fait la bonne chose à faire chaque fois qu’il a pu, pour le bien de l’enfant. » À défaut de cela, étant donné qu’il souffrait d’asthme, de problèmes cardiaques et d’une fracture au bras, il devait être placé à l’infirmerie de la prison4. En attendant, elle s’assura qu’il était régulièrement fourni en vêtements propres et en paniers repas, et visité par un barbier.
12Les journalistes qui l’interviewèrent le trouvèrent en bonne forme psychologique autant que physique. Toujours le fasciste aguerri, quand on lui demandait comment il allait, il répondait dans son jargon des casernes : « Subisco e aspetto [Je subis et j’attends]. » Il parlait de manière volubile, affectée ou non, ils ne purent en décider. Oui, il avait été un repubblichino, mais il n’avait pas tenu de fonctions dans le gouvernement. « Ma conscience est ma meilleure défense », dit-il. « S’ils veulent prouver que je suis complice de vingt-cinq ans de régime, ils devront reconnaître coupables beaucoup d’autres Italiens aussi. En fait, je ne suis responsable que d’une action militaire [la marche sur Rome] et pour ce qui est de l’Afrique, j’ai tout fait pour la hausser à un niveau plus élevé. J’ai toujours été loin des corridors [du pouvoir]. » Il tirait sur sa barbe et répétait : « J’ai la conscience tranquille5. »
13Les journalistes riaient de ses mensonges. Mais Teruzzi semblait croire ce qu’il disait.
14Avant la libération, il y avait eu d’infinies spéculations au sujet des actes criminels pour lesquels Attilio Teruzzi devrait rendre des comptes. Un seul d’entre eux était patent : son attaque sur la personne du magistrat romain Gabriele Viola, en septembre 1943. Ce fut l’un des rares cas, sinon le seul, d’un grand fasciste attrapé in flagrante d’action fasciste et jugé et condamné en conséquence. Pour le reste, il y avait un grand fossé, creusé par le chaos moral et juridique du régime lui-même, entre les moyens légaux et institutionnels de le traduire en justice et les appels à la vengeance qui bientôt se fixèrent sur Teruzzi comme l’un des trois ou quatre pires malfaiteurs du régime6.
15Cette fixation était moins le reflet de méfaits spécifiques que de l’exceptionnelle visibilité de Teruzzi en tant que ministre de l’Afrique italienne et de son omniprésence tout au long des vingt années de la dictature de Mussolini. Son image publique soigneusement entretenue de grand hiérarque exécutant ses devoirs envers le Duce et la nation paraissait désormais dissimuler un cloaque d’infamie sur lequel la seule dénonciation ne suffirait jamais à tirer la chasse. Cette révulsion rudimentaire se nourrissait, semblait-il, des mêmes passions manichéennes que celles dont le mouvement fasciste avait joué depuis sa création, personnalisant le monde et le divisant entre bons et méchants, sauveurs et ennemis.
16Faute d’être contenue par un projet lucide, une telle révulsion pouvait facilement amener de sobres citoyens à hurler « Teruzzi ! Teruzzi ! » à la vue d’un barbu à l’allure suspecte et à le lyncher, comme il arriva à Milan en avril 1945. Ces mêmes personnes, nullement indifférentes au plaidoyer de l’Église de tendre l’autre joue ou à leur propre sentiment de complicité avec un monde qui avait été le leur pendant vingt ans, disaient parfois : « Oublions le passé ! » Ou, selon l’impitoyable axiome napolitain, « Chi ha avuto ha avuto, chi ha dato ha dato, scurdammoce o passato », que l’on pourrait traduire par : « Qui a eu, a eu, qui a donné, a donné – le passé est passé, oublions-le ! »
17Cet épais brouillard moral commença de se lever le 22 avril 1945, lorsque le gouvernement Bonomi créa des cours d’assises spéciales pour juger les collaborateurs province par province. Les forces allemandes avaient à peine capitulé, le 29 avril, que le CLNAI nommait les procureurs et les présidents de cour de Milan. Il organisa également la sélection de jurés populaires, par tirage au sort, à partir d’une liste établie d’« hommes honorables » (puisqu’il n’avait pas encore été accordé aux femmes le droit d’accomplir des devoirs civiques). Ce jury de quatre hommes était assermenté pour « examiner avec diligence et sérénité, preuves et raisonnements, l’accusation et la défense, former leur propre jugement avec droiture et impartialité, sans animosité ni faveur, afin de rendre le jugement que la société attend, l’affirmation véritable et sincère de la vérité et de la justice populaire7 ».
18Le 15 mai, le tribunal de Milan avait établi sa liste : Teruzzi serait le premier grand hiérarque à être cité en justice. Étant donné l’alternative de l’époque, qui était l’exécution sommaire – qui fut le sort de milliers de personnes entre la fin avril et les mois d’été – ou, éventuellement, le lynchage – ce que les foules tournant autour de San Vittore menaçaient infatigablement de faire –, une telle issue semblait un vrai coup de chance8.
19Luigi Marantonio était le président du tribunal. Né à Rome, en service depuis 1933 – ce qui voulait dire qu’il avait fait toute sa carrière sous le régime fasciste –, Marantonio jouissait d’une haute estime et était connu pour son décorum et son sens juridique. Sa salle d’audience était la plus grande des cinquante que contenait l’immense palais de justice de l’architecte Piacentini, récemment achevé. De dimensions équivalentes à la Piazza del Duomo, ce bâtiment était la réussite suprême du fascisme tardif. Le juge prit place sur le banc, un trône en bois de noyer sous la géante mosaïque de Dame Justice avec sa balance et son bandeau – les faisceaux et les licteurs ayant été récemment ôtés du mur à coups de pioche. Le banc des prisonniers était une véranda fermée par des lamelles de bois de rose, au lieu de l’habituelle cage aux tigres munie de barreaux de fer. Teruzzi n’était que le cinquième accusé à comparaître devant cette cour nouvellement constituée, qui allait juger 368 autres affaires avant la fin de l’année9.
20Le 24 mai, après un jour seulement, la cour avait déjà une demi-journée de retard sur l’emploi du temps. Après s’être hâtée pour en finir avec le menu fretin – une espionne, un membre de la Milice nationale, un collaborateur avec la Wehrmacht qui avait mené des représailles, arrêté des Juifs et dénoncé des partisans, et une brute de la garde de la Milice –, la cour entama le procès d’une des figures les mieux connues du régime. Cet accusé, surnommé le « Socrate de la République sociale », était Vittorio Rolandi Ricci, âgé de quatre-vingt-six ans, un juriste ligure renommé, ancien sénateur du Parti libéral et ancien ambassadeur à Washington. Il était accusé de « collaboration idéologique » avec l’envahisseur allemand pour s’être offert à Mussolini pour écrire un modèle de constitution pour la république de Salò. Quelque effort que fissent le juge pour l’admonester de raccourcir ses justifications et ses réparties et son avocat pour mettre les rênes à son éloquence, le vigoureux vieillard, père de deux fils tués à la guerre, continua de parler, même après avoir été condamné à une peine de prison de quinze ans, après quoi il remercia le juge « de lui souhaiter une longue vie10 ».
21« Deux canailles sur le banc des accusés », c’est ainsi que L’Unità, le journal du Parti communiste italien, décrivit Rolandi Ricci et Teruzzi, se tenant côte à côte ce matin-là. En réalité, Rolandi Ricci avait en tout point l’air solennel du diplomate libéral qu’il avait jadis été, et Teruzzi, le cheveu poivre et sel, bien tourné dans sa jaquette vert foncé, son pantalon de gabardine kaki et sa chemise blanche sans cravate aurait aisément pu passer pour un retraité milanais aisé se rendant à une petite réunion dominicale, n’était que ses yeux s’exorbitèrent aux cris des « À mort ! À mort ! À mort ! » provenant de la galerie du public.
22Des trois chefs d’accusation retenus contre lui, le ministère public se concentra sur le dernier, le plus grave et le plus incontestable, à savoir la trahison de la nation en collaborant avec l’envahisseur allemand. Non seulement Teruzzi avait prêté allégeance à la RSI, ce qu’il admit, mais on pouvait présumer qu’il avait exercé une influence, compte tenu de sa réputation, et il avait été appelé en tant que général sous les ordres du maréchal Graziani. Concernant les deux premiers chefs d’accusation, à savoir la fomentation d’un coup d’État et son rôle dans le maintien du régime au pouvoir, il était suffisamment documenté qu’il avait joué un rôle significatif, simplement en raison du nombre et de l’éventail des postes qu’il avait occupés au sein du parti, de la Milice et du gouvernement, et du fait qu’il avait fait figure de meneur durant la marche sur Rome. Mais en vérité, personne ne pouvait spécifier exactement comment le pouvoir avait été réparti et exercé sous le régime fasciste.
23Teruzzi avait rencontré son avocat commis d’office, Edy Mugnoz, à peine le temps qu’il fallait pour apprendre qu’il était de vieille souche milanaise – un réformateur, devenu socialiste, décidé à prévenir tout spectacle de justice populaire chaque fois qu’une sentence de condamnation à mort était acquise d’avance. Personne ne voulait l’admettre publiquement, mais beaucoup de Milanais avaient bénéficié de l’amitié de Teruzzi et de ses relations. Quoique la procédure stipulât que les gens pouvaient soumettre par écrit des accusations d’activités criminelles, la cour n’en avait reçu qu’une seule. La note exprimait allègrement le désir d’apporter son assistance et, alors que la signature était illisible, elle semblait provenir de quelqu’un qui connaissait le procureur ; elle lui recommandait d’interroger Teruzzi au sujet d’une espionne qu’il avait introduite à la Gestapo et dans les forces de sécurité des repubblichini, ainsi que sur ses affaires avec ses cousins, les Sozzi, des marchands d’habillement pour homme dont l’usine à chaussettes, avec l’aide de Teruzzi, avait accumulé une fortune considérable durant la dernière année de la guerre en faisant fi des réglementations sur les prix et sur le rationnement11.
24Teruzzi se rendit service en gardant ses réponses courtes, simples et concordantes avec ce qu’il avait dit à ses interrogateurs à San Vittore. Jusqu’au 8 septembre 1943, quand l’Italie s’était rendue aux Alliés, il avait toujours fait son devoir de soldat italien, dit-il. À cause de sa loyauté à la nation, à l’Italie, le traître Badoglio l’avait persécuté ; il avait perdu ses maisons à cause de la guerre et des confiscations et était allé dans le Nord. Il était retourné sous les armes en mars 1945 afin d’assurer sa pension. Il n’avait pas eu le temps de prendre livraison de son nouvel uniforme, « même pas eu le temps de s’acheter un baudrier », ajouta-t-il, sous les hurlements amusés et incrédules de la foule. Lorsqu’il lui fut demandé s’il avait été aux ordres du maréchal Graziani après être retourné sous les armes, il répondit : « Je ne pense pas, puisque je ne l’ai jamais vu12. »
25Pour ce qui était des autres accusations – qu’il avait participé au coup d’État ou à la marche sur Rome en tant que vice-président du PNF –, il avait déjà précisé lors de son interrogatoire qu’il avait suivi les ordres et qu’il avait commandé des légions de Lombardie et d’Émilie-Romagne, mais qu’il n’avait pas été sous-secrétaire au ministère de l’Intérieur au moment des coups d’État, ni lors du premier, en 1922, ni lors du second, en janvier 1925. Et oui, il avait été en contact avec Mussolini. Mais comme il avait dit à ses interrogateurs, Mussolini était « un centralisateur, qui décidait comme il voulait13 ». Cela était sûrement vrai.
26Le procureur demanda trente ans de réclusion, mais le public cria : « Trop peu ! A morte, a morte! » dans un tumulte tel que le juge suspendit la séance pendant dix minutes puis demanda à l’accusé, après la reprise, s’il avait quelques derniers commentaires à faire. Teruzzi pressa son visage contre les lamelles et cria : « J’insiste : après le 8 septembre, je n’ai eu aucun poste de commandement d’aucune sorte14. »
27Cette simple déclaration facilita les choses. Le jury, après avoir délibéré pendant soixante-dix minutes, le déclara coupable de tous les chefs d’accusation. Le juge, suivant l’avis du procureur, n’étant pas sûr que Teruzzi avait eu de « graves responsabilités » sous l’occupation allemande – et dans l’incapacité d’identifier et de faire appel aux témoins oculaires qui l’avaient prétendument vu à Milan en 1920-1922 avec ses « janissaires fascistes déambulant dans la ville et frappant les passants » –, le condamna à vingt ans sous le premier chef, la collaboration, quinze ans sous le deuxième, le coup d’État, et quinze ans sous le troisième, son rôle important dans le maintien du régime.
28D’une seule voix, le public dans le prétoire cria « Donnez-lui la mort, donnez-lui la mort ! » et ne pouvait croire que le jugement allait épargner « l’un des principaux responsables de la ruine morale et matérielle de l’Italie »15. Sa peine – de trente ans en tout (les deuxième et troisième termes devant être consécutifs, le premier s’y ajoutant) – devait être exécutée concurremment avec les six ans et trois mois qu’il avait écopés à Rome en décembre 1944. La cour d’appel, s’apercevant que le premier tribunal l’avait omis, ordonna également la confiscation de tous ses biens.
29Teruzzi avait à peine commencé à purger sa peine à San Vittore – qui, construite pour contenir 1 500 prisonniers, en contenait maintenant 3 700 – que la cour d’assises de Rome banda ses muscles judiciaires pour déterminer s’il avait été proprement jugé sous les chefs 2 et 3, en ayant été condamné à « seulement » quinze ans pour chacun d’eux. À simplement consulter le nombre de projets de loi qu’il avait présentés au Parlement, l’espace que ses interventions verbeuses occupaient dans les archives législatives et le nombre de postes qu’il avait occupés, allant du parti à la Milice, des affaires civiles aux affaires militaires, de Rome aux colonies, la cour constatait qu’il était une figure beaucoup plus importante que celle qui avait été dépeinte lors de son procès à Milan.
30Le temps d’être transporté en avion jusqu’à Rome, où il se retrouva emprisonné à Regina Cœli et soumis à deux interrogatoires supplémentaires, Teruzzi avait appris la rhétorique juridique disculpatoire employée par la prospère industrie judiciaire qui s’était établie pour le compte des criminels fascistes. Selon celle-ci, il avait seulement été un des commandants de la marche sur Rome après l’établissement du quadrumvirat, et non le commandant ; il ne nia pas avoir été un squadrista milanais, « mais il n’avait jamais pris part à des actions de destruction ou de violence ». Il avait bien été le chef des escouades d’action milanaises, « mais seulement pendant quelques jours, car lorsque je montrais que j’avais l’intention d’enseigner aux escouades la discipline dont elles manquaient totalement, on me fit partir. Lorsque j’étais un chef, non seulement je n’ai jamais ordonné la violence et la destruction, mais j’ai essayé de casser les impulsions criminelles de mes partisans ». Son élection au siège de député en avril 1924 avait eu lieu lors d’un scrutin national ratifié par le Parlement. Il s’était toujours conduit avec « un sens élevé de la responsabilité civique ». S’il avait « jamais pu imaginer que, par la suite, des lois rétroactives rendraient la chose illégale, il ne se serait jamais mêlé de politique ». Il ne s’était pas engagé dans une « guerre impérialiste », toutes les guerres fascistes ayant été légales ; et si le nouveau système judiciaire avait l’intention de rendre des gens responsables de ces guerres, alors « il devrait mettre en accusation le roi, lui aussi ». En somme, déclara-t-il à ses interrogateurs, « toute action que j’ai faite au sein du gouvernement était entièrement dirigée en vue du bien-être du peuple et de la nation »16. Aucune preuve nouvelle du contraire n’étant apparue, les procureurs réaffirmèrent que la cour de Milan avait bien fait son travail17.
31Trente ans, autant dire que c’était une sentence à vie pour un homme de soixante-trois ans. Le Vent du Nord, comme on l’appelait, exigeant que la justice révolutionnaire purge la classe dirigeante fasciste, avait commencé de faiblir. Quand tout fut dit, laissant de côté les nombreuses exécutions sommaires et la poignée de peines capitales pour collaboration avec les Allemands, un seul hiérarque éminent, Guido Buffarini-Guidi, qui avait été ministre de l’Intérieur à Salò, avait été exécuté pour ses crimes après un procès en bonne et due forme, et ceci parce qu’il avait été jugé dans l’atmosphère incandescente de Milan en juin 1945. Et qu’il y avait des preuves irrécusables qu’il avait collaboré avec les envahisseurs allemands.
32Quel désappointement pour les contemporains qui, dans leur quête de la véritable justice, auraient voulu que les comptes soient rendus à grande échelle ! Et pour l’historienne aussi, qui espère peser la nature particulière des méfaits et de la corruption que la dictature fasciste a facilités, encouragés ou tolérés durant les deux décennies où elle régna sur l’Italie. Gardant à l’esprit combien il aurait été difficile de rendre compte de l’ensemble des faits en 1945, tâche plus ardue encore à mesure que le temps passe, nous devons faire une pause pour acquérir une rapide vue d’ensemble des violations des lois existantes perpétrées par Teruzzi.
33Pour commencer, à l’époque de l’émergence du fascisme, nous pouvons compter les fusillades à Seregno et à Vigentino, la destruction d’Avanti! et les dévastations d’autres propriétés socialistes. Puis, ce fut l’intrusion criminelle durant le coup de main contre la cité de Milan – pour lequel il fut mis en accusation –, la réquisition illégale de matériel militaire, le détournement de trains et l’occupation de bâtiments publics durant la marche sur Rome. Il est vrai que tous ces crimes, s’il avait été inculpé, auraient été amnistiés en vertu de la loi Oviglio juste après que les fascistes eurent pris le pouvoir. Nous pouvons y ajouter la fraude électorale durant sa campagne en tant que député en 1924, la conspiration pour couvrir le meurtre de Matteotti, ses responsabilités en tant que commandant de troupes en Cyrénaïque pour avoir ordonné l’utilisation d’armes chimiques en violation du droit international, ses abus de pouvoir en harcelant Lilliana et sa famille, l’entrave à la justice dans l’affaire Tarabini et les contributions de campagne illégales et les pots-de-vin à Lecco sur la base de preuves recueillies lors d’une enquête du Parti fasciste lui-même. Et nous pourrions inclure encore l’utilisation d’une position dans la fonction publique – et son lot de prérogatives : téléphone, courriers, télégrammes, voitures, adjudants askaris, avions, navires – pour son profit personnel, l’appropriation illégale de cadeaux de fonction (défenses d’éléphant, cornes de buffle d’eau, bijoux d’argent, peaux de léopard), les violations des lois de zonage lors des rénovations de ses résidences, les conflits d’intérêts dans l’assignation de contrats, et ses abus de pouvoir en contraignant le juge du tribunal pour enfants de signer son adoption illégale de Mariceli et dans l’arrestation et la détention d’Yvette à Lipari.
34Une analyse de ses violations devrait aussi inclure sa fréquentation de prostituées mineures. Elle soulèverait nécessairement la question de savoir si l’application qu’il avait faite des lois raciales de l’empire était une violation des Droits de l’homme, et donc couverte par le droit international. Enfin, lors de son dernier acte de résistance à Saronno, Teruzzi était complice d’homicide involontaire, sinon pire, pour la fusillade qui avait tué plusieurs partisans.
35Autant j’ai pu enquêter en utilisant les sources disponibles, il m’est demeuré impossible de dresser un tableau complet de ses méfaits, et encore moins de trouver les preuves qui pourraient satisfaire une cour de justice, et moins encore dans le contexte d’amnisties répétées. Il était de la seconde nature de Teruzzi, l’impeccable quartier-maître, de couvrir ses traces. Et à vouloir se concentrer de manière obsessionnelle sur ses crimes, comme le firent ses accusateurs fascistes et antifascistes les plus acrimonieux, l’on perdrait de vue le système qui l’a rendu possible – et, pour être franche, cela reviendrait à ignorer nos propres réactions, qui tendent à le juger plus durement encore d’avoir été un médiocre, un libertin sur le plan sexuel et un truand dans ses rapports avec les femmes que d’avoir été un pilier du régime fasciste. En tout cas, il est pratiquement impossible de tenir pour responsables les personnes qui commettent des illégalités sanctionnées par leur époque, si elles ne sont poursuivies que par leur propre système judiciaire. Tel est le dilemme impossible de ce que nous appelons aujourd’hui la justice transitionnelle, formulée ad hoc lorsque des régimes despotiques cèdent la place à des régimes démocratiques.
Notes de bas de page
1 Voir Pier Angelo Gianni, « 26 Aprile 1945, Mussolini passa da Gerenzano? », Geranzano Forum, 17 octobre 2004, disponible en ligne sur http://lnx.gerenzanoforum.it/index.php?option=com_content&view=article&id=228:26-aprile-1945-mussolini-passa-da-gerenzano&catid=82&Itemid=611 [consulté le 13 février 2023]. Voir aussi Daniele Premoli, “Più efficace della parola è l’opera”. Cattolicesimo a Saronno durante l’episcopato del card. Schuster, 1929-1954, Tricase, Youcanprint Self Publishing, 2017, p. 84-86 ; Giovanni Nigro, Fuori dall’officina. La resistenza nel Saronnese, Saronno, ANPI / Grafiche Trotti, 2005, p. 77. Voir encore l’entretien de Luigi Damiazzi dans Pierluigi Galli, « Antifascisti, partigiani e popolazione a Saronno, 1943-1945 », in Luigi Ambrosoli (dir.), La resistenza in provincia di Varese. Il 1945, Varèse, Istituto varesino per la storia della Resistenza e dell’Italia contemporanea, 1986, p. 191-202, en particulier p. 197, 200-202 ; Luigi Borgomaneri, Due inverni, un’estate e la rossa primavera. Le brigate Garibaldi a Milano e provincia, 1943-1945, Milan, Angeli, 1985, p. 116-211 ; Massimiliano Griner, La pupilla del duce. La Legione autonoma mobile Ettore Muti, Turin, Bollati Boringhieri, 2004, p. 196.
2 « Verbale dell’ufficio di polizia », 1er mai 1945, f. Teruzzi Attilio, Corte di assise straordinaria di Milano (1944-1948), Archivi giudiziari, Archivio di Stato di Milano, Milan.
3 Voir Ugo Zatterin, « I gerarchi nel “covo” di San Vittore », Avanti!, 22 mai 1945 [édition de Rome], p. 1.
4 Amnistia, 1947, F. Teruzzi, Lettre complémentaire d’Yvette Blank (Milan) au cardinal Schuster (Milan), 3 mai 1945, F. Corte d’appello di Milano (1862-1999), Archivio di stato di Milano, Milan.
5 Ugo Zatterin, « I gerarchi nel “covo” di San Vittore », art. cité ; Nazzareno Nicotra, « Una bella prigione, piena di fascisti », L’Unità, 13 mai 1945, p. 1.
6 Voir Anon., Come rubarono. Starace, Farinacci, Teruzzi, Pavolini, Rome, Edizione A.M.M., 1945.
7 Giovanni Pesce, Quando cessarono gli spari. 23 aprile-6 maggio 1945: la liberazione di Milano, Milan, Feltrinelli, 1977, p. 184.
8 Sur la violence d’après-guerre, voir Mirco Dondi, La lunga liberazione. Giustizia e violenza nel dopoguerra italiano, Rome, Riuniti, 1999 ; Gianni Oliva, La resa dei conti. Aprile-maggio 1945: foibe, piazzale Loreto e giustizia partigiana, Milan, Mondadori, 1999.
9 Elenco Sentenze Anno 1945, F. Corte d’assise straordinaria di Milano (1944-1948), Archivi giudiziari, Sezione Speciale di Milano 1945, f. 1, sf. 100, Archivio di stato di Milano, Milan.
10 Luigi Ganapini, La repubblica delle camicie nere, Milan, Garzanti, 2010, p. 165.
11 Assise straordinaria, F. Corte d’assise straordinaria di Milano (1944-1948), Archivi giudiziari, Archivio di stato di Milano, Milan.
12 « La mano della giustizia sui crimini fascisti », Avanti!, 25 mai 1945.
13 « Trent’ anni ad Attilio Teruzzi », Corriere dell’Informazione, 25 mai 1945, p. 1.
14 Ibid.
15 « Anche Teruzzi se la cava », L’Unità, 25 mai 1945, p. 1.
16 « Roma: Processo verbale di interrogatorio dell’imputato », 19 septembre 1945, révisé le 11 octobre 1947, signé Dr Antonio Jannacone, Corte di cassazione, été-octobre 1947, Archivio di stato di Milano, Milan.
17 Voir « Sul capo di Teruzzi pende ancora la pena di morte », Corriere dell’Informazione, 26 mai 1945, p. 1.
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