4. Hiérarchie et pouvoir : la royauté capture les rois
p. 78-99
Texte intégral
1Notre critique des analyses de Needham nous avait conduit à interroger la définition de l’opposition binaire au plan général ainsi que la conclusion plus particulière sur la « dualité des pouvoirs ». On terminera par conséquent l’analyse des oppositions nyamwezi en recherchant ce qui serait ce couple antithétique des « pouvoirs spirituels » et des « pouvoirs politiques ». Cela revient à distinguer deux types de questions qui sont souvent confondues : quelle est la nature de l’opposition entre le personnage du « Chef » et celui du « prêtre » ? Quelle est la relation du pouvoir aux valeurs ? Ces questions doivent non seulement être distinguées, mais il faut encore éviter de les rapprocher au nom d’une prétendue homologie.
1. Roi / prêtre
2L’autorité royale est définie par la maîtrise du cycle annuel. Au début de l’année, le roi « appelle » la pluie « noire ». Parfois — il est alors sacrifié par personne interposée — une victime humaine, symboliquement traitée comme un équivalent du roi, est mise à mort (Cory 1951, p. 35). Si la pluie tarde trop longtemps à venir, le roi doit être tué, ou chassé, et remplacé. On peut aussi tenter de le rouer de coups, jusqu’aux larmes. Car celles-ci, dit-on, ces gouttes d’eau royales, « attireront » ces autres gouttes d’eau que tous attendent pour leurs champs et que les ancêtres royaux retiennent dans leur courroux (Abrahams 1967, p. 34). La reine et le prêtre peuvent alors « accoucher » des semences. Puis, pendant les cultures, le roi et le prêtre dirigent des sacrifices qui garantissent une bonne maturation. Tous ces rites se font sur l’ordre des conseillers royaux. Lorsqu’il y a menace climatique, ils disent au roi : « Tu as négligé [dans les sacrifices] tel de tes prédécesseurs ; sacrifie-lui ! ». Pendant les cultures, le roi est littéralement couvert d’interdits. Puis, quand le sorgho est mûr, le roi — principalement sous l’aspect du taureau « roi aîné » qui assure la présence de tous les rois précédents — et le prêtre bénissent, par le sacrifice de taureaux royaux, les champs de toute la communauté ; alors chacun peut moissonner chez soi. Les interdits qui protégeaient la terre et sanctionnaient les faits et gestes du roi sont levés (Cory 1951, p. 43).
3Puis, pendant la saison sèche, la saison « blanche », le roi devient celui que l’ethnographie traditionnelle désigne comme le tenant du « pouvoir judiciaire » (Cory 1954, pp. 8 et suiv., 29 et suiv.) et l’arbitre des conflits. En fait, il est celui devant qui et, pour une part, à qui on doit « payer » le « prix » (nsavo) d’un meurtre, d’un vol et de tout acte sacrilège, mais selon un code fixe que le roi ne fait que rappeler à chaque fois, sans tenir compte des mobiles et des intentions et sans proclamer un jugement. Le « prix » est constitué en partie ou en totalité par du bétail qui vient alimenter la cour et les sacrifices royaux : quand le prix n’est pas payé à la cour mais à un groupe adverse (meurtre ou vol entre gens du commun), une part est prélevée par la cour, en nature ou par la métaphore d’un sacrifice qu’elle ordonne au coupable d’effectuer sur le champ.
4La royauté, comme principe et comme valeur, est — dans l’ordre — « noire et blanche ». Mais la prêtrise est limitée au versant « noir ». Si le rôle du prêtre est essentiel pendant la saison noire, dans les règlements des « prix », il ne fait qu’introduire les plaignants et les coupables auprès du roi.
5L’opposition non rasé/rasé est également révélatrice. Le changement de saison est marqué par le fait de raser le roi. Durant toute la période humide, il lui est interdit d’avoir les cheveux coupés ; aux moissons, il est rasé en grande pompe et le geste signifie que l’on peut alors couper le sorgho et que, d’autre part, les interdits sont désormais levés. Le ngabe quant à lui doit toujours avoir la chevelure longue. C’est pourquoi, sans doute1, le ngabe est associé à la série numérique 2-4-8, supérieure à celle des chiffres incomplets 1-3-7 (supérieure absolument, même, car elle n’entre pas dans le contexte de l’opposition féminin/masculin → 3/2-4 et la dépasse) mais inférieure à la position du « cinq ». De même, le ngabe serait associé à la gauche en face du roi marqué à droite (l’insigne royal ndeji, les deux lances), selon une hiérarchie droite > gauche, caractéristique du Niveau Supérieur et inverse — comme il se doit — de celle du Niveau Inférieur (gauche > droite).
6Comment le principe royal s’exprime-t-il dans l’opposition des sexes ? Si les oppositions des nombres ou des couleurs admettent de multiples combinaisons, où la totalisation se manifeste aisément (noir ET blanc, le « cinq »), l’opposition des sexes le permet plus difficilement, du moins dans le rituel (dans le mythe il en va autrement, et les figures androgynes, par exemple, peuvent y trouver leur place). Une première réponse est donnée en partie par la figure gémellaire qui permet de représenter dans l’unité d’une naissance la dualité des sexes, dans le cas d’une naissance mixte bien sûr. Mais pour les Nyamwezi, les jumeaux sont importants parce qu’ils sont le « deux » et la figure du couple mixte n’est pas isolée comme telle2. En dehors de cet exemple, comment peut se placer l’opposition masculin/féminin, sans troisième terme, dans le domaine royal où il convient absolument d’écarter l’unicité ? La figure totalisante est-elle impossible et ne laisse-t-elle place qu’à l’inversion ?
7Il faut d’abord noter et rappeler la figure de la hiérarchie stricte où l’unicité se fait Unité englobante. A l’image des victimes sacrificielles royales « toujours mâles » correspond la représentation d’un roi qui « est toujours mâle » même s’il est une femme (ce qui fut parfois le cas) ; les Nyamwezi expliquent la première obligation comme une conséquence du second fait. A l’alternance des sexes que connaît l’humanité ordinaire s’oppose la définition éternelle du roi. De même, on sait que c’est toujours à la main droite que le roi porte les bracelets consacrés, insignes de son état (le ndeji dont l’autre partie est à la cheville droite) ou marques d’un sacrifice récent (le bracelet ou l’anneau de peau).
8A la mort du roi, la même figure de la hiérarchie stricte apparaît. Il est enterré le bras levé, comme tout autre individu. Mais il ignore l’alternance gauche/droite ↔ homme/femme et est enterré toujours le même bras levé3. Mais en même temps, la mort du roi est accompagnée d’un double sacrifice, et là, dans le couple victime, l’image de la totalité reparaît : ils sont garçon et fille, disposés à la tête et aux pieds du roi formant ses deux « coussins » et veillant sur lui dans l’au-delà, lui en allant couper le bois et elle en veillant au feu et à la cuisine, assumant pour toujours le service complet des tâches masculines et féminines pour leur royal maître. Lorsque le roi était mort, les conseillers du royaume, avant d’annoncer la nouvelle, choisissaient deux enfants et allaient en leur compagnie chez celui que la divination avait désigné comme le nouveau roi. Ils jetaient sur lui le grand manteau noir et tous regagnaient la cour. Alors, on faisait étrangler les deux enfants et on les plaçait dans la tombe royale selon une disposition bien précise. La jeune fille était assise, les jambes étendues, faisant reposer la tête du roi défunt sur sa poitrine. Le garçon était installé aux pieds du roi et lui faisait face.
9Ainsi, il aura fallu la mise à mort pour réaliser cette disposition spatiale désormais immuable où se lit à nouveau la dualité totalisante, où les deux enfants sont reliés par le corps royal, où ils sont placés de part et d’autre du roi défunt qui devient l’axe de cette figure, le corps référentiel de l’opposition des catégories homme/femme (Bösch 1930, pp. 496-502 ; Cory 1951, pp. 5-32 ; Blohm 1933, textes 97,147).
10Il faut noter l’opposition avec les autres sacrifices humains du domaine royal. En cas de sécheresse, on sacrifiait un homme. De même, c’était un garçon qui était rituellement étouffé et piétiné par le roi et par l’armée avant le départ à la guerre. Seules les funérailles royales exigeaient un couple4. Pour l’opposition des sexes également, on retrouve ainsi la figure totalisante caractéristique du niveau supérieur.
11Rassemblons en un seul schéma l’ensemble des termes distribués respectivement sur les deux niveaux, en incluant le tableau général précédent :

12On voit ainsi comment on rejoint au terme de l’analyse la dualité de références évoquée en introduction. Chaque opposition binaire s’est révélée être une opposition hiérarchique, mettant alors en place à chaque fois des niveaux. Si chacune de ces oppositions n’apparaissait que dans un seul contexte, irréductible à ceux d’autres oppositions, l’analyse devrait en rester là. Mais, dans le cas nyamwezi, il en va autrement. La plupart de nos exemples proviennent du rituel sacrificiel et, de façon plus large, des rites où les Nyamwezi renouvellent leur relation aux ancêtres5. Cela nous a autorisé à regrouper les diverses oppositions hiérarchiques pour faire apparaître en quelque sorte deux supra-niveaux (Niveau Supérieur, Niveau Inférieur). Ces derniers ne sont pas représentatifs d’une opposition hiérarchique particulière, opposition des couleurs, des nombres ou des orients. Ces niveaux apparaissent à la suite de notre regroupement. Mais leur mise à jour permet d’apercevoir comment sont articulées les deux références « ordinaire » et « royale », locale et globale, celle des ancêtres « familiaux » et celle des ancêtres « royaux ». L’opposition statutaire entre le roi (avec sa cour) et son peuple apparaît dans sa réalité particulière, dans l’ordre des valeurs de la société, dans le système d’idées-valeurs, dans l’idéologie.
13Il n’y a pas tautologie car, à chaque fois, le Niveau Supérieur ne s’est pas trouvé défini par le fait que l’exemple provenait d’un rite royal mais par la nature totalisante ou inversée du niveau qui se dégageait. Dans le premier cas (totalisation), notre parti pris a consisté à placer d’autorité au Niveau Supérieur la configuration de type « a ET b » lorsqu’elle s’opposait au type « a OU b ». En quelque sorte, on a fait un pari : les Nyamwezi représentent une société de type holiste où la partie n’est définie que par rapport au tout et lui est subordonnée, en estimant que ce pari se confirmerait au fur et à mesure de l’analyse en ce qu’il permettrait d’intégrer dans une même cohérence l’ensemble du matériel ethnographique sans devoir rejeter des parties « contradictoires ».
14Dans le second cas (celui de l’inversion), on s’est appuyé parfois sur le contexte royal du rite pour placer au Niveau Supérieur l’une des configurations. Ce n’est pas dire qu’on a posé par avance la supériorité de la royauté, au nom d’un « pouvoir » dont on n’interrogerait pas le contenu ; on a simplement relevé que tel rite concernait la communauté entière et qu’il se situait ainsi à un plan plus large. Ce raccourci ne change en rien ce qui aurait été la démonstration complète. Celle-ci, beaucoup trop lourde, car elle n’aurait pas été parlante avant la dernière page, aurait consisté à isoler, dans chaque cas, une opposition de configurations sans encore conclure sur la question de la supériorité ; puis à s’apercevoir, comme on l’a fait, que les nombreuses figures des divers rites se regroupaient dans ces quelques types de configurations ; ensuite, à citer divers exemples, reliés à certaines figures, où les Nyamwezi explicitent la valeur : les jumeaux sont des ancêtres plus importants, leur souvenir ne se perd pas au contraire de celui des autres morts du commun ; les sacrifices royaux concernent les malheurs les plus grands, épidémies, sécheresse, risque de mort et de mort pour tous ; les gens du commun ne sacrifient pas de bovins noirs alors que, dans le mythe comme dans le système des échanges, il est l’animal supérieur, les nobles préfèrent les animaux « à deux poils », etc. Alors seulement on aurait indiqué la supériorité de tout un groupe de configurations pour s’apercevoir qu’il rassemble les rites collectifs, les rites royaux, en affirmant ainsi la supériorité de la royauté en même temps que le contenu de cette supériorité : non un pouvoir politique, mais un rôle symbolique totalisant, une garantie du temps (le retour de l’« année ») et de l’espace (établir pour tous les habitants du royaume une relation solide avec tous les morts). On rejoint ainsi le pari posé par la démarche concernant la totalisation.
15Au sujet de la royauté, cela revient à admettre ce qui est une évidence pour qui observe, même rapidement, la vie rituelle nyamwezi, à savoir le rôle central de la cour, sans préjuger pour autant du contenu de ce rôle central. En effet, dans ce travail comme dans l’étude générale que nous poursuivons du rituel nyamwezi, notre souci est de rendre compte du fait de la royauté avec le minimum de présupposés sociologiques ; ceux-ci devenant trop facilement dans un tel cas des préjugés sur le « pouvoir ». Le fait de voir la royauté occuper par ses manifestations rituelles le Niveau Supérieur est une conclusion qui n’était pas impliquée dans l’hypothèse de travail. Il aurait pu se faire que ce soit le domaine du rituel familial qui occupât la position « a ET b » et la royauté celle du type « a OU b ». On aurait alors recherché comment, malgré la présence apparemment écrasante du rituel royal, l’idéologie nyamwezi subordonnait le butemi à un autre domaine. Ici, à l’inverse, la démarche permet d’affirmer que le rôle central de la cour est bien tel dans l’idéologie ; ce rôle de la cour repose sur la position totalisante que détient la royauté au plan des valeurs6. La royauté dans son principe (butemi), cette royauté que l’on nomme « sacrée » et dont on dira ici qu’elle est « totalisante », est définie par l’ensemble des positions « supérieures » qu’a fournies l’examen de chaque couple de pôles7.
16Revenons sur l’image du personnage royal qui représente cette royauté éternelle, pour terminer sur les deux opérations que nous montre le tableau général des niveaux : la totalisation et l’inversion. La royauté est à la fois « totalisante » et « inversée », et l’on marquera encore une fois l’homologie de ces deux caractéristiques. Il est frappant de noter, en effet, que le roi est explicitement l’image de ces deux figures, en « étant » un couple de jumeaux et un né-inversé. On a déjà dit que, pour les Nyamwezi, « les jumeaux sont des rois », et réciproquement. Le roi est semblable au couple gémellaire comme image de totalité. Est-il aussi une image de l’inversion ?
17On a noté que les nés-inversés, les kashindye, sont, avec les jumeaux, au niveau supérieur du système des onctions. En outre, leur naissance conduit à un même rituel que la naissance de jumeaux ; on « paye » au roi, on emprunte le tambour royal pour accompagner les danses de la naissance : les kashindye, comme les jumeaux, sont des « grands » (bahanya) (Blohm 1933, texte 214). Il faut insister, d’autre part, sur le fait que les kashindye sont davantage que ce que laisse entendre le commentaire des ethnographes. Ils ne sont pas simplement des êtres « anormaux », nés dans une position anormale qui ferait d’eux des êtres « magiques ». Les bossus ou ceux qui naissent infirmes ne doivent pas passer par un rituel royal (Blohm 1933, p. 164)8. En outre, un interdit précis lève toute ambiguïté. Qu’arrive-t-il si « on enflamme une bûche par le gros bout (au lieu de le faire avec l’extrémité la plus petite) » ? « On accouchera d’un kashindye. » Les kashindye sont bien des « inversés ». Or le roi peut être appelé, de façon honorifique, kashindye. Dans un récit sur le « prix du meurtre », on voit que les deux parties quittent le roi, après la conclusion du rite, en le saluant respectueusement de ces mots : « Maître de la viande ! Né-inversé ! » (Bösch 1930, p. 65 ; Blohm 1933, texte 163). La figure inversée et la figure totalisante sont toutes deux « supérieures » ; elles définissent toutes deux la royauté.
18On voit toute la complexité, et aussi toute la cohérence, que recèle un système dualiste hiérarchisé. Cette cohérence « à plusieurs dimensions » est-elle propre aux seuls Nyamwezi ? Nous sommes-nous éloignés de ce que peut receler le système meru qu’évoquait Needham, et qui nous a introduit à la critique de la méthode binaire ? Il ne semble pas. Somme toute, on n’a fait que préciser ce que signifie pour une société de dire que le butemi, la royauté, s’identifie au tout de la société, qu’elle est ce « tout ». Et s’il en était de même, mutatis mutandis, pour le Mugwe des Meru ? Millroth se pose la question, en partant quant à lui des Meru pour se tourner vers les Nyamwezi (-Sukuma), et l’on terminera sur ses mots :
La venue de la pluie est d’une importance primordiale pour la survie des animaux et des hommes... un des devoirs principaux du Chef est de veiller à ce que la pluie vienne à temps. En fait, cette obligation occupait une telle importance qu’elle doit être considérée comme la charge la plus lourde du ntemi (du roi). Les chefs de village jouaient ce rôle dans leurs districts mais le Chef était responsable pour la prospérité de toute la chefferie (de tout le royaume). Bernardi écrit à propos des Kikuyu [des Meru], en parlant du pouvoir de faire tomber la pluie :
« Le Mugwe est au-dessus des anciens (greater than an ordinary elder) et son pouvoir déborde les limites d’un clan particulier, même celles de son propre clan. Le Mugwe agit dans l’intérêt de tout le pays (what the Mugwe does, he does for the whole of the country) ». Il en est de même du Chef sukuma (Millroth 1965, p. 178, citant Bernardi 1959, p. 113).
2. Hiérarchie / pouvoir
19Notre investigation de la classification dualiste nyamwezi est terminée. Cependant, une question demeure, en rapport avec les conclusions de Needham sur la dualité des « pouvoirs ». On a défini la royauté nyamwezi au plan des valeurs. Mais a-t-on défini pour autant le pouvoir royal ? L’affirmative serait étonnante, car elle supposerait que nous avons confondu « hiérarchie » et « pouvoir ». Ces deux termes constituent eux-mêmes une relation que nous pouvons examiner. Ce couple « hiérarchie/pouvoir » sera le dernier exemple d’opposition de la société nyamwezi. Mais il faut bien savoir qu’il ne s’agit plus d’une opposition dans le système symbolique de la société, mais de l’opposition, sans doute fondamentale, dans la démarche anthropologique.
20Autrement dit, en cernant la valeur « royale », en démarquant la position supérieure de la royauté dans son principe, on n’a pas encore précisé la place éventuelle du « pouvoir ». Cette démarche est naturelle si l’on admet que le sociocentrisme ne peut manquer de s’attacher à toute recherche du « pouvoir » en soi, où le seul point d’appui serait notre propre société ainsi que nos propres conceptions du « pouvoir »9. L’anthropologie comparative vise pour sa part à préciser la relation du pouvoir aux valeurs, en conjuguant ainsi la nécessaire visée de notre universalisme individualiste — dont la recherche du « pouvoir » fait partie — et la prise en compte des holismes des sociétés particulières — la hiérarchie des valeurs — (cf. Dumont 1978).
21Pour apercevoir le « pouvoir », il faut donc quitter l’analyse de la hiérarchie des niveaux pour se tourner vers le rituel royal à travers la temporalité qu’il met en place, et qui, en retour, le conditionne. Il faut se tourner aussi vers une opposition qui n’est précisément constituée que par un mouvement : extérieur/intérieur, en l’entendant non comme une nouvelle classification binaire, mais comme un passage alterné du centre à la périphérie et de la périphérie au centre. Il faut considérer des contrastes qui sont propres à notre idéologie : être le maître ou le serviteur du rituel, détenir le contrôle du rituel ou n’être qu’un exécutant entièrement passif. Ces questions nous entraînent hors de notre sujet principal et on ne fera qu’évoquer le problème à grands traits en s’appuyant sur quelques faits que nous proposent les deux grands cycles rituels royaux, celui de l’intronisation-funérailles et celui des saisons et des cultures.
22La royauté nyamwezi dans son principe est immuable : « noire et blanche » — dans l’ordre noire d’abord puis blanche —, ainsi hiérarchisée dans l’espace et dans le temps ; elle s’oppose au niveau inférieur du « noir ou blanc ». Mais le tenant du titre de son côté ne reste pas égal à lui-même d’une saison à l’autre. Si la royauté (butemi) est « noire et blanche » dans la succession des saisons qu’elle organise, dans l’année mwaka qu’elle fait couler et se répéter, le roi (ntemi) quant à lui apparaît nettement comme le maître du seul versant « blanc » de l’année et le serviteur, si l’on peut dire, du versant « noir » : serviteur d’une cour qui est à la fois son palais et sa prison, « père » de tous les habitants mais obéissant aux ordres des grands courtisans qui l’entourent sans cesse, lui dictant les sacrifices à effectuer lorsqu’il a « négligé » ses ancêtres, les rois défunts. Lui-même est mis à mort par substitution, comme on l’a dit, lorsque, en cas de sécheresse, un homme de la cour est sacrifié et son corps traité comme l’est celui des rois dans les funérailles. Si la sécheresse se prolonge, le roi est réellement sacrifié (ou banni).
23Lors de son intronisation, le roi est littéralement capturé par les conseillers. Désormais, pour le reste de son existence, il ne pourra plus sortir de la cour, sauf obligation rituelle et en étant alors totalement entouré par les conseillers. Comme on l’a dit, il devient celui à qui l’on ordonne, quand c’est nécessaire, d’amadouer les ancêtres royaux pour qu’ils accordent la pluie et de bonnes cultures. D’une certaine façon il est désormais le prisonnier de la valeur « noire », à l’image de sa position au premier instant de son règne — quand il est enfermé dans le manteau noir — et au dernier instant de son règne — quand il est enveloppé dans le linceul noir. La royauté ici capture les rois : ceux-ci sont enfermés dans le manteau et le linceul noirs qui sont faits souvent de la peau d’un taureau royal, et cet animal représente avec ses semblables les divers rois défunts, l’ensemble des rois précédents, la royauté dans sa continuité. C’est sous l’œil du premier de ces rois défunts, de l’ancêtre primordial — le taureau noir « roi aîné » — que le roi en exercice conduit le rituel, particulièrement pour la fête des moissons.
24La royauté dans sa continuité, dont les rois sont en même temps les victimes et les symboles, est exprimée à chaque moment du rituel de l’intronisation et des funérailles. La mort du roi est tenue secrète jusqu’à ce que le successeur soit désigné. Plus nettement encore, on stipule l’obligation d’attendre pour sortir de la cour le cadavre royal et aller l’enterrer que le nouveau roi soit arrivé. Il convient qu’au moment précis où l’un franchit la porte arrière, l’autre pénètre par la porte avant. Les funérailles sont marquées en outre par un traitement particulier du corps. La tête est détachée du tronc ; le crâne va servir de récipient sacré pour les onctions que va opérer le nouveau roi et le défunt est enterré avec la tête de son prédécesseur qui avait elle-même servi à un usage semblable. Cory (1951, p. 6) parle de la continuité du « pouvoir spirituel » de la royauté qui est ainsi manifestée, au-delà de la personne individuelle de chacun de ses représentants. Ces termes ne semblent pas traduire précisément une expression nyamwezi mais ils ne sont pas injustifiés. Même si l’on ne promène pas ici une image comparable à celle du Nyikang des Shilluk pour conjoindre le nord et le sud du pays (la présence permanente du roi fondateur est assurée par le taureau sacré « roi aîné »), on voit que la royauté n’est complète que lorsqu’elle est définie sur deux intervalles de générations royales, avec la réunion d’une tête et d’un corps appartenant à deux rois successifs10. La continuité de la royauté, soulignée par cette réunion d’un roi et de son successeur dans la mort, nous rappelle ce que nous avions noté en introduction : la royauté exprime la présence des ancêtres et de leur loi, l’osmose entre les vivants et les morts, la force de la diachronie. Quant au roi en exercice, il a près de lui cette calotte crânienne qui lui sert de bol pour la graisse de lion, symbole de la royauté, dont il sait qu’il sera lui-même coiffé le jour de ses funérailles.
25Ce roi prisonnier, qui reste seul à la cour avec les femmes quand tous partent à la guerre, est celui qui s’entend dire, lorsqu’il est frappé par les conseillers en même temps qu’emprisonné dans le manteau, le premier jour, qu’il est frappé pour la dernière fois par une main humaine. Mais c’est à condition qu’il sache donner aux devins la « force » pour faire tomber la pluie ; sans quoi, il est encore frappé, par les conseillers, ou même sacrifié. De toutes façons, quand il sera devenu vieux, il recevra le coup mortel et sera mis en terre sur des « coussins » (les deux enfants) comme une victime sacrificielle (celle-ci est déposée sur le « lit » du sacrifice et l’objet consacré est oint en étant également placé sur un « coussin »). C’est le roi enfin qui, pendant la période des cultures, porte les plus lourds interdits. Aucun Nyamwezi ne connaît plus grande sujétion. Tous échappent à la sanction rituelle devant la sécheresse, sauf le roi ; si la pluie tarde trop, ils émigrent11 ; seul le roi ne peut le faire et il subit les conséquences de cet exode de la main des courtisans.
26Cependant les paroles qu’entend le roi le premier jour, et qui prétendent le placer hors d’atteinte des coups, ne sont pas mensongères ; car elles visent un autre domaine de l’autorité royale, le versant « blanc ». Là, le système de l’Interdit est modifié. Le roi n’est plus l’unique victime de la sanction, mais au contraire Tunique personnage au-dessus des sanctions. En même temps, le champ des interdits a changé. Pendant les cultures, nul cheveu, nulle rognure d’ongle, nulle déjection, nulle goutte de sang ne doit toucher le sol ; mais il s’agit principalement du corps du roi et du sol de la cour. Pendant la saison sèche, le roi fait respecter l’interdit du sang versé, celui des autres par la main des autres, l’interdit du vol de bétail, l’interdit de briser les objets royaux du culte des ancêtres qui pendent à l’entrée de la cour à la portée de tous, l’interdit de procréer des jumeaux, etc. Ces interdits sont valables toute l’année. Mais ils sont bien les interdits du versant « blanc » dans la mesure où les actes qu’ils sanctionnent se produisent le plus souvent en saison sèche. Surtout, le cérémonial prévoit que ces transgressions, si elles ont lieu en saison des cultures, entraînent un arrêt immédiat des travaux des champs, jusqu’à ce que les coupables soient « noircis » (purifiés par le paiement d’un « prix » et alors parfois enduits de suie sur le visage ou habillés de tissu noir). Alors, le temps « noir », arrêté par l’acte « blanc », peut reprendre son cours. Le versant blanc est ainsi à la fois une période de temps (la saison sèche) et un domaine de l’activité royale (le règlement des actes transgressant les interdits royaux).
27La sanction est le versement d’un « prix » nsavo, lui-même sanctionné par la mort en cas de refus : le roi lache ses « chiens », les ban’ikulu, qui vont chercher les coupables. « Quels sont ces gens qui me nient ? », dit le roi de ceux qui ne viennent pas « payer ». On va les chercher et ils restent à la cour jusqu’à ce qu’ils aient réglé leur « dette » ; « Qui est celui-ci qui refuse ? », demande-t-il encore en ajoutant : « A-t-il un roi pour parent ? Dans ce cas, qu’il vienne et nous nous battrons ! » (Blohm 1933, textes 55b, 56).
28Tous, jusqu’aux plus grands dignitaires royaux, sont astreints au système des « prix », avec une échelle de paiement en accord avec le statut. Le roi sanctionne. Il est le seul à pouvoir ordonner la mise à mort, le seul également à pouvoir rendre un meurtrier intouchable, le seul à recevoir une part des « prix » payés entre les divers groupes.
29Ainsi la royauté, une et immuable dans l’absolue continuité de ses représentants successifs garantit l’ordre cosmique — le retour de la pluie — et l’ordre politique — la maîtrise du droit de mort —, mais en contrastant deux images successives et différentes du personnage royal, serviteur du « noir » et maître du « blanc ». Le déroulement du cycle annuel précise cette opposition. Dans le premier temps, le roi est symboliquement sacrifié ; il renaît à la fête des moissons (les semailles rejouent les funérailles royales, les moissons la cérémonie de l’intronisation). Le roi règne alors par son absence et sa passivité. Dans le second temps, le roi règne par la force armée, par le contrôle des « prix », en étant le seul à pouvoir outrepasser l’interdit du sang versé qu’il s’emploie à garantir.
30Ainsi, si la royauté est « noire et blanche », avec une hiérarchie noir > blanc au plan des valeurs, le pouvoir royal ne trouve une place que dans le versant « blanc ». Le roi est la « victime » des sacrifices que dirige le prêtre mais le « dévoreur » des coupables que ce dernier lui annonce. Du point de vue « noir », la cour est l’autel sacrificiel de toute la société où le roi, représentant de la royauté éternelle, sacrifie avec le prêtre aux ancêtres royaux pour la prospérité de tous ; mais il est la première victime et le premier habitant du royaume sanctionné. Du point de vue « blanc », la cour est le lieu où l’on vient se faire « manger » par le roi pour avoir brisé un interdit (Bösch 1930, p. 91).
31Ces distinctions permettent sans doute de comprendre quelques traits concernant la royauté que les ethnographes indiquent régulièrement dans leur introduction historique en s’étonnant des contradictions que ces points soulèvent. Les ancêtres fondateurs de chaque dynastie sont des conquérants étrangers ; on a évoqué ce point (cf. note 7). Mais l’organisation sociale ne garde aucune trace de cette conquête et d’une division statutaire massive qui en aurait résulté. Il faut donc penser que ces conquérants furent « pacifiques » et, surtout, qu’ils arrivèrent à point nommé quand les divers groupes autochtones de la région étaient devenus nombreux et ressentaient le « besoin » d’un ordre institutionnel. Cory, par exemple, développe cet argument dans la préface de ses divers ouvrages, en ajoutant que ces conquérants furent complètement « absorbés » puisque, semble-t-il, ils perdirent leur langue.
32Mais n’est-il pas curieux que les mythes et légendes d’origine ne présentent pas un état de la société pré-monarchique ? Le fait de la royauté semble aussi ancien que l’humanité et les légendes d’origine des diverses dynasties présentent soit une arrivée sur une terre déserte soit, plus souvent, l’usurpation du pouvoir sur un roi autochtone par des exploits magiques et par le vol des insignes royaux (les bracelets ndeji). Plutôt que d’imaginer des invasions « hamitiques » complètement « absorbées », il paraît plus raisonnable de penser que les Nyamwezi ne placent pas au même plan la royauté, sans laquelle ils ne conçoivent pas la société, et les rois qui sont les « dévoreurs » venus de l’extérieur. La première conception est exprimée par un type de discours mythique où un héros, enfant, voyageur ou chasseur vient tuer un monstre qui dépeuple la terre ou mettre à mort pour la première fois un taureau noir. L’animal est sacrifié. Le monstre indique avant de mourir comment il doit recevoir le dernier coup et être découpé ensuite ; alors, de son corps, traité comme plus tard on traitera dans le rituel la victime sacrificielle, sort l’humanité qui naît ou renaît de cette façon (Ikombe 1943 ; Millroth 1965, p. 193 ; Spellig 1927, pp. 203 et suiv.). Le héros devient le premier roi (il peut être déjà un roi venu d’ailleurs et qui fait « renaître » ici son peuple). La seconde conception est exprimée par le discours légendaire qui succède au précédent ou, parfois même, l’entoure et le précède. On insiste sur l’origine étrangère, on décrit les conquêtes, les politiques d’alliance, la succession des premiers rois qui consolident leur autorité. Mais l’acte fondateur lui-même rejoint le premier schéma quand il est décrit avec précision. C’est un acte rituel et magique, parfois sous forme de ruse et de vol.
33On touche ici à cette opposition de grand rendement qui contraste l’« intérieur » et l’« extérieur », la royauté éternelle et les rois conquérants. En réponse au mouvement centripète qui ordonne les récits légendaires, le rituel royal joue beaucoup du mouvement centrifuge : les jumeaux sont enterrés à la frontière, les onctions pour leur naissance réclament une farine de sorgho volée dans le royaume voisin, une catégorie particulière de dignitaires, après avoir aidé à l’intronisation du roi, doit aller s’établir aux confins avec l’interdiction absolue de revoir le roi, car ce dernier risquerait d’en mourir, etc. On ne développera pas davantage ce point qui demande une étude à lui seul12.
34Précisons alors quelle est « la relation du pouvoir aux valeurs ». La relation hiérarchique Noir/Blanc met en place les valeurs (les symboles-valeurs) :
- Noir + Blanc : l’année se boucle ;
- Noir : la pluie ; la saison des pluies qui « est l’année » ; la fécondation qui redonne vie ; l’art du sacrifice : activité prédominante de la saison « noire », rite où le noir est dominant au niveau supérieur ;
- Blanc : la sécheresse ; la saison sèche ; la mort qui n’est pas suivie d’une production de vie (à la différence de la mort sacrificielle kuhoja) ; les actes de mort qui par eux-mêmes ne produisent pas la vie : le meurtre, la procréation de jumeaux (qui, dit-on, amène la sécheresse).
35Le pouvoir n’est ni « noir » ni « blanc ». Tout ce que Ton peut dire c’est qu’il s’exerce dans le temps « blanc ». Qu’en est-il de la loi ? Il faut à nouveau distinguer.
36La loi qui se déploie dans le temps « noir », la loi de la pluie est la Loi du monde, la Loi des ancêtres royaux de qui dépend la pluie, Loi cosmique à l’exercice de laquelle les rois participent car ils ont accès à un extérieur transcendant qui ouvre à l’universel. En revanche la loi du temps « blanc », la loi du sang versé est celle que chaque roi édicte dans son royaume particulier. En effet, même si elle est commune à tous les royaumes nyamwezi, le mythe raconte qu’« un jour le roi se réveilla et dit : “Désormais tous ceux qui...” » : il promulgua les interdits sur le meurtre et les jumeaux. La loi du temps « noir » englobe la loi du temps « blanc ». Le pouvoir qui règle l’usage de la force légitime (l’envoi des gardes pour faire « payer ») est au seul service de la loi du temps « blanc ».
37L’englobement Loi cosmique/loi du royaume, qui donne au pouvoir royal une place circonscrite par l’ordre religieux (la loi des ancêtres royaux et collectifs, l’art du sacrifice), se confirme et prend sa forme visible dans le circuit cérémoniel. Faire respecter la loi se dit kutema. Ce verbe correspond aux noms butemi « royauté » et ntemi « roi ». On ne le trouve pas employé pour l’ordonnancement de l’activité sacrificielle kuhoja. Kuhoja est d’une certaine façon l’homologue de kutema, mais au plan de la Loi. On boucle l’année grâce au travail de kuhoja qui associe les ancêtres à l’effort des vivants. Si l’on pose alors la question du « pouvoir », en recherchant ce qui, dans l’exercice de la royauté, correspond à l’emploi de « la force légitime » et concerne l’individualité de l’homme de pouvoir13, c’est dans le kutema et non dans le butemi dans son ensemble qu’il faut le voir, en précisant aussitôt que kutema est au service de kuhoja.
38On s’aperçoit en effet, en analysant les règlements des actes transgressas, que l’activité kutema s’intègre dans un cycle où elle n’est qu’une partie d’un tout dont la visée essentielle reste kuhoja. Les paiements exigés par la cour pour ces transgressions deviennent explicitement des offrandes sacrifiées sur l’autel de toute la société (« payer » se dira alors par des équivalents de kuhoja ; les « prix » en bétail viennent alimenter les sacrifices royaux).
39Ainsi les oppositions duelles comme Noir/Blanc ne permettent en aucun cas d’aboutir à une « dualité de pouvoirs », même si on hiérarchise ces derniers. La configuration totalisante qui s’applique à la société n’est pas une addition de « pouvoirs », mais une structure de niveaux idéologiques à l’intérieur de laquelle le pouvoir peut, éventuellement, avoir une place.
40On rappellera pour conclure ce que l’on disait en commençant ce développement. Si les conceptions « intérieure » et « extérieure » de la royauté paraissent mêlées dans les mythes et les récits, si, d’une manière générale, le contraste Loi du temps « noir » / Loi du temps « blanc » n’est pas apparu à chaque pas de nos investigations précédentes concernant les oppositions dualistes, c’est parce que l’on n’est plus ici dans une distinction de valeurs qui seraient explicitement nommées et qui formeraient un système dualiste de niveaux.
41D’une part, on a fait appel à la temporalité du cycle rituel annuel. Non plus pour l’opposer comme telle à une disjonction immobile, ce qui constituait bien une opposition de niveaux ; mais pour entrer dans cette temporalité et suivre le déroulement du cycle en passant de la saison où le roi en tant qu’individu est le serviteur du « noir » à celle où il est le maître du « blanc ». La valeur demeure quant à elle l’ensemble de cette succession. D’autre part, on distingue en opposant des systèmes de sanctions, en contrastant le roi « noir » qui est l’objet principal des sanctions de la Loi et le roi « blanc » qui est le maître de la loi ; en séparant les sanctions « noires » qui concernent la relation aux ancêtres (royaux) et la loi « blanche » qui définit le droit sur la mort (hors du sacrifice). Ces distinctions ne nous sont pas proposées comme telles par la société — hormis le contraste des couleurs des saisons dont on est parti — et elles apparaissent lorsque nous appliquons nos critères à l’ensemble des faits rituels.
42Ce rapport méthodologique qui oblige à distinguer la « hiérarchie » du « pouvoir » servira de conclusion à notre interrogation sur « la dualité des pouvoirs ». On ne s’étonnera pas d’avoir aperçu le pouvoir en entrant dans la temporalité du cycle rituel royal. Le « pouvoir » est construit principalement à partir de la dimension temporelle. Lorsqu’il paraît institutionnalisé, il ne faut pas en conclure trop rapidement qu’il s’est identifié à la position de la valeur. Dans une certaine mesure, on savait cela des sociétés mélanésiennes (cf. Iteanu 1980), où la structure, fluctuante à profusion, oblige en quelque sorte à privilégier la considération temporelle. On l’a moins remarqué dans les royautés sacrées africaines, où l’on a identifié la valeur (ici, les deux saisons, le Noir + Blanc, la royauté « totalisante ») et le pouvoir (ici, l’application de la loi du temps « blanc », les rois « dévoreurs »).
43Dans notre cas, il y a contiguïté entre l’ordre des valeurs et l’inscription du pouvoir dans l’ensemble, puisque l’opposition hiérarchie/pouvoir se donne — au plan des couleurs — dans la même forme que l’opposition hiérarchique globale : noir/blanc. Il n’y a pas identité car le versant « blanc » de l’autorité royale — ainsi nommé par nous du fait que ces rites constituent la matière de la saison « blanche » —, en s’opposant au versant « noir », ne reproduit pas l’opposition de niveaux que nous avait montré par exemple la symbolique du poulet divinatoire : [(blanc ↔ les ancêtres) > (noir ↔ sorcellerie)] englobé par [(blanc ↔ terre sèche) < (noir ↔ nuages de pluie)]. En effet, il n’y a pas deux niveaux dont l’un serait le lieu où le pouvoir comme tel deviendrait supérieur (à la loi du kuhoja par exemple), inversant alors l’ordre global. Tout au plus, cette contiguïté permet de comprendre que la royauté, valeur d’un côté et « pouvoir » d’un autre, est ici « sacrée » dans la mesure où elle est l’articulation — mais non la superposition entre le pouvoir et les valeurs, exerçant le pouvoir dans un des temps, celui de la saison « blanche », dont la place est prévue par la hiérarchie des couleurs, inscrivant ce pouvoir en creux dans Tordre des valeurs.
Notes de bas de page
1 L’Association du ngabe aux oppositions latérale et numérique, notée plus haut p. 43, doit être considérée avec précautions, car elle ne provient pas de rituels observés — au contraire de l’ensemble des autres informations — mais de récits concernant un personnage légendaire, Luhinda. Ce personnage est central pour l’étude du rapport roi-prêtre, mais le cycle de légendes qui le concerne exige une analyse au plan de toute la région interlacustre ; cf. note 52. Pour les faits concernant l’opposition rasé/non rasé, cf. Bösch 1930, p. 501.
2 Chez les Nyamwezi, on ne rencontre pas une accentuation de la gémellité mixte ; l’opposition des sexes est remplacée par celle de l’aînesse. Les jumeaux sont toujours appelés Kulwa et Doto, le « grand » et le « petit » (Gass et al. 1973, p. 364). Chez les Dogon, au contraire, la gémellité mixte est nettement hiérarchisée. Il importe en tous cas que les jumeaux ne soient pas identiques (garçon-fille) ou qu’ils soient différenciés au sortir du rituel de leur naissance (aîné/cadet) pour que soit maintenue la définition de la figure gémellaire : l’union la plus intime des principes les plus opposés.
C’est du moins la définition des jumeaux dans un système hiérarchique et c’est ce qui explique l’importance accordée à cette naissance spectaculaire — affirmation simultanée de principes normalement distribués dans le temps et hiérarchisés dans l’espace. C’est pourquoi, chez les Nyamwezi, on constate que les jumeaux sont, avant le rite purificateur tenu à leur naissance, une menace de mort pour la royauté et pour tout le pays et, après le rite, qui aura amené tout le monde à la cour, une image sacrée de la royauté (ils deviennent d’emblée des « ancêtres royaux » et sont un gage de prospérité pour le pays). En effet, leur naissance est la production du « deux », production « royale », image brute de la royauté. C’est ce qu’implique le fait lui-même que leur naissance concerne la royauté et nécessite un rite tenu à la cour. Mais c’est a priori une image royale de mort, parce qu’elle est non orientée ou intemporelle, bref non hiérarchisée. C’est pourquoi le roi doit faire une « purification », obliger les parents à « payer » et, le rite le montre, intégrer symboliquement ces deux enfants à la cour. Alors ceux-ci peuvent « être » des rois, comme le disent les Nyamwezi ; ils sont l’Unité royale hiérarchisée d’une paire (ici aîné/cadet, là mâle/femelle). Il paraît significatif que, en contraste avec cette définition relative à un système de pensée hiérarchique, la naissance spectaculaire soit définie, dans notre société, par la répétition du même et par le seul aspect quantitatif de cette répétition. Il suffit d’observer les titres des quotidiens à sensation : la naissance gémellaire ne fait pas recette, les triplés méritent une photo, les quadruplés ont droit à un commentaire ; au-delà, pour les quintuplés et les sextuplés, l’intérêt franchit les limites des frontières et les autorités se déplacent pour l’occasion. Dans une logique « à un seul niveau », l’ordre ne peut se définir que du côté du quantitatif : le « deux » n’est que « plus grand que » le « un », mais inférieur au « trois », lui-même inférieur au « quatre » et ainsi de suite.
Ajoutons que, pour l’opposition des sexes, une autre figure « totalisante » de grand rendement peut être l’image d’un « couple frère-sœur » où se manifestent également à la fois la plus grande proximité et le plus grand éloignement. Pour certaines sociétés, c’est la figure qui porte la valeur et qui apparaît dominante dans le système de parenté et, plus généralement, celui des échanges (cf. Iteanu 1983 ; pour ainé/cadet, cf. Barraud 1979).
3 Cory nous dit qu’il s’agit du bras droit en cas de succession utérine (qui était, rappelons-le, le cas normal) et du bras gauche en cas de succession agnatique ; dans la plupart des royaumes où apparaît à l’époque coloniale la règle agnatique, on sait que le trait est récent, le changement de la règle ancienne (utérine) à la nouvelle (agnatique) étant une conséquence directe de la présence étrangère, arabe puis européenne.
4 Bösch et Cory rapportent que l’on sacrifiait un couple et on a suivi ici leur témoignage. Le texte de Blohm quant à lui indique que les enfants sacrifiés étaient au nombre de trois. Il n’y a pour nous aucune contradiction et il s’agit d’une variante. En effet, le texte décrit une disposition semblable : une fille à la tête, le garçon aux pieds, dans la position décrite plus haut. La seconde fille vient soutenir de ses épaules les jambes du roi. On peut penser que ce sacrifice triadique réalise également une image de la totalité. En effet, un homme et une femme constituent une image totalisante, avons-nous dit ; mais on a évoqué, outre l’image de la conjonction des sexes opposés, celle du « cinq » qui était 2 + 3, chiffres de base des séries associées à l’homme et à la femme. Or, un garçon et deux filles peuvent aussi former le « cinq ». On dit en effet que, d’une manière générale, dans les échanges, l’animal femelle vaut deux mâles et que, corrélativement, une femme « vaut » deux hommes, particulièrement dans les « prix du sang ». Ainsi le taureau est le « cinq » et la génisse vaut « dix ». Si l’homme vaut « un », la femme devra être payée « deux » ; et 2 x 2 + 1 = 5. Si le « prix de l’homme » est 50, et celui de la femme 100 par conséquent, deux femmes et un homme correspondent à : 250 = 5 x 5 (x 10).
5 En fait, les remarques concernant le mariage et, d’autre part, la valeur du cinq dans les échanges font eux-mêmes partie de ce contexte « sacrificiel » du kuhoja (cf. l’analyse de l’échange comme « sacrifice » in Tcherkézoff 1981, vol. II).
6 Le fait a des conséquences importantes sur la manière de considérer les échanges cérémoniels avec la cour et le système des amendes masumule consécutives à la transgression d’interdits royaux. Le système se donne comme un circuit « sacrificiel » et non comme un système pénal.
7 La dualité royale que nous avons rencontrée tout au long de nos analyses semble rejoindre des caractéristiques déjà relevées dans les études du symbolisme royal, quand celles-ci s’attachent à une vision totalisante, au-delà des distinctions binaires ou malgré leur prise en considération, et font apparaître les aspects « hors-classe », « central », « médiateur », du personnage royal. Il faut relever à ce sujet l’étude de Masao Yama guchi (1974) qui entend prolonger la réflexion d’Hocart et qui avait fortement contribué à éveiller notre intérêt pour ce type d’approche de la royauté (D. de Coppet nous avait signalé ce texte et permis de rencontrer son auteur). Masao Yamaguchi développe dans une étude très documentée la problématique du symbolisme royal. Confronté à une classification dualiste, l’auteur analyse d’abord longuement les configurations bipolaires qui apparaissent dans toutes les représentations jukun. Sans les enfermer dans un choix binaire général, il ne pose cependant pas le problème de l’opposition hiérarchique. Mais il fait ensuite une forte démonstration du caractère hors-classe du personnage royal qui « médiatise » ou mieux « abolit » la classification dualiste pour se situer « au-delà de la limite ordonnée du temps et de l’espace ». Figure androgyne, le roi est « plus remarquable » que l’ordre donné par la classification car il recrée un au-delà totalisant qui est l’identité de la société.
Cependant ce n’est là qu’une partie de l’affaire, comme on l’a vu, et une telle réflexion doit être considérée comme un point de départ. Comme quelques exemples l’ont montré, il n’y a pas deux plans cloisonnés, même si on les dit hiérarchisés, qui distingueraient absolument un domaine de l’opposition binaire — celle-ci étant alors trop coupée de sa référence — et un domaine de la « médiation » ou de l’abolition des oppositions. Le « niveau supérieur » et le « niveau inférieur », pour reprendre les termes utilisés ici, ne sont pas deux modes de penser irréductibles mais un englobant et un englobé. L’un et l’autre sont donc constamment en relation, sur le mode hiérarchique.
8 Cf. la traduction de Blohm du texte 55 a : anormal geborene Kinder dem Häuptlinge gehören, pour « les jumeaux et les kasindje sont le nsavo du roi » (= ils donnent lieu à une relation de « prix » avec le roi) ; cf. Cory 1953, p. 88 et Spellig 1927, p. 218.
9 On reprend ici la formulation de Dumont. Dans le cas de l’Inde, elle exprime une disjonction absolue. La hiérarchie du pur et de l’impur qui sous-tend la hiérarchie des castes est absolument indépendante du pouvoir royal. Plus encore, le domaine du dharma, la valeur brahmanique qui est la valeur suprême, subordonne le domaine de l’artha, exercice de la « force » et recherche de l’« intérêt ». Lorsque l’artha domine, nous sommes à un niveau inférieur ; là seulement, le dharma est inférieur : « La hiérarchie ouvre ainsi la possibilité du retournement : ce qui à un niveau supérieur était supérieur peut devenir inférieur à un niveau inférieur. C’est ainsi que la gauche peut devenir la droite dans ce qu’on appellerait une situation ”gauche”... » (Dumont 1979, p. 402). En s’éloignant du cas indien, un fait général demeure : dans une société holiste, le « pouvoir » ne s’identifie pas à la hiérarchie des valeurs, à l’idéologie globale, jusqu’à l’évacuer : « ... à partir du moment où la hiérarchie est évacuée, la subordination doit être expliquée comme le résultat mécanique de l’interaction entre individus, et l’autorité se dégrade en ”pouvoir”, le ”pouvoir” en ”influence”, etc. On oublie que ceci se produit seulement sur une base idéologique définie, l’individualisme ... » (Dumont 1977, p. 19). Le problème fondamental n’est pas une théorie du « pouvoir » mais « la relation entre le ”pouvoir” et les valeurs ou l’idéologie » (p. 19). En Inde, l’englobement du pouvoir est absolu. Dans la société nyamwezi, la relation est plus complexe, comme on le suggère ici et dans les pages qui suivent. Mais au plan général, le « pouvoir » — qui n’est pas simplement la « royauté » — demeure englobé par la hiérarchie.
10 Il est intéressant de constater que le héros fondateur Luhinda fut enterré dans les deux royaumes qu’il avait conquis et unifiés : on enterra la tête ici et le corps là (cf. Mworoha 1977, pp. 86-87 et note 62).
11 L’émigration était libre et couramment pratiquée. On allait s’établir dans un royaume voisin. Les sécheresses peuvent être en effet très localisées. La pénurie de terres n’existait pas ; la propriété du sol était inconnue. Cette liberté de mouvement était une menace constante contre les rois qui ne savaient pas faire pleuvoir ; devant la fuite des habitants, les courtisans tuaient ou déposaient le roi.
12 L’étude des échanges et des représentations concernant le monde animal montre là encore une construction en niveaux. Au premier niveau, l’intérieur et l’extérieur s’opposent comme l’animal domestique et l’animal sauvage ; chèvres et bœufs sont l’image des ancêtres « fixés » auprès de soi, serpents et phacochères l’image des ancêtres errants qui viennent réclamer avec violence auprès de leurs descendants. Au plan royal, la même opposition concerne le taureau et le lion. Mais les lions sont, comme les taureaux, dans la cour, soit morts (l’animal rencontré en brousse est tué et amené suivant un cérémonial particulier), soit « vivant » (le roi « est un bon »). Des parties de leur corps joueront le même rôle que les calebasses, le lwanga et les chèvres consacrées maholero des gens du commun. La cour est ainsi l’extérieur de l’intérieur. Le rapport extérieur/intérieur change de niveau. L’extérieur devient dominant, en même temps qu’il devient conjoint à l’intérieur et non plus disjoint (l’extérieur transcende alors le plan du royaume particulier ; c’est le lieu « des lions », celui de toutes les royautés nyamwezi et même de toute la région interlacustre).
Une figure légendaire tient une grande place dans le rapport à l’extérieur et dans la relation, sur ce plan, entre roi et prêtre ; c’est celle de Luhinda. Le personnage est ambigu (cf. n. 41). On lui attribue la fondation de la royauté à la frange nord-ouest du pays, au Buzinza. Luhinda possède d’un côté la figure du roi conquérant ; mais sa conquête est pacifique, appuyée sur la ruse magique et sur une justification par l’autochtonie (il est le fils d’un émigré du Buzinza établi au Buganda) : « C’est continuellement que Luhinda voyageait dans les pays qu’il avait soumis et partout il se frisait proclamer non roi mais Mgabe ou grand chef. » (Gass et al. 1973, pp. 340-345). Ce titre se rapproche ainsi à la fois de la figure religieuse, pacifique et autochtone du grand prêtre mgabe que l’on trouve dans de nombreux royaumes nyamwezi et d’une autre figure, à caractère nettement royal celle-là. En effet, le Mugabe (= Mgabe) est le roi suprême du Nkore, pays situé au nord du Rwanda et à l’ouest du Buganda et des états Haya dont fait partie, au nord de ce dernier groupe, le Kiziba. Et un autre groupe de mythes fait de Ruhinda (= Luhinda) le fondateur de cette royauté. L’origine de Ruhinda n’est plus alors située au sud du groupe interlacustre, au pays zinza, mais au nord (Nyoro) dans la dynastie Cwezi. Une variante de ce second groupe établit un lien entre les récits « du nord » et « du sud », en frisant de Ruhinda, héritier des rois Cwezi, un conquérant qui ne fait que passer au Nkore et descend ensuite au Kiziba et au Buzinza, frisant en sens inverse le chemin suivi par son père émigré, tel que le présentent les récits du sud. Son arrivée au Buzinza est bien alors une arrivée étrangère et ce caractère l’oppose à la définition du mgabe nyamwezi.
Cependant, il est intéressant de noter que dans ces récits « du nord », l’origine royale de Ruhinda à partir des rois Cwezi est elle-même ambiguë. Il est parfois le fils naturel du roi Wamara et d’une servante que le grand-prêtre de la cour a frit coucher aux côtés du roi, un soir où ce dernier était ivre (parce que cette servante avait sauvé le grand-prêtre d’un piège dans lequel le roi avait voulu le frire tomber). Là, en quelque sorte, Ruhinda est autant le fils du prêtre que du roi. Parfois encore, Ruhinda est le « délégué » (mugabe) du roi nyoro (mukama) qui lui a confié la garde du bétail au Nkore ; par la suite, Ruhinda se déclare indépendant. Notons que le gardien du bétail royal est précisément le dépositaire de la tradition et de la continuité de la royauté, le bétail représentant les rois défunts et la perpétuation de l’« esprit » de la royauté. C’est précisément un tel rôle que se voit confier le mgabe nyamwezi. Il a la charge de veiller sur les tombes royales et, dans les rites qui y sont effectués, il précède toujours le roi. Devant le taureau royal, il décline la généalogie des rois. Ajoutons encore, en ce qui concerne les Nyamwezi, que le mgabe est souvent présenté comme le descendant d’anciens rois autochtones conquis par les nouvelles dynasties et que, d’autre part, le roi et le mgabe entretiennent, dit-on, une relation de bupugo (cf. Varkevisser 1973 ; un mariage originel a conclu une période de guerre et a institué des relations formalisées de « plaisanteries »), mgabe (Blohm, Bösch) = ngabe (Cory, Gass).
L’image de Luhinda comme roi « extérieur » se retrouve en revanche dans les types usuels d’invocation qui précèdent le sacrifice. On se troune vers les quatre directions, vers le firmament et vers le monde infernal : est, toi, Likube, le Créateur qui nous donne les perles blanches et les perles noires nhendeko (les perles des bracelets consacrés « tête » et « dos » ; cf. Bösch 1930, p. 101) , toi le soleil du matin ... ; ouest, soleil du soir, pays de Luhinda d’où viennent les houes, toi qui est notre roi... ; nord, d’où viennent les trombes d’eau et le bétail, l’eau qui nous donne les récoltes ... ; sud, d’où vient la sécheresse, les fourmis dévoreuses ... ; Ciel, qui répartit tout, qui nous donne une terre féconde, des enfants et la santé ; Terre, mauvaise, toujours ouverte, qui ne rend jamais rien, qui recouvre les hommes dans leur tombe, accepte notre sacrifice, fris que nous soyons en prix avec nos morts ... (nous résumons Bösch 1938-39, p. 90, qui ne donne pas la transcription en kinyamwezi ; cf. Millroth 1965, p. 167). Ici Luhinda est le roi de l’extérieur, ce « pays d’où viennent les houes » ; en face, l’est est le côté du Créateur ; c’est aussi peut-être le côté du prêtre. Il faut rester prudent sur ce dernier point, étant donné à nouveau l’hétérogénéité des contextes. Mais on dit que le Créateur est du côté des devins Balaturu (Gass et al. 1973, p. 388), grands devins mythiques qui ont transmis l’art divinatoire. Eux-mêmes font partie d’un ensemble mythique plus vaste qui concerne les migrations de la population balaturu (Nyaturu, Taturu). Celle-ci aurait transmis également l’art de la domestication et celui du sacrifice, avant de se retirer d’une façon catastrophique et « inversée » (les vaches se mirent à rentrer à reculons au corral et à donner du sang au lieu de lait ; tous les Balaturu partirent en laissant des traces rouges sur les rochers ; cette chute et ce départ renvoient évidemment aux thèmes de l’épopée Cwezi, connue dans toute l’aire interlacustre) (cf. Gass et al. 1973, pp. 337-338, 413).
On peut faire deux remarques complémentaires. L’opposition est/ouest ↔ intérieur/extérieur ↔ le Créateur et (?) les prêtres-devins/le roi, l’origine historique — en opposition à l’origine cosmologique — n’est pas identique à l’opposition pluie/sécheresse (= ici nord/sud), rappelant encore que le contraste prêtre/roi n’est pas superposable à celui qui distingue hiérarchie et pouvoir et, encore moins évidemment, à celui qui distinguerait les « pouvoirs religieux » et les « pouvoirs politiques ». D’autre part on relèvera avec intérêt le rôle englobant de l’est, côté du Créateur et côté des deux sortes de perles, noires et blanches. Ce point évoque d’autres représentations où l’on voit le soleil du matin, « rouge » (cf. l’aube dans la hutte initiatique) être à la fois le complice de la pluie et son contraire. Il brûle la terre ; tel objet de couleur rouge empêchera la pluie de tomber. Mais une autre manipulation du rouge attirera la foudre, certes meurtrière et envoyée par le soleil, mais qui sera suivie de la pluie salvatrice (Gass et al. 1973). Notons aussi que l’opposition Terre/Ciel, où la valorisation du second pôle est explicite, renforce l’orientation des valeurs qui nous avait paru organiser l’intérieur de la hutte initiatique : en bas l’image dévalorisée, en haut la configuration supérieure.
13 Ici, la marge est faible, du moins avant l’apparition des rois-guerriers de l’époque de Mirambo. On signale cependant que, en cas de meurtre par exemple, il pouvait y avoir conflit entre l’autorité royale, qui visait à ce que les protagonistes acceptent la formule du « prix » payé devant la cour, et le groupe des victimes qui réclamaient vengeance et parfois l’obtenaient, le roi devant « céder » à leurs exigences (cf. Bösch 1930, p. 511).
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Le roi nyamwezi, la droite et la gauche
Révision comparative des classifications dualistes
Serge Tcherkézoff
1983
Qui a obstrué la cascade ?
Analyse sémantique du rituel de la circoncision chez les Komo du Zaïre
Wauthier de Mahieu
1985
La tente dans la solitude
La société et les morts chez les Touaregs Kel Ferwan
Dominique Casajus
1987