1. Les oppositions droite/gauche et la « prééminence de la main prééminence droite »
p. 3-26
Texte intégral
1L’opposition de catégories « droite » et « gauche » dans les classifications dites « symboliques » d’une société est un fait bien connu et quasi universel. Tel objet, suivant sa nature, sera rangé à droite ou à gauche de la maison. L’être humain, suivant qu’il est homme ou femme, sera enterré couché sur le côté droit ou gauche. Un statut différent s’attachera aux places situées à droite ou à gauche du maître des cérémonies ou de l’hôte dans les fêtes et les banquets. Plus généralement encore, on ne confondra pas les gestes qui doivent être effectués de la main droite et ceux qui requièrent la main gauche, la caresse amoureuse par exemple en opposition aux soins corporels ou encore, dans nos propres habitudes, le salut respectueux qui réclame toujours la main droite en contraste avec le signe amical qui autorise un choix indifférent.
2Au siècle précédent déjà, ce type d’opposition faisait l’objet de discussions et l’on examinait principalement les faits qui mettaient en valeur la droite. Cependant la recherche ne portait pas sur les aspects sociaux de cette valorisation unilatérale. On affinait l’explication naturelle. Ainsi un développement asymétrique des centres nerveux rendait inévitable l’habileté du côté droit et l’on écoutait le Professeur Broca : « Nous sommes droitiers de la main, parce que nous sommes gauchers du cerveau » (Hertz 1970, p. 85).
3L’appréhension sociologique de ces problèmes est elle-même ancienne puisqu’elle suivit de peu les discussions médicales des années 1890. On connaît en effet l’étude de R. Hertz (1970) qui, dès 1909, relia la « prééminence de la main droite » à l’étude de la « polarité religieuse ».
4Pourquoi reprendre alors aujourd’hui ces questions ? Une fois que Hertz eut affirmé l’aspect sociologique en relevant que les sociétés, loin de corriger la légère inégalité naturelle des mains, brimaient ouvertement la gauche en la méprisant pour faire de la « droiterie » un « idéal auquel chacun doit se conformer » (p. 88) ; une fois que Claude Lévi-Strauss (1962) eut montré comment la « pensée sauvage » utilisait l’opposition binaire dans les schèmes classificatoires, la question semblait avoir trouvé un cadre solide qui ne nécessitait plus que des descriptions complémentaires pour mieux l’illustrer.
5Mais ce serait oublier quel terrain vaste et mouvant Hertz découvrait, en plaçant l’opposition droite/gauche au niveau de la « polarité religieuse » sacré/profane. Ainsi on voulut y voir, récemment, la possibilité d’une théorie du « politique » et du « religieux ». Comme nous le dirons, cette extension du problème fut proposée par R. Needham, en 1960. C’était en fait une réduction. Sans doute, le texte suggérait un élargissement du débat, mais dans une direction différente. Il incitait à préciser en quoi les classifications sont définies par une norme sociale particulière, c’est-à-dire, dans le langage de l’auteur, par la forme variable du rapport « sacré/profane ».
6En effet, Hertz (p. 89) invitait à étudier un rapport complexe entre un modèle général posé par l’École sociologique — l’opposition sacré/profane — et les réalisations symboliques particulières qui se présentent sous forme dualiste. D’un côté une dualité de principes qui s’interpénètrent et se présentent sous des formes variées où l’un englobe tel aspect de l’autre, et inversement, suivant le lieu du rituel et l’identité de l’acteur ; de l’autre côté, des figures symboliques dont Hertz a pu dire qu’elles tendaient à former deux séries complémentaires. Mais cette dernière simplification, due au peu de données dont disposait l’auteur, a été étendue en retour au dualisme sacré/profane. On releva, particulièrement dans des exemples africains, des structures binaires droite/gauche, hâtivement construites sous la forme de deux paradigmes juxtaposés et cloisonnés, pour en induire qu’une même symétrie s’appliquait à l’opposition sacré/profane. Ces deux principes sont alors réduits à une complémentarité de deux « pouvoirs » que reflètent les deux mains.
7C’est cette voie, semble-t-il, qu’ont suivie plusieurs chercheurs anglo-saxons qui veulent être ainsi les continuateurs de Hertz dans l’étude des catégories droite/gauche. Les travaux les plus importants furent conduits par Needham qui relança le débat dès 1960 par une analyse des Meru de Tanzanie et annonça en 1967, en publiant une étude détaillée du symbolisme nyoro, l’édition d’un recueil d’articles sur ce thème (cf. Needham 1960, 1967). Celui-ci parut en 1973, précédé d’une longue introduction du même auteur. Le titre de l’ouvrage, Right and left, indique bien que les faits analysés sont ceux-là mêmes auxquels s’intéressait Hertz. Mais la conclusion de l’article de 1960, qui servit de référence aux recherches ultérieures, était consacrée à une « signification théorique plus vaste... reliée aux travaux de Georges Dumézil ». Ce qui est étudié en fin de compte, c’est l’opposition « political power/religious authority ». Dans l’article suivant (1967), cette conclusion sera indiquée dès l’introduction, comme une hypothèse de travail. Plusieurs auteurs de ce recueil n’effectuent pas cette extension et ne cherchent pas à définir deux « pouvoirs ». Cependant la plupart d’entre eux admettent la validité de la méthode binaire dans l’étude des classifications, ce qui fait également problème.
8Le débat est donc fondamental. Il touche à l’articulation de ce qu’on nomme « pouvoir » et « sacré » ; il met en cause les vues socio-centriques sur l’équilibre des pouvoirs et des contre-pouvoirs (roi/prêtre, chef/orateur en Polynésie) ; par suite, il souligne la distinction entre le principe de symétrie et le principe de hiérarchie ; il pose la question de l’expression des valeurs dans le « symbolisme » d’une société ; en bref, il touche à une théorie du symbolique. Or dans ce recueil important qu’est Right and left, l’illustre préfacier, E.E. Evans-Pritchard, indique que la route est longue mais la voie déjà bien tracée.
9Il importe alors d’examiner de près le parcours qu’emprunte Needham et qui le conduit de la « polarité religieuse » de Hertz à la dichotomie du symbolisme meru. Dans ce trajet prend forme ce qu’on appellera la méthode binaire : le dualisme devient une simple complémentarité logique qui ne laisse pas de place à la contradiction. Or, c’est là un point capital. Tous les relevés de classifications traditionnelles laissent voir des contradictions. Mais la logique moderne ne peut l’accepter. En 1966 encore, V. Turner, éminent spécialiste de l’anthropologie symbolique et rompu aux subtilités des configurations de la pensée traditionnelle, veut voir devant la variété des valeurs prises par la couleur noire dans le monde ndembu une différence de contextes et non une différence de niveaux de valeur dans l’unité d’un même système de représentations (Turner 1972).
10Ainsi, depuis le début du siècle avec Hertz jusqu’à présent, l’analyse des classifications dualistes a voulu rechercher, derrière la variété empirique, une cohérence fondée sur l’unité et sur la non-contradiction de la relation signifiant-signifié. Mais la cohérence de la « pensée sauvage » n’exige pas, pour être reconnue, de passer par le moule très particulier de nos modèles logiques. Considérée sans a priori, elle nous apprend au contraire à percevoir en retour la particularité de notre pensée scientifique moderne. Nous montrerons ainsi que l’inversion n’est pas une « contradiction », mais au contraire une figure attendue et élémentaire de la pensée hiérarchique qui caractérise les sociétés traditionnelles holistes (voir plus bas).
11Avant d’examiner la démarche de Needham, on rappellera brièvement quel fut l’apport de Hertz. L’étude de Hertz comporte des aspects très différents et nous insisterons sur la variété d’un texte qui ne se limite pas aux remarques sur la complémentarité des séries universelles droite et gauche. Ensuite, la critique des propositions de Needham nécessitera un retour à l’ethnographie des Meru. Sans doute, la suite de notre travail invoquera-t-elle d’autres exemples pour illustrer la critique de la méthode binaire et proposer une analyse par niveaux. Mais nous n’entendons pas faire de cette dernière une possibilité supplémentaire d’analyse qui serait nécessaire pour certaines sociétés, mais qui n’invaliderait pas la méthode binaire pour d’autres cas. En effet, il paraît tout aussi difficile d’appliquer un principe de symétrie au symbolisme des Meru qu’à celui des autres sociétés non-modernes quand on considère de près la nature des oppositions dualistes que l’étude de Needham met à jour.
12On prolongera cette interrogation sur les propositions de Hertz et de Needham en développant un exemple africain proche des Meru, peu connu, mais sur lequel on dispose d’une bonne documentation : les Nyamwezi-Sukuma de Tanzanie. Sans tenter de décrire d’emblée le système de pensée, on s’attachera à une démonstration. En choisissant quelques oppositions fréquemment invoquées dans les travaux sur le dualisme, droite/gauche, mâle/femelle, pair/impair, noir/blanc — et roi/prêtre —, on constatera l’impossibilité de construire un tableau binaire sans déformer gravement le système. Au contraire, si l’on n’impose plus aux symboles un choix de rangement binaire (à droite ou à gauche), on aperçoit les constructions hiérarchiques : les pôles de chaque opposition ne sont pas dans le même rapport au tout dont ils relèvent. Des valeurs différentes organisent des niveaux symboliques hiérarchisés. Passer d’un contexte à un autre sera parfois changer de niveau et l’inversion sera significative. Pour les Nyamwezi, une hiérarchie majeure de références organise l’ensemble. C’est l’opposition entre le principe local de la référence aux ancêtres proches et nommés et le principe global de la référence aux ancêtres royaux, entre la dimension unique, marque d’incomplétude, et la dimension double qui se donne comme une totalité unissant des opposés asymétriques. Une des expressions de cette dualité particulière est la figure gémellaire.
13L’exemple dogon viendra renforcer cette vue en opposant lui aussi l’unicité comme manque à la complétude qu’est la dualité. Mais dans ce cas, les jumeaux ne sont plus simplement un exemple de cette dualité, mais le principe lui-même. G. Dieterlen laisse entendre que la « complémentarité » (le couple de jumeaux de sexe opposé) n’est pas ici une opération logique mais une valeur qui sous-tend l’ensemble des représentations ; cette valeur organise ainsi des niveaux différents et hiérarchisés.
14La méthode binaire ne paraît donc pas adéquate pour rendre compte des classifications de type droite/gauche. Mais en même temps, l’exemple nyamwezi montre que le débat au fond est plus ample. L’analyse hiérarchique que l’on oppose à la méthode binaire n’est pas simplement un outil plus rationnel. Elle permet la considération des valeurs. Les classifications « symboliques » sont-elles l’expression d’une cohérence logique dont la rationalité universelle est immédiatement appréhensible par nos catégories, ou bien relèvent-elles d’une autre approche qui met au premier plan les valeurs particulières d’une société ? Il faut à ce point élargir le débat. On se tournera alors vers les exemples chinois et osage.
15Ce choix s’impose. On connaît les belles études sur la droite et la gauche de Marcel Granet et de Francis La Flesche, que Needham a pris soin de placer au début du recueil Right and left déjà cité. Ces deux textes forment avec l’étude de Hertz l’ensemble historique fondamental sur la question. En 1916 et en 1933, La Flesche et Granet avaient suggéré, par le choix et la présentation de leurs exemples, les principaux aspects du débat. D’autre part, l’exemple osage — et plus généralement l’exemple sioux — est une donnée essentielle des développements de Lévi-Strauss sur les classifications. On rappellera ainsi que celui-ci avait dénoncé dès 1956 « l’illusion dualiste ». Mais en suivant sa démarche, on se demandera si l’erreur des tenants de la partition binaire est bien de n’avoir pas vu que dualisme, triadisme et classement à n dimensions forment entre eux un groupe de transformation, ou s’il n’y a pas, au-delà de cette appréhension défaillante de la structure, un refus encore plus net d’abandonner les catégories d’égalité et de symétrie qui sont les nôtres et une réticence extrême à se tourner vers le mode hiérarchique de pensée des sociétés non modernes. Il y a là une voie difficile mais indispensable pour l’anthropologie comparative, comme l’a souligné Louis Dumont (1978).
16Cette réticence à reconnaître le rôle de la hiérarchie est lourde de conséquences. Elle conduit l’anthropologie à privilégier la recherche des structures mentales universelles en rejetant une part de la vie cérémonielle dans l’ordre de la « croyance ». Au contraire, la référence constante au tout qui procède de la vue hiérarchique permet de rendre compte, pour une société donnée, des valeurs particulières de cette société, de ses choix, de son « idéologie ».
17Par suite, accorder à l’opposition hiérarchique la place qui lui revient est un préliminaire essentiel à l’analyse du rituel, par delà l’interrogation sur la « prééminence de la main droite » (ou de la main gauche). Quand la variété des configurations symboliques devient une affaire de niveau à l’intérieur d’un système unique de représentations, la nécessité d’invoquer une « anti-structure » pour expliquer les figures « anormales » disparaît. L’inversion, par exemple, ne relève pas d’une telle anti-structure, et les « rites d’inversion » ne sont pas toujours des « rituels de rébellion » ou la mise en scène d’une résolution « cathartique » des tensions. Plus généralement, l’analyse structurale peut trouver alors à réconcilier la recherche d’un sens global et la prise en compte des fonctions qu’exercent les parties ; mais le « sens » est celui d’une hiérarchie de valeurs et les « fonctions » sont les articulations entre les divers niveaux de valeurs.
1. Symétrie et hiérarchie
18Quelques précisions sur la nature de la relation droite/gauche peuvent être indiquées dès maintenant, pour plus de clarté. On distinguera par convention les qualificatifs « dualiste » et « binaire », réservant le premier au simple constat de l’existence de deux pôles et attribuant au second l’affirmation d’une condition logique : la relation est symétrique, ou bien asymétrique et alors « complémentaire », mais en demeurant toujours sur un même plan. Parfois même, certains travaux ne soulèvent pas la question de la symétrie ou de la non-symétrie : gauche et droite ne sont là que pour nommer des distinctions. Dans ces diverses analyses, le symbolisme de la société prend la forme d’un tableau dichotomique où deux colonnes relient les paires de contrastes ; et cela paraît symptomatique d’une accentuation de l’aspect équisttutaire, quelle que soit la valeur — réelle ou purement méthodologique — que l’auteur entend accorder à ce mode d’exposition.
19Si l’on pose au contraire l’asymétrie de la relation, on souligne la différence de valeur entre chacun des pôles. Des accentuations différentes peuvent apparaître. Certains insistent sur la complémentarité des opposés, en omettant l’étude de la référence qui permet d’apprécier — et de signifier — la différence de valeur. La réunion des complémentaires peut même prendre l’aspect d’une simple addition arithmétique.
20Si au contraire on ne refuse pas de voir la différence des plans (des niveaux), l’asymétrie apparaît hiérarchique. Une opposition a/b où a est « supérieur » dans un contexte donné exprime deux faits : a est posé comme valeur, comme « idée-valeur » (« nous disons ou faisons cela » = nous devons dire ou faire cela) ; b est alors subordonné comme un contraire. Selon le terme de Dumont, b est « englobé ». De b à a il n’y a pas un simple étagement linéaire de strates, une gradation que l’on suivrait de l’étage inférieur à l’étage supérieur. La relation d’englobement — la hiérarchie — institue un rapport nouveau : une tension apparaît dans cet écart, qui s’exprime par des dichotomies successives où la netteté de la hiérarchie peut s’affaiblir, où l’asymétrie peut s’inverser, où des combinaisons avec d’autres oppositions peuvent apparaître.
21La considération des niveaux intervient. L’inversion (a > b → b > a), loin d’être une contradiction comme ce serait le cas dans notre logique de type mathématique — devient opératoire et signale un changement de niveau. Il y a changement de contexte rituel et changement de niveau dans l’ordre des valeurs lorsque l’inversion se produit par rapport au même corps de référence : l’homme change de main pour telle activité lorsqu’il passe du pôle pur au pôle impur. On a également un changement de niveau si le corps référentiel lui-même change : on verra la femme nyamwezi passer d’une valorisation gauche à une valorisation droite en passant de la référence locale paternelle à la référence globale qu’implique dans cette société le mariage.
22On parlera enfin de totalisation. Passer du domaine où l’on est gauche ou bien droite, homme ou bien femme, à celui où se révèle une conjonction des opposés, c’est passer du plan de l’élément au plan de l’ensemble (ce dernier n’étant pas le résultat de la somme des éléments, mais au contraire ce qui préexiste à toute conceptualisation des parties et donne sens à ces dernières). On verra que, chez les Nyamwezi, 2 + 3 font 5 de façon particulière, comme la conjonction homme + femme implique le niveau où la royauté symbolise l’ensemble de la société. Le niveau totalisant, le niveau de l’ensemble, est différent de celui (de ceux) où se repèrent les éléments. Il faut concevoir que le « cinq », étant un « tout », préexiste à sa décomposition en 2 + 3. Il n’est pas le résultat d’une addition. En quelque sorte, il est plus que 2 ajouté à 3. Chez les Osage, 6+7 sont à 13 ce que les moitiés sont à l’ensemble de la tribu. Cette totalisation, pour reprendre précisément le terme qu’emploie Lévi-Strauss à propos du « 13 » osage, ne doit pas oblitérer pour autant les hiérarchies 2/3 ou 7/6 : ces éléments sont dans un rapport différentiel au tout qu’est le 5 ou le 13.
23On voit ainsi que la « hiérarchie » dont il est question n’a rien à voir avec une gradation de substances ou une stratification de groupes sociaux ; on est dans le domaine des valeurs. L. Dumont a précisé, au terme d’une démarche comparative, ce sens de la « hiérarchie » que nous reprenons ici pour notre étude de la logique des oppositions dualistes.
Deux configurations... s’opposent immédiatement, qui caractérisent respectivement les sociétés traditionnelles et la société moderne. Dans les premières... l’accent est mis sur la société dans son ensemble, comme Homme collectif ; l’idéal se définit par l’organisation de la société en vue de ses fins (et non en vue du bonheur individuel)... Pour les modernes au contraire, l’Etre humain c’est l’homme « élémentaire »... Chaque homme particulier incarne en un sens l’humanité entière. Il est la mesure de toute chose... Ce qu’on appelle encore « société » est le moyen, la vie de chacun est la fin... (Dumont 1966, p. 23).
... la plupart des sociétés valorisent en premier lieu l’ordre, donc la conformité de chaque élément à son rôle dans l’ensemble, en un mot la société comme un tout ; j’appelle cette orientation générale des valeurs « holisme »... D’autres sociétés, en tout cas la nôtre, valorisent en premier lieu l’être humain individuel... C’est ce que j’appelle « individualisme »... Au plan logique, le holisme implique la hiérarchie et l’individualisme implique l’égalité... (Dumont 1977, p. 12).
24En effet, dans un système où l’élément n’est défini que par la place qu’il occupe par rapport à l’ensemble, deux éléments différents ne peuvent avoir une « place » identique ; la valorisation du « tout » implique la hiérarchie des éléments. Si au contraire on rencontre une identité de positions pour un couple d’éléments distincts, ces derniers ne peuvent plus être définis par leur « place » dans l’ensemble mais par leurs différences intrinsèques, par leur « substance » ; l’égalité, antinomie de la hiérarchie, nous ramène alors à l’individualité.
25Quelle est la nature des « éléments » en question ? Il s’agit des idées et des valeurs constitutives du système idéologique global. La « hiérarchie » est étymologiquement un « ordre du sacré », l’ordre des valeurs ultimes. De même, l’« individualisme » est fondé sur l’Individu comme valeur. Précisons. Il faut prendre acte d’un premier fait, que souligne Dumont en s’appuyant sur Talcott Parsons :
... c’est un grand mérite du sociologue Talcott Parsons d’avoir mis en pleine lumière la rationalité universelle de la hiérarchie (je souligne certains mots) : « L’action est orientée vers certains buts ; aussi implique-t-elle un processus de sélection quant à la détermination de ces buts. Dans cette perspective, toutes les composantes de l’action et de la situation sont sujettes à des évaluations. ... L’évaluation, à son tour, quand elle a pour cadre des systèmes sociaux, produit deux conséquences fondamentales. D’abord, les unités du système, qu’il s’agisse d’actes élémentaires ou de rôles, de collectivités ou de personnalités, doivent être soumises par la nature des choses à une telle évaluation... une fois donné le processus d’évaluation, il faut bien qu’il serve à différencier telles ou telles unités dans un ordre hiérarchique... Quant à la seconde conséquence (...) elle énonce que sans une intégration des critères d’évaluation, les unités constitutives ne sauraient former un "système de valeurs commun" (...) »... En d’autres termes, l’homme ne fait pas que penser, il agit. Il n’a pas seulement des idées, mais des valeurs. Adopter une valeur, c’est hiérarchiser, et un certain consensus sur les valeurs, une certaine hiérarchie des idées, des choses et des gens [au plan du statut] est indispensable à la vie sociale. Cela est tout à fait indépendant des inégalités naturelles ou de la répartition du pouvoir (Dumont 1966, p. 34).
26La hiérarchie des valeurs possède ainsi une « rationalité universelle ». Et si la société moderne l’ignore, c’est à un certain plan qui ne rend pas contradictoire l’affirmation précédente mais permet au contraire la vue comparative : « Une société telle que l’individualisme la conçoit n’a jamais existé nulle part, pour la raison que nous avons dite, à savoir que l’individu vit d’idées sociales » (Dumont 1966, p. 23).
27En parlant d’individualisme, il ne s’agit donc pas de constater empiriquement que la société est constituée d’individus. On vise en fait l’Individualisme avec un grand « I », l’individualisme comme valeur, « représentation idéelle et idéale » qui est alors le principe homologue de la hiérarchie, de la valorisation du « tout », dans la configuration de la société moderne, en face de celle des sociétés traditionnelles. Reste à expliquer pourquoi historiquement l’idéologie occidentale s’est séparée de ce qui paraît constituer un principe largement distribué dans l’éventail des sociétés, pourquoi elle a « scotomisé » une « dimension de l’homme » que l’anthropologie sociale a précisément pour tâche, selon Dumont (1978), de replacer au grand jour. C’est à quoi s’est attelé pour sa part Dumont, comme on le sait. Revenons quant à nous à la hiérarchie :
... il s’agit d’une gradation religieuse. C’est le sens que nous conserverons en le précisant quelque peu. Nous admettrons que, toute idée de commandement étant laissée de côté, la perspective religieuse commande un classement des êtres selon leur degré de dignité. Observons que la présence de la religion n’est pas indispensable, et qu’il en est de même toutes les fois que les éléments différenciés d’un ensemble sont jugés par rapport à cet ensemble, fût-ce philosophiquement comme dans la République de Platon. Nous définirons alors la hiérarchie comme principe de gradation des éléments d’un ensemble par référence à l’ensemble... (Dumont 1966, p. 92).
28On peut retourner maintenant au début du siècle, lorsque Hertz posait la question de la « prééminence de la droite ».
2. R. Hertz : « La prééminence de la main droite »
29Le travail de Hertz (1970) soulève des questions diverses. On a déjà insisté sur le changement de perspective qu’apportait l’auteur pour traiter le problème. On quittait l’anatomie pour la sociologie. Hertz n’entendait pas nier dogmatiquement l’action du facteur physique. Mais la question principale devenait celle-ci : « ... pourquoi un privilège d’institution humaine vient s’ajouter à ce privilège naturel... ? » (p. 86). Pourquoi ne pas prôner l’ambidextrie pour corriger l’inégalité naturelle ? Pourquoi la réserver seulement à la musique, dans le cas du piano par exemple, et, en dehors de cette activité, réprimander l’enfant qui veut se servir de la main gauche, pourquoi ridiculiser l’adulte gaucher ? En un mot, pourquoi fonder culturellement une inégalité physiologique ?
30On sait que l’opposition sacré/profane fournit alors le schème explicatif, et le texte développe l’étude de cette « polarité religieuse ». Mais ce faisant, l’auteur laisse apparaître la relation droite/gauche tour à tour sous différents aspects, parfois contradictoires et, en tout cas, inégalement utilisés dans les travaux qui reprendront ces thèmes. Il importe donc de les préciser.
31L’opposition duelle se présente d’abord sous un aspect « hiérarchisé » : la droite domine. « La main droite est le symbole et le modèle de toutes les aristocraties... » (p. 84) ; « l’asymétrie organique est à la fois, chez l’homme, un fait et un idéal » (p. 88) ; « la structure [obtenue est] hiérarchique... » (p. 90). Un pôle est « fort, actif », l’autre « faible, passif » (pp. 92, 98). Ainsi Needham, rencontrant la valorisation de la main gauche du prêtre Mugwe des Meru, s’étonnera de cette inversion dans la hiérarchie universelle démontrée par Hertz. Cependant, comme on le verra, son travail aboutit à des conclusions en termes d’équilibre et de complémentarité de pouvoirs entre le Mugwe et le conseil des « anciens ».
32Ainsi, dès le début du siècle, l’existence de la hiérarchie est posée dans ce type d’opposition. Mais une des façons d’en montrer l’importance fut rapidement contestée. Par le titre même, et dans le corps du texte, Hertz affirme l’universalité du sens de l’asymétrie. C’est toujours la droite, le « côté mâle » qui domine, et on ne laisse pas de place à l’inversion et à sa position structurale. C’est Granet qui montrera « l’alternance de la prééminence » et son importance. Certes, l’inversion est bien connue de Hertz. Elle a existé, à un moment de l’histoire humaine. Chacun, dans la « tribu primitive », considérait les gens de sa moitié comme sacrés ; ceux de l’autre moitié étaient profanes. Ainsi la valeur était du côté du locuteur et elle changeait de signe quand on changeait de moitié. Mais au stade suivant — dans la perspective évolutionniste de l’époque —, « l’évolution sociale remplace ce dualisme réversible par une structure hiérarchique et rigide » (p. 90). Désormais un seul côté sera supérieur, pour tous.
33Enfin, voulant montrer l’universalité du sens de l’asymétrie, l’auteur est conduit à multiplier les exemples et à mêler ainsi inévitablement des contextes différents. Il établit une série de liaisons, d’un côté à partir de la droite, de l’autre à partir de la gauche, et semble alors insister davantage sur la symétrie et la complémentarité des opposés que sur leur hiérarchie (pp. 94 et suiv.). C’est cet aspect de la démarche, où l’on franchit les limites de chaque contexte rituel pour établir des séries opposées, qui sera le plus largement retenu par la recherche anglo-saxonne. « L’univers entier se partage en deux mondes contraires... ; d’une part le pôle de la force, du bien, de la vie ; d’autre part le pôle de la faiblesse, du mal, de la mort ; le jour et la nuit, l’orient et le couchant... le haut et le bas, le ciel et la terre » (pp. 90-91). Des exemples maori, l’auteur tire l’opposition générale : le côté droit, « le côté fort » est le « privilège du sexe fort ». La gauche est « profane... côté faible... femelle ». Ces formules feront recette. Mais elles recouvrent parfois une complexité ethnographique que Hertz cite, avant de l’oblitérer, et que l’on oubliera. Ainsi, à propos de l’exemple précédent, voit-on que les Maori n’associent pas tant « droite » et « gauche » à « homme » et « femme » qu’à deux principes mâle et femelle. Et l’homme est « un composé des deux natures, virile et féminine » (p. 97). Ce sont ces deux principes qui sont associés aux deux côtés, droit et gauche, du corps. Dans cette mise « en composition » des deux principes, il faut voir une valorisation hiérarchisée qui interdit un développement binaire. C’est ce que montrera l’ensemble de ce travail.
34Mais il faut rappeler, pour terminer, que la présentation quelque peu schématique des deux séries universelles était précédée d’indications sur la nature beaucoup plus souple de l’opposition sacré/profane elle-même. Celle-ci doit rester primordiale dans la compréhension du système global. Ainsi, lorsqu’on observe d’un point de vue profane, le sacré apparaît double, avec un aspect pur, un autre impur. Au contraire, du point de vue du sacré, l’impur apparaît dans le profane et ce dernier prend à son tour un aspect double (p. 89). Ce statut ambivalent de l’impur et la variation du rapport sacré/profane indiquent bien — même si les distinctions invoquées sont discutables — que l’auteur n’écartait pas une conception à plusieurs niveaux pour rendre compte de l’opposition dualiste en général.
35Ainsi, le rapport posé par Hertz entre la polarité religieuse et l’opposition droite/gauche permet d’envisager deux démarches : suivre la direction que pointait Hertz et tenter d’éclairer le symbolisme dualiste à partir des valeurs générales, des valeurs « religieuses » ; rappeler que, pour Durkheim, les valeurs définissent une structure plus complexe que l’opposition binaire, où la distinction n’est pas affaire de complémentarité, mais d’« interdit », et ne s’envisage pas sans son contraire, la réunion : « [profane et sacré] qui sont interdits l’un à l’autre et qui, pourtant, se mêlent sans cesse l’un à l’autre » (Durkheim 1975, p. 33) ; par suite, hésiter devant l’universalité des deux séries complémentaires, vers laquelle se dirige une partie de la démonstration. Ou bien, au contraire, privilégier ce dernier aspect et suivre un chemin inverse, à partir d’une symétrie droite/gauche, pour intégrer le symbolisme d’une société dans une dichotomie générale et cloisonnée, et, parfois, pour conclure sur une théorie générale des « pouvoirs ». Ces deux aspects de la seconde démarche apparaissent dans l’analyse que fait Needham du symbolisme meru.
3. R. Needham : « La main gauche du Mugwe »
36Il est nécessaire d’entrer quelque peu dans le détail, et de suivre l’auteur dans le relevé des traits dualistes qu’il établit à partir de l’ethnographie de B. Bernardi (1959). Huit oppositions conduisent à une bipartition générale :
- Les Meru sont divisés en sous-tribus qui reconnaissent chacune un personnage comme leur chef spirituel : le Mugwe, à la fois « prêtre », « devin », « leader », « chef » et « représentant des héros fondateurs » (cf. Bernardi 1959). Le pouvoir du Mugwe est enfermé dans sa main gauche. Il lui suffit de la lever pour stopper les ennemis. Ceux-ci cherchent toujours à détruire cette main. Le Mugwe la tient toujours cachée sous un manteau. Si quelqu’un venait à la voir, il mourrait (Needham 1960, pp. 20-21).
- Les Meru disent qu’ils sont venus du nord qu’ils appellent « main droite » (p. 22).
- Dans la sous-tribu Imenti, les clans sont « noirs », « rouges » ou « blancs » suivant que les premiers ancêtres, lors de l’immigration mythique, arrivèrent respectivement de nuit, à l’aurore ou durant le jour. Ces catégories de couleur ont sans doute indiqué aussi, dans un temps lointain, des « divisions territoriales, sociales et politiques », ajoute l’auteur en citant Bernardi. Les Anciens précisent qu’il n’y avait pas de réelle distinction entre le rouge et le blanc. R. Needham retient donc la seule opposition clans noirs/clans blancs arrivés la nuit/arrivés le jour (p. 22).
- Les Imenti étaient aussi divisés en deux groupes Igoki/Nkuene, respectivement « du nord » et « du sud ». En outre, le côté nord semble avoir regroupé les clans blancs. Les Igoki étaient fiers et voulaient être toujours les premiers quant au droit de pâture. Chez les Tharaka, autre sous-tribu, il y avait une division du même type et le Mugwe était « du sud ». Chez les Tigania, le Mugwe était « du nord ». Chez les Igembe (toujours une sous-tribu), la di- nord/sud » ne jouait que dans l’opposition des huttes de la première épouse en face de celles des autres, dans une famille polygame (p. 23).
- Les femmes sont dépréciées. Ne dit-on pas que, maintenant, sous la domination étrangère, « nous sommes tous des femmes ; l’homme, c’est le Gouvernement (colonial) » ? Et les femmes ne sont pas admises aux rituels que dirige le Mugwe (p. 23).
- « Le soleil se lève à Mukuna-Ruku et se couche chez le Mugwe », dit-on. Mukuna-Ruku est une figure mythique qui est « toute lumière », qui donne vie au soleil. C’est aussi un commerçant légendaire arabe qui habitait Mombasa, c’est-à-dire, pour les Meru, à l’est. Needham en conclut que le Mugwe est associé à l’ouest et donc à l’obscurité. Il précise que l’interprétation de Bernardi est différente ; on y reviendra. Needham invoque, pour sa part, l’association fréquente du noir avec le Mugwe (le taureau sacrificiel, les objets sacrés du Mugwe sont noirs) (pp. 23-24).
- L’auteur rassemble plusieurs citations de Bernardi qui montrent le caractère « religieux » du pouvoir du Mugwe et d’autre part le « gouvernement tribal » que constituent les Anciens. Il y a donc opposition entre un pouvoir religieux et un pouvoir « politique », perçu quant à lui dans le contrôle « juridique et administratif » que détiennent les Anciens (p. 24).
- Importe enfin l’opposition temporelle premiers/seconds. Dans le mythe d’origine, les Meru, avant d’atteindre ce qui sera leur pays, doivent traverser une étendue d’eau. Le Mugwe, qui les conduit, sépare les eaux et envoie d’abord un garçon et une fille, puis un jeune homme et une jeune femme. Enfin, il traverse à la tête de tous les gens. Cela suggère que les premiers à traverser sont de statut inférieur ; ce sont des cadets. A l’appui de ceci, on invoque un mythe d’origine des races : tous les peuples viennent du même lieu, mais les hommes noirs sont nés avant ceux à peau blanche ; et les premiers-nés sont des « political inferiors » (dans la situation présente), disent les Anciens. On trouve enfin l’opposition, toujours au plan du mythe, entre cueillette du miel et travail agricole : d’abord vint la classe d’âge « du miel », avec le Mugwe, puis celle « des agriculteurs ». Et l’on sait bien, dans la comparaison de ces deux « activités de subsistance » que la seconde importe plus que la première (quant à la basic sustenance). Mieux encore, on retrouve la complémentarité sacré/pouvoir ; le miel est un insigne du Mugwe, le droit sur la terre est aux mains des Anciens (pp. 24-25).
37On peut donc établir deux colonnes :
gauche- sud - clans noirs - nuit - cadet - inférieur - ouest - couchant - obscurité - Mugwe - autorité religieuse - prédécesseurs - cueillette du miel | droite- nord - clans blancs - jour - aîné - supérieur – est - levant - lumière - les Anciens - pouvoir politique – successeurs – agriculture |
38La méthode qui est ici mise en œuvre se heurte à deux difficultés. Au plan de chaque opposition, la référence est parfois oblitérée dans le souci de mettre à jour la complémentarité ; quand la référence est invoquée, elle est située parfois dans la société, mais sans distinguer les niveaux ; ou bien encore, on invoque un bon sens universel qui est en fait un socio-centrisme (cf. oppositions 6 et 8). D’autre part, du fait de cette hétérogénéité, la mise en relation globale des diverses oppositions fait problème. Précisons ces deux difficultés sur quelques points du matériel déjà cité, en invoquant certaines remarques supplémentaires tirées du livre de Bernardi.
39La main gauche du Mugwe (1) recèle le pouvoir de celui-ci car elle tient, dit-on, le kiragu : symbole variable, souvent non matérialisé, considéré comme l’essence commune de tous les objets sacrés du Mugwe. Donc le Mugwe est placé « à gauche ». Mais cet aspect « de gauche », accentué dans la sous-tribu Imenti, a un correspondant de forme différente dans la sous-tribu Tharaka, et dans de nombreuses autres parties du pays, nous dit Bernardi (pp. 72-73). Là, le Mugwe est « un homme avec une queue », comme un animal, et le kiragu est dans cette queue. Il semblerait donc que l’opposition des mains, à propos du pouvoir du Mugwe, ait un correspondant dans celle : homme avec queue animale/hommes « ordinaires ». Or cette opposition ne peut guère être décrite en termes de complémentarité. Il y a un écart, qui est maximal, entre l’homme et l’animal. Plus précisément, on trouve un changement de niveau complet entre le domaine des marques homme-animal et le niveau de l’être hors-classe, ni homme, ni animal. La suite précisera cela, mais on peut déjà se demander si l’aspect « gauche » du Mugwe chez les Imenti n’est pas, lui aussi, une inversion avec changement de niveau.
40Les oppositions nord/sud et droite/gauche (2) semblent effectivement se superposer dans certains contextes. Mais dans les situations qui concernent le Mugwe, la relation se complique. Chez les Imenti, le Mugwe n’est pas associé à cette division territoriale et symbolique qui, de toutes façons, a disparu. Chez les Tharaka, le Mugwe est « du sud ». En face, les gens du nord, « de la droite », descendent de la soeur du premier Mugwe. Chez les Tigania, c’est l’inverse : le Mugwe est « du nord ». Mais là, il existe au sud un double du Mugwe, le Mukiama, au pouvoir « semblable », mais « moins grand » précise-t-on parfois. Chez les Igembe, il n’y a pas de relation entre le Mugwe et l’opposition nord/sud ; mais, là aussi, existence d’un double : le Kiruria, « semblable mais moins grand ». D’autre part, il faut opposer le Mugwe des Igembe et Tigania, qui est lié à la durée d’une classe d’âge, et celui des Imenti et Tharaka où il est Mugwe à vie. Les informations de Bernardi sont très succinctes (cf. chap. 2). Mais on admettra tout au moins qu’il y a là une complexité qui ne peut s’accommoder d’un tableau binaire.
41Le noir, le blanc et le rouge (3) : Bernardi, et Needham après lui, indiquent qu’un système ternaire a dû, un moment, jouer un rôle important. Mais, pour l’étude des oppositions, Needham ne conserve que le contraste blanc/noir, avec l’idée d’une supériorité du blanc, proposée par la vue binaire : le blanc est du côté de la lumière, naturellement supérieure à l’obscurité et du côté du nord, où les gens sont « très fiers » (dans le cas Imenti). Cette vue, qui occupe l’esprit de l’auteur dès le départ, l’entraîne d’ailleurs à commettre une légère erreur, car il croit lire chez Bernardi que le côté blanc a intégré le rouge, en face du noir resté seul, alors que Bernardi écrit le contraire (confusion de miiru, noir et mieru, blanc ; c’est le noir et le rouge qui n’étaient « pas vraiment distingués » cf. Bernardi, p. 9). S’il fallait tirer argument de cette asymétrie : pôle double noir-rouge/pôle univoque blanc, ce serait le noir qui serait « supérieur ». En outre, le blanc ne peut être lié, de façon absolue, à l’idée d’une préférence naturelle pour la lumière. Certes, dans toute cette partie de l’Afrique, le soleil est « source de toute vie », et la nuit est réservée aux esprits malfaisants et aux sorciers. Mais, là où l’on trouve cette opposition, il suffit de changer de contexte rituel pour relever des exemples où le noir est un signe de pluie, c’est-à-dire de bénédiction des ancêtres, alors que le blanc devient la nudité de la sécheresse et le néant de la famine ou bien encore la foudre meurtrière. Pour revenir aux Meru, dans le cas Imenti, le blanc est, nous dit-on, la couleur des gens du nord, « très fiers », qui réclament toujours la priorité pour les pâturages. Mais, dit Bernardi, cet orgueil précisément les perdit. Ils furent vaincus, dans une guerre, par les clans rouges et confinés dans le nord (p. 9, note 1). Les « rouges » étant associés avec les « noirs », ce troisième argument sur la supériorité du blanc paraît également sujet à caution1.
42Les problèmes de la partition nord/sud (4) ont été évoqués à propos des oppositions 2 et 3.
43On passera sur la position « dépréciée » des femmes (5). Les données de Bernardi sont trop succinctes. On remarquera seulement qu’il est difficile, a priori, de mettre sur le même plan les interdits rituels qui éloignent les femmes des grandes cérémonies et leur infériorité dans le domaine du courage guerrier, qui apparaît quand les Meru, colonisés, disent qu’ils « sont devenus des femmes ».
44Le soleil se lève à l’est, côté supérieur, et se couche chez le Mugwe (6). Mais, dit Bernardi, le Mugwe et sa maison sont considérés comme immortels et le soleil se couche là pour renouveler quotidiennement le pouvoir du Mugwe. Mugwe et Mukuna-Ruku ne s’opposent pas, mais sont « parallèles ». Ils sont lumière et immortalité, l’un et l’autre reliés par la course du soleil. Bernardi, qui ne dispose pas d’autres informations, propose donc, étant donné ce qu’il sait de l’autorité du Mugwe, de ne pas voir là une simple association entre le Mugwe et l’ouest (pp. 73-74). Needham ne retient pas cette interprétation mais veut utiliser l’ouest pour passer à l’idée d’obscurité qui est, comme chacun sait, dévalorisée par rapport à la lumière. L’infériorité de la colonne de gauche et du Mugwe s’en trouvera confirmée, au prix de deux hypothèses que l’ethnographie n’étaye pas : Mugwe = ouest et obscurité = infériorité.
45L’opposition « politique/religieux » (7) n’est fondée, aux dires mêmes de l’auteur, que comme une conséquence de toutes les autres dualités à l’examen desquelles elle nous renvoie.
46L’analyse qui conduit à donner un statut inférieur à ceux qui, lors de l’immigration mythique, traversèrent avant le Mugwe (8), n’est fondée qu’en posant précisément le Mugwe comme référence ; ce qui est contradictoire avec l’ensemble de l’étude qui ne veut voir dans le Mugwe qu’un des deux pôles, et même celui qui est le moins valorisé. C’est en outre faire bon marché de la nature des personnages qui furent ainsi les premiers à traverser, sur l’ordre du Mugwe d’ailleurs : quatre personnes, une composition en deux couples et deux classes d’âge. Plutôt que de représenter une première partie du peuple, cette figure symbolique particulière a toutes chances de marquer l’établissement, dans le nouveau pays, de la nouvelle loi, celle du Mugwe et de la nouvelle société. On verra quelques exemples du rapport qui unit le Mugwe à la dualité totalisante et on rappellera que la figure n’est pas nouvelle, dans cette partie de l’Afrique, où deux enfants et/ou deux jeunes gens de sexe opposé indiquent, par leur présence, qu’un nouveau principe est instauré. L’harmonie d’une conjonction entre opposés asymétriques remplace un passé de mort ou de néant ou de non-société : rites de naissance et de mariage, intronisation et funérailles de chef ou de roi, sacrifices « réconciliateurs » après échanges de meurtres (cf. pour les Nyamwezi-Sukuma, Cory 1951 ; Blohm 1933, texte 163 ; Millroth 1965, p. 68).
47D’autre part, le miel vint avant l’agriculture : « on peut penser », dit Needham (p. 25), que le premier n’est pas l’aliment de base et de fait il est décrit comme simplement une des denrées principales dans l’alimentation. Mais c’est au plan du mythe que nous nous trouvons puisque c’est dans celui-ci que « la classe d’âge du miel » vint la première. Et, à ce plan, c’est le miel qui est présenté comme la valeur : il fonde la hiérarchie actuelle des classes d’âge (Bemardi, p. 66) et il est le kiragu des Tharaka (le symbole du pouvoir, cf. opposition 1) (p. 43) ; le héros fondateur est celui qui fait découvrir le miel (pp. 65-66).
48L’importance de l’aspect hiérarchique qui apparaît ainsi dans chaque opposition rend immédiatement caduque toute recherche d’une homologie entre les couples de pôles. Le Mugwe n’est pas toujours associé au sud, le pôle « blanc-nord » n’est pas obligatoirement supérieur, l’« obscurité » n’entre pas comme telle dans le jeu des oppositions. De l’autorité religieuse à l’infériorité — supposée — des prédécesseurs et au rôle — alimentaire — du miel, il n’y a pas d’autre rapport hormis celui que voudrait créer une proximité topologique (dans le tableau binaire), elle-même fondée sur une condition exorbitante : celle de ne laisser à tout symbole qu’un choix binaire de classement, à droite ou à gauche. Rien dans la société meru ne justifie cette contrainte de travail, rien ne permet de supposer que la symétrie ou la complémentarité y sont des figures valorisées qui orienteraient de cette façon particulière le matériel symbolique.
49En effet, il importe de souligner que Needham construit sa démonstration comme si le mode symétrique (le mode équistatutaire) était prévalent, comme si l’image binaire d’une complémentarité était en elle-même une valeur qu’aurait indiquée une première analyse du rituel. Seul ce présupposé explique une démarche de l’homologie à tout prix, si l’on peut dire, et permet une conclusion de l’analyse sur une dualité des « pouvoirs » que rien dans les faits ne venait suggérer. Seule la remarque de Bernardi sur le « gouvernement tribal » que détiennent les Anciens vient à l’appui de la thèse ; mais c’est faire bon marché des remarques bien plus nombreuses de Bernardi, comme on le verra, sur la position absolument supérieure du Mugwe.
50Needham souscrit à l’aspect non-comparatif de la démarche de Hertz, où ce dernier tente de définir la supériorité d’une série « droite », par delà les contextes rituels, les niveaux de valeur et les sociétés elles-mêmes. Cela permet de faire de la valorisation « gauche » du Mugwe un « problème ». Mais, pour Hertz, la « droite » tire sa supériorité de celle du « sacré ». A ce plan, la contradiction est absolue. Il faut rompre avec Hertz sur un point. Needham choisit alors d’inférioriser le « pouvoir religieux » du Mugwe ; la « droite » demeure alors prééminente et elle définit par contraste le « pouvoir politique » des Anciens qui « gouvernent » les affaires des villages.
51Il est clair que notre intérêt dans cette discussion porte sur les méthodes d’appréhension du symbolisme, et qu’il n’est aucunement question de faire un procès d’intention. Mais, à partir du moment où l’auteur considère la relation de type droite/gauche sous la forme d’un rapport invariable, il s’agit bien d’un problème de « choix » face à une configuration symbolique comme celle du Mugwe. Il faut poser un a priori, puisque du côté des faits, on se heurte à une contradiction, et du côté des outils conceptuels, on se refuse à toute remise en cause. Contester la « prééminence de la droite » aurait soulevé trop de difficultés, étant donné l’abondance des exemples fournis par Hertz, même si le contexte dont ils relèvent est rarement précisé. Restait la solution d’inférioriser le pouvoir du Mugwe. Celui-ci étant religieux, il est naturel de se tourner vers le « politique ». Ce « choix » va pousser l’auteur à aborder d’une façon particulière les autres oppositions. L’interprétation contestable des données s’explique par le souci prédéterminé de la démonstration. La « dualité des pouvoirs » ne découle pas de l’analyse des diverses oppositions ; cette conception est rendue nécessaire dès le départ par les a priori de la méthode.
52Aucun fait n’indique directement une association entre la « droite » et le pouvoir des Anciens. La démonstration doit donc faire le détour par d’autres oppositions, et, pour cela, utiliser l’axiome injustifié d’une unité dichotomique globale du symbolisme. On voit donc le lien nécessaire entre l’utilisation de l’outil binaire et la recherche de la dualité des « pouvoirs », entre l’idéologie équistatutaire et l’accentuation d’un domaine « politique » autonome. Comme le souligne Dumont (1978), la démarche scientifique répète parfois le processus historique où la constitution de l’Individualisme a conduit à l’émergence de la catégorie du politique.
53Qu’en est-il alors du Mugwe ? Si réduire celui-ci à n’être qu’un des deux pôles d’une dichotomie générale semble soulever plus de questions qu’apporter de réponses c’est que, peut-être, les Meru ne diffèrent pas radicalement de tant d’autres groupes de cette région où le « chef », le « roi », ntemi, mwami ou mukama, n’est pas un prêtre ou un homme de pouvoir mais le terme central du système cosmologique le social, placé comme tel à un niveau supérieur de la configuration symbolique. Citons, pour terminer, quelques remarques de Bernardi qui vont dans ce sens.
54On relève d’abord les nombreuses citations qui présentent le Mugwe comme le seul maître des Meru : « Il est notre roi, comme le kabaka de l’Uganda » (p. VII), « comme le roi des Anglais » (p. VIII), « il est notre dieu, le gardien du pays » (p. IX), « la loi du pays est déposée chez lui » (p. 39), disent les Anciens. Ils ajoutent : « Il est le chef des Meru et il ne peut y en avoir un autre » (pp. 40 et VII).
55Il est le dépositaire du Ugwe, terme abstrait désignant le pouvoir du Mugwe et cette entité représente la totalité, la société. Les Anciens n’ont pas un terme semblable pour désigner ce qui serait leur « pouvoir » face au mystical Ugwe. Enfin, c’est par cet Ugwe, dont chaque Mugwe de chaque sous-tribu meru détient un exemple, que se réalise et se maintient l’unité de tous les Meru, disent clairement les Anciens (pp. 7-8).
56Needham n’ignore pas ces faits et il en cite plusieurs. Mais il en tire une conclusion opposée. Le rôle central du Mugwe lui paraît bien défini par la métaphore qu’emploient les Anciens : « Le Mugwe est comme une reine des abeilles ». Personnage central, porteur des valeurs ultimes, dirons-nous devant cette image en invoquant les citations précédentes. Personnage « protégé » par les Anciens, dira Needham pour accentuer au contraire la distinction entre le personnage rituel et les tenants du « véritable pouvoir » (effective control).
57Mais il y a plus. A notre avis, le Mugwe est central — et le Ugwe, une valeur englobante — car il est marqué par le « deux », compris comme la totalité par excellence, celle qui se divise en deux parties asymétriques et qui, recomposée, est davantage que la simple juxtaposition de ses parties : la dualité totalisante.
58Chez les Tharaka, sous-tribu meru, un récit est significatif. Le premier Mugwe voit son pouvoir dérobé par ses fils. Ceux-ci enferment leur père dans une grande calebasse et emportent les préparations magiques. Ils sont deux, mais différents — l’un est initié par son père, l’autre pas — et ils se partagent leur butin de façon asymétrique : « Le premier prit une certaine quantité, le second une autre. L’un alla à Mbere, l’autre à Ukamba. Les préparations prises par le premier recèlent un plus grand pouvoir... » (pp. 58-69)2. Le Mugwe est ensuite délivré par son peuple ; il maudit ses fils et recrée tout ce qui avait été dérobé.
59On peut penser que cette création renouvelée n’est pas le simple retour à un état antérieur. Car le vol a signifié en même temps une bipartition asymétrique du Ugwe ; une fois recréé, ce dernier est alors une valeur explicitement totalisante. La disparition du fils est le corollaire de ce changement de niveau. En effet, le récit débute au moment où le Mugwe s’apprête à confier à son fils initié les secrets de son pouvoir. A la fin du récit, le Mugwe n’a plus de fils, il renaît symboliquement par la volonté de son peuple (qui le fait sortir de la calebasse), et il recrée son pouvoir : acte de naissance, sans doute, d’un Ugwe qui est désormais la valeur de tout le peuple.
60Terminons avec l’histoire d’Iboka, toujours chez les Tharaka. Il s’agit d’un héros culturel, qui est, avec quelques autres, un double mythique et localisé du Mugwe (pp. 62-66), parfois explicitement confondu avec lui (p. 65). Il naquit en tombant du ciel, une nuit, avec la pluie. Devenu grand, il fut désigné comme chef. Deux cornes lui poussaient sur la tête. Elles assurèrent la fondation et la permanence de la société :
« Maintenant, (dit-on à Iboka) tu devras veiller sur le peuple Tharaka et les protéger des attaques de ceux qui vivent dans les montagnes ». Des brigands vinrent et tuèrent des gens. Mais quand Iboka l’apprit, il fit un grand miracle : il arracha ses deux cornes et les plaça à l’intérieur du corps de deux guerriers particuliers (« guerriers-héros » njamba). Voici comment : Iboka endormit chacun des guerriers puis sépara leur corps en deux parties. Il prit alors une partie du premier guerrier qu’il réunit à l’autre partie du second guerrier. En même temps il mit à l’intérieur la corne. Alors les deux parties n’en formèrent plus qu’une, et l’homme ainsi construit s’anima. Iboka fit de même avec les deux autres moitiés. Désormais les Tharaka furent très heureux. Il n’y eut plus de combat entre eux, et, en combattant les autres, ceux qui étaient tués se relevaient, poursuivaient et tuaient leurs meurtriers (p. 64).
61Le groupe humain élimine la guerre entre soi et devient société. Il ne connaît plus la défaite dans les combats avec ses voisins et assure ainsi sa permanence. Ce « miracle » fondateur est le fait du chef qui peut diviser ce qui est un tout (son autorité, contenue dans ses deux cornes, et le corps humain, celui des guerriers) et créer l’unité supérieure en réunissant les opposés asymétriques. Les Nyamwezi connaissent aussi le thème du corps divisé et recomposé et l’on retrouvera, avec l’évocation du « prix du sang », ce qui apparaît déjà ici. Les deux cornes, les deux parties du corps nous renvoient à la considération d’un tout. Une première conséquence est l’apparition de rangements hiérarchiques. Une seconde est de nous faire voir des « opérations symboliques » qui manifestent un changement de niveau dans l’ordre des valeurs : division asymétrique et retotalisation (reconstitution du corps des guerriers). Ces opérations sont parfois « figurées matériellement » dans le symbolisme du Chef. Il semble qu’il en soit ainsi dans le cas du Mugwe.
62Il faut préciser la nature de nos hypothèses sur le symbolisme meru. Elles ont un seul objectif : opposer deux principes d’investigation du symbolisme, sans impliquer de critique personnelle. Les exemples significatifs que nous avons choisis concernent principalement la sous-tribu Tharaka, alors que Needham trouvait son point de départ chez les Imenti. En outre, on n’a pas proposé ce qui serait une analyse complète du système symbolique meru, seule façon de lever le doute à propos du rôle du Mugwe. Mais Needham n’entend pas faire œuvre ethnographique ; il indique une visée théorique. De même, l’exercice ci-dessus entend d’abord servir à opposer deux principes à propos du même matériel ethnographique incomplet, l’ouvrage de Bernardi, et éclairer ainsi les contradictions que soulève l’application du principe binaire ; bref souligner l’hétérogénéité entre la logique de la symétrie, qui nous est naturelle, et celle du symbolisme des sociétés non modernes. D’autre part on n’a pas pris le temps de résumer la dernière partie de l’article de Needham ni la longue préface au recueil de 19733. Il suffirait de s’y reporter pour voir que l’auteur ne dissimule pas les questions soulevées par sa démarche et pour y lire les restrictions qui accompagnent ses propositions : certains faits, en dehors même de ceux que nous avons invoqués, infirment l’infériorité supposée des prédécesseurs dans l’immigration mythique (Needham 1960, p. 27), de même que l’association Mugwe-noir comme terme dévalorisé (p. 28) ; le caractère sacré de la main gauche du Mugwe peut être un cas exceptionnel limité aux Imenti (p. 29), etc. Le tableau binaire lui-même n’est qu’un procédé d’exposition : « ... a two-column scheme... is a mnemonic and suggestive device which simply brings together in a convenient and apt fashion the series of oppositions... » (Needham 1973, p. XXIV). Une colonne n’implique pas « une catégorie » (p. XXV), et, si le Mugwe est du même côté que les femmes, il n’est pas pour autant féminin (Needham, p. 26).
63Cependant, à moins de faire de l’ensemble de l’analyse binaire un pur jeu de l’esprit, deux points doivent être maintenus et l’introduction de 1973 le rappelle. Les oppositions binaires sont en ellesmêmes « valides » et elles peuvent être « construites en un système » (systematically interrelated) en invoquant « l’analogie dialectique » : les termes ne sont pas semblables (le Mugwe n’est pas féminin) mais les liaisons qui forment chaque couple sont analogues (Needham 1973, p. XVII et XXIX). Notre propos est de dire que la « validité » de chaque opposition a pour prix l’oblitération de la référence et que l’« analogie » entre ces différentes liaisons interdit de construire une structure en niveaux. Elle permet la considération des gradations linéaires entre termes, non celle des hiérarchies entre relations (a > b > c..., a > b « analogue » à c > d, par opposition à [a > b] englobant le niveau [b > a]). Or, seule une structure par niveaux peut rendre compte de ce fait : pour une société non moderne, classer signifie ordonner le monde suivant une hiérarchie de valeurs, et non ranger des termes suivant un ordre dicté par la nature de chaque terme. L’exemple nyamwezi va nous permettre de préciser ces points.
Notes de bas de page
1 En outre, il est peut-être difficile de se passer du troisième pôle qu’est le rouge. Bernardi n’a pas recueilli d’indications sur cet ancien schème ternaire. Il relève cependant que les Meru classent comme « rouges » les colonisateurs qui ont rendu les Meru « semblables à des femmes ». Cette valorisation du rouge, dans une référence à la guerre, renvoie à la victoire des clans « rouges » sur les clans « blancs ».
Cet aspect « violent » du « rouge » n’est pas un fait aberrant ni inconnu dans cette région. On relève également chez les Nyamwezi l’expression qui fait des colonisateurs des « taureaux rouges », dans un système également fondé sur l’opposition noir/blanc. L’aspect violent du rouge et la nécessité de tenir compte de cette couleur et de son ambiguïté dans l’étude du contraste noir-blanc ont été fortement soulignés par V.W. Turner dans son article sur la classification des couleurs en Afrique orientale et centrale (1972). Il est significatif cependant de constater que l’auteur bute par ailleurs sur les aspects contradictoires du système. Plaçant explicitement son article dans le fil des travaux de Durkheim, Hertz, Lévi-Strauss, Neddham (sur les Meru), ainsi que Leach, Evans-Pritchard, Beidelman (sur les Kaguru), il demeure sur ce point au même plan que ses prédécesseurs, ne tirant pas parti des contradictions, « ambivalences » et « ambiguïtés » qu’il relève. Dans une monographie en préparation sur les Nyamwezi, nous présenterons la triade rouge-noir-blanc. Ici, on n’abordera que le couple noir/blanc. En effet, dans le cas nyamwezi et sans doute également dans certains cas proches qu’évoque Turner, le rouge est d’une certaine façon en dehors du système noir/blanc (cf. la remarque de Luc de Heusch à ce propos, sur l’article de Turner, dans l’introduction à Bradbury, Geertz et al. 1972, pp. 14-15). Il n’est pas seulement hors du niveau où noir et blanc sont contrastés, ce qui pourrait laisser croire qu’il est un pôle englobant les deux autres ; il est en dehors de la hiérarchie des niveaux que compose la taxinomie des couleurs. Il n’est pas une couleur-valeur, mais le signe de l’opération rituelle (le sacrifice, par extension la guerre, la destruction par le feu d’insignes royaux) qui est nécessaire dans la pratique cérémonielle pour qu’il y ait un changement de niveau (cf. ici chap. 6, conclusion). Le rouge est l’opérateur des inversions de valeur que peuvent connaître le noir et le blanc.
2 « Les Mbere et les Kamba étaient renommés pour leur magie et, disaient précisément les Meru, ils avaient anciennement dérobé le secret des préparations auprès du Mugwe. Certains Meru supposaient même qu’il existait un Mugwe chez les Kamba et les Mbere, opinion contredite par mes investigations auprès de ces peuples » (Bernardi 1959, p. 69).
3 On n’a pas cité non plus l’article sur le symbolisme nyoro où est mis en oeuvre un matériel beaucoup plus riche et où l’auteur pose en partie le problème de l’inversion. Mais d’une part les fondements de la méthode restent inchangés. D’autre part il était important d’analyser le travail qui servit de point de départ et d’article de référence aux analyses ultérieures de plusieurs chercheurs ; certaines conclusions de cet article sont considérées parfois comme un acquis (cf. J.-F. Vincent 1978, p. 504 ; et plus bas note 55 ; cf. Needham 1980).
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Le roi nyamwezi, la droite et la gauche
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