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Une recherche anthropologique au sein du programme de chirurgie reconstructrice de Médecins sans frontières
p. 21-34
Texte intégral
Origine du projet de recherche au RSP
1Avant mon arrivée à Amman, l’idée d’une évaluation anthropologique du programme de chirurgie reconstructrice était déjà débattue depuis plusieurs années à MSF. Alors que le RSP entrait dans sa dixième année, en 2017, l’organisation était plus déterminée que jamais à procéder à une évaluation qui aille au-delà des seuls aspects médicaux. La convergence de l’intérêt manifesté par le terrain, par les responsables de programmes et par le CRASH, le centre de recherche et de réflexion de MSF, conduisit au lancement d’un projet de recherche approfondie et à plusieurs facettes. Les responsables de programmes souhaitaient une étude à visée opérationnelle sur le RSP, tandis que les membres du CRASH, dont certains avaient participé au RSP depuis ses débuts, avaient à cœur son évolution.
2Les nombreuses interrogations sur le bien-être des patients à l’hôpital et après leur retour à domicile exigeaient des réponses. Quelles relations entretenaient le personnel soignant et les patients, et dans quelle mesure cette interaction favorisait-elle le processus de guérison des patients ? Y avait-il des manques pour créer un environnement véritablement propice au rétablissement des victimes de guerre ? Le RSP vise essentiellement à améliorer la mobilité et la fonctionnalité des membres des patients. Dans quelle mesure ces objectifs programmatiques ont-ils amélioré la vie des patients après leur hospitalisation ? Qu’en est-il de leur bien-être physique, émotionnel, social et économique une fois qu’ils sont rentrés chez eux ?
3Ce projet de recherche a vu le jour à un moment où le concept d’une approche centrée sur le patient avait le vent en poupe chez MSF – le RSP en avait d’ailleurs fait l’une de ses principales stratégies. Toutefois, ce concept de « soins centrés sur le patient », s’il est largement utilisé en médecine, est souvent mal compris, même au sein des opérations de MSF. Malgré des tentatives pour en élaborer une définition universelle (Stewart, 2001), aucun consensus ne se dégage actuellement sur la signification de cette approche et la manière de la mettre en pratique. Quelques textes de la littérature s’intéressent aux besoins et aux valeurs des patients (Kvåle et Bondevik, 2008), alors que d’autres insistent sur l’implication de leurs proches (Epstein et Street, 2011). D’autres encore portent sur les interactions entre patients et soignants (Berwick, 2009 ; Bauman, Fardy et Harris, 2003 ; Epstein et Street, 2011). En l’absence de définition claire, j’ai décidé d’adopter une approche sur mesure en centrant ma recherche sur le point de vue et le ressenti des patients, et en cernant ce qui était important pour eux. Ces évaluations devaient en outre constituer le point de départ de futurs changements opérationnels.
4D’autres aspects institutionnels de ma recherche avaient un angle plus stratégique. Le budget considérable alloué par MSF au RSP (10 millions d’euros par an1) pourrait-il être mieux utilisé sur d’autres projets d’aide humanitaire ? La question de la pérennité même du RSP était en jeu. Une tâche ardue mais passionnante m’attendait !
Méthodologie
5J’ai mené cette recherche entre septembre 2017 et décembre 2018. Il fallait explorer les points de vue et le ressenti à la fois des soignants et des patients, j’ai donc conçu un plan de recherche en deux étapes : dans la première partie de l’étude, je me suis intéressée aux relations et aux perceptions entre le personnel hospitalier et les patients ; dans la seconde partie, j’ai évalué les résultats du RSP du point de vue des patients. Cette méthode a permis de compiler des données complètes et originales extraites de 173 entretiens formels avec des patients et des employés de MSF2, ainsi que des observations approfondies sur le terrain. La revue de documents internes de MSF est venue compléter ces informations.
Entretiens avec le personnel de MSF et observations dans l’hôpital
6Mon travail de recherche a commencé à l’hôpital Al Mowasah, où pendant six mois j’ai observé les interactions entre le personnel de l’hôpital et les patients, et sondé le point de vue des patients sur les employés. Dès mon arrivée à Amman en avril 2017, j’ai rapidement été intégrée dans le microcosme de l’hôpital : j’étais invitée à participer aux réunions du service, aux fêtes et événements divers. L’observation quotidienne de la vie hospitalière avait aussi lieu pendant les tournées des médecins, les interventions chirurgicales, à la cafétéria de l’hôpital et dans l’espace de loisirs extérieur.
7Par ailleurs mon bureau est vite devenu un lieu de passage où les employés s’arrêtaient pour bavarder, m’apporter des desserts faits maison, me montrer des photos de leur famille, parler de leurs projets de week-end, etc. Parfois, en toute confidentialité, ils me demandaient conseil sur un problème précis, comme la manière de résoudre un conflit avec un collègue. Ils me parlaient de leurs aspirations professionnelles, me relayaient les potins sur les collègues et les patients, évoquaient les problèmes dans leur pays, ou leurs inquiétudes quant aux complications possibles de tel événement survenu au bloc opératoire. Cette position d’insider m’a permis d’interagir avec les employés de manière à la fois formelle et informelle.
8Mes interactions avec les patients consistaient principalement en l’observation de leur vie quotidienne et en quelques échanges limités en langue arabe (pour les saluer, leur demander leur nom et leur pays d’origine). Ceux qui connaissaient un peu d’anglais parlaient parfois de leur infirmité, décrivaient comment ils avaient été blessés et leurs progrès après l’opération. Ils étaient également curieux de savoir d’où je venais, à quoi ressemblaient mon pays et ma famille.
9Dans la première phase de l’étude j’ai conduit des observations quotidiennes de la vie à l’hôpital, j’ai suivi les médecins et les chirurgiens dans leurs tournées, passé des heures dans la salle d’opération et les séances de kinésithérapie, dans le service de consultations, ainsi que dans les lieux de socialisation comme la cafétéria de l’hôpital et l’espace de loisirs extérieur. Le but de ces observations était de constituer une base de connaissances sur les procédures médicales et d’observer la façon dont les patients et leurs soignants interagissaient.
10Dans un hôpital comme Al Mowasah, la diversité des origines des patients et de celles du personnel hospitalier (Irak, Syrie, Yémen, Jordanie, pays européens, Pérou, États-Unis et Canada) créait un terrain d’investigation intéressant. Quel rôle pouvait jouer la nationalité dans la perception de l’autre ? La façon dont le personnel voyait les patients coïncidait-elle avec l’idée que ces derniers se faisaient de leur propre état de santé ?
11Ces questions m’ont conduite à interroger les employés de MSF pour recueillir leurs opinions. J’ai mené des entretiens approfondis avec 99 membres du personnel, ce qui représentait près de la moitié de l’ensemble des effectifs du RSP (209 personnes)3. Ceux qui ont participé aux entretiens avaient des profils médicaux et non médicaux, certains étant des expatriés et d’autres des membres du personnel national. J’ai interrogé des représentants de tous les services de l’hôpital : administration et gestion4 (19), support5 (20), paramédicaux6 (20), médicaux7 (27), et chirurgicaux8 (13).
12Les entretiens s’attachaient principalement à recueillir le point de vue des participants sur leur rôle professionnel dans leur relation aux patients, sur leurs expériences personnelles avec les patients et sur leurs perceptions des différents groupes de patients (adultes vs enfants, différences entre Irakiens, Syriens et Yéménites, hommes vs femmes, etc.). Selon la préférence des participants, les entretiens se déroulaient en anglais ou en arabe, la traduction étant assurée par mon assistante.
Sélection des participants parmi les patients
13Après une première période d’évaluation de l’hôpital, je me suis concentrée sur les patients, avec qui je prévoyais aussi des entretiens à domicile. Le processus a débuté par une sélection ciblée des candidats potentiels à partir du registre hospitalier des patients. Les critères que j’ai appliqués pour cela étaient les suivants : tout d’abord, je me suis intéressée aux patients adultes originaires de Syrie qui vivaient alors en Jordanie, et aux patients irakiens qui étaient rentrés en Irak ; en second lieu, j’ai donné la préférence à ceux qui avaient subi de multiples interventions et étaient restés le plus longtemps à l’hôpital ; troisièmement, je n’ai retenu que ceux qui avaient terminé le programme et quitté l’hôpital après 2012. Je n’ai pas choisi de candidats avant cette date afin de limiter les biais de rappel – les erreurs qui se produisent dans le compte-rendu sélectif, incomplet ou inexact d’événements passés et lointains (Ritchie et Lewis, 2003).
14J’ai également écarté les patients sortis du programme moins de six mois avant l’étude, car ils étaient probablement encore en phase de réadaptation après leur retour chez eux ; et j’ai exclu les individus de moins de dix-huit ans (au jour de l’entretien), car l’impact du traitement est différent chez les adultes, et mon projet ne prévoyait pas d’étudier en détail la situation des jeunes gens. Même si les patients yéménites représentaient un groupe important sur les registres de l’hôpital, j’ai dû les exclure de l’étude à cause de la situation au Yémen au moment de mon travail de terrain, qui m’empêchait de m’y rendre ; il m’était donc impossible de recueillir auprès d’eux des données comparables à celles des autres groupes.
15Une fois la sélection terminée, j’ai appelé les patients par téléphone avec l’aide d’interprètes. Nous avons découvert qu’environ deux tiers des numéros de téléphone enregistrés n’étaient plus en service. Il nous est arrivé qu’un proche réponde et nous apprenne que le patient était parti à l’étranger. Mais aucun des patients contactés n’a refusé l’entretien. Au total, nous avons pu joindre 74 patients originaires de Syrie et d’Irak (54 hommes et 20 femmes) disponibles, qui acceptaient de participer aux entretiens et qui avaient subi différentes interventions chirurgicales : orthopédiques, plastiques et maxillo-faciales (voir en annexe). Nous avons fixé avec eux la date et le lieu de l’entretien.
Travail de terrain
16J’ai sillonné la Jordanie avec mon interprète pour rencontrer les 39 participants syriens, venus à l’origine de Deraa, Homs, Damas (dont la Ghouta orientale) et Alep. Tous vivaient désormais en Jordanie en tant que réfugiés, mais beaucoup avaient quitté les camps pour un logement privé. Ils nous ont reçus en majorité dans un appartement de location, généralement en banlieue d’Amman, ou dans une maison qu’ils louaient dans les régions rurales du nord de la Jordanie. La surface de leurs logements était très variable, tout comme leur niveau d’équipement, du plus sommaire (sans source de chauffage pour l’hiver, par exemple) au plus sophistiqué (écrans plats, sofas et tapis). L’une des familles que nous avons rencontrées dans le sud de la Jordanie vivait sous une tente qu’elle déplaçait vers le nord en été et vers le sud en hiver pour éviter le coût élevé du chauffage.
17Au départ je m’attendais à passer une bonne partie de mon travail de terrain dans les camps de réfugiés en Jordanie, mais seuls trois participants habitaient encore dans le camp de Zaatari, dans des conteneurs en métal. Le camp de Zaatari est organisé en longues rangées de conteneurs, séparées par des rues rarement goudronnées. De petites échoppes vendant des articles de première nécessité et des bureaux d’ONG s’intercalent entre les conteneurs d’habitation. L’ensemble du camp est clôturé et l’on ne peut y entrer qu’en passant par des postes de contrôle. Les familles qui nous ont reçus occupaient chacune un ou deux conteneurs juxtaposés ; on y trouvait une minuscule cuisine, une petite salle d'eau et un espace à vivre. Chaque famille disposait d’une citerne à eau. L’électricité ne fonctionnait que quelques heures par jour, mais une famille possédait un petit groupe électrogène pour éviter les coupures de courant.
18La deuxième étape de mon travail de terrain m’emmena en Irak. Dès mon arrivée, je fus frappée par l’omniprésence des vestiges de la guerre, qui se fondaient maintenant dans la vie ordinaire. Tout m’impressionnait : les buissons soigneusement taillés le long de la grand-route, l’odeur de café à la cardamome flottant dans les rues animées, les centres commerciaux remplis de Bagdadis aisés qui faisaient du shopping, bavardaient dans les cafés, se régalaient de plats appétissants ou fumaient des narguilés au parfum sucré. Mais les checkpoints militaires, les murs surélevés, les tours de guet et les fouilles corporelles à l’entrée des bâtiments faisaient partie du quotidien, offrant un contraste saisissant avec la douceur de la vie ordinaire au Moyen-Orient – rappel s’il en était besoin que la paix était loin d’être revenue en Irak.
19Le travail fut plus difficile en Irak qu’en Jordanie. Les entretiens avaient lieu pendant le Ramadan (mai et juin 2018), et à cause du jeûne les patients hésitaient à se déplacer loin de chez eux. Autre complication, un durcissement des règles de sécurité pendant cette période post-électorale limitait notre liberté de circulation. Il nous fallait vérifier, pour chaque participant qui acceptait d’être interviewé, que son lieu de résidence était relativement sûr. Certains ne voulaient pas donner leur adresse et demandèrent que l’entretien se déroule dans des locaux de MSF. Au final nous avons pu nous rendre au domicile de 11 patients seulement, et nous avons rencontré les 24 autres à l’hôpital de Bagdad géré par MSF ou à l’hôpital de Falloujah dans la province d’Al-Anbar9.
20Le travail de terrain s’est déroulé dans les provinces de Bagdad et d’Al-Anbar. Certains participants vivant dans d’autres provinces (deux à Babylone et deux à Diyala) se sont déplacés pour nous retrouver à Bagdad10. Les visites à domicile que nous avons effectuées à Bagdad nous ont conduits dans les districts de Dara, Adhamiya, Sleikh, et Saydia. Ces quartiers sont occupés en majorité par des familles sunnites de la classe moyenne ou moyenne supérieure. Ceux que nous avons visités allaient du plus huppé, avec grandes maisons et larges rues très propres, au plus modeste, avec des maisons en construction, des rues jonchées de déchets, et des lopins de terres agricoles longeant les voies ferrées. Quel que soit le district, toutes les maisons étaient bien tenues et correctement équipées. Ces quartiers de Bagdad étaient contrôlés soit par l’armée irakienne, soit par la police fédérale, soit par les forces de sécurité kurdes. D’après les responsables de la sécurité de MSF, le taux d’incidents (explosions, enlèvements) était relativement faible dans ces quartiers (deux à trois par mois) lorsque nous y étions.
21Les zones de Bagdad qui nous étaient interdites d’accès par mesure de sécurité (New Bagdad, Shuala, Sadar City, Abou Ghraib, Shaab, Mahmudia, Rifak et Alan) sont principalement occupées par des familles chiites ou de communautés mixtes ayant un statut économique inférieur ou appartenant à la classe moyenne. Malgré la présence de forces de sécurité sur place (police fédérale ou armée irakienne), le conseiller en sécurité de MSF nous a informés que la zone était encore contrôlée par des milices extrémistes et pouvait abriter des cellules dormantes de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL). Les problèmes de sécurité y étant encore très fréquents (explosions, tirs et enlèvements quotidiens), nous ne sommes pas allés dans ces quartiers.
22La région que nous avons visitée dans la province d’Al-Anbar était verte et rurale, avec ses plantations de palmiers dattiers entrecoupées de parcelles agricoles. Al-Anbar avait payé un lourd tribut pendant l’invasion américaine et sous la mainmise de l’EIIL. Chaque jour des incidents liés à la sécurité étaient rapportés, notamment dans l’ouest de la province. Les traces des destructions massives récentes, omniprésentes, jalonnaient nos déplacements dans la région. Partout se dressaient des bâtiments à moitié démolis, ceux qui restaient debout étaient criblés d’impacts de balles. Les routes étaient en assez bon état mais hérissées de barrages militaires, où nous devions sortir de notre véhicule et montrer nos pièces d’identité avant d’être autorisés à continuer. Tous les jours je voyais passer des convois de militaires armés jusqu’aux dents.
23Dans la province d’Al-Anbar nous avons effectué des visites à domicile dans la ville de Ramadi, dans sa banlieue rurale, et dans la ville de Falloujah. Là, les maisons allaient des confortables demeures de la classe moyenne supérieure à des abris improvisés aux toits de tôle, avec des portes de placard en guise de fenêtres et sans aucun équipement. L’un des participants occupait illégalement un appartement vacant appartenant au gouvernement. Un autre avait tellement honte de la maison très endommagée où il vivait avec sa famille qu’il a souhaité que l’entretien se déroule dans les bureaux de MSF. Nous n’avons pas pu nous rendre chez les participants vivant à Garnea, encore considérée comme instable ; nous les avons donc interviewés à l’hôpital de Falloujah. Ce travail de terrain m’a donné l’impression que la province d’Al-Anbar avait conservé une meilleure cohésion sociale que Bagdad, mais les signes de la destruction de l’environnement physique y étaient plus visibles.
Les visites à domicile et les entretiens avec les patients de MSF
24Mon objectif était, dans la mesure du possible, d’interroger nos participants chez eux pour qu’ils se sentent à l’aise et pour observer leur cadre de vie et leurs interactions avec leurs proches et leurs amis, des éléments importants qui influent sur leur réalité quotidienne et révèlent la vérité de leur vécu d’handicapé. Les entretiens portaient sur les circonstances dans lesquelles les participants avaient été blessés, leurs expériences de traitement avec MSF et avec d’autres services de santé, et sur la manière dont ils percevaient leur qualité de vie et leur bien-être après le traitement au RSP. Les interprètes qui m’accompagnaient sur le terrain m’aidaient en traduisant directement de l’anglais en arabe et vice versa.
25J’ai recueilli tous les entretiens sur un enregistreur vocal numérique, soit plus de quatre-vingt-six heures d’entretiens au total, une heure et dix minutes en moyenne par participant. Mon équipe et moi consacrions en outre au moins une heure et demie par participant pour nous présenter, avoir quelques échanges informels, les rassurer et répondre à leurs questions, et interagir socialement avec les autres membres de leur famille. J’ai aussi pris note de mes observations supplémentaires pendant ces visites (observation participante11), sur l’environnement physique et social des patients par exemple. Pour déterminer le profil socioéconomique des participants (voir les détails en annexe) j’ai soumis à chacun un bref questionnaire socioéconomique à la fin de l’entretien.
26Nous avons été reçus avec une généreuse hospitalité lors de nos visites à domicile. Après les premiers mots de bienvenue et les salutations de toute la famille, nous étions invités au salon, généralement la première pièce de la maison ou de l’appartement, meublée de nattes et de coussins, où les visiteurs prennent place. En Jordanie on nous servait souvent du thé ou du café à la mode syrienne. Il est arrivé qu’après l’entretien on nous apporte une collation traditionnelle (pain, huile d’olive, olives, fromage, aubergines farcies et pâtisseries). Les participants irakiens nous invitaient souvent à rester pour l’iftar, le repas du soir qui rompt le jeûne en période de Ramadan. Dans la province d’Al-Anbar, conformément au code vestimentaire en vigueur, je portais le hijab (un foulard sur la tête), et ce fut très apprécié, surtout quand je précisais que je n’étais pas musulmane.
27Souvent, des membres de la famille (conjoints, parents ou enfants) assistaient à l’entretien ou entraient dans la pièce pendant son déroulement. Par souci de confidentialité, nous confirmions auprès des participants que cela ne les dérangeait pas, et ils répondaient généralement quelque chose comme : « Après tout ce que nous avons traversé ensemble, il n’y a pas de secrets entre nous. » Les membres de la famille présents étaient souvent ceux qui s’occupaient du patient, l’aidaient, et ils ajoutaient à son récit des informations importantes qui sinon nous auraient échappé, car les participants étaient souvent inconscients juste après leur blessure. Les aidants nous renseignaient sur les changements de comportement constatés chez les participants au fil du temps. Des proches accompagnaient aussi les participants venus nous rencontrer dans les locaux de MSF.
28Je craignais que les entretiens, en réveillant des souvenirs liés à la guerre, ne provoquent une souffrance émotionnelle chez les participants. Avant de commencer je les rassurais en leur expliquant qu’ils n’étaient en aucun cas obligés de répondre à mes questions ni de me confier des détails qui les gênaient. Je mobilisais toute ma sensibilité pour observer leurs réactions à mes questions. Si je détectais le moindre signe de détresse, je leur demandais s’ils souhaitaient continuer. Quand on évoquait la guerre et les circonstances dans lesquelles ils avaient été blessés, mes questions n’avaient jamais directement trait aux événements mais restaient ouvertes, par exemple : « Et puis ? Que s’est-il passé ensuite ? » Cette stratégie permettait aux participants de rester maîtres de leur récit et de livrer seulement les détails qu’ils voulaient bien se rappeler et partager.
29Certains participants déclaraient très clairement que mes questions ne les « dérangeaient pas » mais qu’ils ne voulaient pas se « remémorer les événements traumatisants associés ». Je respectais cela et j’orientais alors mes questions différemment. D’autres en revanche tenaient à décrire en termes crus la violence qu’ils avaient subie. Certains m’ont montré des vidéos tournées pendant l’épisode qui avait provoqué leurs blessures. Je me demande encore si ces images servaient à illustrer le destin du participant – « Voilà ce qui m’est arrivé » –, ou s’il s’agissait de me rendre témoin de leur calvaire, qui allait au-delà de leur propre corps pour inclure ceux qui avaient été tués sous leurs yeux.
30Étonnamment, même si nombre de participants manifestaient encore une forte détresse émotionnelle pendant l’entretien, beaucoup se dirent reconnaissants que « quelqu’un ait pris le temps de les écouter » et semblaient de meilleure humeur à la fin de la visite. Leur enthousiasme transparaissait dans certains de leurs commentaires, par exemple : « Je suis heureux que vous soyez venue chez moi pour me poser des questions. Si vous voulez m’interroger tous les jours, je suis partant » (RSP9, syrien, sexe masculin12). Ou ces mots d’un autre participant, ancien prisonnier politique : « Je suis désolé de vous avoir ennuyée avec mon histoire alors que vous n’avez rien à faire de ces informations. Je voulais juste vous raconter mon histoire ; franchement, je ne sais pas pourquoi [sourires] » (RSP46, irakien, M).
Analyse des entretiens
31Après avoir terminé les entretiens, nous avons préparé les enregistrements audio pour les analyser. J’ai utilisé la méthode de l’analyse thématique (Ritchie et Lewis, 2003), en procédant comme suit : mes assistants ont d’abord transcrit des heures d’enregistrements sonores en documents Word. Une fois la transcription effectuée, j’ai lu tous les textes et j’ai développé un système de codage avec le logiciel MAXQDA. Après l’encodage de toutes les transcriptions, nous avons organisé des segments de données en tableaux (matrices) et nous les avons étudiés afin d’identifier des schémas (ou des thèmes selon l’approche de l’analyse thématique).
Ill. 3. Un patient chez lui. Les hommes de la famille entourent leur proche blessé.

Ill. 4. L’enquêtrice en entretien. La chercheuse s’asseyait généralement en face du participant et recueillait les échanges sur un enregistreur vocal numérique.

32En analysant les données tirées des entretiens avec le personnel hospitalier, j’ai noté toutes les similarités ou les différences dans les opinions des participants venant de différents services ou de régions géographiques différentes. Dans l’analyse des entretiens avec les patients, j’ai établi des comparaisons entre des participants vivant avec des infirmités similaires mais dans des contextes différents. J’ai comparé par exemple des Syriens réfugiés en Jordanie avec des habitants d’Irak et/ou la situation des participants de sexe masculin et de sexe féminin. Chaque thème était décrit en détail et éclairé par le verbatim des participants. J’ai analysé sous Excel les informations recueillies grâce au questionnaire pour déterminer le statut socioéconomique moyen des participants (voir en annexe).
Processus visant à garantir la bonne qualité des données
33N’ayant qu’une seule chance d’enregistrer chaque entretien, je devais être sûre de la bonne qualité des données recueillies. Cela nécessitait une traduction et une transcription précises, et comme ces deux processus étaient effectués par des assistants de recherche, j’ai veillé à bien choisir ces derniers. J’ai soigneusement étudié la formation en recherche, la maîtrise de l’arabe et de l’anglais, et les expériences précédentes sur des terrains humanitaires de chaque candidat. Le processus de sélection comportait des épreuves écrites de traduction et de transcription. Il s’agissait d’évaluer l’aptitude des candidats à traduire à l’écrit comme à l’oral, et à transcrire des enregistrements sur un ordinateur. On leur a d’abord donné des textes en anglais et en arabe à traduire (une page dans chaque langue), puis on a comparé leur travail avec celui d’un traducteur professionnel afin d’évaluer l’exactitude de leur traduction et leur gestion du temps.
34Pour l’interprétation, nous avons donné aux candidats de courts passages de textes écrits (en anglais et en arabe) à traduire oralement en arabe ou en anglais. Quand ils interprétaient vers l’arabe, une troisième personne me retraduisait en anglais ce qu’ils disaient. Nous comparions ensuite le résultat au texte écrit original. Nous avons testé la qualité des transcriptions en demandant aux candidats de transcrire les enregistrements audio de deux courts dialogues en anglais, en leur donnant des instructions. Nous avons évalué et noté l’exactitude des transcriptions (combien de mots/phrases manquaient, tout changement dans le sens des mots) et la gestion du temps.
35Avec les interprètes finalement sélectionnés j’ai organisé et animé un atelier de formation complémentaire de deux jours qui portait sur les recommandations précises en matière de comportement pendant le travail de terrain, les aspects éthiques liés à l’étude, et les principes de la recherche qualitative, avec explications, vidéos et documents écrits à l’appui.
36Avant de commencer le travail de terrain et d’interroger les patients, nous avons testé à hôpital un guide d’entretien et un questionnaire socioéconomique auprès de patients volontaires. Cette étape a permis aux assistants de recherche de s’exercer à interpréter les échanges lors d’un entretien, et de repérer s’ils avaient des difficultés à comprendre certains mots employés par les volontaires syriens. Si c’était le cas, nous vérifiions le sens de ce mot auprès d’un membre du personnel de nationalité syrienne (nous avons procédé de même pour tous les entretiens). Les volontaires nous ont donné leur retour sur la clarté des questions et leur ordre. Nous avons révisé le guide d’entretien en conséquence, en intégrant les améliorations suggérées.
37Quand un assistant de recherche commençait à transcrire les entretiens, je comparais au hasard des passages de la transcription avec l’enregistrement audio. Si je constatais une différence, nous discutions pour en comprendre l’origine et voir comment éviter cette erreur à l’avenir. J’ai répété ce processus de vérification jusqu’à ce que nous obtenions des transcriptions de bonne qualité. Pour garantir une qualité de traduction homogène et vérifier encore les traductions sur le terrain, quelques entretiens ont été traduits par un interprète qui n’était pas intervenu lors de ces entretiens.
38L’ensemble de ce projet de recherche a reçu le feu vert des comités d’éthique du Comité de protection des personnes Sud-Ouest et outre-mer III (Bordeaux, France), et de l’hôpital Al Mowasah à Amman.
39En mettant en place ces processus rigoureux, j’ai pu collecter, documenter et analyser un trésor d’informations qui dépeignent la vie de victimes de guerre et celle de leurs soignants. Nous allons maintenant poursuivre cette exploration de la vie quotidienne au cœur de l’hôpital de MSF et des liens affectifs uniques qui s’y nouent entre les êtres.
Notes de bas de page
1 De toutes les opérations de MSF, c’est l’un des budgets les plus élevés alloué à un seul programme, comparable au budget d’un service chirurgical spécialisé en Europe ou aux États-Unis.
2 La triangulation a été réalisée en combinant des entretiens approfondis, des observations et l’examen de documents écrits, ainsi qu’en recoupant l’analyse des informations avec les interprètes.
3 Dans les études qualitatives, la taille de l’échantillon n’est pas prédéfinie. La phase des entretiens est considérée comme terminée lorsqu’on atteint le point de saturation des données, c’est-à-dire quand aucune information nouvelle n’émerge de questions additionnelles (Ritchie et Lewis, 2003).
4 Responsables de programmes, chercheurs, services des ressources humaines et finances, service de communication.
5 Service logistique, personnel de laboratoire, personnel de la pharmacie.
6 Services de kinésithérapie et de soutien psychosocial.
7 Médecins, personnel infirmier et superviseurs des services médicaux.
8 Chirurgiens, assistants chirurgiens, infirmiers de bloc, anesthésistes.
9 Les frais de transport étaient remboursés aux participants qui se déplaçaient pour rencontrer l’équipe de recherche.
10 Babylone était relativement stable à cette époque, mais Diyala connaissait encore beaucoup de problèmes de sécurité. Au mois de juin 2018, ce fut le gouvernorat le plus lourdement touché, avec 52 victimes civiles, 16 morts et 36 blessés. Voir deux articles parus dans Iraqi News le 1er et le 9 juillet 2018, disponibles en ligne respectivement à <https://www.iraqinews.com/iraq-war/over-200-iraqis-killed-injured-due-to-violence-terrorism-during-june-unami/> et <https://www.iraqinews.com/iraq-war/iraqi-farmer-wounded-in-bomb-explosion-on-diyala-bridge/>, consultés le 5 décembre 2018.
11 L’observation participante est une méthode clé en anthropologie qui permet au chercheur de mieux cerner les phénomènes étudiés à travers l’expérience directe et l’observation (Ritchie et Lewis, 2003).
12 Après chaque citation extraite d’un entretien avec un patient, une parenthèse indique la nationalité de l’interviewé et son sexe, abrégé par « M » pour les hommes et « F » pour les femmes.
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