8. La circulation des biens : les prestations
p. 217-246
Texte intégral
1Les prestations cérémonielles sont échangées en de nombreuses occasions : en premier lieu, les cérémonies de mariage qui sont les plus longues et les plus importantes, puis les funérailles, la fin de la construction de la maison (le jour où le toit est posé), le lancement d’un voilier, les cérémonies de départ et de retour au village des membres de la maison. D’autres occasions comme les naissances, les rituels lors des maladies, ne donnent pas lieu à des échanges proprement dits, mais seulement à des dons de nourriture crue ou cuite.
2Lorsque les relations sont hiérarchisées, l’orientation des prestations révèle la position des partenaires ; ainsi, les canons, les gongs, les bijoux vont de l’inférieur vers le supérieur, les plats et les tissus en sens inverse. Dans les relations égalitaires, toutes les monnaies circulent dans les deux sens.
3Les échanges de prestations sont l’occasion de manifester clairement les relations unissant les maisons ou les rin. A chaque événement important, la totalité des maisons du village est concernée par le biais de leurs relations à l’un des deux principaux partenaires et c’est ce que rend visible la circulation des monnaies.
4Les prestations ne concernent pas seulement la société des vivants mais aussi la relation aux êtres surnaturels, puisque la société ne se conçoit complète que dans son rapport à l’au-delà. Nous aborderons brièvement certains aspects des relations au monde surnaturel dans la mesure où ils complètent ce qui est dit sur les échanges.
1. Les prestations entre maisons
Prestations dans les relations hiérarchisées
5Chaque mariage met en présence les partenaires de la relation yan ur–mang oho, les preneurs et les donneurs de femme. La femme est échangée contre une compensation matrimoniale appelée velin, versée en une ou plusieurs fois. Son montant est décidé après plusieurs discussions entre partenaires, séparément puis en réunions communes. Ainsi, la maison du fiancé réunit ses « frères », alliés, etc. afin d’évaluer le montant qu’elle peut proposer ; parfois, la maison de la fiancée fait elle-même une demande soumise alors à la discussion. A Tanebar-Evav, la compensation comporte en général un ou deux canons, plusieurs gongs, une petite somme d’argent et divers bijoux de valeurs différentes. Dans les autres parties de l’archipel, elle semble beaucoup plus lourde, parfois une dizaine de canons et une très grosse somme d’argent ; elle est de ce fait beaucoup plus longue à réunir et occasionne souvent des querelles.
6Une fois l’accord établi, la compensation est rassemblée avec l’aide des partenaires, et la date des échanges est fixée. La majeure partie de la prestation est destinée au père et à la mère de la fiancée, qui éventuellement en redistribueront une part à leurs propres partenaires envers lesquels ils ont des obligations. L’autre partie est offerte à l’oncle maternel de la fiancée ; elle s’accompagne d’offrandes rituelles aux duad-nit, les morts de sa maison. (Lorsque le mariage ne s’effectue pas avec la cousine croisée matrilatérale, le fiancé doit une compensation à son propre oncle maternel ; ceci ne fait pas partie de la compensation matrimoniale relative à son mariage, mais fait référence au mariage de sa mère ; au cas où un tel mariage n’a pas lieu parce que l’oncle n’a pas été en mesure de fournir une épouse à son neveu, il doit aider ce dernier à payer la compensation.)
7Les prestations aux donneurs de femmes portent le nom général de kubang mas. Lors d’un mariage, elles se décomposent en plusieurs parties. La première, appelée ngaban tenan, consiste en un canon ; l’expression désigne l’ensemble des pièces de bois – la quille et les premières planches – formant la coque du voilier (tenan, la « quille », ngaban, « l’épaule », nom donné à l’une des premières planches). On dit que le canon « remplace » (holok) le corps de la femme donnée en mariage. La seconde prestation, appelée hibo ni leat vehe, comprend les gongs, les bijoux, la somme d’argent ; l’expression signifie « les perches et les rames du voilier ». On compare métaphoriquement la jeune fille à un voilier prêt au départ ; l’analogie ne surprend pas car on a vu au chapitre précédent que la compensation matrimoniale et le prix de vente du voilier sont cités ensemble dans les formules rituelles ; de plus, les rituels destinés aux esprits lors du mariage et ceux qui accompagnent la construction du voilier portent le même nom, bien qu’ils ne comportent pas les mêmes offrandes. Enfin, on a noté cette toute dernière information nous apprenant que les femmes étaient autrefois échangées contre des voiliers ; l’analogie qui avait surgi de l’analyse se trouve ici confirmée. Il ressort de tous ces éléments que les compensations pour la femme, le voilier et l’esclave sont étroitement rapprochées dans le système rituel en accord avec l’idéologie globale. Seule une étude complète des rituels, des mythes et des récits de guerre permettra d’étendre la présente étude sociologique jusqu’à la synthèse totalisante des croyances les plus profondes. Ce sera l’objet d’un autre ouvrage.
8Les troisième et quatrième prestations n’ont généralement pas lieu en même temps que la cérémonie du mariage. Elles sont appelées sisidak et dirtalik, littéralement le « départ » et la « césure » ; composées de bijoux de différentes valeurs (bracelets, boucles d’oreilles, pendentifs), elles sont destinées à la mère de l’épouse en compensation du départ, de l’éloignement de sa fille. En effet, après la cérémonie, les jeunes mariés vont résider d’abord chez les parents de l’épouse pendant une certaine période (qui peut varier de quelques jours à plus d’un an) et ne quitteront cette résidence qu’après le versement de ces deux dernières prestations ; la nouvelle épouse va vivre alors dans la maison de son mari après s’être « séparée » de sa mère. A Tanebar-Evav la compensation matrimoniale proprement dite est considérée alors comme accomplie. Il arrive parfois que plusieurs années se passent avant qu’intervienne ce dernier versement ; dans ce cas les enfants qui naissent sont élevés avec leurs cousins croisés matrilatéraux ; c’est l’un des cas où le mariage préférentiel pose problème, car élevés dans la même maison (résidence) les cousins sont alors considérés comme trop proches pour pouvoir s’épouser. C’est là un fait qui éclaire bien la notion de « maison » et son importance à la fois comme groupe social et unité de résidence.
9Une fois la compensation versée, les prestations ne cessent pas pour autant. En toutes occasions cérémonielles (celles que nous avons citées au début de ce chapitre), les preneurs continuent d’honorer leurs donneurs en offrant des monnaies de plus ou moins grande importance suivant l’état de leur dette. Toutes les prestations des preneurs vers les donneurs se nomment flurut duad-nit, que l’on peut traduire approximativement par « donner à manger aux morts-dieu », les morts des donneurs. Il s’agit toujours bien sûr de kubang mas, le type de prestations ne varie pas. A l’occasion de la cérémonie de la pose du toit de la maison et si la dette est encore grande, les preneurs peuvent offrir un canon alors appelé ngutun telvunan, « la fermeture du faîte ». A l’occasion de funérailles, des gongs ou des bijoux offerts sont appelés nit vokan, « la part du mort ». Lorsqu’elles sont moins importantes, les prestations comportent toujours une somme de monnaie et des bijoux. De plus, et là est l’origine de leur nom, vu’un, les preneurs honorent traditionnellement leurs donneurs en leur offrant une partie de leur gibier ou des poissons pêchés (vu’un ou vu’ut ulun, « tête de poisson »). S’il y a des difficultés dans leur maison, les preneurs viennent informer les duad-nit, en apportant dans la maison des donneurs un peu de nourriture et la prestation de bétel et d’arec, et parfois du vin de palme.
10Les contre-prestations des donneurs vers les preneurs ne sont pas soumises à l’approbation du partenaire ; elles s’appellent bingan sibo, « plats-tissus ». Ce sont réellement des plats, des assiettes de valeur ou des assiettes ordinaires, et toutes sortes de tissus que la maison de l’épouse offre avec beaucoup de cérémonie en accompagnant la jeune femme dans la maison de son mari. Ces prestations sont agrémentées de nos jours d’articles de cuisine et de maison, des poteries, des nattes, des oreillers, et même une fois une machine à coudre. Après le mariage, chaque cérémonie est l’occasion de nouveaux dons de ce type. On dit que les donneurs fa’an fnolok, « nourrissent et vêtent » les preneurs yan ur, « enfants soeurs ». Ils marquent ainsi à la fois leur attitude protectrice envers la descendance de leurs filles et soeurs données en mariage et leur position supérieure.
11Il n’est pas rare que le père donne aussi à sa fille une pièce de terre ou une cocoteraie plantée de fraîche date. Cette prestation s’appelle helek na’a ni yafar, littéralement « jeter dans sa hotte » ; cela évoque la hotte que les femmes portent sur le dos lorsqu’elles vont au jardin et qu’elles remplissent au retour de tubercules, de noix de coco ou de tout ce dont elles ont besoin ; c’est un attribut typiquement féminin, la hotte n’est jamais portée par les hommes, sauf par moquerie. Beaucoup de pièces de terres passent ainsi de maison en maison ; en faisant le relevé des propriétés, on a pu se rendre compte de l’importance de cette prestation. La terre n’est pas offerte aux preneurs de femmes, mais appartient en propre à l’épouse qui la donnera à sa descendance.
12Nous n’aborderons pas ici l’étude des rituels accompagnant la cérémonie du mariage ; ils appartiennent à un autre travail. Mais voici résumé en un tableau le déroulement des principaux échanges (fig. 34).

Fig. 34. Echanges de prestations lors d’un mariage
13L’adoption est caractérisée par des échanges de même type que ceux du mariage ; aux prestations des preneurs « d’homme » répondent celles des donneurs. La compensation porte le même nom, velin, et se compose des mêmes monnaies ; le canon symbolise le corps de l’enfant ; la prestation de bijoux offerte au père et à la mère est appelée sisidak, le « départ » ; les preneurs offrent kubang mas et reçoivent en retour bingan sibo.
14Nous n’avons pas observé de cérémonie d’adoption, mais seulement les prestations prolongeant la relation à la génération suivante. Un homme de la maison A avait été adopté par la maison Β ; son fils b reçut des prestations de la part de A lors de la construction de sa maison ; les donneurs A offrirent des bingan sibo et cette situation était décrite comme fa’an fnolok « nourrir vêtir », à l’instar des donneurs de femmes. Bien plus, on précisait qu’il s’agissait là d’une relation avec une uran, « soeur », identifiant ainsi la position de l’adopté à celle d’une soeur donnée en mariage aux preneurs yan ur, « enfants soeurs ». Il est clair que l’on assimile le don d’un homme au don d’une femme et que l’adoption crée une relation identique à la relation de mariage.
15Enfin, les prestations de la relation ko-maduan sont orientées de la même manière aussi que celles de la relation d’alliance : le ko donne kubang mas à son maduan qui lui offre en retour bingan sibo. Mais il y a des prestations supplémentaires, et parfois une inversion de l’orientation quand le maduan (comme l’oncle maternel) aide le ko à verser la compensation matrimoniale de son mariage.
16Les échanges semblent plus formalisés encore : si le ko vient lui-même faire appel à l’aide du maduan, il apporte les prestations de tuat wad et maneran tabak, « vin de palme et nourriture carnée », « bétel, arec et tabac » ; donner le bétel et le tabac est la manière traditionnelle d’honorer un hôte. Si sa demande est importante, le ko offre bib vav, wear bina, « les chèvres, les porcs, l’eau et la nourriture végétale ». Cette prestation est parfois demandée par le maduan lui-même lorsqu’il réclame l’aide de son ko pour préparer une cérémonie ; le ko apporte des nourritures et s’occupe du transport de l’eau, du bois, etc. Ainsi, de même que le preneur de femmes, le ko offre des monnaies (canon, gongs, bijoux), et des nourritures. Le maduan donne des plats et des tissus en retour et souvent participe à la compensation matrimoniale du mariage du ko en donnant bijoux, canons, gongs et somme d’argent.
17Nous avons pu observer un échange entre ko et maduan que nous donnons en exemple ici. Le maduan est haratut, toute la société de Tanebar-Evav, le ko est une maison d’un village voisin situé sur la côte ouest de Kei Kecil. L’occasion est fournie par la cérémonie de la pose du toit de la nouvelle maison du ko. Quelques semaines avant l’événement, le ko arrive à Tanebar-Evav pour prévenir le maduan et fait les offrandes d’usage auxquelles le maduan répond par une contre-prestation. Le jour venu, une trentaine de villageois de Tanebar-Evav s’embarquent à bord d’un voilier, emportant de la nourriture pour la fête. A leur retour, le ko leur offre d’importantes prestations de monnaies. L’ensemble des échanges apparaît ci-dessus (fig. 35).

1 et 2, échangées lors de la visite du ko
3 et 4, échangées le jour de la fête
Fig. 35. Echanges de prestations entre ko et maduan
18Les prestations données par le maduan sont collectées, au nom de haratut, auprès de tous les villageois ; les monnaies reçues en échange appartiennent à haratut et sont déposées dans la maison de la coutume, sauf un bracelet destiné collectivement à la trentaine de personnes qui ont fait le voyage « en compensation de ce qui aurait pu faire défaut dans le déroulement de la cérémonie ». Si l’une des trente personnes a un jour besoin de ce bracelet pour une prestation, elle en fera la demande au groupe, qui décidera.
19Le canon reçu changea encore de mains. Un homme d’une maison X de Tanebar-Evav, en position de ko vis-à-vis de haratut, son maduan, avait besoin d’un canon pour finir de verser la compensation matrimoniale pour son épouse (il était marié depuis huit ans) ; il fit une demande à haratut en réunissant dans la maison de la coutume tous les anciens du village ; il apporta tuat wad et maneran tabak, le vin de palme, la nourriture carnée, le bétel et le tabac. L’assemblée répondit favorablement à sa demande, lui laissa le canon, qu’il donna immédiatement au frère de son épouse, puis il offrit une fête à tous les habitants du village.
20Cet exemple montre bien la circulation des monnaies et souligne aussi la difficulté qu’il y a parfois à s’en procurer ; les canons existent en nombre limité dans le village, et il faut quelquefois attendre longtemps avant de pouvoir disposer de celui qu’on doit donner dans l’échange matrimonial.
Prestations dans les relations égalitaires
21Les relations sivelek et baran ya’an war sont caractérisées par l’échange de prestations identiques, comportant aussi bien des canons et des bijoux que des plats et des tissus.
22Nous n’avons pas observé de mariage de type sivelek mais seulement entendu dire que les prestations étaient fort simples : on offre un bijou (généralement un bracelet) pour faire connaître à son partenaire le désir de trouver une épouse dans sa maison ; cette prestation s’appelle u tul mas, littéralement « je dis l’or » ou « le bijou ». Ce bracelet tient lieu de compensation matrimoniale. La même démarche est suffisante pour une demande d’aide. Là s’arrête l’échange et le retour est attendu dans un futur indéterminé.
23Les prestations échangées entre partenaires baran ya’an war s’appellent fa’an fnolok, du même nom que celles des donneurs de femmes. Mais elles comprennent aussi celles qui caractérisent les preneurs, c’est-à-dire les canons, les gongs et les bijoux. Elles sont offertes lors des cérémonies déjà citées, lorsque l’un des partenaires marie sa fille ou son fils, construit son voilier, etc. Il reçoit ainsi de l’aide, soit pour rassembler la compensation matrimoniale, soit pour obtenir des nourritures ; il rendra cette aide lorsqu’à son tour son partenaire sera dans le besoin. Lors de la construction des maisons ou du lancement du voilier, la contre-prestation est souvent immédiate, et en général l’un apporte des bijoux, l’autre lui donne le même jour d’autres bijoux ou un gong en échange. L’expression fa’an fnolok appliquée à leurs échanges montre bien qu’il s’agit d’une relation d’aide et de protection, de soutien d’une maison à l’autre mais, dans ce cas-ci, cette relation est parfaitement réciproque et égalitaire. Chacun à son tour protège l’autre, les deux maisons sont solidaires et s’entraident comme deux cadets.
24La relation baran ya’an war est tout à la fois moins formalisée, moins dramatique, que la relation hiérarchisée, celle du mariage, par exemple ; l’enjeu est moindre. Le mariage est la réaffirmation de liens sociaux, le plus souvent déjà anciens ; il met face à face deux groupes qui partagent tout le village, il éveille des intérêts multiples attachés à la terre, aux fonctions rituelles et politiques, il ranime souvent des conflits ou en crée de nouveaux. Le mariage est chaque fois une sorte de drame dont les principaux acteurs sont muets : il suffit de voir l’expression du visage des époux pour se convaincre que l’enjeu du drame dépasse de beaucoup leur simple union ; ils portent le poids de toute une société qui résume chaque fois la tradition transmise par ses pères.
25Au contraire de l’alliance, la relation baran ya’an war n’a pas besoin d’être solennellement confirmée par une cérémonie. Elle dure tout au long des générations et se manifeste dans la simple vie de tous les jours. Le partenaire baran ya’an war est présent là, comme sont les frères, les oncles, les gens de la maison. Il vient de lui-même, pour rendre service. Les prestations qu’il offre lui seront rendues plus tard, un jour. La relation est continue, sans conflits, sans accrocs, sans affrontements. Les prestations ne sont jamais aussi nombreuses et lourdes que pour un mariage ; surtout, elles sont plus souples, on donne ce que l’on a. Et si l’un des partenaires n’a pas de fils pour lui succéder, adopter un enfant de son baran ya’an war est chose naturelle et sans danger.
La circulation rapide des monnaies
26Les cérémonies sont pour chaque maison l’occasion d’être mise en présence des partenaires de toutes les relations qu’elle entretient et de compléter, d’inaugurer ou de terminer les échanges relatifs à des événements antérieurs ou futurs. Il est facile de voir alors circuler les monnaies à travers le village et parfois au-delà du village ; elles ne restent pas toujours longtemps entre les mêmes mains ; on utilise celles que l’on vient de recevoir pour régler des dettes et mettre ses affaires en ordre. En voici un exemple (fig. 36).
27C’est le jour du mariage d’un homme de la maison A ; il n’épousait pas sa cousine croisée matrilatérale et son oncle maternel (appartenant à la maison Β d’un village de Kei Kecil) devait donc recevoir une compensation ; a donna donc un bracelet d’une certaine valeur au fils de b venu assister au mariage. Il se trouve que b était le frère classificatoire d’un homme appartenant à la maison C ; ce dernier, c, marié et père de deux enfants, n’avait pas encore fini de payer la compensation matrimoniale pour son épouse, issue de la maison A. Le frère classificatoire b1 proposa à c de l’aider à régler sa dette et lui donna le bracelet ; c offrit le jour même ce bijou au père de son épouse, soit à la maison A, en paiement du sisidak, prestation pour le « départ » de la fille. Ce soir-là, a recevait le bracelet qu’il avait donné le matin même ; par sa circulation, le bijou avait permis le règlement de compensations concernant deux mariages différents, celui du jour même et un autre plus ancien.

(1) compensation pour l’oncle maternel b
(2) aide au frère classificatoire c
(3) sisidak offert au beau-père a
Fig. 36. Circulation de la monnaie au cours des échanges
28On tient toujours un compte de ce que l’on doit et de ce qui vous est dû afin de pouvoir, dès que l’occasion se présente, régler les paiements anciens ; on utilisait même autrefois, semble-t-il, des tables de comptes, sorte de planches sur lesquelles étaient gravés les différents objets composant les prestations déjà offertes (Pleyte 1893).
29Il arrive en effet que les échanges s’étalent dans le temps ; c’est le cas lorsque par exemple un mariage est arrangé par les parents alors que les futurs époux sont encore des enfants ; une partie du prix est versé, un gong ou des bijoux, et cette prestation s’appelle « entourer d’un tabou la jeune fille » (comme on entoure les cocotiers d’une palme pour montrer qu’il est interdit d’y grimper). Le père de la future épouse peut alors disposer de cette avance pour offrir d’autres prestations, celles du mariage de son fils par exemple ; avant même qu’un cycle soit terminé, les monnaies peuvent ainsi entrer dans d’autres circuits d’échange.
30A chaque occasion cérémonielle, toutes les maisons du village sont concernées par le biais de l’une ou l’autre de leurs relations qui les fait se ranger derrière l’un des partenaires de l’échange en cours. La circulation de la monnaie concrétise alors les relations et affirme les liens entre les maisons. Toutes les activités sociales s’expriment par cet échange de biens qui traduit la permanence de la relation et la continuité des groupes.
31On voit bien alors comment à chaque mariage les situations peuvent se modifier et les conflits resurgir. Plus que tout autre événement de la vie cérémonielle (plus que le lancement du voilier, la construction de la maison, ou les funérailles, qui n’impliquent qu’un seul des partenaires, le propriétaire du voilier, de la maison, ou la maison du mort), l’échange matrimonial met face à face deux groupes en train de réaliser simultanément les deux opérations de l’échange : le don d’une femme contre une compensation. Puisque toutes les maisons sont impliquées, la cérémonie est une sorte de point fixe dans le temps, un arrêt du temps où l’on peut voir, projeté en un tableau complet, l’ensemble des relations tissées depuis fort longtemps ; chaque maison se place, prend position dans sa relation aux autres sur un certain point de la scène : elle est la baran ya’an war de l’un des partenaires, mais elle est aussi le mang oho de l’autre, à qui elle apporte des tissus, des assiettes ; une autre est itin kān de l’actuel preneur, une autre a reçu un enfant en adoption. Il faut se souvenir de toutes les relations et ordonner la disposition de chacune de l’un ou l’autre côté.
32Là jouent aussi les liens de solidarité du ub et du yam, et du fam umum. Les maisons aînées des ub entraînent à leur suite les maisons cadettes dans le règlement de leurs obligations ; s’il y a des conflits, ils apparaissent alors ; l’une ou l’autre refuse de s’associer ou prend prétexte d’une relation moins importante pour se placer de l’autre côté. Une maison cadette, plus riche en hommes et en biens, peut faire étalage de sa puissance en donnant plus, en parlant plus fort, en conduisant les discussions. Les maisons choisies comme lieu de la cérémonie sont parfois contestées : certains, ayant oublié un lien plus ancien ou le considérant comme moins important, voudraient que la cérémonie se déroule dans une autre maison. Il s’agit réellement d’une mise au point, on s’arrête, on regarde où l’on en est ; c’est un moment difficile. On peut parler de totalisation empirique des relations, les unes en face des autres.
33Une autre considération fait ressortir la place primordiale de l’échange matrimonial parmi les autres relations et son caractère totalisant.
34Si l’on compare les prestations échangées en fonction des diverses relations (fig. 37) on s’aperçoit que celles qui circulent selon la même orientation, du partenaire supérieur au partenaire inférieur (donneur vers preneur, maduan vers ko, etc.) sont qualifiées par l’expression fa’an fnolok « nourrir vêtir ». A l’inverse, l’expression flurut duad-nit « donner à manger aux morts-dieu » s’applique aux prestations des seuls preneurs de femmes, et non aux autres partenaires en position inférieure : ici la prestation est exprimée par son aspect le plus important, la relation aux morts des donneurs de femmes.

Fig. 37. Tableau récapitulatif des principales prestations
35Il n’est pas indifférent que la seule prestation aux morts (c’est-à-dire la relation au surnaturel) soit celle des preneurs de femmes qui honorent non pas les morts de leur patrilignage mais ceux de leurs alliés ; ceci sous-entend que ceux-là sont beaucoup moins dangereux que ceux-ci. Faire des prestations aux donneurs, ce n’est pas seulement les dédommager, mais prêter à un geste actuel un sens qui remonte au passé ancestral, c’est « nourrir » le lignage des ancêtres des donneurs. Ce geste n’est pas, comme dans la relation ko-maduan, le paiement d’une dette ponctuelle, événementielle, c’est un geste cyclique qui reproduit la société toute entière ; « nourrir » les morts, c’est accomplir l’acte réel et symbolique qui fonde et perpétue la société telle qu’elle a toujours été et telle qu’elle doit être ; on honore le passé, on assure le futur de la maison et celui de toute la société. Ces morts sont les plus importants puisque c’est de leurs maisons que viennent les femmes, nécessaires à la continuité des groupes ; ce sont les plus dangereux et les plus redoutés. La prestation des preneurs aux donneurs est la seule à sortir du cadre des vivants, à faire référence au monde surnaturel, celui des morts et de la sanction ; ceci donne une dimension particulière à l’échange matrimonial par rapport aux autres : la société est concernée dans sa totalité et c’est en nourrissant les morts que l’on assure la continuité des vivants1.
36D’un point de vue différent, on peut dire ceci : dans l’analyse des relations formelles, on a souligné l’accent porté sur l’itin kān, l’un des deux partenaires de la relation créée par le mariage ; on observe maintenant, par le fait de cette relation aux morts, la place particulière de la prestation des preneurs de femmes. On peut dire que l’axe privilégié des prestations est orienté des neveux utérins vers les oncles maternels et vers les donneurs des donneurs, qui tous entrent dans la catégorie des duad-nit, les « morts-dieu » (fig. 38). Vers ces morts et vers les donneurs, les prestations « donnent à manger » des canons, des gongs et des bijoux ; en sens inverse, les morts des donneurs et les donneurs de femmes « nourrissent et vêtent » d’assiettes et de tissus les yan ur, « enfants soeurs », preneurs de femmes, les yanan duan, les « neveux ». L’axe principal des prestations est orienté en ligne maternelle : l’un des pôles se situe chez les ancêtres maternels, l’autre chez les neveux utérins ; mais non pas en une seule ligne d’ancêtres maternels, qui constituerait alors un matrilignage, mais vers tous les ancêtres de toutes les femmes données en mariage, ceux des patrilignages des donneurs anciens ou récents.

Fig. 38. Axe privilégié des prestations
2. L’ordre surnaturel
37Nous ne voulons pas faire ici un tableau général de l’organisation des croyances à Tanebar-Evav, mais une présentation rapide de certains rituels se référant à ce qui vient d’être dit de l’organisation sociale. Gardons-nous cependant de croire que l’on aura accompli là l’analyse de cette société ; celle-ci ne pourra être achevée qu’après l’étude des rituels principaux, dont celui de la culture du millet ; seule l’étude du rituel et du système sacrificiel peut nous faire vraiment saisir la totalité inhérente à la société.
38Ici, après avoir parlé des êtres qui peuplent le panthéon, nous montrerons leurs rapports au monde des vivants, à travers les offrandes qu’ils reçoivent et les sanctions qu’ils imposent.
Les êtres surnaturels
39Le monde de l’au-delà s’organise autour de divers êtres surnaturels ordonnés les uns par rapport aux autres. On peut les classer d’après leur nom, le type d’offrandes qui leurs sont faites, et d’après leurs rapports aux vivants. Un tableau rapide montre ici leur variété et la complexité de leur relation au monde.
40En haut de la hiérarchie se trouve d’abord le dieu soleil-lune, duad ler vuan ; à la surface du sol, il y a les hommes, puis au-dessous d’eux, la terre-mère qui les nourrit, bum (de l’indonésien bumi, qui vient du sanskrit bhūmi). Intermédiaires entre le dieu et les hommes se trouvent alors une multitude d’êtres surnaturels.
41A côté du dieu, il y a d’abord les bidar et les melikat ; les premiers, au nombre symbolique de sept, représentent les esprits des enfants morts-nés ou morts deux ou trois jours après leur naissance ; les seconds (dont le nom d’origine arabe signifie « ange » comme dans l’Islam), au nombre de cinq, sont les esprits des foetus disparus lors des fausses-couches. Près du dieu encore sont les nabi, « prophètes » (encore l’influence de l’Islam) dont les principaux sont Adam et Hawa (Eve), respectivement gardiens des tortues dans la mer et des porcs sur terre ; l’expression duad-nabi les associe directement au dieu comme une seule catégorie d’êtres surnaturels supérieurs. Cités ensemble et associés au dieu, les melikat-bidar ne jouent pas un grand rôle ; ils viennent parfois ennuyer les vivants en leur reprochant de les avoir laissé mourir et disent à leurs parents : « quelle faute as-tu donc faite pour que j’aie été tué ? » (la mort n’est en effet jamais naturelle mais est toujours la conséquence d’une faute). Les melikat-bidar, associés symboliquement au sept et au cinq, évoquent l’ordre du monde : on emploie ces deux nombres pour signifier abstraitement la coutume et les règles dans l’expression adat i fit i lim ou aturan i fit i lim, « les sept et cinq lois » de la coutume ; on dit aussi binakit i fit i lim, « les sept et cinq maladies », désignant ainsi les moyens utilisés par le dieu pour punir les vivants. « Sept et cinq » est une abstraction exprimant l’ensemble des us et coutumes de la société en rapport avec le monde surnaturel.
42Après ces êtres particuliers vient la catégorie générale des mitu, les « esprits », intermédiaires réels entre le dieu et les hommes, que l’on considère comme les bras ou les « armes » du dieu, duad ni neran, dont ils exécutent les volontés. Parmi eux, les plus importants sont Adat, Hukum (et Wilin) et Aturan, esprits gardiens de tout le village, déjà mentionnés. L’une de leur fonction est de punir les « âmes » sanctionnées par le dieu, et de les cacher en punition de leurs fautes : « quand on a fait une faute, on n’a plus d’âme, le dieu l’a prise » peut-on entendre dire. Et les âmes sont alors cachées dans toutes sortes de récipients de la vie courante, à l’exception des ub (les jarres), des ngus (autre type de jarre importé de Java), des νόν et des bis ; le νόυ est un pot grossier en terre cuite pour cuire la nourriture, mais aussi le lieu où l’on dépose le foetus d’une fausse-couche pour le porter en forêt ; le bis est une vannerie en forme de sac où l’on conserve le millet non décortiqué. On a noté au début de cet ouvrage l’étroite association des ub avec les ancêtres, comme contenants sociologiques et symboliques ; un ngus au nom particulier est utilisé dans la maison du millet pour conserver des monnaies sacrées ; le νόν reçoit en dépot le foetus ou melikat être proche du dieu ; les bis de même que les ub contiennent le millet, et l’un d’entre eux, dans la maison du millet, contient de la monnaie sacrée. Il est significatif que les âmes « chassées » n’aillent pas se cacher dans des récipients qui sont en étroite association avec les ancêtres, les esprits, la monnaie et le millet.

Contenants en vannerie (bis) et en poterie (ub), où l’on conserve le millet du grenier communautaire. Dans les autres contenants (paniers et pots), les bras du dieu, c’est-à-dire les esprits Adat et Hukum, cachent les « âmes fautives » des hommes et des femmes.

43Parmi les mitu les plus importants, rappelons l’existence des trois qui sont attachés chacun à l’une des grandes places du village, Labul, Limwad et Larmedan ; d’après les mythes, les deux premiers sont d’origine extérieure à l’île, le troisième est autochautochtone; leur culte est directement lié au rituel de la culture du millet. A ces trois, il faut ajouter Lev, le mitu du « nombril de l’île », à la fois esprit et ancêtre (comme Adat). Ces quatre esprits ne sont pas chargés de l’application des sanctions mais sont plutôt les gardiens de l’organisation interne du village (les trois places, les trois yam) et de la culture de millet.
44Chaque maison du village est protégée par un esprit mitu, qui porte un nom et possède une histoire particulière ; ils reçoivent des offrandes de nourriture et de monnaie, tandis que les autres reçoivent des sacrifices de porcs ; chaque fois qu’un porc – même domestique et en dehors du rituel du millet – est tué, une partie en est offerte au mitu de la place à laquelle appartient la maison du propriétaire du porc.
45Gardiens des ub, on a déjà rencontré les wadar, parfois appelés ub-wadar ou wadar-mitu, demeurant dans neuf maisons ; ce sont les paires d’ancêtres mythiques homme-femme, fondateurs présumés des ub. Leur culte est spécifique.
46En descendant encore dans la hiérarchie des êtres surnaturels, vient alors toute la série des morts-ancêtres des généalogies ; d’une manière générale, ce sont les nit ; ce mot désigne d’abord le cadavre, mais aussi les morts auxquels on offre des prestations après les funérailles. Les plus importants sont les duad-nit, les morts des alliés donneurs de femmes, puis les nit ulun, au nombre de trois, dont le culte se transmet de père en fils, mais sur lesquels nous avons peu d’informations ; enfin, les nit qui sont les morts des maisons et du village ; on les appelle duad-kabav, les « dieux d’en-bas » (de même aussi que les anciens des maisons), c’est-à-dire ceux qui nous gouvernent ici-bas, par opposition à duad-karatat, « le dieu d’en-haut », le dieu soleil-lune. Les nit reçoivent toutes sortes d’offrandes, de porcs, de nourriture, de monnaies et de bétel, et doivent toujours être prévenus au moment du départ de l’île et au retour.
47Inclassables dans cette hiérarchie, mais partie du monde surnaturel, sont les foar, les « disparus », esprits d’ancêtres lointains qui, souvent après une dispute, sont partis en forêt pour ne plus jamais revenir ; ils peuplent la forêt et sont nourris d’offrandes ; il faut citer aussi les mav, les « étrangers », esprits venus d’ailleurs, résidant dans l’île, qui semblent être les représentants d’un monde différent, celui des sociétés extérieures à celle du village ; pendant le rituel du millet, « disparus » et « étrangers » reçoivent des offrandes dans la forêt sous forme de simulacres de nourritures (épluchures, cosses, etc.)
48En résumé, et pour ordonner cette multiplicité en suivant l’ordre hiérarchique proposé, on trouve : l’instance suprême qui régit le monde, le dieu unique, principe de toutes choses et référence dernière, à la fois masculin et féminin (soleil et lune), associé au principe féminin de la terre, autre épouse du soleil : la société haratut est considérée comme les « enfants », yanan, du dieu ; puis les esprits, intermédiaires et protecteurs du village et des maisons : la société lór est considérée comme les « neveux », yanan duan, de Hukum ; enfin, les ancêtres, que l’on peut diviser en deux catégories, les ancêtres mythiques créateurs de l’ordre de la société en neuf ub, puis les morts-ancêtres, plus proches, ceux des généalogies qui contrôlent l’organisation quotidienne de la vie des vivants. Le dieu se situe au-dessus de tous et l’esprit Adat est le grand exécuteur, mais ceux que l’on redoute le plus sont les duadnit et plus généralement les nit, les morts ancêtres davantage concernés par la vie des hommes dans les maisons.
49Dans tout cela, il est parfois difficile de distinguer rigoureusement entre esprit et ancêtre ; le plus grand esprit, Adat, venu de l’extérieur, à qui selon le mythe l’esprit Larmedan confia le contrôle et la garde de l’île, est tantôt appelé mitu « esprit », tantôt ub nus, le « grand-père arrière-grand-père » ; il est à la fois esprit et ancêtre, et reçoit les prestations qui caractérisent l’une et l’autre catégorie ; l’esprit Lev est aussi à la jonction des deux catégories, par son histoire. Tous les mitu invoqués dans les formules rituelles sont appelés ubun, « grand-père », de même les wadar. Le dieu lui-même est parfois appelé « le plus grand des anciens » et dans la société voisine de l’archipel de Tanimbar (qui connaît aussi le dieu soleil-lune), il est désigné sous le nom de ub hila’a, « le grand grand-père » ou « le grand ancêtre ». Seule une étude poussée des rituels permettra dans la suite de nuancer ce classement.
50On peut cependant déjà remarquer l’essentiel : les mitu sont à la fois les « armes » du dieu et les représentants d’une loi venue avec eux du dehors, loi qui s’applique à l’ensemble culturel formé par l’archipel, la loi associée à lór ; par contre les wadar et les nit sont les représentants de la loi interne de la société, de ses règles et de l’organisation qui assure sa continuité, les maisons ; Adat est à la limite des deux, car, venu de l’extérieur, il a reçu explicitement les pouvoirs de veiller au respect des lois de la montagne Masbaït, lois positives qui organisent la société haratut de Tanebar-Evav. A ce niveau, on peut donc faire une distinction entre d’un côté les êtres surnaturels, wadar et nit, associés aux maisons, aux ub, aux relations entre maisons, à la structure interne de l’organisation sociale, et de l’autre, certains mitu, Adat et Hukum notamment, qui se réfèrent à un monde plus vaste, à une loi plus fondamentale et universelle qui réglemente l’inceste et le meurtre, et aussi à l’ensemble politique organisant l’archipel en districts sous l’autorité des raja (nommément la division lórsi et lórlim).
Prestations aux morts-ancêtres
51Les duad-nit sont des morts dangereux dont on parle souvent ; d’eux dépend la survie de la maison des preneurs de femmes. Si on oublie de les « nourrir » lors du mariage, la femme n’aura pas d’enfants, ou bien elle tombera malade une fois enceinte et sa descendance ne sera pas assurée. Lors d’une maladie, on se pose toujours la question de savoir si l’on n’a pas mécontenté les duad-nit ; on apporte alors à ses donneurs de femmes une offrande de nourriture, de bétel et de tabac, un peu de monnaie, qu’ils déposeront soit au cimetière, soit dans la maison au-dessus de la porte d’entrée, lieu de passage des morts. Mais la sanction des duad-nit risque de se faire très durement sentir si l’on n’a pas réalisé un mariage avec ses donneurs depuis longtemps ; quelqu’un tombe malade, on dit que le duad-nit « le rend fou », il a la tête qui lui tourne ; c’est ainsi que l’on se sent obligé de procéder à un mariage selon l’alliance traditionnelle.
52Les autres morts sont moins dangereux mais il ne faut pas les oublier. Au moment du mariage, les maisons de l’homme et de la femme font chacune de leur côté une prestation à l’un des trois nit ulun ; ce mot signifie littéralement « la tête des morts » et désigne un ancêtre qui s’est distingué des autres au temps des origines2 ; ils reçoivent à chaque mariage des prestations composées de petits bijoux, de poisson fumé et de nourriture frite, que l’on pose dans un plat sur le lieu de culte au milieu de la forêt ; cette offrande est nécessaire pour que les futurs enfants ne tombent pas malades. Νous ne connaissons pas d’autres occasions où les nit ulun soient honorés.
53Les morts en général, les nit des maisons, reçoivent très souvent de petites offrandes ; au moment de la naissance, lors des maladies, lorsque l’on quitte l’île ou que l’on revient ; cela s’appelle tul nit, « informer les morts ». Au nom de toute la population du village, ils reçoivent des offrandes de porc et de nourriture pendant le rituel du millet, au même titre que les esprits.
54Il y a les bons morts, ceux auxquels on rend un culte, et les mauvais morts, ceux qui ont succombé à de mauvaises maladies ; ceux-là sont enterrés en dehors du village et ne reçoivent pas d’offrandes. Tous les morts, encore sous forme de cadavres, ont des pouvoirs doubles : leur impureté est redoutée des mitu, de leurs officiants, et aussi de leurs interprètes, les personnes par l’intermédiaire desquelles les esprits s’adressent aux hommes ; tous ceux-là ne peuvent manger les nourritures offertes lors des funérailles et doivent se purifier après la mise en terre. D’autre part, les morts ont le pouvoir de rompre certains interdits : si une mort survient lorsqu’un interdit est posé dans le village, il est levé automatiquement ; on dit que le mort « refroidit » l’interdit ; si l’on est en train de construire une maison, on doit arrêter les travaux pendant quelque temps ; le mort peut aussi être chargé des choses mauvaises, comme les maladies, et les porter hors du village. Ainsi, non seulement les morts sont différents des esprits, mais ils sont craints moins par les vivants que par les esprits, qui doivent se protéger de leur souillure.
Prestations aux wadar
55Les wadar demeurent dans neuf maisons ; l’aîné de la maison est l’officiant du culte. Il n’officie pas régulièrement mais selon les occasions de pêche et la situation de l’une ou l’autre des maisons du ub. Chaque maison peut faire des offrandes lorsqu’elle le désire par l’intermédiaire de l’officiant. Si on oublie le wadar pendant longtemps, les gens tombent malades ; si l’héritier d’une maison réside pendant des années chez son épouse parce qu’il n’a pas fini de donner la compensation matrimoniale, les ancêtres sont mécontents car la maison reste vide de ses occupants légitimes ; les enfants meurent de maladies incompréhensibles. L’homme décide alors de satisfaire le wadar, revient habiter chez lui après avoir réglé sa dette, puis fait une offrande aux wadar ; ceux-ci sont explicitement les gardiens des maisons et des ub.
56On les nourrit surtout de tortue, mais aussi de dauphin et de vache de mer. Lorsqu’une tortue est pêchée au harpon en pleine mer, on la destine au wadar – si on l’avait capturée alors qu’elle était sur le rivage, une partie serait offerte à l’esprit Hukum, qui a des droits sur les épaves. Lors de l’offrande, on fait deux parts, l’une pour la fille, l’autre pour le garçon qui forment la paire du wadar. Chaque part est composée de neuf morceaux, choisis dans certaines parties de la tortue (ce sont ces mêmes parties, mais de porc, qui sont offertes aux esprits mitu). Les neuf morceaux symbolisent les neuf wadar qui sont ainsi tous honorés en même temps par l’intermédiaire de l’un d’entre eux. Puis, le côté droit du ventre de la tortue est destiné aux hommes, le côté gauche aux femmes, et ils seront cuits dans le village ; le reste de la chair de la tortue est cuit à l’extérieur de l’enceinte. Une fois cuites, les parts sont déposées dans la maison, celles de la femme à l’arrière, sur la planche qui sert de grenier, celles de l’homme au-dessus de la porte d’entrée, à l’avant de la maison, comme pour les morts. On joint à ces nourritures un simulacre d’offrande de bétel et d’arec ; au lieu de bétel, on offre certaines feuilles appelées ina’an nit, « le bétel des morts », et à la place de la noix d’arec on donne un tesson de poterie.
57Ainsi, en préparant chaque fois dix-huit parts, correspondant au nombre total des ancêtres mythiques, on fait une offrande à tous les wadar en même temps ; c’est dire que les wadar représentent un tout indissociable, l’ensemble des neuf ub ; on sait qu’ils ne portent pas de nom, et rien ne permet de les distinguer les uns des autres ; ils n’ont de sens que par référence à la totalité. Le culte des wadar est non seulement un rappel de la cohésion interne du ub par les relations entre ses maisons, mais encore une réaffirmation de la cohésion du village formé de la totalité indivisible de ses neuf ub.
58Mais il y a là une ambiguïté ; car si les wadar sont les gardiens des maisons, fondées sur un principe de filiation patrilinéaire, le culte s’adresse bien à une paire homme-femme fondatrice du ub et à huit autres paires équivalentes, par lesquelles la totalité de la société est représentée. Il y a là un caractère indifférencié qui fait contraste avec l’idéologie patrilinéaire des maisons et des relations entre maisons à l’intérieur des ub. Il fait contraste aussi avec le fait que les morts les plus craints sont les morts des donneurs de femmes, soulignant par là l’importance de l’alliance. Au niveau des cultes, on se trouve confronté à deux aspects de la société qui semblent s’opposer, la présence de traits indifférenciés mêlés à l’idéologie de l’alliance.
59Enfin, il y a un dernier aspect qu’il ne faut pas oublier : s’ils sont bien du côté de l’organisation interne de la société, d’un principe lié à haratut, les wadar présentent aussi une autre face, celle du rapport à la mer, à l’extérieur ; l’histoire raconte que les dix-huit ancêtres ont disparu en mer, et c’est d’offrandes de tortue et d’animaux marins qu’ils sont nourris (tandis que les esprits, venus de l’extérieur, sont nourris de porc) ; les tortues sont gardées par le nabi ou prophète masculin Adam, et les porcs par le nabi féminin Hawa. Il n’y a pas un dualisme catégorique qui partagerait la société en deux conceptions ; chaque aspect est marqué par des éléments qui s’opposent et se complètent mais à des niveaux différents de la structure ; le constant balancement de l’un à l’autre de ces éléments donne cohérence à la société et permet le passage entre les niveaux. Cela est très frappant dans le cas des wadar mais nous l’avons déjà remarqué en bien d’autres points.
Prestations aux esprits : lór et les épaves
60Nous n’abordons pas le culte des mitu en général qui est étroitement lié au rituel de la culture du millet pour la plupart d’entre eux. Seuls nous intéressent ici les esprits Hukum et Adat, en ce qu’ils sont plus particulièrement les gardiens de la loi venue de l’extérieur et par là, protègent et sanctionnent à la fois la société.
61L’esprit Hukum est toujours associé à l’esprit Wilin, arrivé en même temps que lui par l’arrière du village. Le mot wilin n’est pas indonésien, il signifie le « gouvernail ». Ces esprits sont comme les deux aspects d’une même réalité ; on dit que Wilin s’occupe de lór roa, « la société de la mer », tandis que Hukum s’occupe de lór nangan, « la société de la terre, de l’intérieur ». On se souvient que tout ce qui vient du dehors échouer sur le rivage, toutes les épaves, appartient de droit à Hukum et doit lui être offert d’abord ; on dit lór ni, « cela appartient à lór ». Nulle chose, nul être ne peut pénétrer dans l’île sans recevoir un « accueil » ou subir un traitement particulier ; en d’autres termes, on dit yaf, qui signifie à la fois le « feu » et « accueillir » ; les hôtes ou les étrangers sont accueillis selon un certain cérémonial, de même les épaves. « L’accueil » est ambigu : c’est une façon d’honorer ce qui vient du dehors, mais aussi de s’en protéger, de le contrôler et de réduire les effets néfastes que quelque chose venue de l’extérieur ne manquerait pas d’entraîner.
62Plusieurs catégories d’épaves doivent être offertes à Hukum, réellement ou symboliquement, ou remplacées par des compensations; la première est d’abord la baleine, qui, on l’a vu, s’appelle/or ; puis les autres animaux marins, comme la tortue, la tortue-lyre, la vache de mer, le dauphin, lorsqu’ils s’échouent. Tous ces animaux entrent dans la catégorie de lór tomat, lór « humain ou homme » (on dit tomat ou umat, « l’homme »). Il y a ensuite la catégorie lór mas, lór « bijoux et or » : ce sont toutes les épaves qui conservent une forme reconnaissable, comme des pirogues, des bouteilles, des tambours, des hommes. Ce premier ensemble d’épaves s’appelle lór mas tomat, synonyme de wad, « nourriture carnée », et représente ce qui est comestible. Par opposition il existe la catégorie non comestible lór balanun, lór « poison » ; ce sont tous les objets non identifiables, les déchets, les ordures, les morceaux de bois, les pièces diverses ; ces choses qui n’ont plus de forme sont du « poison ». Les cadavres humains échoués entrent dans la première catégorie ; on se souvient de l’assimilation de l’homme à un « gibier humain ».
63Pour tout ce qu’on ramasse sur le rivage, on doit une offrande à Hukum, lór ni wang, « la part de lór ». Une partie spéciale des animaux, prélevée sur la nuque, est offerte à Hukum ; pour les autres objets, on fait une offrande de bétel, et de mas, parfois de tissu blanc – plus que tout autre mitu, Hukum ne doit pas être atteint par la souillure ; ses offrandes sont apportées sur un plat blanc ; le blanc, dit-on, symbolise la propreté, la pureté.
64Si on oublie de faire l’offrande, de petits animaux nuisibles, pucerons, moucherons, chenilles, scarabées, souris etc., attaqueront les jardins et détruiront les récoltes ; on dit qu’ils « appartiennent à lór », mais à lór nangan, « de l’intérieur ». Pour réparer la faute, il faut payer, vear lór relan ; relan, c’est le « cou », mais appliqué aux objets du rituel, ce mot désigne le principe interne d’une chose, ce que l’on pourrait traduire par le « coeur » ou « l’âme ».
65La réparation consiste à « faire sortir » symboliquement de la maison les choses qui y sont entrées par l’intermédiaire de l’épave introduite sans compensation. On offre à Hukum un petit porc et du millet, qui comptent pour une mesure de dix ref ; de l’intérieur de la maison, on soulève une des rames de feuilles qui constituent la couverture du toit, et on y fait passer le porc et le sac de millet qui roulent sur la pente du toit jusqu’en bas ; le porc est ensuite sacrifié devant la maison de Hukum, sur une pierre sacrée, puis consommé.
66Si pendant une longue période, beaucoup d’objets se sont échoués sur le rivage – généralement après la mousson d’ouest, dont les grands vents et les courants entraînent les épaves – on effectue une cérémonie spéciale dont le but est en quelque sorte de « purifier » tout le village en une seule fois ; on dit tiva lór, « battre le tambour pour lór ». Toute la population se rassemble pendant une nuit entière dans la maison de Hukum et chante en s’accompagnant de tambours ; ces chants, lents et répétitifs, prennent l’allure d’incantations à la nuit. Les premiers célèbrent la mémoire de la baleine, reprenant les mythes ; puis on chante les guerres, les histoires du village ; tout le répertoire semble s’épuiser, du coucher au lever du soleil. La cérémonie est très belle, et exténuante ; elle commence avec fougue et entrain, les tambours résonnent loin ; au milieu de la nuit, les voix se dispersent, les corps étendus sur les galeries des maisons voisines peuplent la nuit d’une présence invisible, on n’entend plus que les voix des vieillards reprenant à tour de rôle ; il plane comme un mystère autour de ces chants au langage impénétrable à la plupart. La lune tombe enfin, disparaît derrière les maisons, et au point du jour, la communauté revient à elle, retrouve ses forces rénovées par l’annonce du soleil après cette longue nuit d’efforts expiatoires ; les derniers accents des chants éclatent avec le soleil, reprenant pour terminer la célébration de la baleine.
67Ainsi, le premier rôle de l’esprit Hukum, en tant que représentant de lór, est d’établir une sorte de barrière autour de l’île, une protection rituelle qui permet au village de former un monde intérieur, séparé ; comme toute frontière, c’est en même temps ce qui sépare en un monde clos et ce qui relie au monde extérieur. Mais lór traite aussi de l’organisation interne, dans ce qui relève des valeurs les plus fondamentales et universelles.
Transgression et sanctions
68Sans entrer dans les détails, nous évoquerons les principales règles concernant l’inceste, l’adultère et le meurtre, et dont Adat et surtout Hukum sont les garants.
69Les cas d’inceste prévus sont variés et les châtiments sont précis. Le plus grave est l’inceste avec la mère ou entre frère et soeur. Plus ou moins graves sont les incestes avec le père, le grand-père, les tantes, les belles-soeurs (dont le plus important est l’inceste avec la soeur de l’épouse). Toutes ces fautes sont considérées comme des ruptures, des bris ; on dit : dos nbib tal vaha wān, ndit tal telvunan, « la faute (comme l’eau) s’infiltre dans la cale du voilier, dégoutte du faîte du toit » (voilà à nouveau la comparaison avec le voilier et la maison, ici endommagés par la faute). Toutes ces fautes sont définies par l’ordre de grandeur du paiement qu’implique leur sanction. Ce paiement est mesurable. Pour ce faire, on utilise la mesure de longueur, la brasse, ref ; mesurer se dit sukat. La plus grande peine équivaut à la mesure appelée ref sinukat et vaut « quarante-quatre ». Les incestes avec les demi-frères ou soeurs, ou avec la soeur du père, sont moins graves et pourtant la valeur de leur sanction égale « quatre-vingt-huit » ; c’est un ordre de grandeur symbolique. D’autres valent vingt-sept, vingt-cinq, dix-sept, quinze, dans un ordre de gravité décroissant ; on vient de citer une compensation valant dix ref. Nous n’avons pas encore étudié le système de cette numération et ne pouvons donc pas l’interpréter ; nous savons seulement que ces chiffres permettent de mesurer et d’évaluer les différentes fautes. Les types de conduite relevant de l’inceste sont très complexes et très précisément définis ; par exemple, la personne qui servirait d’intermédiaire entre deux futurs incestueux encourt la sanction de Hukum et doit payer pour sa faute.
70Autrefois, les sanctions pour inceste avec la mère ou entre frère et soeur étaient les plus graves. Les deux coupables étaient emmenés en voilier en haute mer ; on leur attachait une pierre au cou et on les jetait par-dessus bord ; de plus, il fallait donner un canon, un gong, des bijoux de différentes valeurs, une somme d’argent, soit en tout une valeur en brasses de « quarante-quatre ». Le paiement, remis aux officiants de Hukum, était destiné à payer ce meurtre rituel, le canon « remplaçant » (holok) le corps des victimes. De nos jours, la scène est moins tragique ; on emmène les coupables en haute mer à bord d’un voilier, et sur un autre voilier qui prendra une direction différente, on place un gong ainsi que de l’or et des bijoux. Les deux voiliers se rejoignent en mer bord à bord, on transfère les coupables d’un voilier sur l’autre et on jette à la mer les monnaies. Par ce stratagème – faire passer les coupables d’un voilier sur l’autre, on arrive à faire croire aux esprits que les coupables ont été noyés, puisque leur voilier revient vide. La monnaie, ici encore, est mise à la place de l’homme (ou de la femme) dont elle est l’équivalent symbolique.
71Après un inceste grave, le village doit être purifié par la cérémonie appelée sob lór, « la prière pour lór ». Au lever du jour, les hommes de toutes les maisons parcourent le village en tout sens, détruisant tout sur leur passage, aussi bien les animaux que les plantes, ou les êtres humains qui oseraient se risquer dehors ; puis des offrandes sont faites à Hukum.
72Les réparations dues pour adultère sont elles aussi nombreuses et détaillées. Il y a le mari qui trompe sa femme, ou l’inverse, avec une personne mariée ou non, la fille peut ou non se trouver enceinte, demander le divorce du mari adultérin ou ne pas le demander, accepter ou refuser d’être la seconde épouse, etc. Les problèmes posés sont compliqués, il faut parfois rendre en partie ou totalement la compensation matrimoniale ; de nombreux cas sont prévus et la valeur des sanctions dépend de la gravité de la faute ; de toute manière, une compensation est due à Hukum et une partie en est versée à Adat ; cette dernière prestation est appelée tul Adat, « prévenir Adat » ; pour Hukum et Adat, ce sont des offrandes de bétel et d’arec, de monnaies (plus ou moins importantes suivant la gravité de la faute), parfois de nourritures. Les problèmes sont plus difficiles à résoudre s’il s’agit d’initiés ; en cas de fautes répétées ou d’adultères confirmés non résolus par un mariage, l’initié doit parfois être soumis à une seconde initiation ; en cas de mauvaise conduite notoire, il peut être rejeté du groupe des initiés, c’est-à-dire destitué de ses fonctions et remplacé par l’un de ses descendants.
73Les enlèvements par des hommes du village ou par des étrangers sont appelés lutur varaha « le mur d’enceinte est détruit », faisant allusion au mur qui entoure et protège les habitants du village, comme plus haut une transgression était assimilée à un dommage causé à la maison ou au voilier. Les ruptures de fiançailles dans le cas de mariages arrangés depuis l’enfance occasionnent des compensations données à la fois à Hukum et aux parents de la jeune fille. Enfin, il existe des sanctions pour les cas déjà évoqués de mariage entre personnes appartenant à des ordres différents ; la sanction la plus grave était la noyade, comme pour l’inceste frère-soeur ; dans les autres cas, il faut surtout payer le « prix du mel », prix qui correspond à la perte du rang.
74Il semble que les monnaies offertes en paiement de fautes à Hukum et à Adat ne puissent plus rentrer dans le circuit ordinaire des échanges ; le fait est vérifié pour d’autres paiements rituels, effectués pendant la culture du millet ; les monnaies sont déposées dans la maison du millet et n’en sortent plus. On dit mas na mam ou mas na mat, « l’or disparaît » ou « l’or meurt » ; les monnaies une fois données ou jetées à l’eau, le corps peut retrouver la santé. Le don définitif de monnaie permet de reconstruire ce qui est détruit et remplace le corps humain souillé.
75Il en est de même dans la sanction des meurtres. La prestation offerte pour meurtre à la famille du mort et à Hukum s’appelle tuv (on se souvient d’un autre sens de tuv, dans l’expression tuv har, exprimant la distance généalogique entre deux générations) ; elle est destinée à « remplacer le corps », holok itumun, et se compose d’un canon pour le tronc (du corps), d’un gong pour la tête, de bijoux et d’argent pour les membres ; un bijou en « or rouge » est donné à Hukum, pour le coeur et le foie. Pour le meurtre d’un esclave, seul le prix des membres, la somme d’argent et les bijoux, est donné en compensation ; ceci réduit la valeur de l’esclave à celle de ses bras et de ses jambes.
76La prestation tuv exprime aussi l’idée du remplacement des victimes animales. Ainsi, dans un rituel de la culture du millet, après avoir commencé les premiers défrichements, on « nourrit » les monnaies de trois maisons lors d’un rituel appelé fa’an mas, « nourrir l’or » ; par là, c’est le serpent de la porte d’entrée du village que l’on nourrit ; mais cette prestation est destinée à remplacer toutes les victimes du défrichement, les serpents, les lézards, les souris etc. qui ont pu être tués au cours de l’abattage des arbres. Le rituel est destiné à les remplacer afin qu’ils ne se vengent pas par la suite en détruisant les récoltes.
77Dans certains cas, le meurtre d’un homme n’est pas payé mais vengé par le meurtre d’un membre de la famille du meurtrier ; mais la prestation à Hukum pour le coeur et le foie est due par les deux familles. Il existe un cas de vengeance collective : un homme devint sorcier, il jetait des sorts à tout le monde, il était complètement fou, dit-on. Après avoir essayé plusieurs fois de le calmer et de le maîtriser, la société haratut se réunit pour une sorte de procès sur la place Vurfen et prit la décision de le mettre à mort. On le sortit un jour de chez lui, et après lui avoir passé une corde autour du cou, on le tua en le rouant de coups ; on alla jeter son corps devant sa maison en criant à sa famille : mu wad met ntub, « voici (le résultat de) la pêche » (le poisson) ; sa famille n’en voulut point et les meurtriers l’enterrèrent. Aucune compensation n’était due pour le meurtre sauf le lar ni wang, « la part du sang », en remplacement du coeur et du foie pour Hukum. Cependant, beaucoup oublièrent de payer et, pendant longtemps, ils furent malades, ils eurent des abcès et des blessures autour du cou, leurs enfants moururent, jusqu’à ce qu’ils aient offert la prestation à Hukum. Ainsi, la décision commune de toute la société avait suffi pour tuer un homme sans que la famille ait lieu de protester ou de demander une compensation ; mais la sanction de la loi, celle de Hukum, demeurait.
3. Conclusion
78De tout ce qui vient d’être dit, il faut d’abord tirer une conséquence : ce que nous avons appelé « monnaie » est bien réellement une mesure, d’abord des échanges entre maisons, c’est-à-dire de la force de la relation, des échanges entre villages, des sanctions concernant toutes les transgressions d’une certaine loi qui permet précisément d’organiser cette relation ; il ne s’agit pas d’un troc, une femme contre quelques biens doués de qualités particulières, mais d’une référence à un système de valeurs où un équivalent général permet de mesurer les actes essentiels de la vie (mariages, adoptions, sanctions, meurtres, etc.). Le canon « remplace » toujours un corps humain et il est intéressant que par une ironie du sort, un instrument de mort, le canon, soit devenu un instrument du passage à la vie, à la naissance, ou à la renaissance après une faute. La monnaie, le mythe le dit, est une référence à l’origine ; mais l’origine de la société n’est autre que ce petit nombre d’itin kān donnant des femmes aux étrangers pour assurer ensemble cette vie paisible du voilier avec lequel se confond la société. L’échange de monnaies prolonge celui des femmes ; c’est un autre aspect de la relation qui fonde la structure de cette société en maisons.
79On voit bien que ces deux aspects de l’origine sont indissolublement liés : l’échange de femmes montre une circulation orientée des monnaies, des preneurs vers les donneurs et ces monnaies sont alors les plus valorisées ; aucune monnaie « faible » ne circule lorsqu’il s’agit de « payer » les fautes ; seuls, les canons, les gongs, « l’or », mas, et jamais les plats et les tissus ; la relation à l’autorité passe par les monnaies « fortes » à l’exclusion des autres ; c’est bien que leur signification dépasse celle d’une simple « contreprestation » en échange d’un bien reçu ; elles sont le symbole de la relation fondamentale dans le monde des vivants, la relation d’alliance, et de la relation inévitable au monde surnaturel, gardien et support des croyances. Dans cette optique, il n’est pas indifférent que la société haratut soit, dans son rapport au dieu, conçue comme les « enfants » du dieu, tandis que la société lór est conçue comme les « neveux » ; bien sûr, il n’est pas précisé s’il s’agit de neveux d’oncles paternels ou d’oncles maternels ; mais on s’est bien rendu compte que la relation d’autorité ne passe pas par le père, et si l’on peut imaginer qu’elle passe en partie par les yaman a’an, les « pères aînés », frères aînés du père et aussi l’ensemble du patrilignage, il n’en est pas moins vrai que sa manifestation la plus forte est l’oncle maternel, les duad-nit, c’est-à-dire à la fois des « donneurs de femmes », indispensables à la continuité des maisons, et des « morts-ancêtres » particulièrement craints. La relation à l’oncle maternel est le lieu sociologique où s’opère le passage des valeurs « sociales » aux valeurs du monde surnaturel et par là peut être conçue comme un pivot de l’organisation sociale. Que fait-on alors de la relation aîné-cadet ? C’est l’autre articulation indispensable qui structure ces unités sociales entre lesquelles il y a une relation. Et l’alliance elle-même est subordonnée à cette conception, puisque les donneurs sont qualifiés d’« aînés » tandis que les preneurs sont des « cadets ».
80La réalité des maisons, qu’on a déjà fortement soulignée, prend ici tout son sens. Si les maisons sont les pôles de la circulation continue des prestations, celles-ci ne sont pas seulement matérielles comme à l’occasion des mariages, des deuils et des diverses actions d’entraide, mais aussi des prestations rituelles et symboliques qui honorent la coutume locale en même temps que la loi la plus générale. N’est-il pas frappant que les instances surnaturelles – duad-nit, wadar, mitu – n’aient de culte que centré sur une maison. Ainsi les relations avec le vaste monde surnaturel sont-elles toujours nouées entre des maisons. Aller d’une maison à une autre, c’est non seulement maintenir un lien social, mais aussi presque toujours honorer un ancêtre ou un esprit. C’est un peu comme si le panthéon se trouvait réparti dans chacune des maisons du village. Cette vision à la fois sociologique et cosmologique du village ne pouvait apparaître qu’après l’étude des prestations où se paient les dettes ordinaires, les compensations et les manquements à la loi locale comme à la loi universelle, lór et haratut. On aimerait ici suggérer que le village de Tanebar-Evav, à la fois société et représentation cosmologique d’un ordre immuable, est avec ses maisons comme un seul et vaste temple, celui-là même que semblaient avoir au fond des yeux les vieux du village lorsqu’ils évoquaient la légende selon laquelle cette société tenait sa loi de la lointaine île de Bali.
Notes de bas de page
1 Des offrandes faites aux ancêtres et aux morts, on dit ta piar il ; piar vient de l’indonésien piara « élever », « nourrir », des enfants, des animaux ; il indique le mouvement de retour : u ba, « je vais », u ba il, « je reviens ». Ta piar il, « nous nourrissons en retour » ; c’est-à-dire nous soignons en retour, nous élevons les morts, de la même manière qu’ils se sont occupés de nous, qu’ils nous ont nourris, et qu’ils continuent à le faire en nous assurant de leur protection ; il s’agit d’un échange.
2 Il y en a trois, mais ce ne sont pas les descendants des trois premiers hommes, fondateurs présumés des trois yam ; chaque maison honore l’un d’entre eux, et des maisons de deux yam différents peuvent honorer le même ; aussi ne savons-nous pas encore à quoi ils correspondent exactement.
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