6. L’adoption
p. 187-204
Texte intégral
1Nous étudions dans ce chapitre deux institutions que nous avons classées ensemble sous le nom « d’adoption ».
2La première a pour rôle de venir en aide à une maison ou à un rin sans postérité en lui fournissant un héritier mâle. Elle permet à une maison de se perpétuer en recevant un enfant moyennant une compensation. On pourrait étudier l’adoption en même temps que les autres formes de l’échange, dont l’intermariage, et mettre ainsi en parallèle une circulation des hommes avec la circulation des femmes ; l’adoption fournit en effet, plus sûrement que le mariage, l’enfant nécessaire à la descendance. Mais pour comprendre le jeu de l’adoption, il fallait d’abord connaître les relations qui, unissant les maisons, les autorisent à y chercher les futurs adoptés ; c’est pourquoi nous abordons seulement maintenant cette institution. L’adoption utilise le réseau des relations de la maison, renforçant parfois ainsi d’une façon significative les liens déjà existants. Lorsqu’elle implique des maisons détenant des fonctions importantes, le choix de la personne à adopter peut tenir du calcul politique pour le contrôle de la fonction et créer des conflits. Une adoption est toujours un acte important.
3La seconde institution est un don d’enfant en paiement d’une faute commise contre la coutume.
4On peut se demander si l’on est fondé à grouper ensemble les deux types « d’adoptions » qui semblent relever de principes tout différents et qui sont désignés par des termes distincts dans la langue. Mais d’une part, les gens du village les mentionnent ensemble, et de l’autre il y a dans les deux cas transfert d’un enfant d’une maison à une autre, accompagné d’incidences semblables. Ce sont là justifications suffisantes pour rapprocher ces deux institutions et pour ce faire nous utiliserons le terme commun d’adoption. Nous espérons que l’analyse une fois achevée, l’unité sous-jacente apparaîtra plus clairement.
5Comme on peut s’y attendre, l’adoption a des conséquences sur les réseaux d’alliance, mais aussi sur les relations hiérarchiques entre les maisons, qu’elle peut inverser ou renforcer. D’où l’intérêt particulier de son étude.
1. L’adoption par achat
6Dans cette structure immuable, avec ses maisons, ses ub et ses yam, l’adoption est le seul moyen permettant aux unités d’échange d’assurer leur continuité et de maintenir immuable la composition du village. Sans elle, les fluctuations démographiques feraient très vite disparaître certaines maisons et avec elles, les fonctions et les rituels qu’elles détiennent. Dans un système de filiation patrilinéaire, le fils doit succéder à son père ; s’il n’y a pas de fils, ou si ceux-ci sont inaptes à la succession – problème posé davantage de nos jours par les conversions à l’une ou l’autre des trois grandes religions –, il faut chercher un homme de remplacement pour assurer la continuité de la maison. Si un lignage s’éteint, un sang nouveau vient le ranimer pour occuper la maison, les fonctions, cultiver les relations et les terres qui appartiennent à la maison. L’individu adopté ne conserve pas avec lui les obligations et les charges de sa maison d’origine ; au contraire, il abandonne tous ses droits sur son ancienne maison, ses jardins et ses relations (il ne garde que ses relations de parenté ; il devra toujours du respect à son oncle maternel, mais ne lui devra plus de prestations). En échange, il endossera le réseau entier des relations de sa maison d’adoption et s’intégrera dans la généalogie de son parent adoptif, au point que les interdits de l’inceste devront être assumés par ses descendants : ceux-ci ne peuvent épouser les femmes interdites à la maison adoptive, même s’ils n’ont aucun lien de consanguinité avec elles.
7On observe de rares cas d’adoption dont la cause n’est pas un « vide » dans une maison, mais le défaut de paiement de la compensation matrimoniale. Les enfants de la soeur sont alors récupérés. Il en existe très peu d’exemples à Tanebar-Evav, et encore s’agit-il de mariages irréguliers.
8La procédure d’adoption par achat1 s’appelle ndok holok ou ndok lalin. Ndok est un verbe marquant l’état et veut dire aussi « s’asseoir » ; holok signifie « remplacer », « changer » ; c’est l’une des deux opérations de l’échange, remplacer une chose par une autre de nature différente, donner une compensation. Lalin a le même sens que holok, « remplacer » et s’oppose à slalin, « échanger » (quelque chose de même nature comme ci-dessus dans le mariage sivelek). Dans l’adoption comme dans le mariage, on donne une personne contre une compensation ; celle-ci s’appelle aussi velin comme le prix de la fiancée ; de l’adopté, on dit « qu’ils l’achètent à la place d’une femme », ra faha fo vavat. De même encore, la relation entre les partenaires est inégale, si l’on peut dire, le « preneur » reste débiteur envers son « donneur ». Pourtant la différence n’est pas aussi marquée car l’adoption, à l’inverse du mariage n’implique pas son renouvellement. La relation créée par l’adoption se maintient au-delà de l’échange proprement dit par des prestations cérémonielles mais ne se répète pas par de nouvelles adoptions.
9Il est rare que l’on choisisse un homme au même endroit où l’on choisit des épouses, c’est-à-dire parmi ses alliés donneurs de femmes. L’adoption utilise plutôt les autres relations d’une maison, soit le rin alterne, ou encore les maisons du ub ou du fam umum, parfois la maison « jumelle » de la relation baran ya’an war, parfois enfin les maisons alliées preneurs de femmes. Il n’y a pas d’ordre préférentiel ou de règle favorisant le choix dans telle maison plutôt que dans telle autre ; on remarque cependant une tendance statistique à choisir de préférence parmi les membres de son ub. Quelques exemples d’adoption permettront à la fois d’en comprendre le mécanisme en l’absence de toute règle impérative et d’en analyser les conséquences.
Adoption indépendante des intermariages
10Les cas les plus simples concernent les deux rin d’une même maison. Lorsque l’un des côtés vient à s’éteindre, si l’autre côté est pourvu de plusieurs frères, l’un d’entre eux change de côté moyennant une compensation minime. Les deux rin ne sont pas toujours unis par des liens généalogiques, mais ils ont tendance à agir comme des frères ; on a vu à propos du mariage un rin se substituer à l’autre comme donneur de femmes.
11Deux maisons agissant par paires à l’intérieur d’un ub suivent les mêmes principes ; par exemple Fator et Sirwod (nos 9 et 10), de même Τeli et Meka (nos 1 et 2). Ainsi, les deux côtés de la maison Sirwod ont été par trois fois renouvelés par des hommes de la maison Fator, dite « oncle » de la paire ; depuis, on a d’ailleurs tendance à considérer ces deux maisons comme une seule ou comme deux aspects de la même réalité. Leur origine et leur histoire sont pourtant distinctes, leurs fonctions sont différentes, mais elles sont solidaires dans un même ub et l’adoption répétée les a liées encore plus étroitement.
12Le fam umum aussi fournit des adoptés. Bien qu’appartenant à des maisons porteuses des fonctions les plus diverses, les lignages d’un fam umum se conçoivent comme une sorte de « famille étendue » et pratiquent l’entraide. Il en est ainsi chez les Levmanut ; la maison Marud a donné un homme à la maison Reng et quelques générations plus tard, celle-ci à son tour a donné un de ses enfants au côté gauche de la maison Marud (nos 5 et 7). La compensation offerte n’est pas considérable ; elle est avant tout destinée à prévenir l’esprit mitu de la maison que l’un de ses membres change d’appartenance et sacrifiera désormais à un autre mitu.
13L’exemple de la maison A (fig. 29) est particulièrement typique. Chargée de l’une des plus lourdes fonctions de la coutume, elle s’est trouvée sans descendants pendant quatre générations de suite, ce qui a entraîné quatre adoptions successives ; il semble qu’une malédiction s’attachait à cette maison. Aux deux premières générations, on fit appel à la maison B, du même ub et portant le même nom de lignage (ces deux maisons se considèrent comme trois rin mais « une seule maison »), A la troisième génération, on choisit chez un allié des origines, preneur de femmes, d’un autre yam et d’un autre ub, la maison C. Ici, l’histoire se complique. Un homme de la maison D (maison « neveu » de C dans le même ub) enleva la femme de l’adopté (dont l’unique enfant mourut en bas âge). Ce rapt fut chèrement puni, en effet son auteur tomba très malade et fut contraint à deux paiements, l’un à l’esprit Adat de la maison A (les femmes de cette maison sont en effet presque sacrées, car elles appartiennent à l’esprit le plus important du village), l’autre au chef de la maison C, moralement responsable, en tant qu’ « oncle », des fautes de ses « neveux ». La maison C s’engageait à compenser par le don de l’un de ses propres enfants le vol de l’épouse du chef de la maison A ; le prix de l’enfant fut versé par D à C, puis l’enfant de C fut remis à A : celui-ci a de nos jours une très nombreuse descendance et sa succession semble assurée.

(1) premier mariage de la femme en A, et (2) enlèvement par D
Fig. 29. Adoptions successives dans une même maison
14L’histoire a l’intérêt de montrer comment fonctionne le ub en tant qu’unité solidaire : une maison « oncle » du ub donne son enfant pour effacer la faute de la maison « neveu », coupable de l’enlèvement d’une femme appartenant à une maison sacrée. Des deux paiements, le premier règle l’adultère (et dans le cas de la maison A, aurait dû être payé par le don d’un enfant, voir ci-dessous section 2), le second est le prix de l’adoption, mais n’est pas payé par celui qui adopte, parce qu’on lui a volé sa femme et supprimé ainsi toute possibilité de descendance. Le choix de l’adopté à la quatrième génération chez un allié preneur de femmes n’est pas bien expliqué ; il est vraisemblable que le prix de la fiancée n’avait pas été complètement payé et que le preneur se trouvait donc encore débiteur En résumé, A prend deux fois chez B, qui fait partie de son ub et de son fam umum et deux fois chez C, son preneur de femmes et le co-responsable d’un enlèvement. Seule la dernière adoption a donné lieu à une compensation élevée.
Adoption associée à l’intermariage
15Si le donneur de femmes n’a pas d’enfant mâle pour lui succéder, il peut conclure un accord avec son futur gendre ; celui-ci ne paiera pas la compensation matrimoniale et soit lui, soit l’un de ses enfants issus du mariage sera donné en échange pour remplacer le chef de la maison donneur ; dans le premier cas, toute la descendance du gendre appartient à la nouvelle maison, dans le second, seul l’un des enfants change de maison. Lorsque le mariage a lieu avec la cousine croisée matrilatérale, l’adopté remplace son oncle maternel, le propre père de son épouse. Les preneurs de femmes sont ici transformés par l’adoption en donneurs d’hommes. Dans le premier cas, la transformation a lieu à la première génération, dans le second, l’échange a lieu sur deux générations.
16Un premier exemple (fig. 30) concerne trois maisons et illustre deux cas d’adoption. Il y a deux frères a1 et a2 dans la maison A. Le second se marie selon la coutume avec une fille de la maison Β du même yam dont il a des enfants a3. Par la suite, les autres enfants de la maison Β meurent sans laisser de descendance ; b1 décide alors d’adopter le mari de sa fille, a2, son propre gendre. Cette fille meurt ou divorce (nos informations manquent de précision), toujours est-il que a2 devenu b2 par son adoption se remarie ; de ce second lit naît un fils (qui sera de la maison B, soit b3, puisque son père y a été adopté). L’histoire se développe car l’aîné a1 de la maison d’origine A se trouve sans descendance. En donnant sa soeur en mariage à une maison C d’un autre yam, il conclut un accord selon lequel un fils de cette union lui sera donné pour le remplacer à la tête de la maison A. Le mari de la soeur, c, accepte et ne paye pas la compensation matrimoniale ; il a trois fils, dont l’un est donné à la maison A et devient sur notre schéma a4.
17Cet exemple montre que le fils a3 issu d’un lignage cadet aurait pu remplacer son oncle paternel à la tête de la maison, si un accord n’avait été conclu auparavant avec la maison C, lui demandant un fils pour perpétuer la lignée aînée de la maison A. On peut cependant se poser la question de savoir dans quelle mesure un fils de soeur (du groupe des alliés) est préféré à un fils de frère cadet (donc d’un même groupe patrilinéaire) pour succéder à un aîné privé de descendance. Nous n’avons pas de réponse dans ce cas-ci, mais d’une manière générale, cela dépend du contexte et de l’intérêt immédiat de chaque partenaire.

(1) et (2) : les deux mariages de a2 (b2)
Fig. 30. Adoptions associées au mariage
18Un autre exemple (fig. 31) a l’intérêt de montrer des adoptions de personnes appartenant à des ordres différents, entre trois maisons d’un même y am, A, Β et C. Le lignage de la maison A est noble, mais l’un de ses membres ayant épousé une femme de rang inférieur de la maison C, ses enfants sont des gens du commun ; le lignage de la maison C a perdu son statut de noble depuis quelques générations, après une faute ; les deux côtés X et Y de la maison Β sont nobles. Le côté X de la maison Β allant s’éteindre, X décide d’adopter un homme de la maison A, du même fam umum ; A lui donne en adoption contre une compensation l’un des hommes de rang inférieur, dont le père avait fait une mésalliance ; nous appellerons cet adopté x1. Le lignage du côté X de la maison Β devenait donc de fait inférieur. L’adopté x1 eut des fils, x2, qui, devenus chrétiens, ne pouvaient prétendre remplir les fonctions rituelles de leur père. x1 adopta alors l’un de ses gendres, x3, issu de la maison C et de rang inférieur. Par le jeu de la première adoption, il se trouvait que ce gendre était en même temps le neveu utérin de x1, la soeur de x1 ayant épousé un homme de C. Lors de la seconde adoption, celle de x3, il n’y eut pas de compensation, puisque l’adopté remplaçait son oncle maternel à la tête du lignage et ne versait pas de compensation matrimoniale.

Fig. 31. Adoptions s’accompagnant d’une différence de rang
19Le lignage du côté X de la maison C fut donc déclassé par la première adoption d’un homme de rang inférieur de la maison A ; les descendants de l’adopté durent alors épouser des conjoints de même rang qu’eux. On voit que l’adopté ne conserve pas seulement ses liens personnels de parenté (en ce qui concerne l’inceste par exemple), mais aussi son statut dans la hiérarchie des ordres, qui fixe celui de ses descendants. On peut penser que l’adoption d’un homme de rang noble pour perpétuer un lignage inférieur aurait pour conséquence de relever le statut de ce lignage ; nous n’en connaissons pas d’exemple dans le cas présent, mais c’est une possibilité.
20On voit bien en effet ici, au moins en ce qui concerne Tanebar-Evav, que le statut marque les lignages et les individus et non pas les maisons. Celles-ci sont marquées par leur place dans la structure du village, par leurs relations d’alliance et d’entraide qui ne tiennent pas compte, dans le principe, du statut des hommes qui les occupent ; les relations cérémonielles appartiennent à la maison, non aux hommes. Les relations de parenté et l’appartenance à l’un des trois ordres marquent au contraire les individus et par suite les lignages, et ne concernent pas la maison ; ainsi les deux côtés d’une même maison peuvent appartenir à des ordres différents. L’individuel et l’événementiel liés à lór (chap. 3) s’opposent clairement ici à la structure totalisante des maisons, immuables, chacune à sa place ; dans ce cas-ci où la perte de statut est due à une faute, la place de la maison ne change pas. Pourtant, selon le rang affecté au lignage qui l’occupe, la maison pourra ou ne pourra pas respecter ses relations d’alliance (du fait de l’endogamie des ordres). Ainsi, ce fait individuel peut avoir des conséquences temporaires sur la structure et les réseaux de relations ; les prestations continueront d’être échangées, mais il n’y aura pas de mariage possible tant que l’éventuelle adoption d’un noble n’aura pas relevé le statut du lignage. Il va de soi que de très nombreuses pertes de statut finiraient par provoquer des bouleversements profonds dans la structure. Notre propos n’est pas ici de le montrer mais de souligner seulement les diverses implications de l’adoption.
Adoptions sur deux générations : échange d’hommes
21Une autre forme de l’adoption équivaut à un échange d’hommes sans paiement lorsque la relation, au lieu de s’achever après une première adoption, s’inverse à la génération suivante. Un enfant est adopté selon les principes énoncés ci-dessus (parmi les relations de ub, de baran ya’an war ou parmi les alliés) mais sans aucun paiement, ou seulement un paiement partiel. L’accord prévoit en effet qu’un fils de l’adopté sera donné en échange pour remplacer son père dans sa maison d’origine.
22La maison A (fig. 32) s’adresse à son preneur de femme Β pour adopter un enfant ; la maison B, n’ayant pas d’enfant à donner, se tourne vers la maison C du même ub ; celle-ci accepte de donner un enfant à condition qu’à la génération suivante, un fils de l’adopté lui soit rendu. L’absence de compensation dans ce cas est caractéristique : il s’agit d’un échange d’hommes, un homme équivaut à un autre homme et l’offrande purement symbolique, marque seulement l’accord entre les trois maisons.
23Ce type d’échange différé connaît une variante qui montre bien l’importance des accords passés entre les maisons. Dans ce second exemple, un enfant de la maison A fut adopté par la maison Β en échange de sa mère. A la génération suivante, la maison A n’a pas de descendants ; elle s’adresse alors à la maison Β pour reprendre l’enfant donné en adoption. La maison Β accepte à condition qu’un fils de l’ancien adopté lui soit rendu en compensation. L’adopté revenu dans sa maison d’origine A, se maria, garda son premier fils afin d’assurer sa propre succession ; sa femme étant morte sans lui donner d’autres enfants mâles, il se remaria, et de ce second lit eut plusieurs enfants, dont un fils fut donné à la maison B : l’échange, ouvert depuis trois générations, se trouvait enfin refermé (fig. 33).

Fig. 32. Double adoption sans prestations
24Certaines adoptions non payées entraînent ainsi à la génération suivante des adoptions compensatoires dont le but n’est plus d’assurer une descendance. Le règlement de la dette est seulement différé, puis réalisé par le retour d’un enfant. Cela rappelle la forme d’alliance sivelek, où l’échange reste ouvert jusqu’au retour d’une femme. Il n’y a pas de paiement compensatoire, ni pour l’adoption ici, ni dans cette forme de mariage.

(1) et (2) : premier et second mariages du premier adopté
Fig. 33. Tractations successives d’adoption entre deux maisons
25Les conséquences de ce cycle en retour montrent bien la différence avec l’autre mode d’adoption : au lieu que l’adopté devienne un chef de maison en remplacement de son père adoptif, il devient le cadet adopté de plusieurs frères qui continuent d’exercer leurs droits dans leur propre maison ; l’adopté n’est qu’un frère de plus, soumis à l’autorité de l’aîné de sa maison d’adoption ; il dépend de l’aîné pour cultiver des terres, se marier, etc.
2. L’adoption en paiement d’une faute
26Le second type d’« adoption » est une compensation rituelle pour une faute grave commise contre la coutume. On ne dit plus alors « remplacer », mais « payer la dette », vear mat ; mat signifie « dette » et, comme verbe, « mourir ». Ce paiement répond à la transgression de l’un des interdits protégeant l’espace à l’arrière du village, oho mirin, demeure de l’esprit Adat. Cet espace bordé par deux chemins est sacré : il est défendu surtout d’y avoir des relations sexuelles, que ce soit avec sa propre épouse ou avec toute autre femme. En cas de transgression d’un interdit mineur (ramasser du bois, par exemple), de l’argent ou un bijou est offert comme paiement à l’esprit Adat et donné à son officiant, le chef de la maison Sulka. En cas de transgression sexuelle, un enfant est donné en « adoption » à la maison Sulka. Ici, loin que la maison adoptive ait à donner une compensation, c’est l’autre, celle qui s’est rendue coupable d’une transgression, qui doit se défaire d’un enfant sans contrepartie. L’enfant donné paye la dette ouverte par la faute commise, non contre les hommes, mais contre les esprits ; un paiement monétaire accompagne souvent le don de l’enfant. Le coupable donne généralement l’une de ses filles ; il perd tout droit sur elle et elle appartient désormais à la maison Sulka. Lors de son mariage, la compensation matrimoniale sera entièrement versée à la maison Sulka qui, le plus souvent, a élevé l’enfant jusqu’à l’âge adulte.
27Ainsi la maison d’origine perd une fille, et une éventuelle compensation matrimoniale ; elle perd peut-être aussi la possibilité de répondre à la demande de ses alliés preneurs de femmes et, obligée de chercher de l’aide dans ses relations pour satisfaire cette demande, se trouvera en position de preneur au lieu d’être normalement donneur de femme ; au lieu de recevoir la compensation matrimoniale, elle y contribuera sans doute, selon la procédure étudiée ci-dessus (chap. 5). Donner une fille en paiement d’une faute équivaut à subir une perte lourde de conséquences pour l’équilibre des échanges matrimoniaux.
28La maison coupable peut aussi donner un fils. Par là, elle prend le risque de se priver de descendance si d’autres enfants ne parviennent pas à donner de successeur à leur père ; peut-être sera-t-elle alors contrainte d’adopter un enfant en remplacement.
29Une faute grave commise contre l’esprit Adat à l’arrière du village ne peut être effacée que par une double amende, sous forme de paiement et de don d’un enfant ; il en est de même lorsque la faute touche directement la maison Sulka, adultère ou enlèvement d’une femme (comme dans l’exemple cité ci-dessus, section 1).
30Il semble que ce « paiement de dette » puisse être effectué pour le même genre de fautes envers les autres maisons ; nous n’en avons relevé aucun cas dans les généalogies et nos informations n’ont jamais été très claires là-dessus.
31On emploie aussi l’expression vear mat pour les enfants nés hors-mariage et laissés à la maison de leur mère. Ce n’est pas réellement une adoption ni un échange ; en effet, l’échange n’a pas été ouvert puisqu’il n’y a eu ni mariage ni paiement de compensation matrimoniale, mais plutôt faute contre la coutume. Le géniteur est privé de son descendant, et ne peut le revendiquer que s’il conclut un mariage avec la mère.
3. Adoption et alliance
L’adoption parallèle au mariage
32La circulation des hommes, l’adoption, supplée la circulation des femmes, l’échange matrimonial, lorsque celui-ci n’a pas rempli son but et procuré une descendance à la maison. Dans tous les cas, il s’agit d’assurer la continuité des maisons.
33Cette circulation des individus entre les unités échangistes est l’expression d’une certaine souplesse qui fait contraste avec la rigidité apparente de la structure en maisons. Dans le cas du mariage, la possibilité d’un choix parmi les alliés n’est pas infinie, mais elle existe cependant ; ce choix répond alors à un souci de satisfaire tel ou tel partenaire selon les circonstances.
34Dans le cas de l’adoption, les choix sont plus étendus, puisqu’il n’y a pas de règle, pas d’orientations des échanges, pas d’interdiction de telle ou telle maison ; l’adoption tire partie des solidarités de ub, de yam, de fam umum, des maisons « jumelles », des alliés. En cela elle se distingue des autres relations car elle est surimposée à des liens déjà tissés ; la demande d’un enfant ne crée pas une nouvelle relation, mais exploite un passé acquis et profite d’une circonstance favorable. De plus, elle n’est en principe pas renouvelée.
35Cependant, l’adoption est conçue comme un mariage ; on dit en effet ra faha fo vavat, « ils achètent (l’homme) comme une femme ». La compensation porte le même nom et le plus souvent comprend la série des mêmes monnaies : un canon « remplace » (holok) le corps de l’enfant comme il remplace celui de la fille donnée en mariage.
36Si les procédures de l’une et l’autre transactions sont très voisines, la comparaison ne saurait être poussée plus loin ; on ne saurait en effet dégager un « système » de l’adoption comme on a trouvé un système d’alliance. Il semble que l’adoption soit un phénomène sortant de l’ordinaire qui, pour répondre à un accident, en crée un autre ; on ne peut l’ériger en système.
Mariage uxorilocal et filiation utérine ?
37Si l’on compare les faits d’adoption avec le système des alliances, deux questions se posent : la première concerne l’uxorilocalité, la seconde, les modifications dans les réseaux d’alliés.
38Lorsque le donneur de femmes manque de descendance masculine, il peut adopter son gendre en renonçant à la compensation matrimoniale, ou il peut lui demander un enfant à naître du mariage en échange de sa fille. Dans le premier cas, le gendre fait un mariage uxorilocal ; il hérite de son beau-père en perdant ses droits sur sa propre maison. Dans le second, il y a un chaînon de filiation utérine puisque les enfants remplacent des descendants agnatiques et appartiennent à la maison du père de leur mère. Cela contredit la règle générale du mariage virilocal et la filiation patrilinéaire en créant une forme de mariage différente pour ceux qui, après accord, ne payent pas de compensation matrimoniale.
39Ces faits ne permettent cependant pas de définir à proprement parler un type de mariage au plan général ; le cas est rare et n’est provoqué que par un besoin, l’absence effective de descendance ; en aucun cas, le mariage ne prend cette forme lorsque le beau-père a des fils pour lui succéder. Il y a une possibilité légitime, donc une règle, mais seulement dans ce cas particulier. L’adoption n’est pas comme dans d’autres sociétés d’Indonésie (Berthe 1961) une alliance déguisée ou un palliatif au mariage impossible.
La rupture de l’alliance
40L’adoption entraîne parfois des bouleversements réels du réseau d’alliance si elle se produit chez des alliés, car elle interdit pour plusieurs générations, entre les deux maisons, la reprise des mariages conformes à la règle.
41On comprend aisément les raisons de cette rupture provisoire de la relation : la maison A est donneur de femmes à la maison B, et en principe une femme de A se marie avec un homme de Β à chaque génération. Si A donne un enfant en adoption à B, et puisque l’enfant doit continuer les relations de sa maison d’adoption, il s’ensuivrait qu’il devrait prendre une épouse chez son donneur A, donc à la même génération épouser sa propre soeur, ou à la génération de son fils, demander une cousine parallèle patrilatérale. Les deux solutions sont impossibles et la maison B doit provisoirement s’adresser à d’autres donneurs (et en principe jusqu’à la septième génération s’il est vrai qu’alors une cousine parallèle patrilatérale devient épousable). Dans le cas d’une adoption chez un preneur de femmes, le même phénomène se produit : la fille de cet adopté qui suivrait la règle de mariage épouserait alors son cousin parallèle patrilatéral.
42Ainsi l’alliance est interrompue pendant sept générations entre les deux maisons qui doivent alors utiliser les autres partenaires de leur réseau d’alliance pour trouver des épouses. On comprend la préférence marquée (20 cas sur 31) pour l’adoption dans des maisons plus proches, celles de son ub ou de son fam umum, qui sont plus rarement en même temps des maisons alliées, ou encore dans l’autre rin de la même maison. Mais l’adoption peut alors entraîner des modifications significatives dans les rapports hiérarchiques aîné–cadet ou « oncle–neveu » existant entre maisons d’un même ub ou d’un même fam umum.
4. Les modifications du statut ; les conflits
43Au niveau global du village, la différence de statut entre deux partenaires de la relation d’alliance, donneur et preneur, tend à disparaître dès lors que l’on considère la totalité des échanges. Il n’en est pas de même dans la relation d’adoption qui ne concerne jamais que deux partenaires ; le donneur, qui reçoit une compensation en échange de l’enfant, a une position supérieure. Il y a pourtant un cas où la relation d’adoption semble égalitaire, lorsqu’au lieu d’une compensation, un enfant est donné en retour à la génération suivante ; cet « échange » d’enfants rappelle l’échange de femmes sivelek : dans les deux cas, la relation est duelle et les objets de l’échange sont de même nature. La comparaison s’arrête là, car dans le mariage sivelek, on emploie l’expression slalin, « échanger deux biens de même nature », dans le cas de l’adoption, on dit lalin, « remplacer » une chose par une autre de nature différente.
44L’observation des faits montre que l’adoption peut avoir des implications diverses modifiant le statut des individus au-delà des positions formelles créées par la relation donneur–preneur.
45En premier lieu, l’adoption est l’occasion unique pour un cadet de devenir aîné à son tour (hormis la mort de l’aîné) et de se voir chargé d’un rôle que sa naissance seule ne pouvait lui valoir. Devenu indépendant de son aîné, il peut, s’il le veut, prendre une place prépondérante dans la vie du village.
46Mais à l’inverse cependant, lorsque A donne l’un de ses frères à Β pour prendre la tête de la maison B, A « sauve » B, et par l’intermédiaire de ce cadet donné en adoption, peut exercer un certain contrôle sur la maison B ; l’adopté en B peut pendant une certaine période continuer à dépendre de son aîné ; celui-ci peut en quelque sorte étendre son pouvoir au-delà des limites de sa maison, tendant ainsi à accroître son influence à l’intérieur d’un ub ou d’un yam.
47Enfin, lorsque l’adoption provoque le don d’un enfant en retour à la génération suivante, celui-ci se trouve en rivalité directe dans sa maison d’adoption avec les fils du frère de son père ; il est en position relativement inférieure vis-à-vis de ses frères adoptifs dont il dépend entièrement. La concurrence est toujours forte entre des frères, et bien plus encore entre des frères adoptifs. Il existe de nombreux cas de conflits dus à cette situation dramatique.
48Ainsi, dans un sens ou dans l’autre, on voit bien comment l’adoption peut modifier le statut des individus, soit faire d’un cadet un aîné, soit renforcer la position d’un aîné à la fois par l’influence qu’il peut exercer sur une autre maison et par le gain d’un frère cadet supplémentaire soumis à son autorité. On est ainsi amené à considérer l’adoption non seulement sous la forme d’un échange formel entre deux maisons mais aussi sous l’angle de la compétition, de la recherche de prestige et de pouvoir, parce que, plus encore que le mariage, elle implique des choix individuels et à la différence du mariage, ces choix sont moins formalisés. L’adoption provoque d’ailleurs bien souvent des conflits.
49Une histoire relativement récente permet de le montrer. Héritier unique des deux rin de sa maison A, un homme se retrouva sans descendance et décida d’adopter d’une part son petit-fils (le fils de sa fille) et d’autre part un fils de la maison Β du même ub. Mais, sans doute à la suite d’une querelle (dont nous ignorons la cause) avec le chef de la maison B, il changea d’avis ; il résolut d’adopter le fils de la seconde épouse de son gendre (sa fille était morte entre temps), c’est-à-dire son petit-fils classificatoire. La maison Β réagit violemment et peut-être A ne put-il affirmer suffisamment sa volonté. Après sa mort, le conflit continua. La maison Β refusait d’admettre l’adoption du second petit-fils (le fils du gendre), prétendant que la volonté du grand-père n’était pas respectée, que seule comptait sa première décision. L’affaire n’est pas terminée car l’adopté n’est encore qu’un enfant et n’a pas été initié. Le conflit est d’autant plus acharné qu’il met en jeu l’une des fonctions les plus importantes, celle de chef de la coutume. L’histoire que nous évoquons dure depuis une dizaine d’années et la tension se manifeste par des querelles entre factions toutes les fois que le village est assemblé.
5. Conclusion
50« L’adoption » en paiement d’une faute est à rapprocher de « l’adoption » en vue de la perpétuité de la maison car dans les deux cas il y a transfert d’un enfant d’une maison à une autre, perte de ses droits sur sa maison d’origine, perte pour ses parents de leurs droits sur lui ; la transaction s’accompagne chaque fois d’un paiement, mais tandis que l’un est donné en échange de l’enfant, l’autre accompagne l’enfant. La première tend à maintenir stable le nombre des maisons, la seconde répare les manquements à la loi et rétablit l’ordre.
51Ainsi, aux accidents, infécondité ou faute sexuelle, la société répond par un expédient, l’adoption ; celle-ci n’a ni le sens ni la portée d’une règle structurale comme celle de l’alliance ; c’est une procédure. L’infécondité est compensée par la venue d’un homme « acheté comme une femme », dont on espère faire un géniteur ; la faute sexuelle est compensée par la perte d’un enfant offert à l’esprit gardien de la loi.
52Tandis que l’idéologie de l’alliance crée une structure totalisante fondée sur la relation maintenant la permanence des maisons, l’adoption, qui ne suit pas de règles précises, dépend de choix individuels pour maintenir vivante la structure. Même quand elle va à contre-courant du système, interrompt les relations d’alliance et utilise la filiation utérine, elle garantit le principe fondamental, l’existence des maisons ; en quelque sorte, elle sauve l’alliance et la filiation patrilinéaire en agissant à leur encontre. Elle semble être l’articulation entre lór et haratut, lór, la référence à l’extérieur et à l’événementiel qui permet aux hommes de se différencier, haratut, la référence à l’intérieur et à la configuration inaltérable des maisons.
53On se souvient que tout au long des chapitres précédents, lór qualifie la société dans les rapports que les personnes entretiennent avec un universel extérieur à l’île. Ainsi, tandis que les ensembles ub et yam se réfèrent à haratut, les ensembles fam umum rappellent une histoire qui déborde le cadre structuré de l’île, les ordres, qui marquent les individus et les lignages et non les maisons, répètent les divisions respectées dans les archipels voisins. De même, ici, l’adoption fait place aux individus, à leurs choix, à leur histoire. Ainsi, l’anecdotique, l’historique, l’accidentel de l’adoption semble la placer du côté de lór, mais en même temps ses résultats ponctuels confirment la société haratut dans l’essentiel, la pérennité des maisons et la continuité des relations. Ainsi, l’adoption par achat semble être le point où s’articulent subtilement les valeurs différentes de lór et de haratut.
54Le don d’un enfant en paiement d’une faute à la maison Sulka est une sanction frappant l’individu coupable et par là, elle se place du côté de lór. Mais contrairement à la majorité des sanctions, celle-ci ne concerne pas l’esprit Hukum, mais l’esprit Adat, lui aussi venu de l’extérieur, porteur d’une loi étrangère, mais à la fois esprit et ancêtre Ubnus ; arrivé au village, il a reçu la garde de la montagne sacrée au centre, celle qui contient les valeurs de haratut. Sa demeure, l’espace sacré à l’arrière du village, est une zone intermédiaire entre le village et l’extérieur. Y transgresser un interdit est une atteinte à l’ordre de toute la société représenté par Adat, celui qui est à la jonction des deux lois, celle de haratut, de la montagne, dont il est le gardien, celle de lór qu’il a apportée.
55Ainsi, dans ses deux modalités, l’adoption renvoie à la fois à lór et à haratut, dont elle semble être l’une des articulations ; mais tandis que l’adoption par achat est au service de la perpétuité des maisons, l’adoption en paiement est au service des règles et des valeurs transcendentales.
Notes de bas de page
1 Sur les termes « paiement », compensation, « acheter », etc. et sur les prestations échangées, voir ci-dessous chapitres 7 et 8.
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