3. Maisons, groupes et ordres
p. 87-126
Texte intégral
1Dans la manière d’organiser son espace et par la série complète des termes qu’elle utilise pour parler d’elle-même, la société de Tanebar-Evav présente dès l’abord un aspect rigide et comme immuablement ordonné. Si l’on veut maintenant saisir le contenu de cet assemblage complexe et la composition des diverses unités sociales, il convient d’étudier en premier lieu la maison avec ses deux côtés, les rin, qui définissent les lignages patrilinéaires, puis les unités intermédiaires, les ub au nombre de neuf, puis les trois unités supérieures, les yam. Recoupant cet ensemble, on rencontre le fam umum, qui fait problème. Enfin dans l’archipel de Kei, plus qu’ailleurs dans les Moluques, la société se divise en trois ordres dont on trouve certains aspects dans le village de Tanebar-Evav qui, de ce point de vue, semble présenter quelque particularité.
2Le but de ce chapitre est de dégager, à travers la richesse des données, les principes qui à tous les niveaux structurent la société.
1. La maison
3Vingt-trois maisons traditionnelles, au sens à la fois d’habitation et de groupe social, composent la société de Tanebar-Evav1 ; autrefois elles étaient toutes groupées dans le village du haut, mais aujourd’hui deux d’entre elles sont construites en bas de la falaise, tandis qu’une autre n’était pas encore rebâtie lors de notre séjour en 1973. Chacune a sa position déterminée dans l’espace du village et se rattache spatialement et sociologiquement à l’une des trois places, même si elle ne s’y trouve plus en tant qu’édifice.

Fig. 13. Tableau récapitulatif des maisons, des ub, des yam et des fam umum
4Ces maisons portent des noms propres (fig. 13). Certaines existaient à l’origine du village, d’autres ont été créées par fission, ou encore intégration d’éléments étrangers, et il semble qu’il n’y ait pas eu de changement depuis des générations. Ensemble, elles forment le cadre fixe, immobile, rigide de la société du village ; les hommes seuls se déplacent.
5Entité sociale et non simple lieu de résidence, la maison, rahan, constitue l’unité exogame ; elle détermine le groupe social de référence qui renvoie à la structure d’ensemble du village. Pensée comme un corps humain, avec pour tête un ancêtre fondateur, elle comprend deux côtés, droit et gauche ; ce sont les chambres latérales rin encadrant la pièce centrale : rin mel, « pièce de droite » et rin balit, « pièce de gauche », encore opposées en aîné/cadet. En principe patrilinéaire, l’unité sociale formée par la maison est divisée en deux groupes considérés comme frères (classificatoires, l’aîné et le cadet) et occupant chacun un rin. Chaque côté ou rin correspond ainsi à ce que l’on peut appeler un lignage patrilinéaire. Si l’ancêtre fondateur a parfois donné son nom au groupe social formé par la maison (voir plus loin au sujet du fam umum), chaque lignage défini par un rin porte le plus souvent un autre nom qui est le patronyme des membres du lignage (généralement composé du nom du fondateur du lignage suivi de ubun, « petitsenfants », c’est-à-dire « descendants d’un tel »).
6Il n’y a pas de terme local pour exprimer l’idée du « lignage » en tant que groupe social, mais seulement un mot pour désigner le lieu, rin, qui contient ce groupe social ; on appartient au rin mel ou au rin balit de telle ou telle maison. Cependant, depuis longtemps, le mot fam (qui semble venir du hollandais familie « famille ») est employé pour parler du lignage2 ; on dit alors appartenir au fam X de la maison Y : le nom du fam est le même que celui du lignage. La préférence se porte néanmoins sur la référence à la maison comme groupe d’appartenance, en précisant « côté droit » ou « côté gauche ».
7Théoriquement, toutes les maisons sont divisées en chambre de droite et chambre de gauche, c’est-à-dire formées de deux lignages distincts. En fait, neuf maisons ne sont actuellement occupées que par un seul lignage (on dit alors un seul rin), et il semble qu’il en ait toujours été ainsi.
8Les deux rin d’une même maison contiennent généralement des lignages issus d’un même ancêtre très éloigné, non repérable dans les généalogies. Parfois les deux rin définissent au contraire deux lignages d’origine totalement étrangère. Enfin, on ne connaît pas toujours l’histoire lointaine de chaque lignage. Ce n’est plus alors le lien généalogique qui compte, mais l’histoire mythique ou réelle qui lie les deux groupes : par exemple, un lignage occupant la maison accueille dans certaines circonstances un lignage étranger à l’île ; il lui donne des terres et lui cède une fonction, qui appartiennent ensuite définitivement au second rin. Quelle que soit l’origine des lignages, les membres d’un rin ne peuvent épouser ceux de l’autre rin de la même maison.
9Les deux côtés d’une maison sont hiérarchisés : le côté droit est aîné, le côté gauche est cadet. La prééminence est au côté droit en ce sens que dans toutes les affaires concernant l’ensemble de la maison, c’est le lignage aîné qui décide, qui parle, même si le lignage cadet est d’origine différente. Le côté droit représente généralement le lignage originaire, celui de l’ancêtre fondateur de la maison.
10Un seul rin peut aussi abriter un lignage composé de segments reliés à un même ancêtre, remontant à trois ou quatre générations ; il s’agit alors d’un segment aîné et de segments cadets qui portent le même nom.
11Si du point de vue de l’exogamie la maison, rahan, est le groupe pertinent, du point de vue de l’échange le rin est l’unité minimale ; lorsque la maison est composée d’un seul lignage, unité exogame et unité d’échange se confondent. Formé de vingt-trois maisons, dont neuf n’abritent qu’un seul lignage, le village comprend trente-sept lignages, ou rin, ou fam, ou unités d’échange minimales.
12Il est nécessaire de distinguer entre unité exogame et unité d’échange, car le rin est l’unité à laquelle sont attachés les titres, les fonctions, les rituels mais aussi la propriété du sol et des plantations de cocotiers ; les relations fixes d’échange sont établies entre rin de sorte que deux rin d’une même maison n’ont pas les mêmes partenaires ; la fonction de Tuan Tan appartient au côté droit d’une maison, telle autre fonction ou tel rituel appartient au côté gauche ; le côté droit sacrifie à l’esprit Labul, le côté gauche sacrifie à un autre esprit, Larmedan, par exemple. Chaque rin forme ainsi une unité distincte de l’autre rin, avec sa fonction, ses terres, ses liens, tout en faisant partie d’une entité plus vaste, la maison, dont il n’est qu’une moitié.
13Unité d’échange, chaque rin définit ses partenaires dans les alliances matrimoniales, dans les relations spécifiques d’entraide, etc. Un rin droit ou gauche d’une maison est allié avec un autre rin d’une autre maison, et dans une telle relation, le rin est désigné le plus souvent par le nom de la maison suivi de « droit » ou « gauche », par exemple Teli mel ou Teli balit ; et, si la maison ne contient qu’un seul lignage, on mentionne de même plutôt le nom de la maison que le nom du lignage ; on dit que la maison Welob a une relation d’alliance avec la maison Hernar. Toutes les maisons et tous les rin du village sont liés ainsi en des réseaux qui déterminent les relations entre les groupes et assurent la continuité des échanges dans le village. L’appartenance d’un individu à une maison et à un rin définit sa place dans la société et délimite ses droits et ses obligations face à ses partenaires des autres maisons et des autres rin.
14L’aîné des descendants du lignage est à la tête du rin (ou de la maison si elle n’a qu’un seul lignage) ; c’est lui qui détient la charge et le titre, qui a la garde des terres, des propriétés et des rituels du rin. Le fils aîné succède à son père, il a autorité sur ses frères cadets ou sur les segments cadets ; il répartit entre tous les terres et les plantations de cocotiers, à charge pour chacun de les entretenir et de les faire fructifier ; en cas de conflit, il peut opérer une nouvelle répartition des terres entre ses frères ou entre les segments. (Actuellement, dans tous les cas où il y a un segment cadet, les parts sont restées les mêmes depuis plusieurs générations et le partage semble définitif.) Le rin, et la maison si elle n’a qu’un seul lignage, sont les seules unités sociologiques auxquelles sont attachées des terres ; les ub et les yam n’ont pas de réalité territoriale, sauf dans l’espace particulier de l’agglomération villageoise.
15Autrefois, tous les membres du lignage vivaient sous le même toit ; les fils résidaient dans la maison de leur père et chaque côté de la maison était occupé. De nos jours – et c’est ainsi que le village du bas a commencé à se développer – les fils mariés ont tendance à se construire une habitation séparée, généralement en bas de la falaise ; à la mort du père, et pour le remplacer, l’aîné viendra habiter dans la maison traditionnelle du village du haut3. Il est essentiel que la maison soit habitée, entretenue, et que l’aîné du lignage y accomplisse les rituels et les offrandes. La résidence est patrilocale, mais au début du mariage, lorsque la majeure partie du prix de la fiancée n’a pas encore été versée, il arrive que le jeune couple réside chez le père de la mariée et l’aide dans ses occupations. Cette situation provisoire dure parfois longtemps après la mort du père de l’épouse ; la maison est alors occupée par un gendre ; celui-ci ne va dans sa maison d’origine que pour y effectuer les rituels nécessaires. Mais si la maison est trop longtemps vide de ses membres légitimes, les maladies ou les problèmes des occupants sont attribués à la colère des ancêtres et des esprits de la maison qui se sentent abandonnés ; on assiste alors à un mouvement tournant de déménagement général et chacun reprend sa place dans sa maison d’appartenance.
16Une maison ou un rin ne saurait disparaître même si le lignage s’éteint, car sa terre, ses fonctions, et sa place dans le village demeurent ; il suffit de remplacer les descendants manquants au moyen d’une procédure d’adoption. L’adopté peut venir de n’importe quelle autre maison du village ; il prend alors le nom, la fonction, les titres ; il cultive les terres et les plantations et abandonne tous ses droits sur sa maison ou son rin d’origine ; ses enfants hériteront de sa nouvelle position. Seul compte ici le fait que la maison ou le côté de maison ne doit pas rester vide. On peut dire que la société du village est organisée en maisons, comme en une forme fixe à travers laquelle les hommes passent.
17Les maisons sont associées chacune à l’une des trois places du village et aux esprits liés à celles-ci ; de plus, chaque maison est protégée par un esprit particulier (protecteur de la demeure et non du groupe lignager), auquel l’aîné du côté droit de la maison fait régulièrement des offrandes. Dans les relations entre vivants comme au niveau surnaturel, les maisons sont des références tangibles, repérables sur le sol et autour desquelles s’organise la société, ses croyances et sa pérennité.
18Ainsi, la maison est comprise comme une personne morale, comme un être social, et le lignage lui-même n’est conçu qu’en tant que côté droit ou gauche de telle ou telle maison, c’est-à-dire en relation avec la maison dont il fait partie, ou encore comme une des deux parties d’un tout, la maison. L’introduction d’un terme sans doute emprunté, fam, pour désigner le groupe familial, isole ce dernier de son contexte, la maison (alors qu’il n’y a pas de terme local pour désigner le lignage comme groupe social) et montre bien la difficulté d’appréhender cette réalité différente de la nôtre : on a recours à un terme qui permet d’identifier l’individu par rapport à ses ancêtres mais ignore son insertion dans le village, c’est-à-dire qu’on méconnaît complètement la structure de la société, des maisons et les relations entre les maisons.
19Le groupe social se définit donc par une maison et ses deux côtés, c’est-à-dire par rapport à un point fixe situé dans la structure du village. La référence n’est pas faite à une résidence au sens purement local, mais à une localisation dans un espace structuré sociologiquement. Ce sont les rin ou les maisons situées dans cet espace structuré qui sont les supports des titres, des fonctions, des cultes des esprits, des terres. C’est pour maintenir l’occupation d’un rin que le nom du lignage ou du groupe peut être donné à différents individus, quelle que soit leur origine. Nous ne sommes pas non plus en face d’une réalité segmentaire ou lignagère qui définirait des groupes. Ce n’est pas un ensemble de lignées composées de tels ou tels ancêtres qui organise la société, c’est l’ensemble des maisons liées entre elles par des échanges, des mythes, des croyances qui forme une structure dans laquelle les hommes s’inscrivent et se meuvent, au besoin sans tenir compte de leur lignage d’origine. On voit bien que ce n’est pas la légitimité lignagère qui donne leur contenu aux maisons, mais les maisons qui possèdent les détenteurs de droits et de fonctions indispensables à la vie sociale.
20Tout se passe comme si la patrilinéarité était sociologiquement modelée de façon impérative par un autre principe qui lui serait supérieur. Nous sommes loin d’une société de type segmentaire qui renvoie à une échelle généalogique de segments gradués, dont le nombre à chaque étage dépend de celui des frères ou des cousins, tous égaux entre eux.
21Ici, quoi qu’il en soit des fluctuations du nombre de frères, la maison est une et ne comprend jamais plus de deux côtés. C’est là une forme intangible, qui impose toujours à la série des collatéraux mâles le moule de la paire aîné-cadet. Cette simplification est plus forte et unit en un même destin les cadets en surnombre. La structure de la maison semble donc un obstacle au développement d’une patrilinéarité égalitaire en ce qui concerne les frères. Elle pose la hiérarchie dans la dualité.
2. Les neuf groupes
22Les vingt-trois maisons du village sont distribuées en neuf groupes appelés ub, formés d’une ou de plusieurs d’entre elles. Chaque maison, qu’elle comprenne un ou deux rin, appartient à un ub ; le ub groupe des maisons, non des lignages, et l’appartenance au ub est fonction de l’appartenance à une maison.
23Cette division du village en neuf groupes – ub i si ou wadar en si – est expliquée par le culte des wadar, ces neuf paires d’ancêtres mythiques fondateurs des ub. Chaque wadar demeure dans l’une des maisons du groupe où on lui apporte des offrandes. Ces ancêtres n’ont pas de nom reconnu, et l’on ne peut retracer de lien généalogique jusqu’à eux. Rappelons que ub désigne aussi les grands-parents, et la jarre de terre cuite contenant l’eau ou le millet.
24Un ub est d’abord un groupement de quelques maisons qui sacrifient au même wadar et agissent ensemble en certaines occasions cérémonielles ; il ne détient aucune fonction d’autorité, et ne possède aucune terre.
25Alors que les maisons ou les rin semblent se référer à un principe unilinéaire et à un ancêtre fondateur qui généralement a donné son nom au lignage, chaque ub honore une des neuf paires d’ancêtres du mythe et fait donc partie intégrante du village comme totalité. Il n’y a pas de relation segmentaire entre les ub et les maisons ; le ub n’est pas compris comme un niveau supérieur de la structure unilinéaire. Les maisons constitutives du ub n’ont le plus souvent aucun lien entre elles, si ce n’est la référence commune à cette paire d’ancêtres auxquels elles rendent un culte. (Les ub sont des ubun, des « grands-parents », dont il faut s’occuper et qu’il faut honorer en échange de leurs soins et de leur protection.) Il n’y a pas de filiation avec ces ancêtres, mais un lien mythique indifférencié, qui permet à chaque maison de révérer les wadar comme des ancêtres.
26Si l’on considère maintenant non plus l’origine des ub mais leur composition et leur fonctionnement, on constate une absence d’homogénéité qui pose de nouveaux problèmes. On trouve des ub composés d’une maison, parfois de deux, parfois de quatre.
27Ainsi, un des ub est constitué de la seule maison 7 (fig. 13). Son nom est formé de celui des deux lignages droit et gauche de la maison. Ces lignages sont d’origines différentes et étrangères au village ; il semble que l’un et l’autre proviennent du nord de l’île de Kei Kecil. Il n’y a aucun lien de parenté et rien de commun entre eux, si ce n’est le fait qu’ils ont été accueillis dans le village, où ils ont reçu des terres, des rituels, des fonctions, et qu’ils ont fondé cette maison ; ils sacrifient tous deux au culte du même wadar. Le nom du ub rappelle son histoire, mais sans relation avec l’origine mythique des wadar, et il en est de même pour les autres ub. Ici, la composition du ub est totalement hétérogène et le principe de filiation est inopérant pour en comprendre la structure ; celle-ci relève d’autres principes qu’il reste à définir.
28Les trois ub composés de quatre maisons soulèvent à peu près les mêmes problèmes. Le nom du premier, Rahakratat (maisons 1 à 4, fig. 13), n’est pas un nom de lignage ni d’ancêtre et n’éclaire en rien son origine ; le second, Soar-Taver (maisons 9 à 12), se réfère aux fondateurs de deux maisons du ub ; le troisième, Rahanmitu (maisons 13 à 16 et 8bis), porte le nom de l’un des trois lignages fondateurs du village qui est aussi le nom de l’un des yam ; c’est un nom qui se réfère aux origines. Dans ces trois cas, les maisons du ub n’ont pas d’ancêtre commun ; les ub semblent constituer une structure d’accueil dans laquelle les maisons se sont insérées progressivement, autour d’un ou de deux lignages fondateurs. A nouveau, leur seul point commun est le culte des ancêtres wadar effectué par toutes les maisons du ub dans la maison du wadar. La division du village ne fait pas jusqu’ici référence à une organisation lignagère, mais plutôt à un nombre fixe d’éléments liés à une histoire mythique, à un culte et à des rituels.
29La confusion s’installe avec les cinq derniers ub dont quatre sont formés chacun de deux maisons. Deux d’entre eux, le ub Fakil’ubun (maisons 5 et 6) et le ub Eler (maisons 22 et 23), forment explicitement ce qu’on pourrait appeler un clan patrilinéaire; les deux lignages d’une des maisons et l’unique lignage de la seconde maison proviennent d’un ancêtre commun qui a donné son nom au ub – Fakil dans un cas, Eler dans l’autre. De ces deux groupes de maisons, on dit : trois rin mais une seule maison ; on sait que la seconde maison provient d’une scission, et elle a conservé la référence au lignage fondateur. Dans cet exemple, non seulement les deux rin d’une maison, mais le lignage d’une autre maison sont liés tous trois entre eux par des liens généalogiques reconnus bien que difficilement retraçables. Et ici encore, il n’y a pas de rapport avec la paire d’ancêtres mythiques fondateurs du ub.
30Les trois ub composés des maisons 17 et 18, 19 et 20, et 21 portent le même nom Fa’an-E Wahan. Fa’an est le nom d’un lignage fondateur du village (comme Rahanmitu) et de l’un des yam ; Ε Wahan est le nom du yam dans lequel se trouvent ces trois ub. Il semblerait que quatre maisons se soient groupées autour de la maison occupée par le lignage Fa’an. Cependant, toutes ces maisons sont d’origines différentes et sans aucun lien entre elles. Bien qu’ils portent le même nom, il s’agit bien de trois ub qui honorent les wadar dans trois maisons distinctes. Ici encore, une seule maison (n° 21) forme un ub à elle toute seule ; elle comprend un lignage originaire du village (Fa’an) et un lignage étranger.
31A la vue de toutes ces différences, on ne peut pas dire que le ub soit un groupe de descendance, bien qu’il tente de ressembler à un tel groupe. On pourrait le concevoir comme un groupe rituel offrant un culte à des ancêtres, mais son fonctionnement en tant que groupe social aux activités multiples dément cette interprétation restrictive.
32Il existe une hiérarchie à l’intérieur du ub, qui imite celle de la maison. En effet, on dit que la demeure du wadar est la maison aînée dont le chef est considéré comme le chef du ub ; on ne dit pas que les autres sont des cadettes, mais cela est bien évidemment sous-entendu. Les maisons liées par paires ont des positions spécifiques exprimées par les termes yaman a’an et yanan duan qui signifient respectivement « frère aîné du père » et « neveu ». Le premier terme désigne d’une manière plus générale tous les oncles paternels et en définitive tous les hommes du lignage patrilinéaire. Ainsi, certaines maisons sont « neveux », les autres sont « oncles paternels », et chaque terme définit la position de la maison par rapport à l’autre dans leur relation. Nous avons dit, à propos de lór, qu’il s’agit là d’une relation d’autorité. Mais pris dans son ensemble, le ub reconnaît une supériorité unique, celle de la maison aînée sur l’ensemble des cadets sans distinction, et on ne mentionne pas ici la relation duelle oncle-neveu. Ce qui, dans un système segmentaire, serait au même niveau, est au contraire ici non égalitaire, soit au niveau de chaque paire, soit au niveau de l’ensemble. Ici encore la forme est contraignante, quel que soit le sort changeant des hommes. Ces positions respectives prennent toute leur dimension dans la réalité concrète, comme nous allons le voir en décrivant le fonctionnement du ub.
33En tant que groupe, le ub se concrétise aussi bien dans la réalité spatiale que sociologique. Dans le village, les maisons se font généralement face, deux à deux, par ub ou par paires à l’intérieur d’un ub de quatre maisons, délimitant ainsi une petite place qui le plus souvent porte elle-même un nom. De même, dans les chants, les histoires et les formules traditionnelles, les maisons sont groupées deux par deux ; lorsque l’on prononce le nom de l’une, celui de l’autre vient immédiatement aux lèvres, puis les noms des maisons de l’autre couple dans les ub à quatre maisons ; c’est une formule rythmée que l’on récite et qui montre l’indissociabilité de ces paires de maisons ; on dit ainsi Teli-Meka Welob-Yelmas, Maskim-Kadom Fator-Sirwod, Korbib-Hernar Sokdit-Tokyar, etc. Elles sont liées par l’histoire, le rituel, les chants, jamais l’une ne va sans l’autre.
34Au niveau empirique, cette association se traduit par une grande solidarité renforcée par des liens étroits de voisinage ; les galeries se font face, les femmes y sont tout le temps assises à travailler ; le soir, les hommes s’y réunissent pour discuter. Mais il ne s’agit pas seulement d’intérêts ou d’entraide entre proches voisins. Le ub a une autre réalité sociale ; groupées ainsi, les maisons ont des responsabilités communes dans l’organisation de la société ; le ub participe collectivement à tous les événements de la vie de l’une ou l’autre de ses maisons : mariages, naissances, deuils, de manière plus intense que ne le font les autres maisons du village. En cas de maladie, par exemple, on commence par prendre l’avis des membres de son ub.
35Le ub a un rôle dominant dans la résolution des conflits ; si, par exemple, une dispute à propos de droits fonciers éclate entre frères d’une même maison ou entre deux côtés, et si le lignage ou le côté aîné n’arrive pas à le résoudre, on fait appel à la maison immédiatement supérieure, c’est-à-dire soit à celle qui est qualifiée d’« oncle », soit à « l’aînée » du ub. On s’adresse toujours à l’aîné représentant l’unité supérieure à celle qui connaît le conflit, d’abord un côté de maison, puis « l’oncle » dans un couple de maisons, puis l’aîné des quatre maisons.
36Prenons l’exemple des maisons Fator-Sirwod Maskim-Kadom du ub Soar-Taver (maisons 9 à 12, fig. 13). Fator représente « l’oncle » pour Sirwod, de même que Kadom est « l’oncle » de Maskim ; mais Fator est la maison aînée du ub. Un conflit à Maskim (n° 11) sera d’abord traité par Kadom (n° 12) ; de même qu’un conflit à Sirwod (n° 10) sera d’abord traité par Fator (n° 9). Mais un conflit à Kadom sera par contre directement porté devant Fator (fig. 14).
37Il faut préciser cependant que, dans les cas graves, tous les membres du ub se réunissent en assemblée pour discuter du problème ; les débats sont alors dirigés par le chef de la maison aînée du ub, et tout le monde participe et s’exprime, les femmes comme les hommes ; les décisions sont prises après accord général et non imposées d’en haut ; un problème posé dans la maison aînée du ub sera réglé de la même manière.
38L’unité sociologique du ub se révèle aussi au niveau des relations spécifiques entre maisons ou côtés de maisons, dans le cadre général du village. Le ub n’agit pas en tant que tel, il n’offre lui-même aucune prestation, il n’y a pas de relations globales de ub à ub ; mais lorsqu’une maison agit, toutes les autres du même ub lui viennent en aide et se rangent à ses côtés. Lors des discussions pour préparer un mariage, les autres membres du ub sont généralement présents pour soutenir la maison intéressée. Ils prennent une part active aux préparatifs matériels et contribuent souvent aux prestations du prix de la fiancée. Le ub n’est pas une unité d’échange, mais une sorte de groupe solidaire pour chacune des maisons qui le composent. Ainsi, une relation permanente liant une maison X avec la maison A d’un ub entraînera, dans le cas de funérailles dans une maison Β du même ub que A, des prestations de la part de X à la maison Β (fig. 15).

Fig. 14. Relations entre maisons à l’intérieur d’un ub de quatre maisons

Fig. 15. Relations entre un ub et une maison extérieure
39Ce rassemblement de tous les membres d’un ub derrière un rin d’une maison du ub pour une occasion cérémonielle est connu sous le nom de temar vut. Temar est le nom donné au bambou lorsqu’il est jeune et mince ; vut est le nombre dix ; temar vut, « les dix bambous », évoque l’image d’un jeune pied de cette plante aux tiges serrées en touffe les unes contre les autres. Cette image évoque, d’une part, la solidarité des maisons d’un ub chaque fois que l’une d’entre elles est engagée dans des échanges, et d’autre part le fait qu’elles se reconnaissent comme une unité, une collectivité vis-à-vis de la paire d’ancêtres mythiques wadar. On saisit là à la fois la structure interne du ub et sa place en tant qu’unité majeure de la société globale.
40A l’intérieur du ub, on fait référence à différentes relations de parenté : oncle paternel-neveu ou encore aîné-cadet. Si ces deux dernières relations témoignent d’une hiérarchie entre les maisons du ub, ni l’origine mythique, ni la réalité historique ne font du ub un groupe de descendance patrilinéaire, et cela malgré les efforts de chacun pour le rapprocher fictivement de ce modèle. On retiendra que le rôle de la maison dite « aînée » du ub est semblable à celui de l’aîné du patrilignage (rin) ou de la maison complète à deux côtés. C’est cet agencement hiérarchique qui ordonne le ub. Quant à la relation mythique homme–femme au temps de l’origine des ub, elle peut se comprendre soit comme une relation frère–soeur, soit comme mari-femme, c’est-à-dire frère-soeur classificatoire dans la relation originaire des maisons aînées de ub entre elles. Dans le premier cas, la relation frère–soeur condense à la fois la possible relation incestueuse des origines et la nécessité de suivre des règles de mariage non encore explicites. Dans le second cas, elle renvoie aux règles explicites du mariage asymétrique avec la cousine croisée matrilatérale, dite ‘soeur’dans la terminologie avant de s’appeler épouse. L’incorporation possible dans le ub des descendants de ‘soeurs’mariées à l’extérieur ou à l’intérieur rappelle la composition non unilinéaire des ub. On reconnaît donc dans la formation mythique des ub un trait de parenté indifférencié qui contraste avec l’aspect patrilinéaire. On retrouvera cette dualité lors de l’analyse du système de parenté.
41Tous les ub sont équivalents vis-à-vis de la société globale. Le mythe en compte neuf, et les rituels confirment ce nombre immuable. Cette forme renvoie-t-elle au système des mariages ? Il existe des mariages à l’intérieur des ub, mais les gens disent que ce devrait être l’exception, comme si les ub avaient une vocation exogame. Du point de vue de la société du village dite haratut, on peut voir ces neuf ub apporter de l’ordre entre les maisons, comme neuf jarres pleines et rondes remplies des ancêtres et des vivants. Il reste maintenant à les répartir autour des trois places du village.
3. Les trois groupes
42A un niveau supérieur, les trois yam se comportent de la même façon que les ub. Ils correspondent à une division tripartite de la société qui s’inscrit d’abord sur le plan spatial, et qui définit les trois parties du village autour des places principales ; on parle alors des trois la’oan. On a montré comment les trois yam ou ngiar i tel se réfèrent littéralement à des pères, des ancêtres et aussi à des objets pouvant contenir de la nourriture et métaphoriquement des ancêtres.
43Sociologiquement, les trois yam contiennent les neuf ub selon la répartition suivante : le yam Rahakratat comprend trois ub, le yam Rahanmitu deux, le yam Ε Wahan trois ; enfin, le ub Eler participe à la fois du premier et du troisième yam.
44Rappelons le mythe d’origine qui fournit une explication possible de l’existence des yam ; il se rapporte au « nombril de l’île », nuhu fuhar, l’un des centres du village : trois hommes sont apparus à cet endroit, à l’aube du premier jour, après le chant du coq ; ces hommes sont les fondateurs des trois lignages du village dont les maisons sont en quelque sorte à la tête chacune de l’un des trois yam : ce sont les maisons Marud (n° 5, fig. 13) (yam Rahakratat), Korbib (n° 13) (yam Rahanmitu) et Fitung (n° 21) (yam Ε Wahan).
45Les autres maisons n’appartiennent pas à la descendance réelle ou mythique de ces ancêtres, mais se sont agrégées progressivement autour des lignages originaires qui leur ont donné des terres et des fonctions. On connaît mal l’histoire particulière de chaque nouvelle maison, mais on dit encore de nos jours que le lignage Fa’an de la maison Fitung, l’un des fondateurs, possédait toutes les terres de la côte ouest, et l’on constate que toutes les maisons du y am Ε Wahan dont il est le fondateur ont leurs terres sur la côte ouest. Il en est de même pour les fonctions qui étaient autrefois, dit-on, entre les mains des fondateurs : ainsi les fonctions de Tuan Tan ont été remises aux maisons Teli et Meka (nos 1 et 2), qui ont maintenant un rôle rituel de premier ordre, en rapport surtout avec la culture du millet ; on sait que le Tuan Tan, malgré son titre, n’est pas le maître de la terre au sens de propriétaire du sol, mais plutôt le chef du rituel qui assure la fertilité du sol. La fonction d’Orang Kaya a été donnée à un homme venu du sud-est dont la mission fut de s’occuper des relations avec l’extérieur ; les fonctions de Leb, ou officiant du dieu, ont été distribuées de même à d’autres immigrants. Alors que les maisons originaires possédaient toutes les fonctions, il semble qu’elles les aient volontairement réparties entre les lignages nouveaux, se déchargeant ainsi des responsabilités en échange d’une protection vis-à-vis du dehors, ou d’une protection rituelle assumée par d’autres ; c’est un peu comme si les charges pesaient trop à leurs détenteurs, et que ceux-ci se soient arrangés pour les partager ; les nouveaux arrivants, acceptant de résider dans l’île, recevant des terres et parfois des femmes, devaient aussi prendre leur part des contraintes et des responsabilités pour assurer le bon fonctionnement de la société. C’est un fait très important à retenir et très curieux : toutes les fonctions existant de nos jours proviennent de trois maisons, tout le pouvoir et les terres ont été donnés par leurs fondateurs, ceux-ci se réservant en dernier ressort, par l’intermédiaire de la maison Korbib, un droit de regard sur la coutume, ou un pouvoir suprême qui se vérifie en de très rares circonstances. En effet, le chef de la maison Korbib est considéré par tout le monde comme le chef de la coutume, le plus grand personnage du village ; on parle toujours de lui avec grand respect comme s’il s’agissait d’un chef ayant un pouvoir réel. Malheureusement, il n’a pas été possible de comprendre dans les détails la réalité de sa position, car elle est occupée actuellement par un enfant qui n’a pas encore été initié et donc n’exerce pas encore sa charge. Il semble que celle-ci soit reliée au grand rituel de renaissance du village qui s’étend sur un cycle de neuf ans et dont il est interdit de parler en dehors d’occasions précises.
46De même que ceux des ub, les membres d’un yam n’ont pas de liens généalogiques entre eux ; mais contrairement aux ub, les yam ne sont pas pensés comme des groupes de descendance, et, de plus, ils ne se réfèrent à aucun culte d’ancêtres communs. Les trois yam agissent comme représentant ensemble toute la société dans certains rituels et participent aux échanges dans les cérémonies impliquant chaque fois l’une ou l’autre de leurs maisons.
47Il s’agit de rituels d’intérêt général, concernant la culture du millet ou les relations avec le dieu soleil-lune, par exemple pour se protéger des maladies ; en ce cas, le rituel se décompose en quatre parties : trois au nom des trois yam sont effectuées sur les trois grandes places du village, et une au nom de la société haratut sur la place centrale. Lorsqu’il n’y a qu’un seul rituel pour les trois yam, il est effectué par un membre du yam Rahanmitu, celui qui correspond à la partie centrale du village ; mais il s’agit alors de représenter la société haratut. De même, lors de la collecte du millet pour constituer les réserves communautaires, outre la part individuelle destinée à être conservée dans la maison Teli pour haratut, chaque yam recueille parmi ses membres une quantité de millet qui sera déposée dans l’une des maisons du y am et sera la réserve du yam.
48Lorsqu’une maison d’un yam est entraînée dans une relation d’échange avec une maison d’un autre yam, l’ensemble du yam la « suit » et l’aide dans les prestations et dans les préparatifs des fêtes. Il agit comme temar vut, « les dix bambous », de même que le ub, c’est-à-dire comme un seul corps, solidaire de ses membres ; il participe aux discussions et souvent contribue pour une faible part au paiement du prix de la fiancée. La solidarité du yam est renforcée par la disposition des maisons les unes à côté des autres dans chacune des trois parties de l’espace du village.
49Enfin, vis-à-vis de l’extérieur, les trois yam agissent comme représentants de haratut, dans la guerre ou dans les échanges avec les autres villages ; ils sont souvent alors appelés ngiar i tel (ngiar désigne la bravoure, l’homme courageux dans les combats).
50De même que celle des ub, l’existence des yam ne peut être comprise qu’en référence à la société tout entière et, plus particulièrement, en tant que haratut. Les activités des yam manifestent les caractéristiques qui nous avaient permis de définir la société haratut : la relation violente à l’extérieur, la guerre, la relation au dieu. Les yam n’offrent pas de culte à des ancêtres mais seulement au dieu et au nom de toute la société ; jamais un yam n’est impliqué seul dans un rituel, mais toujours avec les deux autres comme représentant le tout.
51On est frappé du fait que les neuf ub ne se répartissent pas également, par groupes de trois, dans les trois yam. Alors que le yam du centre en contient deux, les yam des deux côtés en contiennent chacun trois, et le dernier ub participe à la fois des deux yam latéraux, Rahakratat et Ε Wahan, entre lesquels il semble former un pont. Nous avons déjà remarqué dans la répartition des maisons en trois groupements spatiaux que les maisons de ce ub se rapportaient aux territoires de deux yam, semblant ainsi indiquer entre eux un lien particulier. De plus, certaines maisons du yam Ε Wahan se réfèrent, quant à leurs origines, au yam Rahakratat avec lequel elles ont des relations privilégiées. Enfin, on a noté au chapitre précédent qu’au lieu de parler des trois yam, et au même niveau conceptuel, c’est-à-dire en référence à toute la société, on parle quelquefois des deux holan, holan mitu qui correspond au yam Rahanmitu, et holan helean qui comprend les deux yam Rahakratat et Ε Wahan ; ces deux derniers sont souvent désignés par le terme unique wahan kid ru, qui signifie « les deux côtés en bordure » ; ces deux yam sont ainsi unis par opposition au yam Rahanmitu situé au centre, comme deux côtés opposés à un milieu.
52Soulignons-le : tandis que les trois yam sont physiquement représentés par trois groupes dont la réalité dans les échanges ne fait pas de doute, les deux holan sont affaire purement conceptuelle. Dans le premier cas, nous parlons de groupes dont deux – comparés au troisième – sont étroitement liés par leur histoire, leurs relations, leurs échanges. Dans le second cas, avec les holan, nous parlons d’une représentation que la société a d’elle-même.
53Il s’agit bien ici d’une vue globale de la société et l’on a déjà remarqué ce balancement entre une division en deux et une division en trois. Ainsi pour la maison, composée d’une pièce centrale et de deux côtés (les rin), on peut dire qu’elle est faite soit de deux parties, les rin et la pièce centrale, ou encore les deux rin, soit de trois parties, c’est-à-dire de ses trois pièces. Il en est de même pour les yam constitués, soit par deux bordures et un centre, soit par trois parties, et ceci est clairement exprimé à travers les termes wahan kid ru et aussi sir yararu (les deux côtés du toit) évoqués au chapitre précédent. La société est fondamentalement construite sur les deux aspects du dualisme et de la tripartition ; c’est-à-dire sur cette alliance entre deux modes de pensée différents.
54La répartition des ub dans les yam semble jouer sur cette même opposition. Le yam du centre (Rahanmitu) ne contient que deux ub, alors que les yam de bordure en contiennent trois chacun, plus un ub qui fait partie des deux à la fois. Ce dernier, spatialement et sociologiquement, unit les deux yam pour les opposer comme un seul ensemble à celui du milieu. Il est donc entre eux comme un centre, et si on le rattache comme tel par la pensée au yam du centre, celui-ci redevient tripartite. Cet ub médiateur rappelle aussi le faîte du toit et tout incline à penser (on le verra en évoquant les rituels) que les deux maisons de ce ub ont une position centrale dans l’organisation du village. On pourrait représenter ce jeu des deux et des trois par la figure suivante, qui reprend la disposition des yam et des ub dans l’espace du village (fig. 16).

Fig. 16. Disposition des ub et des yam dans l’espace du village
55Ainsi peut-on définir le yam comme une représentation de la société qui ne prend de réalité que lorsque la société est toute entière concernée : dans sa relation à l’extérieur, à la culture du millet, au dieu. Aucun lien généalogique n’unit les membres d’un yam. Ceux-ci n’ont en commun que le fait d’être groupés autour d’une maison fondatrice et d’agir ensemble en certaines circonstances. On pourrait parler d’allégeance s’il y avait des redevances relatives par exemple au don des terres ; il n’y en a pas ; la seule contrepartie consiste, pour les maisons immigrantes, à remplir des fonctions qui les chargent d’une responsabilité sociale et leur donnent pleine participation à la vie du groupe.
56Le tableau qui s’offre à nous des différents niveaux de l’organisation de cette société présente un caractère à la fois complexe et rigoureux ; ces maisons avec leurs lignages nommés et catégorisés en droite/gauche, aîné/cadet, spécialisées dans leurs fonctions et leurs rituels, attachées à leurs terres, comprises dans des ub à l’intérieur desquels elles sont à nouveau catégorisées, puis dans des yam aux fonctions particulières, cette multitude de noms, d’oppositions, de catégories semblent maintenir de manière rigide toute la société en une forme et un destin à jamais joués ; les terres ont été données une fois pour toutes aux immigrants en compensation de la charge qui leur a été confiée, les maisons sont à jamais liées aux esprits des places autour desquelles elles sont construites, les gens peuvent disparaître, les murs peuvent s’écrouler, les maisons demeurent.
57Derrière cette façade, il y a cependant une grande souplesse qui permet au système d’être viable, et qui tient au caractère contradictoire de certains éléments. Ainsi, la maison est fondamentalement à la fois unitaire et duelle, autour de l’opposition aîné/cadet ; ce caractère, qui à première vue semble particulièrement contraignant puisque chaque côté a ses droits et ses devoirs propres, ses charges et ses fonctions, permet aussi une certaine souplesse dans les relations entre maisons ; qu’elle soit ou non divisée en deux lignages, eux-mêmes parfois divisés en segments, la maison forme un corps solidaire ; un côté de maison agit rarement seul, et c’est presque toujours la maison entière qui répond aux obligations de l’un des côtés ; les relations fixes d’échange sont établies entre côtés de maisons, mais parfois, si l’un d’eux ne peut satisfaire aux exigences de la relation, il fait appel au côté « frère » qui le remplacera provisoirement. Nous avons vu qu’il en était de même pour le ub et, dans une moindre mesure, pour le yam, qui soutiennent leurs membres en toutes occasions (voir chapitre 8 sur les échanges).
58Les terres qui semblent avoir été données une fois pour toutes en même temps que les fonctions aux nouveaux arrivants au moment de leur installation dans le village circulent cependant quand un père décide de donner un lopin à sa fille au moment de son mariage. Le recensement des terres cultivées et cultivables montre qu’une grande proportion des propriétés passent ainsi de main en main : des plantations de cocotiers, qui peuvent aller de 15 à 70 arbres, des terrains à défricher, plus rarement des jardins fermés de murs de pierre ; des terres sont parfois données aussi à l’occasion d’adoption ou de paiements de fautes.
59Par ailleurs, on a souligné que les maisons, en raison de leur place dans la structure du village, ne peuvent rester vides ; par l’adoption, les derniers représentants d’un lignage peuvent s’assurer que leur fonction continuera d’être exercée, que les terres seront cultivées et les esprits honorés. L’adoption (qui fera l’objet du chapitre 6) est le moyen qui, parfois à l’encontre du principe de filiation patrilinéaire, permet à la structure de se maintenir grâce à la circulation des hommes ; elle pallie ainsi les irrégularités démographiques qui provoqueraient la disparition rapide des maisons : il n’est pas rare de voir se succéder dans une fonction une suite d’adoptés qui perpétue ainsi le lignage fondateur et maintient en place la maison. Il apparaît ici une certaine mobilité des individus qui contraste avec la rigidité imposée par le cadre fixe des maisons ; le contenu varie mais les contenants, maisons, ub et yam ne changent jamais ; il suffit de les remplir, et peu importe alors le principe de filiation ; ce n’est pas le lignage qui, comme dans une structure segmentaire, est le contenant des hommes, mais la maison ou le rin qui, comme tenant des titres et des fonctions, utilise pour se perpétuer, tantôt le principe unilinéaire, tantôt d’autres principes. C’est donc impliquer l’existence de principes d’ordre supérieur à ceux-là.
4. Le fam umum
60En plus des maisons et des rin, des ub et des yam, il existe un terme pour désigner un regroupement variable de lignages en une unité qui parfois coïncide avec la maison, parfois comprend plusieurs maisons sans reproduire le découpage en ub, mais n’est jamais plus grand que le yam ; c’est le fam umum. Nous ne savons pas de quelle époque date cette expression, nous ignorons si elle en remplace une autre plus ancienne, mais nous constatons qu’elle est composée de termes empruntés l’un sans doute au hollandais (fam, de familie, « famille ») et l’autre à l’indonésien (umum, « général, public »), et qu’elle signifie littéralement « famille générale ». Fam umum désigne le nom porté en commun et en plus du leur par deux ou plusieurs lignages ; il ne désigne pas réellement un groupe social. Si le mot fam remplace le mot rin pour désigner le groupe social occupant un côté de maison (rin), comme il a été avancé plus haut, nous ne savons pas ce que remplace le mot fam umum ; nous avons entendu dire, sans avoir pu encore le vérifier, que fam umum se dit aussi fam lór et rappelle le concept de société en référence à l’extérieur ; il s’agit bien d’un nom général, public, à travers lequel sont reconnus des liens particuliers entre lignages.
61A Tanebar-Evav, on constate que le fam umum ne divise pas une maison : les deux côtés de celle-ci font toujours partie du même fam umum ; il peut partager un ub, mais non dépasser les limites d’un yam : tous les membres d’un fam umum sont d’un même yam.

62Le fam umum s’organise d’abord autour d’un fondateur ou d’un lignage fondateur ; il fait avant tout référence à l’origine, à une histoire commune.
63Pour quatre maisons du village, le nom de fam umum est donné à l’unité sociale formée par la maison et ses deux côtés ; il évoque le nom du fondateur de la maison, sous la forme de « descendant d’un tel » ; dans trois cas il recouvre des liens généalogiques non traçables ; dans le quatrième cas on n’a pas de certitude quant à la descendance commune ; c’est un peu comme si la maison était formée d’un lignage nommé le fam umum et de deux segments, les rin. Dans les autres exemples, des maisons se sont agrégées autour d’un fondateur. On peut détailler chaque cas pour illustrer l’effroyable complexité de cet agrégat de maisons qui concourt à former la société du village, et peut-être parvenir finalement à en apercevoir le principe.
64Le moment est venu de raconter ici, dans la mesure où elle nous est connue, l’histoire de chaque maison du village et de montrer la place que ces histoires tiennent dans l’organisation générale de la société (fig. 17).
65La maison Teli (n° 1) forme, avec ses deux rin, un seul fam umum ; elle a été fondée par Vuha’a, d’origine inconnue, qui a donné son nom au groupe. Le lignage de droite, Singer’ubun, descend de Vuha’a ; ce côté détient une des plus hautes fonctions, celle de « capitaine sur mer » ; le côté gauche, Tabal’ubun, pourrait être un descendant du même ancêtre, mais ce n’est pas certain ; il détient la charge de Tuan Tan. La maison Teli est l’aînée du ub Rahakratat, elle est surtout le centre du rituel du millet et contient dans son grenier les réserves de millet déposées chaque année dans les grandes jarres par toute la société dite haratut. C’est l’une des maisons les plus importantes du village.
66La maison Meka (n° 2) est habitée par un lignage venu du sud-ouest des Moluques, qui a donné son nom au fam umum formé par les deux rin ; les deux côtés sont issus du même ancêtre, le côté aîné a conservé le nom, Sarmav, et détient la fonction de Tuan Tan ; le côté cadet a le nom d’un cadet du lignage originaire et n’exerce pas de fonction particulière. Le lignage gauche était éteint depuis une génération, mais le côté droit vient de donner un frère cadet qui changera de nom et perpétuera le côté gauche.
67Les maisons nos 3 et 4, Welob et Yelmas, portent le même nom de fam umum, Yahawadan, qui est aussi le nom de chacun de leurs lignages ; elles sont apparemment composées chacune d’un seul rin, quoique l’on dise que Yelmas en contient deux (mais il n’a pas été possible de reconstituer la généalogie du second côté). Les Yahawadan sont originaires d’un village de la côte ouest de Kei Kecil et les deux maisons se considèrent comme aîné-cadet ; elles ont sans doute un tronc commun, mais ce n’est pas vérifiable. La maison Welob est la demeure de l’esprit Hukum, tandis que la maison Yelmas abrite l’esprit Wilin, le compagnon de Hukum lorsque celui-ci arriva au village ; les deux chefs de lignage sont initiés, et, de plus, le chef de Yelmas est l’officiant (leb) des rituels pour le dieu. Cet office lui a été confié par la maison Marud (n° 5). Ces quatre maisons constituent ensemble un ub dont Teli est l’aîné et elles se font face deux à deux autour de la place Tamo.
68Les maisons nos 5, 6, et 7, Marud, Fenkor et Reng forment ensemble le fam umum Levmanut. Ce nom évoque l’un des deux mythes d’origine du village, celui qui se rapporte au « nombril de l’île » où apparut un homme ou un esprit, Lev, au point du jour après le chant du coq (manut) ; la suite du mythe dit qu’apparurent alors trois hommes (qui sont à l’origine des trois yam). La maison Marud a deux rin, l’aîné est celui de Fakil, l’un des trois hommes, qui a donné son nom au lignage de droite ; un cadet a formé le côté gauche, Kat’ubun. L’unique rin de la maison Fenkor vient d’un autre frère qui a fait scission et, parce qu’il avait toujours mal aux « dents » (nifan), a donné ce nom à son lignage, Tanifan’ubun ; ce lignage n’exerce aucune charge. La maison Marud, comme fondatrice du village, détenait de nombreuses fonctions, dont la conduite de la guerre à l’extérieur. Mais elle a confié la garde du culte de l’esprit Lev à un lignage de la maison Reng. Celle-ci est composée de deux lignages venus tous deux du nord de Kei Kecil, et apparemment sans aucun lien entre eux ; accueillis par la maison Marud, ils font partie du même fam umum et du même yam que Marud, mais forment à eux seuls un ub qui porte le nom des deux lignages, Yamko-Rumwadan ; Marud et Fenkor forment un autre ub. Les deux chefs de lignage de Marud et les deux de Reng sont initiés ; l’aîné de Marud sacrifie à l’esprit Labul de la place Tamo, le cadet sacrifie à l’esprit Adat à l’arrière du village ; l’aîné de Reng sacrifie à Larmedan de la place Vurfen (partie centrale du village), le cadet sacrifie à Lev, l’esprit du nombril de l’île. Ainsi, au niveau des cultes, ces deux maisons participent des deux places les plus importantes du village, mais sont aussi liées à l’esprit Adat qui occupe une position médiane entre les yam. La maison Marud est en outre la seule du village à avoir des esclaves (voir ci-dessous, section 5) ; ceux-ci ne résident pas dans le village de Tanebar-Evav, mais dans une île située plus au nord, Ur ; son unique village de deux cents habitants est entièrement composé d’esclaves de la maison Marud ; toutes les terres de cette île appartenaient autrefois à la maison Marud, qui en a donné certaines à d’autres lignages de Tanebar-Evav.
69Ces sept maisons font trois ub et composent ainsi le yam de l’un des côtés en bordure, Rahakratat-Levmanut. A cet ensemble, il faut maintenant ajouter la maison Kubalama (qui apparaît en nos 8 et 8bis sur notre tableau).
70Cette maison offre un cas historique de fission. Le lignage originaire appartenait à la maison Kadom (n° 12) où se trouvaient trois frères, Taver, Tayor et Tavat. Après une violente dispute, Tavat brisa le plateau de bois où sont déposées les offrandes aux esprits de la maison ; par ce geste symbolique, il montrait son refus d’appartenir désormais à cette maison. La suite de l’histoire montre bien que, dans cette société, un lignage tout seul ne peut exister en dehors d’une attache « institutionnelle », et que sortir d’une maison équivaut à disparaître, à commettre un suicide social ; un lignage ne peut exister qu’en tant qu’il fait partie d’un ensemble qui lui permet d’avoir sa place dans la structure du village, et de même pour une maison ; en dehors du cadre, il n’y a pas d’existence reconnue. Tavat fonda alors sa propre maison, Kubalama, avec deux côtés, aîné et cadet, et s’agrégea à l’autre ub du même yam, c’est-à-dire à Rahanmitu. Comment les deux côtés en arrivèrent-ils à s’opposer à nouveau ? Ou bien le ub Rahanmitu refusa-t-il d’incorporer entièrement une maison si belliqueuse ? Nous l’ignorons. Toujours est-il que le côté cadet alla chercher refuge auprès de la maison Marud, fut inclus dans le ub Fakil’ubun, et fait partie maintenant du yam Rahakratat-Levmanut. Kubalama est bien une seule maison, mais chaque côté fait partie d’un ub et d’un yam différents. Kubalama n’exerce pas de fonction, certaines terres lui viennent de Kadom, d’autres de Marud.
71Les maisons 9 à 12 forment un ub du yam du milieu, Rahanmitu. La maison Fator (n° 9) est l’aînée du ub ; elle ne contient qu’un seul rin, dont le nom, Soar’ubun, est aussi le nom du fam umum qu’elle forme avec la maison Maskim (n° 1 1) ; son chef de lignage est initié et sacrifie à l’esprit Larmedan de la place centrale Vurfen. Cette maison est très liée à la maison Sirwod (n° 10) qui contient deux lignages de même origine venus de Kei Besar, les Rahaya’an (les deux rin ont le même nom) ; le lien étroit avec la maison précédente, Fator, est marqué par le nom de fam umum porté par les deux côtés de Sirwod, qui est Rahaya’an-Soar’ubun. Ces deux maisons font une paire oncle-neveu dans le ub et, depuis deux générations, Fator a donné un de ses enfants à Sirwod pour continuer le lignage qui allait s’éteindre ; c’est peut-être pour cette raison que les Rahaya’an actuels tiennent à joindre Soar’ubun à leur nom, pour bien marquer leur origine réelle et leur transfert récent. Les deux chefs de lignage de Sirwod sont initiés, l’aîné sacrifie à Larmedan, le cadet à l’esprit Adat ; de plus ils ont la charge rituelle de la porte et de l’échelle du village que leurs ancêtres auraient, paraît-il, amenées de Kei Besar.
72Il y a peu à dire de la maison Maskim (n° 11), qui est très discrète et n’exerce pas de fonction. Composée de deux rin de même origine, ses deux lignages portent le même nom ; elle est le « neveu » de la paire Maskim-Kadom, mais porte comme nom de fam umum Soar’ubun, ce qui la rattache à la maison Fator (n° 9).
73La maison Kadom (n° 12) est très importante. C’est la maison de l’Orang Kaya, le chef représentant le village à l’extérieur. Le lignage fondateur de la maison est originaire des Moluques du Sud-Ouest, comme celui de la maison Meka (n° 2), et son côté aîné porte d’ailleurs le même nom que le fam umum de la maison Meka, Sarmav. On a déjà évoqué cette maison à propos de la maison Kubalama ; après la dispute, deux lignages occupèrent donc les deux rin : le côté droit, Sarmav, est celui de l’Orang Kaya, le côté gauche s’appelle Tayor’ubun et n’exerce pas de fonction ; le nom de fam umum de cette maison lui vient du frère aîné du temps de la dispute, Taver’ubun. Le côté droit sacrifie à l’esprit Larmedan et, de plus, remplit le rôle particulier de représentant de haratut lors de certains rituels concernant le culture du millet. Actuellement, le dernier descendant du côté gauche vit dans l’archipel d’Aru situé à l’est de Kei. Le ub formé par ces quatre maisons porte le nom des deux fondateurs des maisons principales, et s’appelle Soar-Taver.
74Les maisons 13 à 16 et 8bis composent l’autre ub de ce yam. Il s’articule autour de la maison Korbib (n° 13) qui abrite le second lignage descendant de l’un des trois premiers hommes du mythe de création du village. La maison possède deux rin de même origine, et elle est l’aînée du ub. Le chef du lignage du côté droit est initié et sacrifie à l’esprit Larmedan ; il remplit aussi, comme la maison Kadom, un rôle important, hélas encore mal défini, comme représentant de la société haratut et concernant les rituels de renaissance du village ; la maison Korbib représenterait en quelque sorte la maison de la coutume. Le lignage gauche n’exerce pas de fonction. Le lignage fondateur du mythe, Rahanmitu (« la maison du mitu ») a donné son nom au ub et au fam umum qui comprend trois maisons du ub sur quatre.
75La maison Hernar (n° 14) du même ub ne porte pas de nom de fam umum. Elle est composée d’un seul rin, et le nom du lignage est Mantean’ubun. Ce lignage est présent dans les deux mythes d’origine du village et fait donc partie des fondateurs, mais sa place est singulière : lorsque les trois hommes apparurent dans l’île, il faisait encore nuit, ils ne voyaient rien ; cependant ils entendaient des voix dans le noir ; lorsqu’après le chant du coq le monde s’éclaira, ils s’aperçurent qu’il y avait des gens au-dessous de l’endroit où ils se trouvaient : c’étaient les ancêtres de l’actuel lignage Mantean’ubun. L’autre mythe d’origine, raconté surtout dans ce lignage, fait descendre du ciel sept frères et leur soeur au milieu du village sur la montagne sacrée ; ces frères étaient des sultans qui s’en allèrent régner dans plusieurs régions des Moluques (notamment à Ternate et Tidore au nord) et même ailleurs, peut-être jusqu’à Célèbes ; l’un d’entre eux resta à Tanebar-Evav et il aurait, dit-on, un lien avec le lignage Mantean’ubun. Le chef de ce lignage est initié ; il sacrifie à l’esprit Larmedan ; il est aussi officiant du dieu, charge qu’il tient de la maison Marud (n° 5).
76On connaît peu l’histoire de l’autre paire du ub, les maisons Sokdit et Tokyar (nos 15 et 16), cette dernière étant « oncle ». Ni l’une ni l’autre n’ont de fonction ; elles sont toutes deux composées de deux rin, qui, à Tokyar, portent le même nom ; presqu’aucun des descendants du rin gauche de Sokdit ne vit dans le village. Les lignages des deux maisons sont d’origine extérieure à l’île sans qu’on puisse la localiser. Ces maisons ont pour nom de fam umum Rahanmitu, ce qui les rattache à la maison fondatrice Korbib. Rappelons enfin que le côté droit de la maison Kubalama (n° 8bis), dont on a rapporté l’histoire plus haut, fait partie du même ub.
77Les maisons 17 à 21 font partie de l’autre yam de bordure, Ε Wahan, et forment trois ub ; quatre sur les cinq n’ont qu’un seul rin. La maison Fitung (n° 21) est la maison fondatrice du yam ; le lignage du côté droit est le descendant du troisième homme du mythe d’origine du nombril de l’île et porte le nom de Fa’an, qu’il a donné au yam ; c’est la seule maison composée de deux rin ; le côté droit abrite le lignage fondateur, et le côté gauche un lignage étranger agrégé à cette maison ; comme la maison Reng (n° 7), elle constitue un ub à elle seule ; autour d’elle se sont installées les autres maisons du yam à qui elle a donné une partie des terres qui lui appartenaient sur toute la côte ouest ; le chef du lignage du côté droit est initié et sacrifie à l’esprit Limwad de la place Kartut, dans la troisième partie du village.
78Les maisons 17 et 18, Falav et Hedmar forment un ub ; Falav est en position « d’oncle ». L’unique lignage qu’elle contient est étroitement lié au côté gauche de la maison Teli (n° 1) ; nous ignorons s’il s’agit d’une descendance commune, mais on dit qu’il faisait autrefois partie de la maison Teli et qu’on lui aurait demandé de s’installer dans cette autre partie du village pour s’occuper des nouveaux arrivants ; ce lignage s’appelle Sat’ubun mais, en vertu dit-on de son origine, porte comme nom de fam umum celui de Tabal’ubun, c’est-à-dire celui du lignage du côté gauche de la maison Teli ; et c’est le nom de fam umum porté par toutes les maisons de ce yam (même Fitung) comme pour rappeler ce lien avec la maison originelle ; celui-ci est d’ailleurs renforcé par de nombreuses relations d’échange entre elles. Le chef du lignage Sat’ubun est initié, il sacrifie à l’esprit Limwad ; de plus, il est le gardien rituel de l’île de Nuhuta, au nord de Tanebar-Evav, qui appartient au village tout entier. Le lignage de la maison Hedmar (n° 18), le « neveu » de la paire, est d’origine étrangère ; son chef est initié, et il sacrifie à l’esprit Adat.
79Les maisons Habad et Maslodar (nos 19 et 20) ont toutes deux des lignages d’origine étrangère ; elles forment un ub dont Habad est l’« oncle » et l’aîné ; les chefs de lignage sont tous deux des initiés, et celui de Habad est l’officiant principal de l’esprit Limwad. De plus, sa maison abrite l’esprit Wilin (évoqué à propos de la maison Yelmas n° 4), l’un des esprits représentant la loi extérieure au village, arrivé en compagnie de Hukum. Ces cinq maisons portent donc le même nom de fam umum, Tabal’ubun, et forment ensemble un seul yam appelé Ε Wahan.
80Enfin, les deux dernières maisons Sulka et Solan (nos 22 et 23) posent un problème : elles forment un ub composé de trois rin, un à Sulka et deux à Solan, se considèrent comme « trois rin mais une seule maison » et participent des deux yam « en bordure », c’est-à-dire Rahakratat-Levmanut et Ε Wahan ; dans l’espace du village, elles se situent exactement au centre en haut (dans la partie du milieu du village appelée faruan où se trouvent normalement situées toutes les maisons du yam du centre Rahanmitu), faisant en quelque sorte un pont entre les deux y am « en bordure » auxquels elles appartiennent simultanément. On ignore tout de l’origine du lignage Eler de la maison Sulka ; la maison Solan semble avoir contenu à l’origine trois ou quatre lignages, mais on n’en mentionne plus que deux, correspondant aux deux rin, Rahakbav et Sok’ubun ; les trois lignages de ces deux maisons disent faire partie d’une même descendance, celle de Eler ; ils n’étaient pas encore là au temps de la fondation du village, et l’on ne sait d’où ils sont venus. Le chef de la maison Sulka est un initié, celui qui supporte le plus d’interdits, car il est le Turan Mitu Duan, gardien de l’esprit-ancêtre Adat (cf. chap. 2), qui est à la tête des esprits ; c’est l’initié qui a la charge la plus lourde. Le chef du lignage du côté droit de la maison Solan est le second officiant de l’esprit Larmedan de la place centrale du village ; mais il a en outre des fonctions rituelles concernant d’autres esprits, en rapport avec la montagne sacrée, sur lesquels il a été difficile de faire la lumière. Le côté gauche n’a pas de fonction. Pendant quatre générations, la maison Sulka a été obligée de procéder à quatre adoptions successives pour que la charge continue d’être exercée, faute chaque fois de descendants ; le dernier adopté vient de la maison Kadom du yam Rahanmitu. Les deux maisons Sulka et Solan portent le même nom de fam umum, Eler. La position particulière de ces deux maisons vient d’abord de leur appartenance simultanée à deux yarn qu’elles unissent, de leur position centrale dans l’espace du village qui reproduit la position du yam central, et de leur activité rituelle ; l’esprit Adat a en effet une place spéciale, à la fois comme esprit et ancêtre, comme garant de la loi, supérieur à Hukum (les fautes contre Adat sont payées, non avec de la monnaie, mais avec des hommes qui sont donnés à la maison Sulka et appartiennent alors à sa descendance) ; il y a quatre officiants pour son culte, dont trois viennent de chacun des trois yam et le quatrième de la maison Sulka, comme si chaque yam devait être représenté. Ces maisons font figure de centre, à la fois pour les yam et pour toute la société.
81Pour en revenir au fam umum, on a pu constater au cours de cette rapide histoire l’irrégularité de sa composition. Si, dans de rares cas, comme ci-dessus, il regroupe des lignages qui sont ou qui se disent liés par des liens généalogiques, dans l’ensemble le regroupement des lignages tel qu’il est décrit ne livre pas une règle générale.
82On peut cependant définir le fam umum d’abord de manière négative, par ce qu’il n’est pas. Il n’agit jamais comme groupe social en tant que tel, avec une fonction particulière à remplir ou un rôle à jouer ; il ne pratique pas de culte en commun, il n’a ni fonction ni terre, il n’est pas exogame (sauf lorsqu’il ne recouvre qu’une seule maison), il ne fait pas référence à une structure englobant tout le village. Faute de connaître l’origine de cette expression, il est difficile de la traduire dans la pensée locale.
83L’existence du fam umum (et ceci concerne essentiellement ceux qui comprennent plus d’une maison) se manifeste d’abord par l’usage commun du nom. Mais on ne peut la justifier par sa manifestation concrète dans les échanges, car on ne dit jamais que telle prestation a été faite au nom du fam umum. Ensuite cette solidarité éventuelle double en fait la solidarité du yam, puisque le fam umum ne dépasse jamais le yam. Le fam umum semble ne pas se manifester en tant que groupe, mais plutôt témoigner d’une séquence historique.
84Parmi les dix noms de fam umum, seuls sont couramment employés les cinq qui concernent plusieurs maisons, et non ceux qui correspondent à une seule ; pour les immigrants ou les lignages cadets qui montrent ainsi leur attachement au lignage d’origine, ce groupement en fam umum semble signifier davantage que leur appartenance à une maison dans la structure globale ; leur intégration au village est sentie comme plus forte grâce à ce lien nominal et par-delà les institutions ; cette solidarité qui dépasse les maisons et les ub fait référence à une longue série d’événements passés. Il n’y a pas de doute que, pour au moins deux fam umum, leur histoire a créé des liens très étroits de solidarité entre leurs membres, qui se considèrent comme une « famille étendue » agissant ensemble le plus souvent possible et formant, à la limite, un groupe de pression dans le village. Le fait que les gens portent parfois ce nom à la place de celui de leur lignage est un signe de leur volonté de s’affirmer membre de ce groupe et de pouvoir dire : « Nous sommes tous des X », quand X est un nom prestigieux. Ailleurs, le fam umum fait référence à l’histoire de l’unité formée par les deux rin d’une seule maison.
85Il faut bien sentir ici qu’on est passé à un niveau différent de celui des ub et des yam. Alors qu’un lignage n’est jamais qu’un côté droit ou gauche d’une maison, alors qu’une maison en tant que telle (avec ses fonctions, ses terres, sa place dans le village, ses relations d’échange) n’existe qu’en fonction de sa place dans un ub, puis dans un yam, de ses rapports d’échange avec les autres maisons, et de sa fonction dans l’ensemble de l’activité rituelle du village ; alors que le ub n’est qu’une partie d’un ensemble de neuf, et le yam une partie d’un ensemble de trois, le fam umum unit des lignages (et non des maisons), il existe en soi sans rapports avec les autres fam umum et sans référence à l’organisation générale de la société du village. Chacune des unités précédentes est une partie d’un tout (un lignage, côté de maison, une maison aînée ou cadette d’un ub, etc.), tandis que le fam umum forme à lui tout seul un tout, il ne se réfère qu’à son propre développement, qu’à sa propre histoire. Les autres unités sont hiérarchisées à l’intérieur, mais vues de l’extérieur elles sont équivalentes ; la fam umum n’est pas hiérarchisé à l’intérieur (la maison fondatrice de référence n’est pas qualifiée d’aînée bien qu’elle le soit), mais, vus de l’extérieur, certains fam umum apparaissent plus puissants que d’autres.
86Contrairement à ce qu’indique son nom – « fam général » – le fam umum souligne la particularité de certains groupes par opposition à d’autres du même type, marque la « difference » entre eux et non plus la référence à la totalité du village. Alors que les ub et les yam ne peuvent être compris que par rapport à cette totalité dite haratut et qu’à ce niveau ils sont tous équivalents – il n’y a pas de hiérarchie entre les ub ou entre les yam –, le fam umum est marqué négativement par cette absence de référence à la totalité ; ce regroupement d’un certain nombre de lignages en fonction d’une histoire particulière n’évoque pas la structure globale du village. De plus, le fait qu’il puisse être appelé fam lór indique qu’il n’est pas question du rapport à la société haratut particulière au village, mais du rapport à la société lór extérieure au village, et se réclamant de principes « universels ». L’histoire anecdotique de chaque lignage, son nom, son identité se réfèrent plus aisément à une société très générale qu’à la division nécessaire de haratut qui brise les lignages globaux en neuf ub pour maintenir en place cette architecture immuable. On a d’un côté l’anecdotique individuel qui convient à l’universel, tandis que la référence locale modèle l’histoire pour la conformer à la structure.
87Ainsi, au-delà de la structure totalisante en maisons, ub, yam, et comme pour se défendre du poids de cet englobement contraignant, la société a conçu une organisation plus souple qui le contredit, où le particularisme des fondateurs peut s’affirmer par delà l’intégration des étrangers et se maintenir contre la société globale du village, par référence à la société lór, plus universelle.
5. Les ordres
88A côté de cette division horizontale de la société du village, il existe une division verticale qui recoupe toute la société de l’archipel de Kei et qui, pour certains Keyois, apparaît comme la caractéristique fondamentale de leur société. En raison de cette référence à une totalité plus vaste que celle du village, il est difficile d’en parler sans avoir effectué une enquête extensive du nord au sud de l’archipel, c’est-à-dire sans avoir une vue générale fondée sur la comparaison entre différents villages. Notre enquête s’est limitée essentiellement à un village qui, de plus, présente quelque particularité par rapport à cette division, et nous n’avons pu obtenir ailleurs que des informations très partielles. Sans vouloir expliquer tout le système, nous nous bornerons, à partir des données acquises, à formuler des propositions qui puissent servir à une analyse extensive.
89A Kei même, chez les gens instruits, cette division est parfois traitée de « caste » (le mot existe dans le dialecte des Moluques et vient du portugais), de bangsa (mot indonésien qui signifie à la fois peuple, race et groupe social), parfois même de « système féodal » ; disons tout de suite qu’aucun de ces termes ne permet de décrire la réalité, et surtout qu’il n’existe pas de mot dans la langue locale de Kei pour qualifier globalement cette division ; nous avons choisi le terme « ordre » comme préjugeant le moins d’une interprétation particulière et suivant la définition donnée dans le dictionnaire Robert : « catégorie, classe d’êtres ou de choses, considérée d’après sa structure, son organisation ou d’après sa place dans une série, une classification ».
90Dans l’ordre de supériorité décroissante, nous trouvons trois ordres : mel-mel, ren-ren et iri-ri (le redoublement indique le sens générique), que l’on peut interpréter en première approximation comme les nobles, les gens du commun ou hommes libres et les esclaves. Mais cette disposition en trois ordres ne doit pas nous faire croire qu’il existe entre eux trois un rapport de subordination car ce n’est pas tout à fait le cas.
91Le mot mel signifie « grandeur », au sens de « caractère noble », « dignité », mais aussi la « droite » (par opposition à la « gauche ») et, comme verbe, « croître » (pour des hommes, des animaux ou des végétaux). Les mel sont à la tête de la société, commandent, rendent la justice. L’ordre mel est lui-même divisé en sept niveaux ordonnés qui correspondent pour certains à une répartition des rôles dans l’exercice du pouvoir, pour d’autres à des comportements. Νous n’avons pas là-dessus suffisamment de détails pour en parler plus longuement. Les mel possèdent des esclaves iri-ri qui font partie de leur maison, portent souvent le même nom, sont considérés comme des « neveux » et qualifient leurs maîtres de « pères et oncles », c’est-à-dire que leurs relations sont conçues comme à l’intérieur d’un patrilignage. Le rôle des esclaves est essentiellement celui de serviteurs dans la maison, les jardins, les plantations, les fêtes, etc. Le mot iri-ri n’a pas d’autre sens et le terme d’« esclave » n’est qu’approximatif pour exprimer cette situation de dépendance complète.
92Le mot ren semble venir de renan, la « mère ». Les ren sont des gens libres, qui ont leurs maisons et leurs terres et ne sont pas réellement subordonnés aux mel ; on dit cependant que ce sont des exécutants. Les mel sont considérés comme des aînés, tandis que les ren sont des cadets, et comme tous les cadets, leur rôle est essentiellement d’assister leurs aînés. Les ren n’ont pas d’esclaves et n’ont aucune relation avec ceux des mel.
93Il ne s’agit pas d’un système de trois ordres hiérarchisés, mais plutôt de deux relations qui organisent les rapports entre hommes : une paire oncle-neveu, mel-iri-ri, nobles-esclaves, et une paire aîné-cadet, mel-ren, nobles-gens du commun. La division en trois n’a de sens que dans cette dualité de rapports. Sans doute un ren est « supérieur » à un iri-ri, mais cette constatation n’a qu’un sens limité puisque les deux termes ne sont pas en rapport l’un avec l’autre. C’est pourquoi la gradation en trois, telle qu’on la donne toujours d’abord, présente une fausse image de la réalité : elle suppose un ordre logique transitif qui en fait n’existe pas.
94Qu’en est-il de l’origine de ces ordres ? On dit à peu près unanimement que les ren sont les autochtones, les vrais habitants de l’archipel et les possesseurs de la terre ; ceci est confirmé par le caractère féminin de leur appellation (de renan, « mère »), de leur association avec la terre-mère, et par leur position de cadet (comme on le verra, le cadet peut être classé du côté féminin).
95On donne deux origines aux mel. Certains seraient venus de l’extérieur de l’île, parfois de Bali, ou de Luang et de Leti, au sud-ouest des Moluques, parfois de Ternate et de Tidore (au nord des Moluques), et leur histoire serait liée à cette loi venue de l’extérieur qui caractérise la société lór ; cette loi s’appelle Hukum larvul ngabal, « la loi du sang (lar) rouge (vul) et de la lance (nga) de Bali (bal) », titre qui évoque les péripéties du mythe racontant l’arrivée de ces personnages. A ces princes, les autochtones auraient remis « les clés du royaume » ; ils leur auraient donné des femmes en mariage, des terres et des fonctions et auraient en même temps introduit la nouvelle loi dans leur système ; jamais l’on ne parle « d’envahisseurs » pour qualifier ces nouveaux arrivants. Un mythe raconte par exemple le mariage d’un noble immigrant avec la fille du raja d’un village du sud de Kei Kecil. Cet épisode parmi d’autres indique que des raja, c’est-à-dire des nobles, peuplaient déjà l’archipel et le gouvernaient. Il y aurait une seconde origine possible des mel : certains seraient originaires soit du ciel soit de la terre et seraient apparus au moment où « le monde s’ouvrait » ; ils devraient être alors plus autochtones que les autochtones, mais nul ne le dit. Le mythe d’origine en usage à Tanebar-Evav pourrait permettre de lever cette contradiction apparente : les trois premiers hommes apparus en même temps que l’éclatement de la lumière entendirent d’abord des voix au-dessous d’eux, ce qui laisse supposer une présence humaine antérieure (notons cependant que la rationalisation n’est pas applicable à Tanebar-Evav car là tous sont nobles, les voix dans la nuit comme les trois premiers hommes). On peut dire aussi qu’une origine située soit au ciel soit dans les profondeurs de la terre est plus prestigieuse qu’une première occupation des lieux donnée sans plus d’explication. Mais les ren seraient plutôt les autochtones, les premiers occupants du sol, et aussi les cadets féminins sans pouvoirs, tandis que les mel seraient les seconds occupants, les aînés et les dirigeants. Cela nous fournit une indication importante quant au concept d’aînesse, compris essentiellement non pas comme primogéniture dans une série de naissances, mais comme une position relative concernant statut et rôle.
96Quant aux iri-ri, ce sont, dit-on, des prisonniers de guerre capturés surtout dans les archipels voisins, mais aussi dans les villages de Kei ; on dit parfois aussi qu’ils ont été achetés. Ils sont la propriété des mel, qui peuvent les revendre ; mais les fautes commises par les esclaves sont payées par le maître, qui offre aussi pour eux les prestations de mariage si c’est nécessaire ; le maître a le devoir de veiller sur eux comme sur ses propres enfants et de subvenir à leurs besoins. Ils font partie de la maison du maître et travaillent pour lui. Celui-ci est entièrement responsable d’eux.
97Comment se répartissent ces ordres dans les villages ? Il semblerait (mais là encore nos informations demandent à être minutieusement complétées) qu’il n’y a pas de mélange dans les villages ; il y aurait des villages mel, c’est-à-dire composés de maisons mel avec leurs esclaves, et des villages ren, composés uniquement de gens du commun ; il y aurait très peu de villages où mel et ren se côtoient, et ceux qui existent seraient de formation récente ; parfois encore, un ensemble (appelé village parce qu’il a un raja ou un orang kaya à sa tête) est composé de hameaux situés à quelque distance les uns des autres comprenant les uns des mel et leurs esclaves, les autres des ren.
98Ces ordres se caractérisent essentiellement par leur endogamie, leur comportement et, dans une moindre mesure, par leurs règles de mariage propres ; il ne semble pas possible actuellement de différencier les mel des ren par une répartition des fonctions (les ren ayant les charges en rapport avec le sol et la culture, les mel ayant le « gouvernement », voir Van Wouden 1968 : 141) ; les iri-ri sont davantage marqués car on les appelle aussi les « iri foyer-marmites » désignant ainsi leur place à la cuisine.
99L’appartenance à un ordre est donnée par la naissance. Les intermariages sont interdits et, quoique de plus en plus fréquents, restent encore fortement désapprouvés ou même réprimés. Une femme mel épousant un homme ren perd son statut et l’époux doit payer une compensation particulière aux parents pour remplacer ce que l’on appelle « la perte de son mel » ; un homme mel épousant une femme ren ne perd que la moitié de son statut – la moitié supérieure du corps reste mel, la moitié inférieure devient ren ; un homme peut ainsi avoir des enfants ren d’une première épouse, des enfants mel d’une seconde. Dans le cas d’unions de mel avec des esclaves, l’homme ou la femme deviennent esclaves et les enfants aussi. Seule est concevable une perte de statut, jamais un gain.
100Les comportements eux-mêmes sont différenciés : d’abord la façon de s’habiller, puis celle de se comporter les uns avec les autres. Les gens du commun ne devaient pas se tenir au même niveau ou dans la même pièce que les nobles, les esclaves n’étaient pas admis dans la maison, mais seulement sur la galerie ; ils devaient emprunter des chemins différents, afin de ne pas rencontrer les nobles ; ils ne mangeaient bien sûr jamais à la même table qu’eux et on les nourrissait, dit-on, « des miettes tombées de la table » des nobles. Ceux-ci portaient des vêtements qui leur couvraient bras et jambes, les gens du commun avaient les bras et les jambes découverts, tandis que les esclaves portaient seulement un pagne. De nos jours, ces différences ne sont pas si marquées, mais on voit toujours les iri-ri assis par terre, tandis qu’un mel se tient à table pour partager un même repas. La christianisation a joué un grand rôle pour tenter d’abolir ces différences, mais elles se rencontrent encore, souvent très prononcées, spécialement dans les villages reculés.
101Il serait tentant de pouvoir classer les règles de mariage par rapport au système des trois ordres, c’est-à-dire comprendre le système des ordres grâce à leurs différentes règles de mariage (Van Wouden 1968 : 15). Il en existe en effet plusieurs, mais elles sont trop répandues pour permettre une telle interprétation. Les nobles doivent se marier en principe selon les règles de l’échange généralisé, c’est-à-dire qu’ils doivent choisir leurs épouses toujours dans certains lignages, qualifiés de donneurs de femmes, et ne donner leurs soeurs en mariage qu’à d’autres lignages, appelés preneurs de femmes. Les gens du commun pratiqueraient plutôt une sorte d’échange immédiat (c’est-à-dire un échange de femmes entre deux groupes seulement), mais en fait cette pratique est aussi en usage chez les nobles. On dit que les esclaves se marient « n’importe comment », « entre eux », brisant l’interdit de l’inceste ; nous n’avons pas d’exemples pour vérifier ces informations. On traite certainement d’inceste l’union avec quelqu’un de sa propre maison : or, plusieurs lignages d’esclaves appartenant au même maître et à la même maison pouvaient se marier entre eux sans pour cela commettre un véritable inceste ; il faut donc prendre garde aux commentaires hâtifs de certains informateurs.
102Cependant, à la lecture des mythes que nous possédons et à la lumière de nos analyses précédentes, on peut sans forcer l’interprétation supposer que, les maisons étant essentielles à la structure de la société et ne prenant de réalité qu’à travers les échanges, il doit y avoir des règles de mariage spécifiques permettant de maintenir leur existence, et ne concernant que ceux qui s’identifient à des maisons, c’est-à-dire les mel et les ren. Certaines règles de mariage favorisent la création d’alliances politiques ; par exemple les princesses de Bali commencent par épouser des raja.
103La particularité de Tanebar-Evav vient de ce que ses habitants sont en principe tous des nobles ; les esclaves appartenaient à la maison Marud, mais résidaient dans l’île voisine de Ur. Nobles étaient les fondateurs du village, mais aussi tous les immigrants venant de Luang et de Leti comme de Kei Besar et de Kei Kecil ; il y avait même un lignage descendant en ligne féminine d’un raja. Les gens de Ur sont devenus esclaves à la suite d’une guerre ou parce qu’ils avaient enfreint un interdit sur des territoires de Tanebar-Evav ; les versions varient. Autrefois, ils venaient travailler pour leurs maîtres et faire les gros travaux d’abattage des arbres, nécessaires à la construction des voiliers et des maisons ; ils participaient aux événements de la vie familiale, mariages, funérailles, en ce sens qu’ils étaient chargés de toutes les corvées préparatoires aux fêtes ; quand ils venaient dans le village, ils ne passaient pas par l’échelle centrale, mais par une entrée qui leur était réservée sur le côté du village ; ils ne pénétraient pas dans la maison, mais restaient dehors sur la galerie. Ils devaient un certain nombre de prestations à leurs maîtres qui, en retour, leur accordaient aide et protection et se sentaient en quelque sorte responsables d’eux ; le maître payait pour réparer les fautes des esclaves ; récemment encore, la maison Marud a payé une compensation pour l’enlèvement d’une femme de Tanebar-Evav par un homme de Ur. Les unions entre nobles et esclaves étaient interdites et autrefois sévèrement punies ; les coupables étaient jetés à la mer, une pierre au cou ; ce châtiment punissait aussi l’inceste. La sentence est moins sévère aujourd’hui, mais le maître doit toujours certaines réparations aux offensés.
104En dehors des esclaves, et faisant partie de la société de Tanebar-Evav, il existe des lignages et segments de lignage ren qui sont issus de nobles ayant perdu leur statut à la suite de la transgression d’un interdit de mariage ; dans le premier cas connu, un noble s’est uni avec une esclave, et le village entier voulait chasser de l’île le coupable. Une maison s’opposa à cette expulsion, le prit sous sa protection et avec lui sa descendance ; celle-ci est en position débritrice et doit des prestations à la maison créancière : offrir une partie de sa chasse ou de sa pêche, et parfois remplir un rôle de serviteur en certaines occasions cérémonielles. Le lignage déchu devrait avoir le statut d’esclave, mais pour des raisons mystérieuses il est considéré comme ren’, il a seulement perdu du statut mais il a gardé ses terres, sa maison et ses fonctions, ses membres vivent comme des hommes libres et ne sont pas considérés comme esclaves. Pourtant, la règle d’endogamie est maintenue et les mel ne peuvent se marier avec les membres des lignages dégradés. Mais depuis qu’il y a des ren au village, des mariages ont toutefois eu lieu, ce qui a augmenté le nombre de segments dégradés ; étant donné la taille démographique relativement faible du village, il est parfois difficile de trouver des épouses conformément aux règles du mariage ; et les ren peu nombreux épousent, soit des nobles qui perdent alors leur statut, soit des femmes a l’extérieur de l’île, soit encore des cousines patrilatérales proches et normalement interdites. On trouve donc dans le village, à la suite d’une telle déchéance, des maisons dont des segments de lignage sont restés mel tandis qu’un autre segment est devenu ren. Ceci n’a pas d’incidence sur les fonctions, sauf dans le cas du lignage descendant d’un raja dont la fonction était l’application des sanctions en référence à la loi de Hukum ; cette fonction est passée à un lignage « frère » portant le même nom ; les autres lignages ren continuent d’exercer leurs fonctions et leur chef est initié. Il n’y a donc pas sous ce rapport de différences entre les mel et les ren.
105Dans le cas du village que nous connaissons, la division en nobles et gens du commun ne semble donc avoir que peu d’incidence sur le système des fonctions. Mais un seul cas ne saurait suffire pour généraliser, et le problème de l’articulation entre les différents systèmes (maisons, ub, yam, fonctions et ordres) reste posé. Cependant, le fait que le plupart des nobles viennent de l’extérieur et qu’une loi étrangère donne son sens à la société lór (la société de l’extérieur par opposition à haratut, la société de l’organisation interne) permet de penser à une combinaison de différents systèmes qui confirmerait que cette société ne peut être comprise que par référence à « l’extérieur », et dans une opposition hiérarchique entre un « dedans » subordonné à un « dehors » sociologiquement plus puissant qui lui permet de se définir. La division en nobles et gens du commun est attestée dans presque toutes les Moluques et les sociétés à esclaves existent (ou existaient) dans toute l’Indonésie.
106Le fait remarquable est cependant la façon dont ces ordres sont pensés dans la logique de la structure interne du village : d’où que vienne cette division en trois (qu’elle soit inhérente au système ou qu’elle ait surgi sous des influences externes), elle ne peut être comprise que comme une double relation ; cela donne un écho bien singulier à un problème maintes fois soulevé depuis le début, celui de l’opposition constante et complémentaire du deux et du trois. Par ailleurs, l’usage de termes de parenté pour qualifier les différentes relations entre les ordres ne manque pas de souligner le caractère fondamental d’une certaine idéologie fondée sur des rapports de parenté dont nous allons découvrir l’organisation peu à peu.
107On a pu dégager au chapitre précédent deux aspects complémentaires de la société, répondant aux noms de lór et haratut et désignant la communauté du village. Lór est la société dans son rapport à l’extérieur, à la fois protégée par la loi de Hukum et par le droit de cet esprit sur les épaves, représentant une société plus vaste, celle de l’archipel, en articulation avec celle du village ; lór présente aussi un faciès universel en relation à l’individuel en ce sens qu’elle sanctionne l’inceste, le meurtre et l’adultère. Haratut apparaît comme la société de l’intérieur dans la relation au dieu soleil-lune. Il semble que cette opposition entre l’intérieur et l’extérieur qui façonne la société dans sa totalité se répète au niveau de chacun des deux concepts. Haratut est essentiellement fondée sur l’organisation immuable en ub et yam ; tournés vers l’intérieur, les ub assignent des places aux maisons, sont des contenants d’hommes et de maisons et se réfèrent à dix-huit ancêtres qui posent les fondements de la société comme un tout ; les yam contiennent les ub, représentent la société face au dieu, mais aussi face aux autres villages, symbolisant la communauté du village dans ses relations à l’extérieur, qu’elles soient d’échange pacifique ou de guerre ; ub et yam fondent la société haratut, le principe interne de la société, directement liée au dieu par l’intermédiaire des ancêtres parfois appelés « dieux d’en-bas ». Lór à son tour semble présenter deux aspects : l’un s’applique à l’organisation interne spécifique de la société de ce village, l’autre articule l’ensemble plus vaste formé par la société de l’archipel ; le premier aspect est représenté par le fam umum qui introduit une certaine particularité individuelle pour un groupe de lignages, débordant le découpage en ub et sans référence à la totalité du village ; on le dit fam lór ; l’autre aspect, en relation avec la loi venue de l’extérieur et les interdits de lór, partage la société en trois divisions qui définissent d’emblée le statut de chaque habitant de l’archipel. Mais tandis que le principe lié à lór semble faire référence à l’historique, à l’événementiel qui permet aux individus de se différencier, le principe lié à haratut fait disparaître les hommes dans une organisation immuable qui est le lieu où la société se reproduit dans sa pérennité.
Notes de bas de page
1 Le nombre vingt-trois n’est pas significatif en soi ; il résulte du hasard de l’histoire ; le nombre des « habitations », bâties surtout dans le village du bas, a doublé ce chiffre ; mais comme nous l’avons dit, ces « habitations » s’identifient aux maisons.
2 Le mot fam est employé d’abord par Geurtjens (1921a) pour désigner un groupe de descendance patrilinéaire, il est repris plus tard par Van Wouden (1968) et Nutz (1959). Ce dernier pose la question de savoir si le mot ne viendrait pas du hollandais familie, « la famille ». Nous ne l’avons pas rencontré chez les auteurs antérieurs. Par contre Van Hoewell (1890 : 131) parle d’un groupe appelé soa et mentionne aussi le mot rahan comme désignant la « famille ». Soa est un terme emprunté aux Moluques du Centre où il désigne un groupe territorial et parfois un groupe de descendance ; il n’existe pas dans l’organisation traditionnelle de la société de Kei. Le mot rahan désignant le groupe familial semble davantage coïncider avec la réalité de la société de Tanebar-Evav. Le mot fam ne se rencontre pas dans les sociétés traditionnelles des archipels avoisinants avec lesquels les îles Kei ont une grande similarité de culture. Il semble plutôt avoir été importé et avoir peu à peu pris la place de rahan pour décrire les groupes compris dans une maison. Nous ne discuterons pas ici le terme de soa qui n’est pas utilisé à Tanebar-Evav, ni semble-t-il dans les autres parties de l’archipel, sauf dans l’expression Kepala Soa ; comme on l’a vu, ce terme désigne un chef de village qui ne fait pas partie du groupe des initiés et sa fonction semble avoir été instituée à l’époque de l’administration hollandaise.
3 Cette division des familles en petits noyaux s’est produite tout d’abord sous l’influence du gouvernement colonial et de la christianisation, et elle continue de nos jours. Il y a une tendance générale à détruire les maisons ou constructions traditionnelles pour les remplacer par des maisons répondant toutes à un type défini selon des critères modernes. Jusqu’à présent, seul le village de Tanebar-Evav s’est trouvé relativement préservé de cette influence, car l’ensemble des maisons traditionnelles du haut a été conservé intact malgré l’apparition de nouvelles maisons dans le bas. Dans l’ensemble de l’archipel de Kei, de même que dans les archipels voisins de Tanimbar et d’Aru où les maisons traditionnelles étaient de vrais objets d’art, il n’en reste plus rien. A Tanebar-Evav, tant que les maisons traditionnelles demeurent, il est relativement indifférent que de petits noyaux familiaux aillent résider dans une maison séparée. Mais du jour où la maison traditionnelle ne sera plus entretenue et tombera en ruines, il est à craindre qu’en l’absence d’un support physique, tout le contenu sociologique étayé par les maisons ne s’effondre en même temps, et que les fonctions et les rituels ne s’amenuisent peu à peu jusqu’à s’éteindre.
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1985
La tente dans la solitude
La société et les morts chez les Touaregs Kel Ferwan
Dominique Casajus
1987