2. Une société, un langage et des hommes
p. 60-86
Texte intégral
1De même qu’elle se définit par son espace, la société de Tanebar-Evav se conçoit à travers un langage qui lui est propre. Pour comprendre sa structure, il est nécessaire d’abord d’expliquer les mots particuliers qu’elle utilise pour se nommer et s’identifier. Ceux-ci désignent des catégories de personnes chargées de diverses fonctions, ou bien nomment des groupes par des formules symboliques, ou encore parlent de la société en général selon deux points de vue nettement contrastés. A partir de ce vocabulaire de référence on se laissera guider par la parole des habitants de Tanebar-Evav pour se perdre d’abord dans les subtilités de leur tradition. C’est à cette condition que pourra se manifester à la fois la complexité et la cohérence de l’appareil conceptuel qui charpente toute la société.
2On ne parlera pas encore de la nature sociologique des groupes en question, de leur composition et de leur recrutement, mais seulement de leur signification au niveau conceptuel. Si le mot « maison » est souvent employé ici, sa définition se précisera par la suite. Mais, dès maintenant, il faut considérer la maison, non pas comme un simple lieu d’habitation, mais plutôt comme un groupe socialement défini.
1. Deux références pour une même société : lór et haratut
3On appelle lór-haratut la société du village en général ; ces deux mots accolés traduisent l’idée de la communauté formée par les villageois. Pourtant, selon les circonstances, on emploie l’un ou l’autre seul : on dit que haratut se réunit, ou bien que tel rituel est effectué par/or ; dans les deux cas, il s’agit de la totalité des gens du village. Les deux expressions font référence à la même société, mais dans des contextes différents.
4La société dite haratut se réunit sur la place de la partie centrale du village, Vurfen, près de la montagne symbolique sacrée Vu’ar Masbaït. C’est là qu’elle effectue les rituels destinés au dieu soleil-lune, qu’elle se réunit avant la chasse rituelle aux porcs sauvages, qu’elle accueille l’étranger arrivant dans l’île ; c’est en référence à la « montagne » et à ses lois transmises par les ancêtres qu’elle initie les futurs chefs du village. On dit que le « contenu » de la montagne, c’est toute l’île de Tanebar-Evav, ses biens, ses produits, ses hommes et ses lois. Haratut, c’est la société des vivants et des morts, organisée selon des règles constitutives positives qui tiennent leur origine et leur autorité de la « mon«montagne». Face au dieu, cette collectivité se conçoit comme les « enfants » (yanan) du dieu.
5La société dite lór se réunit sur la place Tamo, devant la maison de l’esprit Hukum (à gauche, fig. 5). Lór désigne la collectivité dans son rapport aux instances punitives, c’est-à-dire aux esprits intermédiaires entre le dieu et les hommes, Adat, Hukum et Wilin, que nous avons mentionnés à propos des trois places du village ; lór représente les « neveux » (yanan duan) de ces instances surnaturelles. Au plan des sanctions, la société reconnaît leur compétence en matière d’inceste, de meurtre et d’adultère. C’est essentiellement à ce titre et dans une relation de respect pour la loi générale que la société se considère comme lór.
6Mais examinons les sens particuliers de chacun de ces termes. Lór désigne avant tout la baleine, cet animal des mythes d’origine que l’on voit sculpté avec le serpent sur le chambranle de la porte d’entrée du village. Lór a aussi le sens d’un fruit non comestible et d’un légume comestible. Au sens figuré, il qualifie toute épave échouée sur le rivage de l’île, qu’il s’agisse d’un gros poisson ou d’un animal marin, d’une pirogue, d’un homme ou de tous objets disparates, provenant de naufrages ou de contrées lointaines1.
7Les épaves sont ainsi désignées parce qu’elles « appartiennent à lór » (lór ni), c’est-à-dire à la société au regard de la loi et de l’esprit Hukum. (Par contre, lorsqu’il s’agit d’un animal capturé ou harponné par les gens du village, on dit haratut ni, « cela appartient à haratut », c’est-à-dire directement à la société du village.) Si l’on ramasse une épave échouée, on doit faire à l’esprit Hukum une offrande et un paiement rituel qui constituent sa « part », comme si cet esprit exerçait un droit sur l’épave et offrait une protection rituelle contre tout ce qui vient de l’extérieur de l’île. Lorsque, pendant une longue période, les épaves sont nombreuses, ou s’il s’agit de grosses épaves, les gens du village s’assemblent pour passer toute une nuit à battre les tambours et à chanter en l’honneur de lór devant la maison de l’esprit Hukum ; c’est la cérémonie appelée tiva lór « battre le tambour pour lór », où l’on commence par célébrer la baleine.
8Outre cette protection symbolique contre l’extérieur, lór sanctionne les transgressions internes que sont l’inceste, le meurtre et l’adultère. La loi de Hukum fixe des règles précises, et à chaque transgression correspond un paiement particulier. Dans les cas d’inceste les plus graves, un rituel de purification (sob lór, « officier pour lór »), est effectué avec la participation de tout le village. On verra les détails à propos des paiements et des sanctions (chap. 8).
9Dans cette opposition haratut/lór qui constitue la société du village, lór renvoie non seulement à la loi générale, mais aussi à l’archipel de Kei qui est divisé en deux groupes politiques, lórsi et lórlim, communément appelés ursi et urlim « les neuf frères et soeurs » et « les cinq frères et soeurs » ; cette division existe dans toutes les Moluques, où elle est connue sous les termes d’origine malaise siwa et lima, « neuf » et « cinq » ; à Kei, on l’explique par un mythe racontant l’arrivée de divinités et de princes en provenance de Bali : après diverses aventures, les insignes de leur pouvoir furent répartis entre des villages de l’archipel qui se soumirent à leurs lois et formèrent les divisions lórsi et lórlim. Par rapport à l’ensemble de l’archipel, la société de Tanebar-Evav se situait autrefois un peu en dehors, c’est-à-dire qu’elle ne reconnaissait l’autorité d’aucun chef (raja) de ces divisions politiques ; elle s’appelait lór la ba « la société au milieu », ou la société libre. De nos jours, elle fait partie d’un groupement comprenant sept villages de Kei Kecil, sous l’autorité d’un raja de la division lórsi.
10Lór renvoie donc dans tous ses usages très explicitement à cette loi extérieure, venue peut-être de Bali et apportée dans l’île par les esprits Adat et Hukum. Dans toutes ces définitions, lór signifie le groupe social formé par le village, entité globale, responsable, face à des instances punitives ; lór est l’être social soumis à la loi universelle venue de l’extérieur, et qui s’étend sur le monde.
11L’autre mot qui traduit l’idée de société, haratut, n’a pas d’autre sens. Il désigne la société du village par rapport à ses origines et à ses ancêtres.
12Pour en comprendre la signification, on peut le décomposer en har et ratut, deux mots fréquemment employés. La langue de Kei est souvent formée de mots composés, ce qui nous autorise à user de ce genre d’analyse pour découvrir les sens implicites du terme.
13Ratut signifie « cent » et, de même que ruvun, « mille », c’est un nombre symbolique qui dénote la multiplicité.
14Le mot har a plusieurs sens ; employé seul, il désigne un animal aujourd’hui disparu, sorte de reptile quadrupède qui vivait dans la forêt vierge. Pour évoquer les vivants et les morts, on retrouve le mot har lié à deux sortes de composés : l’expression tuv har se dit des gens d’une même génération, tuv har u indique une génération d’aînés, d’anciens, tandis que tuv har mur désigne la génération cadette, récente. Accompagné seulement des mots u et mur, har signifie deux catégories de morts : har u, les morts les plus anciens, en avant, et har mur, les morts récents, en arrière. Employé comme verbe, har veut dire « mettre fin à un interdit », enlever le signe tabou qui protège la propriété d’une cocoteraie par exemple, ou bien sortir d’une période rituelle soumise à des interdits particuliers. Enfin, har, comme nom, désigne à la pêche la première prise attrapée par le moyen d’un instrument neuf, utilisé pour la première fois ; il peut s’agir d’un grand piège nouvellement installé, d’un filet, d’une ligne, d’un harpon. Le poisson har doit être une grosse pièce et les espèces de petite taille sont écartées. Il est porté au village, puis offert selon un rituel particulier à l’esprit, mitu, de la maison du propriétaire de l’instrument de pêche. Les mêmes cérémonies ont lieu pour la première prise de gibier obtenue au moyen d’une arme neuve, lors d’une chasse dans la forêt. Ainsi, har signifie d’une manière générale le poisson ou le gibier capturé, harponné, ou attrapé avec un outil neuf.
15Les produits de la chasse et de la pêche – dans le cas particulier mentionné ci-dessus appelés har– sont, parmi les nourritures, classés plus généralement sous le nom de wad ou de wad-met (met signifie « la grève »), c’est-à-dire « nourritures carnées » par opposition aux nourritures végétales. Mais wad s’applique également aux prises de guerre que sont les prisonniers capturés dans les villages ennemis. On doit donc classer dans une même catégorie tout ce qui est attrapé de façon violente, les poissons, le gibier, les hommes, et aussi les femmes quand il s’agit d’un viol, c’est-à-dire toutes les prises, animales aussi bien qu’humaines2.
16Dans ce contexte il n’est pas indifférent que les morts soient appelés soit har u, soit har mur, selon qu’ils sont anciens ou récents. Ils sont considérés en effet dans certains rituels comme le gibier capturé par les ancêtres, ce sont donc aussi des prises humaines.
17D’après ce qui précède, haratut interprété comme har ratut signifierait « les cent prises », soit l’ensemble (« cent ») de la société du village considérée par rapport aux ancêtres, c’est-à-dire comme comprenant à la fois les générations vivantes et tous les morts, en tant que gibier des ancêtres, qu’il soit encore libre ou déjà capturé3.
18L’opposition entre haratut et lór a plusieurs aspects : haratut est la société du village face à ses ancêtres, liée à la montagne Vu’ar Masbaït, qui est le centre et l’origine de l’ensemble de l’île et de ses habitants ; tous les rituels concernant haratut se déroulent en ce lieu ; c’est la société de l’intérieur. Lór fait référence à une loi et à des esprits venus de l’extérieur. Haratut implique l’idée d’une appropriation violente et d’un contrôle des victimes, animales ou humaines ; lór contrôle par des rituels particuliers ce qui est venu de l’extérieur de façon pourrait-on dire « pacifique » en échouant sur le rivage, mais qui est aussi dangereux qu’inconnu.
19Il y a donc deux attitudes inverses et fondamentales dans la relation au monde : la première, active, violente, dirigée de l’intérieur vers l’extérieur, avec accaparement, la seconde, passive, pacifique, sous contrôle rituel, manifestant une acceptation du monde extérieur. Les « prises capturées » s’opposent aux « épaves », l’initiative victorieuse au respect d’une loi universelle.
20Rappelons aussi que haratut est associé à la montagne, demeure mythique du serpent, tandis que lór désigne la baleine ; serpent et baleine sont tous deux représentés sur le haut de la porte d’entrée du village, comme deux symboles de la société. Ensuite, en relation au surnaturel, la société haratut, ce sont « les enfants du dieu », tandis que la société lór, ce sont « les neveux des esprits » ; c’est le rapport à l’origine qui est signifié par la relation filiale au dieu, tandis que la relation de « neveux » des esprits indique un rapport à l’autorité. Ceci sera confirmé bientôt par de nombreux exemples.
21Il y a donc en dernière analyse deux façons complémentaires de concevoir la société de Tanebar-Evav : l’une implique une relation à l’intérieur, à l’origine, à la montagne et au dieu, et s’exprime par la capture violente ; l’autre implique une relation à l’extérieur, aux esprits venus d’ailleurs, chargés de fonctions punitives, et s’exprime par l’accueil rituel des épaves. De plus, on verra tout au long de l’analyse que les deux concepts sont hiérarchisés4 : la société dans sa relation à l’extérieur, au référent général, c’est-à-dire lór, englobe haratut, la société de l’intérieur organisée selon des règles spécifiques constitutives ; l’une avec l’autre, unies par cette relation, elles forment lór-haratut, la société de Τanebar-Evav comprise dans l’ensemble culturel de Kei et dans son rapport au monde.
22Pour conclure en un tableau :
Sculptés sur la porte | Autorité sur les choses et les êtres | Relation au surnaturel | Loi | ||
lór | extérieur | baleine | échoués | « neveux » de l’esprit Hunkum arrivé du dehors | du monde en général et des Moluques |
haratut | intérieur | serpent | harponnés | « enfantsdu dieu » – relation à la montagne sacrée | de la société particulière (village) |
Fig. 12. Oppositions entre lór et haratut
2. La société telle qu’elle se conçoit
23Lors des assemblées de village où l’on traite de la coutume, le porte-parole s’adresse aux participants selon des formules précises. La langue, riche en synonymes, accumule à plaisir les expressions composées, les périphrases au sens caché, les proverbes, etc. Ces expressions permettent, en une sorte d’incantation, de s’adresser tour à tour aux différentes entités sociales et aux individus qui composent la société, marquant ainsi leur position spécifique dans la communauté. Elles forment ensemble comme un tableau de l’organisation sociale et des rôles tenus par les individus ; c’est l’exposé le plus direct que la société puisse offrir de sa propre cohérence et de sa complexité.
24Les principales formules sont les suivantes : ub i si, yam i tel, sir yararu, malin ankod, dir u ham wang. Elles sont remplacées par des synonymes moins fréquents : wadar en si, ngiar i tel, ulun oho ten, mel nuhu duan, yanan duan. Ces expressions évoquent d’abord les habitants de l’île à travers les groupes dans lesquels ils sont répartis, puis les fonctions essentielles au niveau politique et rituel, enfin, les fonctions secondaires. Pour situer ces termes et expliquer leurs relations, on peut donner très brièvement le résumé suivant : les gens du village appartiennent à des « maisons » ; toutes les maisons sont comprises dans neuf groupes, les ub, et ces neuf ub sont inclus dans trois groupes, les yam. Les expressions qui suivent renvoient non pas à des entités groupant un certain nombre de gens, mais aux fonctions individuelles de certains villageois considérés comme des chefs. Nous analyserons successivement les différents sens de chaque terme.
Ub et wadar
25Ub i si et wadar en si désignent les neuf ub ou les neuf wadar, groupements qui incluent tous les gens du village. Mais les mots ub et wadar en eux-mêmes ne signifient pas « groupe » ; ils ont différents sens qui permettent d’éclairer le fait qu’on les emploie également pour nommer des groupes.
26Ub est d’abord l’abréviation d’un terme de parenté, ubun, qui veut dire à la fois « grands-parents » et « petits-enfants ». D’une manière générale, lorsque l’on dit ub hir (hir est le pronom personnel de la troisième personne du pluriel), littéralement « eux les aïeux », on désigne l’ensemble des ancêtres de quelqu’un, tous ses ascendants en ligne masculine et féminine. On pourrait traduire littéralement ub i si comme les « neuf grands-parents » ou les « neuf descendants », c’est-à-dire tous les gens issus de neuf ancêtres.
27Ub a bien d’autres sens. C’est le nom donné à un récipient, une jarre en terre cuite terminée par un col étroit et décorée de dessins géométriques de couleur ocre, rouge ou noire. Ces jarres sont fabriquées exclusivement dans deux localités : sur l’île de Tarn, située au nord-ouest de Tanebar-Evav, et dans le village de Banda-Eli, au nord-est de Kei Besar, où vit une ancienne colonie d’immigrés venus de l’île de Banda (Moluques du Centre). Autrefois très richement décorées, elles étaient gravées et peintes de figures compliquées, comme on en voit sur les specimens des musées de Hollande et sur d’anciennes photographies. Plus grossières aujourd’hui, elles continuent d’être fabriquées et vendues dans tout l’archipel de Kei et jusque sur les côtes de Seram5. Ces jarres, portées sur la tête ou sur l’épaule, servent au transport de l’eau, mais elles sont aussi utilisées comme récipients pour conserver le millet non décortiqué. Le grenier communautaire renferme des dizaines de jarres pleines du millet recueilli depuis des temps reculés ; la céréale se conserve ainsi parfaitement et n’est attaquée par aucun parasite. Cet emploi du contenant ub sera d’un grand intérêt du point de vue symbolique.

Jarres en poterie appelées ub, pleines de millet dans le grenier de la maison Teli.
28Ub est aussi le nom d’un petit poisson volant que l’on voit fréquemment bondir hors de l’eau autour des bateaux, et qui est l’ancêtre disparu puis métamorphosé d’une maison du village. Les descendants de cet ancêtre ne peuvent manger ce poisson.
29Ub est encore l’un des noms que l’on donne à la tortue-lyre ou tabob. Lorsque l’on va la pêcher, on l’appelle : « Ub ! », c’est-à-dire qu’on appelle le grand-père ou l’ancêtre, ou encore le petit-fils. La capture s’accompagne de chants qui sont comme un appel lancé à l’animal pour qu’il vienne se faire prendre. Ce qu’il fait. On chante : « Ub o ! », et il vient (quand un petit-enfant pleure, on le berce en chantant aussi « Ub o ! »). Cet animal marin est ensuite rituellement découpé, partagé et consommé – une partie en est offerte symboliquement aux ancêtres. Il tient une grande place dans certains mythes d’origine où l’on explique les relations d’entraide entre Tanebar-Evav et des villages de Kei Kecil ; ces relations sont appelées teabel, mais sont plus connues dans les Moluques sous le nom de pela. Selon la légende, la tortue-lyre vient du ciel et du nord ; elle est traitée avec le respect dû aux ancêtres que l’on appelle du même nom, ub.
30Enfin, Ubnus est l’une des appellations données au plus grand « esprit » mitu du village, l’esprit Adat déjà mentionné ; celui-ci séjourne dans la zone interdite de l’arrière du village, oho mirin. Mais tandis que ub veut dire « grand-père », nus de son côté est une contraction de nisin, « arrière-grand-père ». Ubnus signifie donc littéralement « le grand-père-arrière-grand-père ». Comme la tortue-lyre qui, selon certains mythes, l’accompagnait, l’esprit Ubnus venait du nord, et après un long périple, vint échouer sur le rivage de Tanebar-Evav. Ici, les catégories d’ancêtre et d’esprit sont confondues en un seul être surnaturel.
31En fin de compte, tous les sens du mot ub suggèrent un certain rapport aux ancêtres. Et de même que les jarres conservent le millet à travers les âges, de même les neuf groupes contiennent de fait et conservent les individus dans une même structure de la société à travers les générations. On aperçoit donc derrière la diversité apparente des sens du mot une certaine unité. Elle s’éclairera par la suite.
32L’expression wadar en si est synonyme de ub i si et désigne de même les neuf groupes qui rassemblent les membres du village. Mais le mot wadar a un sens précis qui jette une lumière particulière sur la nature de ces neuf groupes.
33Il s’agit de neuf paires d’ancêtres, hommes et femmes, dont on ne sait s’ils sont frère-soeur ou mari-femme. Ils seraient partis pêcher la tortue en mer et auraient disparu. Un lieu de culte leur est réservé sur la plate-forme du grenier de neuf maisons, on les appelle les neuf wadar ; ce sont des ancêtres mais on ignore leur nom, et il n’est pas possible de retracer un lien généalogique direct avec eux. On ne possède pas davantage de détails sur l’origine de ces wadar considérés comme les grands ancêtres. Ils sont « nourris » régulièrement par des offrandes, le plus souvent de chair de tortue ; on peut leur offrir aussi du dauphin ou de la vache de mer, mais non pas directement de la chair de tortue-lyre. Cette dernière offrande est faite de manière symbolique, alors que les précédentes se font sous la forme concrète de morceaux rituellement disposés. On fait deux parts, l’une pour l’homme, l’autre pour la femme, et on les pose sur le dessus de la porte de la maison et sur la plate-forme du grenier, c’est-à-dire à la fois à l’avant et à l’arrière de la maison. Les offrandes sont obligatoires lorsque l’un de ces animaux marins est venu s’échouer sur le rivage – auquel cas une partie est toujours prélevée pour être offerte à Hukum, l’esprit gardien de la loi qui règne sur les épaves.
34Ainsi la tortue sert-elle d’offrande au niveau des neuf paires d’ancêtres, tandis qu’au niveau supérieur, la tortue-lyre, associée, on l’a dit, à un aïeul unique et prestigieux représentant l’esprit Adat, ne saurait être offerte que de façon symbolique. Une différence de niveau est ici perceptible, et il convient de s’en souvenir.
35Les neuf paires d’ancêtres des neuf ub sont des gens associés à la pêche à la tortue, activité typique de haratut, la société qui capture des prises chassées ou pêchées, prisonnières ou séduites. Le système d’offrandes sacrificielles correspondant aux ub nous confirme qu’au plan mythique et symbolique, ceux-ci sont par certains aspects l’expression de la société haratut, celle du village comprise de l’intérieur.
36Dans deux maisons du village, Teli et Fitung (nos 1 et 21 de la figure 5), les wadar sont représentés sous la forme de statues de bois ; l’une est une forme humaine assise, les coudes appuyés sur les genoux avec une tête d’oiseau au bec allongé ; l’autre n’est qu’une forme massive à bec d’oiseau ; on dit que ces têtes sont celles de coqs ; faut-il voir ici un rapport avec le mythe d’origine suivant lequel, après le chant du coq, le premier homme apparaît sur l’île accompagné de cet oiseau ?
37Les autres maisons n’ont pas de représentation des wadar ; seul une sorte de plateau en bois disposé sous le toit pour recevoir les offrandes désigne l’emplacement de ces ancêtres.
38En résumé, ub i si ou wadar en si désigne la division du village en neuf groupes par référence aux neuf paires d’ancêtres mythiques ; toutes les maisons du village sont groupées par deux ou trois autour de celles qui abritent le culte d’un wadar, formant ainsi les ub. Les membres de ces groupes sont considérés comme les descendants de ces ancêtres, qu’il s’agisse de gens originaires du village ou d’immigrants intégrés par la suite. Si le culte des wadar est clairement offert à des ancêtres, il reste à préciser la nature sociologique du groupe qui offre ce culte. Car bien que ces ancêtres ne soient pas nommés, chacun des neuf ub porte un nom propre. Retenons seulement pour l’instant le rapport symbolique que l’on retrouvera par ailleurs : les groupes ub, nommés, issus d’ancêtres wadar, contiennent des gens comme la jarre contient du millet.

Représentations sculptées de deux wadar.
Yam et ngiar
39Les neuf ub sont à leur tour inclus dans trois groupements appelés yam i tel, « les trois yam », ou ngiar i tel. Il faut se garder de conclure immédiatement à une relation de type segmentaire entre ces deux niveaux.
40Nous n’avons trouvé qu’un seul sens à yam, c’est l’abréviation de yaman « père » ; yam i tel signifie littéralement « les trois pères » ; mais l’expression peut désigner aussi les ancêtres en général, « nos pères » : un homme dit yaman-ubun turan pour parler de ses ancêtres, ses « pères et grands-pères ».
41Le nombre trois peut s’expliquer de différentes façons ; un mythe très controversé parle de trois pères venus du soleil, qui seraient à l’origine des trois yam. Une explication plus plausible serait sans doute fournie par un autre mythe, dont il a déjà été question : trois hommes sont apparus avec le lever du jour près du nombril de l’île, nuhu fuhar, au centre du village ; ce sont les ancêtres de trois maisons situées respectivement dans chacune des trois parties du village. Yam i tel désignerait alors ces trois groupes comme descendants des trois pères ou des trois ancêtres.
42Ngiar i tel, les « trois ngiar », est une autre expression désignant ces mêmes groupes. Ngiar a plusieurs sens. C’est d’abord le nom donné à un tissu blanc qui enveloppe les cadavres des enfants morts-nés et de ceux qui meurent dans les trois jours suivant leur naissance. Ces enfants sont classés comme bidar, esprits proches du dieu, de même que les melikat, les foetus des fausses-couches. Dans le mythe se rapportant au nombril de l’île, un melikat descend sur terre accompagné d’un coq ; c’est peut-être ce melikat qui se confond avec Lev, l’esprit du « nombril de l’île ». Les différents aspects du même mythe se complètent : ngiar, linge blanc pour les morts-nés peut faire référence à ce mythe où figure le melikat, et dont une variante montre l’apparition des trois hommes qui seraient les ancêtres des trois groupes ; ngiar et yam sont les deux termes qui désignent ces groupes.
43Ngiar a aussi le sens d’un contenant ; c’est une sorte de grand piège à poisson de forme rectangulaire et aussi un panier tressé en forme d’entonnoir aux mailles larges, dans lequel on jette le poisson fraîchement pêché pour le ramener au village. Certaines formules cérémonielles utilisent parfois ce terme pour parler des gens du village comme « pris » au piège ; le mot ngiar est alors accompagné du mot vuv, « piège à poisson ». On retrouve ici le sens de « prise » ou « gibier » déjà rencontré pour exprimer la communauté des hommes lorsqu’elle est haratut, la société du village. De même que pour le terme ub, il s’agit ici d’un contenant qui enferme une prise humaine capturée par les ancêtres.
44Enfin, ngiar qualifie un guerrier, un homme courageux, un homme qui va combattre les ennemis. Dans les récits de guerre on parle de ngiar i tel, c’est-à-dire de l’ensemble des villageois de Tanebar-Evav partant se battre contre les villages extérieurs.
45Yam i tel ou ngiar i tel définissent trois divisions qui englobent toutes les maisons du village par référence à trois ancêtres. Les trois groupes ontchacun un nom propre, ce sont : Rahakratat-Levmanut, Rahanmitu, Ε Wahan, qui rappellent immédiatement les trois divisions spatiales du village. On voit ici superposés deux niveaux, l’un étant la représentation spatiale, l’autre la réalité sociologique. L’association des maisons aux trois yam correspond strictement à leur association aux trois parties du village. Les yam partagent donc le village en trois groupes localisés en des territoires précis6.
46Aucun culte particulier n’est offert aux ancêtres de référence, mais les membres de chaque yam agissent collectivement comme groupe cérémoniel dans des rituels adressés au dieu.
47Ce qui semble caractériser les yam, au niveau de cette première analyse, c’est donc une référence, différente de celle des ub, à certains ancêtres et au dieu, mais aussi à des contenants tels le linceul ou les paniers et les nasses. Enfin, il est important de noter l’usage de cette expression ternaire pour opposer le village à l’extérieur : de même que « millet et noix de coco » caractérise l’île de Tanebar-Evav, les formules « trois yam » ou « trois ngiar » distinguent cette société de celles des autres villages.
48A travers l’analyse du sens des mots utilisés pour désigner des groupes, il est frappant de constater que les deux types d’expressions font référence à des ancêtres et aussi à des contenants : jarre de terre cuite, panier, nasse, linceul. C’est un peu comme si toute la société, celle formée par les ancêtres aussi bien que par les hommes vivants, était toujours considérée comme contenue dans quelque chose, dans un monde fermé dont les lois traceraient les limites. (Rappelons que c’est exactement ainsi qu’est défini le contenu de la montagne, la société en tant que haratut.)
49On peut proposer une interprétation qui précise l’opposition déjà remarquée entre l’intérieur et l’extérieur. Les ub font référence à des ancêtres, auxquels on offre un culte ; ils évoquent les réserves de millet, nourriture traditionnelle du village, dont la culture est à la base de l’organisation de la société ; ub i si semble être une division de la société qui se réfère à son organisation interne. Yam i tel, à son tour, évoque des ancêtres, mais n’implique pas de culte ; par contre, yam et ngiar i tel servent de référents vis-àvis de l’extérieur ; dans les récits de guerre, on dit toujours yam ou ngiar i tel pour désigner le village, on ne trouve jamais ub i si. Yam i tel serait utilisé pour l’évocation du village à l’extérieur, tandis que ub i si serait réservé à la désignation interne de la société ; d’un côté la guerre, de l’autre le millet. On verra plus loin se préciser cette perspective.
50Plusieurs traits des ub et des yam nous ont rappelé les caractéristiques de la société haratut, la pêche, la guerre, les offrandes au dieu. On peut donc dire que les ub et les yam se situent du côté de haratut, c’est-à-dire de l’organisation de la société à l’intérieur. Mais de même que lór et haratut s’opposent comme l’extérieur et l’intérieur, à l’intérieur même de haratut on retrouve l’opposition : les ub correspondent à la relation à l’intérieur, les yam correspondent à la relation à l’extérieur. On aperçoit, incluse dans la première, une nouvelle relation hiérarchique, puisque les yam « contiennent » les ub.
Les fonctions
51Répartis entre diverses maisons, un certain nombre d’hommes exercent des fonctions héréditaires, dont les titres expriment les caractéristiques. Tous ont été initiés avant d’entrer en charge et deviennent de la sorte dir u ham wang. Certains, dont les rôles sont les plus importants, portent des titres spécifiques, comme par exemple malin ankod. Littéralement, ces titres renvoient aux différentes fonctions des membres de l’équipage d’un bateau ; la bonne marche de la société se compare à la marche du voilier ou de la pirogue de guerre. Cette comparaison est présente dans le langage métaphorique des chants et dans certains aspects rituels.
52L’expression malin ankod désigne le capitaine du voilier ou de la pirogue. Ankod vient du mot nakoda (en indonésien « capitaine »). Malin se décompose en ma et lin ; ma indique le mouvement ; lin vient de nablin, « être calme », lorsqu’il s’agit du vent ou de la mer : malin ankod est le capitaine qui sait maîtriser et éloigner les tempêtes, diriger le voilier, maintenir le temps au beau fixe. De même, au village, il maintient la paix et la bonne entente, et permet à la société de connaître une vie paisible ; en ce sens, il est le chef d’une société qu’il doit mener à bon port ; la sauvegarde de la société lui incombe. Il y a deux sortes de capitaines : malin ankod nangan ou « capitaine sur terre » et malin ankod roa ou « capitaine sur mer ».
53Malin ankod nangan désigne les deux Tuan Tan « maîtres de la terre » (de l’indonésien Tuan Tanah). Ce ne sont pas des propriétaires du sol, mais plutôt des gardiens de la terre et de tout ce qui concerne le sol ; à Tanebar-Evav, les deux hommes se remplacent à tour de rôle tous les trois ans comme chefs du rituel ; en certaines occasions, ils officient côte à côte. Bien que leur fonction soit l’une des plus importantes, le terme de « chef » traduit mal leur rôle ; ils sont gardiens de la coutume au même titre que les autres initiés, même s’ils portent la plus lourde responsabilité.
54La place éminente des Tuan Tan se reconnaît d’abord à leur activité rituelle. Dans le cycle annuel des événements cérémoniels, le Tuan Tan tient le premier rôle pendant toute la durée de la culture du millet, soit plus de six mois. Il indique, après divination, l’emplacement des futurs jardins, il accomplit les rituels avant chaque phase de la culture et doit se soumettre à des interdits plus nombreux que ceux des autres participants ; pendant la chasse rituelle aux porcs sauvages qui marque le début de la moisson, le « maître de la terre » s’enferme dans la maison Teli (n° 1), considérée comme le centre du rituel du millet ; il y exerce alors une « veille » dans le but de protéger ceux qui partent à la chasse en forêt ; il est à la fois le chef du rituel et une sorte de bouc émissaire capable, par sa présence immobile, d’assumer toutes les transgressions des autres membres de la société ; de cette manière il se porte garant du succès de la moisson.
55Le second Tuan Tan assiste son homologue pendant la période de veille et pendant les sacrifices. La tâche de ces deux hommes est d’assurer chaque année une abondante récolte de millet ; leur réussite n’est pas seulement d’ordre agraire, mais signale la fortune du village et l’approbation de sa conduite par les ancêtres ; les mauvaises moissons sont attribuées au trop grand nombre de fautes commises par les villageois contre la coutume. Les Τuan Τan sont à la fois les gardiens du sol et des gens du village ; ils sont indispensables, plus que d’autres initiés, parce que sans eux, il n’y a pas de culture possible du millet, pas de récolte, pas de richesse pour le village.
56L’autre capitaine, autrefois tout aussi important, est le malin ankod roa, le « capitaine sur mer ». On l’appelle encore ten ya’an ndir u ou nvar u, littéralement, « l’aîné des anciens qui se tient en avant » ou « qui porte devant » (une charge). Ndir u est le nom de la vigie qui se tient à l’extrémité de la proue pour déceler les récifs ; ce poste est capital dans ces mers de corail aux fonds inégaux d’où surgissent à tous moments des écueils dangereux. La fonction de cet homme est de « se porter en avant », d’être le premier ; il a donc un double rôle, à la fois de capitaine et de vigie. Il est en quelque façon supérieur aux deux Tuan Tan : dans les cérémonies, il prend la parole avant eux, puis la leur donne ; il s’adresse à l’ensemble de la société en utilisant les formules que nous avons indiquées au début du chapitre. Bien qu’il ne s’occupe pas directement du millet et du sol, il appartient au côté aîné (il est donc le chef) de la maison considérée comme le centre du rituel du millet, alors que les Tuan Tan ont des positions de cadets par rapport à cette maison7. On l’appelle malin ankod roa parce que sa fonction, essentiellement guerrière, s’exerçait lors des expéditions lancées contre les îles voisines à bord de pirogues spéciales restées célèbres dans tout l’archipel, les belan ; il est donc le capitaine pour la guerre. Il joue le premier rôle à la tête du village en temps de guerre, mais aussi pendant la chasse aux porcs sauvages dans le rituel du millet. C’est lui d’une certaine manière qui conduit les hommes à la chasse en forêt, pendant que les deux Tuan Tan veillent immobiles dans le village. Au retour, il se présente le premier pour leur annoncer le nombre de porcs tués ; il est le messager et l’intermédiaire entre les veilleurs et la société ; puis, la nuit venue, il dort au même endroit que les Tuan Tan dans la maison du millet, qui est sa maison.

Grande pirogue de guerre aux îles Kei (photo publiée par Geurtjens 1921a).
57On voit se dessiner maintenant la relation entre la guerre et la culture du millet ; le capitaine pour la guerre est plus important que les deux autres et joue le rôle initial dans le rituel du millet : il a la parole et conduit les hommes à la chasse, considérée comme une guerre symbolique qui doit amener la prospérité dans le village. Des trois hommes, le premier est du côté des victimes de mort violente par la chasse ou la guerre, du côté de la mer et de la relation à l’extérieur, les seconds sont associés à la fécondité, aux nourritures végétales, à la terre et à l’organisation interne du village. Malgré son titre d’ordre marin, le capitaine de mer présente un double aspect : en rapport à l’extérieur par la guerre, en rapport à l’intérieur par la chasse aux porcs pour la culture du millet. C’est dire qu’aucune relation en elle-même n’est jamais univoque ; le relation à l’extérieur se saisit d’un double point de vue.
58Ceci rappelle l’exigence de toujours situer les niveaux de l’analyse, problème déjà rencontré pour une question de vocabulaire au chapitre précédent : l’île est considérée comme l’intérieur par rapport à la mer, l’extérieur ; mais la forêt est l’extérieur quand on considère seulement le village. On peut mettre ceci en parallèle avec ce que nous venons de constater : à un niveau général, les capitaines de terre et de mer s’opposent comme l’intérieur à l’extérieur ; dans la situation particulière de la chasse aux porcs, les Tuan Tan restent à l’intérieur du village, tandis que le capitaine de mer conduit la chasse à l’extérieur, en forêt. La relation prend tout son sens lorsque l’on superpose les plans : la forêt est au village ce qu’est la mer à la terre de l’île.
59Le pouvoir est donc réparti entre trois hommes qui portent le même nom de « capitaine ». Cette tripartition correspond à une double dichotomie, entre terre et mer d’abord, entre les deux capitaines de terre ensuite. Le fait que deux hommes soient attachés à cette dernière fonction, l’exerçant à tour de rôle et la partageant, n’est pas attesté dans la littérature sur Kei. Nous retrouvons ici, comme pour les trois places du village, une division en trois réductible à une complémentarité à deux termes : le capitaine sur mer s’oppose aux deux capitaines sur terre.
60Le fait qu’il y ait deux Tuan Tan exerçant à tour de rôle suggère une remarque sur le fonctionnement du pouvoir : la fonction de Tuan Tan est capitale, mais l’individu porteur de la charge n’est rien puisqu’il est remplaçable et remplacé du jour au lendemain. Ce n’est pas l’homme qui est important, mais la fonction et les symboles qu’elle représente. Tout se passe comme si, par le moyen d’une alternance du titulaire, la société parvenait à contrôler le détenteur d’un grand pouvoir et à l’empêcher d’accroître démesurément son autorité au fil des années. De même encore, la fonction dédoublée s’opposant à la fonction unique garantit la stabilité et évite un compétition duelle.
61En plus de ces trois rôles qui nous semblent majeurs dans l’organisation de cette société, il y a quatre autres fonctions importantes. Nous en parlerons après avoir évoqué l’ensemble des initiés, qualifiés tous de dir u ham wang.
62On vient de voir le sens de dir u, « se tenir debout à l’avant », c’est le rôle de la vigie ; ham veut dire « partager, diviser », wang signifie « les parts » ou « répartir ». Dir u ham wang désigne ainsi ceux qui, à la tête de la société, sont chargés de rôles particuliers : ils « se tiennent debout à l’avant et distribuent les parts » ; référence est ici faite à la répartition entre tous les gens du village des morceaux de tortue, de vache de mer, de dauphin, etc. que les initiés ont la charge de dépecer sur la grève devant le village. Au sens figuré, ils se partagent les sacrifices offerts aux esprits du village dont ils sont les officiants ; chaque esprit a plusieurs initiés attachés à son culte. A Tanebar-Evav, vingt-trois hommes sont dir u ham wang et sacrifient aux esprits ou au dieu8. Ces hommes sont initiés au moment où ils vont prendre leur charge, en général à l’âge adulte, après la mort ou l’éviction de leur prédécesseur ; il existe de rares cas où ils furent initiés alors qu’ils étaient encore enfants.
63A partir de l’initiation, ils doivent respecter une série d’interdits dits « de mer » et « de terre » qui font presque tous référence au comportement sexuel ; ceux « de mer » excluent la consommation de certains poissons dont les qualités spécifiques évoquent une attitude indécente ; les interdits de « terre » sont surtout des interdits sexuels : les initiés peuvent avoir plusieurs épouses comme la tradition l’autorise, mais ils ne doivent pas avoir de relations sexuelles hors mariage ; enfin, les interdits « de terre » d’ordre alimentaire concernent surtout les nourritures réputées aphrodisiaques.
64Ces interdits réaffirment les règles de conduite de la société ; celles-ci ne sont pas toujours respectées, mais quand il s’agit d’un non-initié cela n’entraîne que des sanctions individuelles ; de par leur responsabilité vis-à-vis de la collectivité, les initiés font courir de plus grands risques à l’ensemble du village et encourent de plus graves sanctions. Des transgressions répétées obligent à une nouvelle initiation, puis à l’éviction.
65L’initiation ne confère pas une connaissance plus poussée qu’à l’ordinaire des lois de la société, mais exige de les respecter davantage ; on profite de la cérémonie pour rappeler l’existence de ces lois, que l’on résume par l’expression Vu’ar Masbaït ni sasa’a « l’intérieur, le contenu de la montagne Masbaït », la montagne au centre du village : ce sont toutes les lois de Tanebar-Evav. Les initiés sont ainsi, de façon éminente, les garants et les dépositaires de ce contenu, c’est-à-dire de la société et de ses lois.
66Leur fonction principale est d’officier pour le culte de certains esprits protecteurs du village, les mitu, dont ils sont en quelque sorte les gardiens. Elle se précise surtout pendant la période de la chasse effectuée à l’occasion de la moisson lorsqu’ils accomplissent le sacrifice des porcs, récitent les formules, et reçoivent certains morceaux de l’animal ; il en est de même chaque fois qu’un porc domestique est tué, car tous les porcs « appartiennent » aux mitu. La répartition des initiés entre les cinq mitu principaux est la suivante : quatre sont attachés au mitu Labul (place Tamo, à droite, fig. 5), un seul à Lev (esprit du lieu dit nuhu fuhar, « le nombril de l’île »), huit à Larmedan (place Vurfen, au centre du village), quatre à Limwad (place Kartut, à gauche), et quatre à Adat ou Rat Bad Ham, l’esprit du lieu oho mirin, l’arrière sacré du village. Dans chacun de ces groupes, l’un ou l’autre des initiés tient la première place en tant qu’officiant du sacrifice, les autres l’assistent.
67L’officiant principal de l’esprit Adat se distingue quelque peu des autres. En signe de respect on l’interpelle le plus souvent par son titre Turan Mitu Duan, « Maître du Mitu » ; il est soumis à un grand nombre d’interdits supplémentaires, notamment alimentaires ; il mange dans des plats spéciaux une nourriture cuite à part par une petite fille ; d’autres interdits déterminent son comportement quotidien (ne pas avoir de contact avec l’eau de mer, ne pas fatiguer son corps, etc.). Il y a une sorte de barrière entre lui et le reste du monde ; il ne doit pas être souillé par le contact de plats ou d’aliments touchés par d’autres. La plupart de ces interdits sont justifiés par le mythe qui raconte l’arrivée dans l’île de l’esprit Adat accompagné de la tortue-lyre. Nous avons dit déjà que Adat est l’un des esprits les plus importants de l’île, et nous avons noté qu’à travers ses titres on pouvait le considérer à la fois comme esprit mitu et comme ancêtre Ubnus. Le nombre de contraintes imposées à son officiant ne fait que confirmer la position supérieure de Adat dans le panthéon. Pendant le rituel du millet, cet initié ne participe pas à la chasse et reste trois jours sans bouger à veiller dans la maison de l’esprit Adat.
68L’officiant du mitu Lev, du « nombril de l’île », est l’unique initié attaché à cet esprit. Il subit également le poids d’interdits spéciaux qui tendent à préserver autour de lui une certaine pureté, afin qu’aucune souillure n’atteigne le mitu (préparation spéciale de nourriture, par exemple). Il participe à la chasse aux porcs, mais en temps de guerre, il reste à veiller dans le village pendant que tous partent sur les grandes pirogues. Lev est l’esprit de l’homme qui, selon le mythe, apparut le premier dans l’île avec le coq ; c’est à cet esprit originaire qu’incombe la charge de protéger les guerriers.
69Il s’agit donc de deux esprits, Lev et Adat, dont l’un est le plus ancien dans le rapport à l’origine, l’autre, l’esprit le plus important parmi ceux venus de l’extérieur, et tous deux sont considérés à la fois comme esprits et comme ancêtres ; sans doute peut-on comprendre par là le fait que leurs officiants seuls observent un plus grand nombre d’interdits.
70Un autre initié tient une place particulière, non pas en raison de ses interdits, mais de son rôle, c’est l’Orang Kaya. Son titre, de provenance malaise, n’a pas d’équivalent dans la langue locale, et sa fonction semble plus récente que les autres ; on raconte qu’à l’origine il n’existait que les deux « maîtres de la terre », Τuan Tan.
71Initié au même titre que les autres, il est l’officiant principal de l’esprit Larmedan, de la place Vurfen au centre du village. Dans le rituel du millet, il donne des prestations au nom de la société haratut. A bord de la pirogue de guerre, il est le dernier à monter ; on l’attend, on l’appelle, et sa place est au milieu.
72La tâche de l’Orang Kaya est d’organiser la relation entre la société de Tanebar-Evav et le monde extérieur. On dit aussi qu’il traite d’affaires de « gouvernement », kubni, c’est-à-dire des contacts avec l’étranger (kubni, c’était autrefois l’administration hollandaise, aujourd’hui c’est le gouvernement indonésien). Il représente le village face aux autres villages ; à l’intérieur du district, il est sous l’autorité du Raja ; il est l’équivalent d’un « chef de village »9. Il accueille l’étranger, convoque des assemblées concernant l’ouverture des saisons de pêche et le début des travaux collectifs ; de nos jours il organise la collecte des impôts et s’occupe des besognes administratives. Ses pouvoirs sont limités : il ne prend de décision qu’en accord avec l’assemblée des initiés et des anciens et, inversement, ceux-ci ne peuvent trancher qu’en sa présence et avec lui. Il n’est pas chargé de l’application des sanctions se rapportant à la coutume ; cette tâche incombe au « gardien » de l’esprit Hukum, et, dans les autres villages de Kei, au Raja. Tel est l’aspect général de la fonction d’Orang Kaya. Il fait figure d’intermédiaire entre l’île et le dehors.
73Ainsi participe-t-il aux activités « de terre » (le rituel du millet dans lequel il représente la société haratut) et aux activités « de mer » (la guerre et la relation à l’extérieur). Il se situe à la frontière, tourné à la fois vers l’intérieur et vers l’extérieur ; cette position rappelle celle du capitaine de mer, capitaine de la pirogue pour la guerre, mais conduisant aussi la société pendant la chasse aux porcs.
74Enfin, il faut signaler la présence d’un dir u ham wang dont l’initiation diffère quelque peu de celle des autres. Autrefois, il portait le titre de leb (du malais lebai, l’imam musulman) qui n’est plus guère en usage de nos jours. Le leb est l’officiant des rituels destinés au dieu soleil-lune, souvent associés à la culture du millet ; il fait aussi office de devin. Trois hommes détenaient jadis cette fonction qui leur avait été cédée par les descendants d’une maison fondatrice du village ; deux hommes l’exercent encore de nos jours. Ils font partie du groupe des initiés et, à ce titre, assistent à toutes les réunions.
75Toutes les décisions concernant la coutume ou les affaires courantes sont prises au cours d’assemblées qui réunissent les initiés et quelques vieux chefs de maison non initiés. Lorsqu’il s’agit strictement de coutume, elles ont lieu dans la maison intéressée (celle du millet, de Hukum ou de Adat, par exemple) ; si ce sont des problèmes administratifs, ils seront traités dans la maison de l’Orang Kaya ou, à défaut, dans celle du Kepala Soa10. Tout le monde peut participer à ce genre de réunions ; chacun y parle à son tour, on consulte parfois les esprits, et la décision est prise après une ou plusieurs séances de discussion. De nos jours, selon un règlement du gouvernement indonésien, des représentants élus des groupes confessionnels doivent participer à ces assemblées soit, à Tanebar-Evav, un musulman, un protestant, un catholique et un représentant de la religion traditionnelle.
76Ainsi fonctionne le gouvernement du village ; il n’est pas possible, si l’on veut rester fidèle à la culture locale, de parler d’activités « religieuses » complétées par des activités « politiques » et « économiques ». Ces catégories, qui sont les nôtres, n’ont pas d’équivalent dans la langue ; même kubni, qu’on peut traduire par « gouvernement », n’était destiné à l’origine qu’à désigner la domination étrangère hollandaise et son appareil administratif. Ceux qui sont « à la tête » de la société, les dir u ham wang, ont acquis cette position par leur initiation : ils ont promis d’être les gardiens fidèles des règlements, des lois, des coutumes du village ; ils sont assimilés à des « anciens », itaten, et cela malgré parfois leur jeune âge ; ils sont chargés du fonctionnement du village, qu’il s’agisse de rituels ou d’affaires que nous qualifierions de non religieuses. Les anciens qui participent aux assemblés n’ont pas de rôle rituel, mais leur expérience s’étend à tous les aspects de la vie sociale. Τous ensemble, ils organisent la marche paisible du voilier, rythmée par les événements rituels et les cérémonies, ils règlent les conflits, décident des activités collectives et des rencontres avec les villages voisins. C’est le « gouvernement » des anciens qui dirige l’assemblée des plus jeunes.
77On s’adresse parfois aux initiés par un autre nom, qui définit leur position statutairement supérieure au reste du village ; on les appelle mel nuhu duan, « les grands maîtres de l’île », et ulun oho ten, « la tête des anciens du village » ; mel indique la grandeur, l’importance, la croissance, et c’est aussi le nom donné aux gens de rang noble11 ; nuhu duan, ce sont les habitants ou maîtres de l’île ; ces deux expressions qualifient les initiés par opposition aux non-initiés, c’est-à-dire à tout le reste de la population qu’on appelle yananduan, les « neveux » ; ce mot s’emploie aussi pour désigner les gens de rang inférieur, les esclaves. Pris dans le contexte de la société en général, l’emploi de ces termes complémentaires indique une opposition hiérarchique entre l’ensemble des chefs du village, ceux qui sont à la tête, à l’avant, et le reste du village, à l’arrière, maintenu dans une position subordonnée, et contraint de respecter et d’écouter les initiés.
Les deux côtés du toit : sir yararu
78L’expression sir yararu, citée au début de cette section, n’a pas encore été évoquée. Les explications offertes à propos de cette formule ont toujours été divergentes et nous les donnons telles quelles.
79La traduction littérale de ces mots est chose aisée. L’expression se décompose en sir, yarar et ru. Ru ou en ru signifie « deux ». Sir est le nom porté par les deux poutres latérales sur lesquelles reposent les chevrons du toit de la maison. Yarar désigne les versants du toit. Sir yararu exprime ainsi le toit, fait de ses deux parties reposant sur les deux poutres latérales. Plus largement, l’idée est celle d’une couverture, d’une protection au moyen d’un toit.
80Une première explication donne une vue hiérarchique de l’organisation du village : d’un côté, la société dans son ensemble, de l’autre, les chefs qui sont à sa tête. On peut se demander si l’on ne retrouve pas ici l’opposition spatiale hiérarchiquement ordonnée entre l’avant et l’arrière de la maison, les chefs étant à l’avant, la société à l’arrière. Il sera bon d’y revenir.
81La seconde explication se réfère à la fonction la plus importante du village – considéré en lui-même, en dehors de sa relation à l’extérieur–, celle du Tuan Tan, le « maître de la terre ». Cette fonction est tenue par deux hommes, qui l’exercent chacun à tour de rôle pendant une période de trois ans. Elle est essentielle pour la société, et ceux qui la remplissent sont les principaux gardiens de la coutume. A ce titre, on peut les représenter comme les deux côtés d’un toit protégeant la société contre vents et marées.
82Une troisième explication propose que les deux côtés du toit soient les deux holan ; en effet, la société est parfois décrite comme étant composée de deux parties appelées holan (le mot n’a pas d’autre sens) ; la première partie est composée du yam Rahanmitu, la seconde, des yam Rahakratat et Ε Wahan appelés aussi wahan kid ru, les « deux côtés en bordure » du village. (Rappelons ici la division du village en trois espaces principaux ; les deux derniers yam correspondent aux deux côtés, tandis que le yam Rahanmitu correspond à la partie centrale.) Les deux holan n’ont pas de réalité en tant que groupes (il n’y a pas de cérémonies au nom des holan), il s’agit seulement d’une représentation dualiste dont sir yararu serait une image.
83Il n’y a pas lieu de choisir entre ces explications, mais plutôt de souligner que l’expression sir yararu indique une dualité dont il importe de découvrir la signification. Notons que cette représentation symbolique duelle fait surgir la question d’un troisième terme, puisqu’en fait le toit a aussi une poutre faîtière.
84On notera qu’à travers l’analyse des termes et des formules que la société utilise pour se définir se trouvent soulevés des problèmes essentiels dans l’ordre de l’organisation aussi bien que de l’idéologie ou du symbolisme.
85La relation entre l’extérieur et l’intérieur, évoquée depuis le début, à travers les concepts de lór et de haratut, puis à travers les groupes et les fonctions d’autorité, apparaît clairement comme une opposition hiérarchique qui articule les divers aspects de cette société et organise en un ensemble cohérent la multiplicité de lois et d’instances, dieux, ancêtres, esprits, etc. Ce que nous avons montré au niveau des conceptions va se retrouver plus tard lorsque nous aborderons la question de l’échange dans ses diverses manifestations, les échanges matrimoniaux, la guerre, etc.
86Un deuxième acquis de cette analyse sémantique est l’accent mis sur les images de contenants – poteries, paniers, linceuls, côtés du toit ; le fait n’est pas sans lien étroit avec ce qui vient d’être dit, puisque la société « de l’intérieur » est conçue comme le « contenu » de quelque chose, en l’occurrence de la montagne ; l’idée est logiquement liée à l’opposition extérieur/intérieur, car s’il y a un dedans et un dehors, c’est bien qu’il existe un contenant symbolique, dont il reste à comprendre la structure. Nous retrouverons la même idée très explicite dans les rituels ; ainsi, le but des cérémonies de la culture du millet est de « faire entrer » dans l’île la chance, la fortune.
87Le problème posé par la multiplicité des fonctions d’autorité demande un complément d’enquête dans l’ensemble de la société de Kei et dépasse donc le cadre de cet ouvrage. Mais ici même on trouve un contraste entre deux formes, l’une hiérarchique, l’autre égalitaire, que l’analyse de la composition des groupes, de la nature des échanges et de leur fonctionnement permettra d’approfondir.
88Enfin, et comme pour traduire ce balancement entre forme hiérarchique et forme égalitaire, la société présente un jeu constant entre une tripartition évidente et un dualisme qui affleure à chaque instant comme l’autre face de cette tripartition. Dans l’étude de l’espace du village, on a pu sentir combien était importante mais fragile la division en trois toujours réductible à une division en deux. Au plan des concepts, on peut se faire déjà une idée de la société comme composée soit des trois yam, soit des deux côtés d’un toit, et on verra cela en détail au chapitre suivant ; au plan des fonctions, les trois « capitaines » s’opposent en deux catégories, terre et mer. Ces indications seront utiles pour l’analyse des types d’échanges, et pour celle de la hiérarchie des groupes comme des individus.
89Ces problèmes que l’on a été amené à cerner peu à peu au cours de la découverte de l’île, du village, de ses habitants et de son langage, vont réapparaître au fil des chapitres, et c’est en tentant de les résoudre que nous pourrons commencer peu à peu à comprendre cette société.
Notes de bas de page
1 Il s’agit ici précisément d’herpes marines. Le terme, peu usité, désigne tout ce que la mer rejette sur ses bords.
2 Il faut faire ici quelques remarques aux niveaux sémantique et symbolique. Dans la classification des nourritures, wad est d’abord une nourriture animale ; il s’agit d’un animal domestique ou sauvage qu’il a fallu tuer pour ensuite le consommer. S’il n’y a pas de mot pour dire « animal », chaque espèce porte un nom, mais les animaux comestibles, une fois morts, sont wad ; ceux qui ne sont pas comestibles sont classés comme balanun, « poison ».
Bien que le cannibalisme ait pu exister dans la société de Kei, nous n’en avons trouvé aucune trace, et il n’est pas attesté dans la littérature. Ce qui est signifié par wad dans le cas de « prisonnier de guerre » ou « victime de guerre », c’est la relation violente, capture ou meurtre. En ce qui concerne la femme, le viol est qualifié, dans les récits, de wad-met, mais, outre la relation violente, on peut dire que la victime est « consommée » symboliquement ; une expression grossière remplace le mot « copuler » par celui de « manger » ; on dit « Où vas-tu manger cette nuit ? ». Le terme wad traduit à la fois l’idée de la relation violente et celle de la consommation.
3 Dans le dictionnaire de la langue de Kei Kecil, publié par Geurtjens (1921b), nous n’avons pas trouvé le mot haratut. Par contre il existe une expression semblable pour désigner la société d’un village, tomat ohoi ratut (tomat, les hommes ; ohoi, le village), les « cent hommes du village » ; elle s’oppose à tomat ohoi ruvun, les « mille hommes du village », qui qualifie la société comprise dans le district de plusieurs villages sous l’autorité d’un raja. Comme la langue de Kei Kecil diffère quelque peu de celle de Tanebar-Evav, il est possible qu’il y ait là une transformation linguistique de ohoi en ha ; dans l’état actuel de nos informations nous n’avons pas d’autres exemples de transformation de ce type entre les deux langues. Il est certain que le sens général des deux expressions est le même et désigne la société du village par opposition à autre chose ; il semblerait cependant, à travers l’analyse que nous venons de faire du mot haratut, que la société de Tanebar-Evav ait donné à ce mot un contenu un peu différent, peut-être plus explicite.
4 Nous utilisons le concept de hiérarchie dans l’acception que lui donne L. Dumont dans son ouvrage Homo Hierarchicus (1967a), en particulier p. 92.
5 Les gens de Kei proprement dits, de même que ceux de Tanimbar, ne connaissent pas la poterie, à l’inverse des habitants d’Aru et d’Ambon. A Tanimbar on fait encore usage de calebasses, mais à Kei, où l’on manque de calebassiers, on utilisait à la fois poteries et calebasses achetées ou échangées.
6 On peut pousser plus loin l’analyse au niveau des formes elles-mêmes. Rappelons que les trois division la’oan sont appelées « dessous-dessus », « du milieu » et « en bordure » (voir p. 44). Il s’agit non pas d’une vue plane du village, mais d’une représentation à trois dimensions donnant un volume de même structure que les pièges à poisson, sortes de nasses, appelés ngiar et vuv. La « bordure » conduit les poissons au « milieu » et de là dans un troisième espace, celui du fond, à la fois « dessous et dessus », où le poisson est définitivement capturé. Le plan du village, divisé en trois la’oan (et considéré dans sa longueur, c’est-à-dire à partir de la « bordure » jusqu’à la division « dessous-dessus », de gauche à droite sur le plan [fig. 5]) est comme la projection au sol du volume de la nasse, ce « piège » tendu par les trois premiers ancêtres associés au « nombril de l’île », dans un mouvement inverse, comme celui d’une naissance, du fond vers l’extérieur (de droite à gauche sur le plan). Rappelons que le village lui-même est considéré comme un poisson, dont la tête correspond à la division « dessous-dessus » et la queue à la division « en bordure », dans le sens d’un poisson entrant dans le piège (voir p. 44).
Ainsi, les contenants sociologiques évoquent l’image de contenants réels qui capturent les poissons de la mer.
7 Sur les maisons, voir plus loin chapitre 3.
8 Un tel nombre semble être l’une des caractéristiques de ce village par rapport aux autres de l’archipel de Kei, car la littérature sur Kei ne mentionne qu’un seul homme par village porteur du titre dir u ham wang (Van Wouden 1968 : 36-7). Les enquêtes à venir dans d’autres parties de l’archipel permettront d’infirmer ou de confirmer ce fait.
9 A Kei, les chefs de villages sont soit Raja, soit Orang Kaya, soit Kepala Soa. Le Raja est en même temps à la tête d’un district comprenant plusieurs villages dirigés chacun par un Orang Kaya ou un Kepala Soa. Ces titres sont tous d’origine étrangère à Kei et fondent un système de gouvernement commun à presque toutes les Moluques et plus ou moins imposé par les Hollandais. Tanebar-Evav fait partie du district du Raja de Matwaer, au sud de Kei Kecil. Son chef de village traditionnel est l’Orang Kaya ; mais ce dernier, n’ayant pu exercer ses fonctions depuis plusieurs années, a été remplacé par un Kepala Soa désigné par les habitants pour représenter le village auprès de l’administration centrale. L’actuel Kepala Soa n’est pas un initié, et sa fonction n’est pas héréditaire, contrairement à celle de l’Orang Kaya.
10 Voir note précédente.
11 Sur les trois « ordres », nobles, gens du commun, esclaves, voir ci-dessous chapitre 3.
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