Introduction
p. 1-25
Texte intégral
Tout vrai sentiment est en réalité intraduisible. L’exprimer c’est le trahir. Mais le traduire c’est le dissimuler. L’expression vraie cache ce qu’elle manifeste. Elle oppose l’esprit au vide réel de la nature, en créant par réaction une sorte de plein dans la pensée. Ou, si l’on préfère, par rapport à la manifestation-illusion de la nature elle crée un vide dans la pensée. Tout sentiment puissant provoque en nous l’idée du vide. Et le langage clair qui empêche ce vide, empêche aussi la poésie d’apparaître dans la pensée. C’est pourquoi une image, une allégorie, une figure qui masque ce qu’elle voudrait révéler ont plus de signification pour l’esprit que les clartés apportées par les analyses de la parole.
C’est ainsi que la vraie beauté ne nous frappe jamais directement. Et qu’un soleil couchant est beau à cause de tout ce qu’il nous fait perdre.
Antonin Artaud, Le théâtre et son double



Les principaux initiés et responsables du village
Turan Leb, gardien de l’esprit Adat.
Turan Soa (Metan), Kepala Soa du village.
Bu Yoy (Dyod), aîné de la maison Marud, mort en 1976.
au centre, Is Yaman (Welav), « capitaine de mer », entouré à gauche de Rum Yaman (Ovus), à droite de Ban Yaman (Lodar) tous deux « capitaines de terre » ou Tuan Tan. Soar Yaman (Yaha), gardien de l’esprit Hukum.
Bun Wama (Taverkot), officiant du dieu, gardien de l’esprit Larmedan.
Turan Feli, officiant du dieu et gardien de l’esprit Wilin.
Si’u Sarmav, Orang Kaya du village, et son fils, Atvul Sarmav, assistant de recherche passionné dans son travail.
1. L’archipel de Kei et les Moluques
1Vingt-quatre heures de voile séparent l’île de Tanebar-Evav ou Tanimbar-Kei du petit bourg de Tual, capitale de l’archipel de Kei et des Moluques du Sud-Est, l’une des trois régions de la province des Moluques. Celle-ci, bien connue depuis le XVIe siècle pour le commerce de la noix de muscade et du clou de girofle, est encore de nos jours la proie des étrangers, avides maintenant de produits moins parfumés : bois, poisson, perles et pétrole (fig. 1 et 2).
2En raison de sa pauvreté, l’archipel de Kei est relativement à l’écart de cette ruée : la culture du manioc n’intéresse que les insulaires et la vente du copra se déroule sur place sans attirer les capitaux étrangers. Plus de 85 000 habitants, 5 000 km2, deux îles principales s’allongeant du nord au sud, la grande Kei et la petite Kei, de petites îles essaimées à l’ouest, en tout une soixantaine de villages constituent l’archipel de Kei ou Evav. Evav est le nom local, parfois orthographié Ewab ou Ewaw ; Kei est le nom donné par les étrangers, quelquefois écrit Kai ou Key : pour désigner l’archipel en général, nous emploierons le nom de Kei, utilisé par l’administration indonésienne et le plus fréquemment rencontré de nos jours. Installés en bordure du rivage, les villages se partagent les maigres ressources de ces terres ingrates : Kei Besar, la « grande » Kei, occupée dans toute sa longueur par une chaîne montagneuse, ne laisse qu’une bande de sol cultivable le long de la côte ; l’intérieur est recouvert de grandes forêts. Kei Kecil, la « petite » Kei, peu élevée, présente un sol de corail sec et pauvre ; là, depuis que l’homme cultive, la forêt dense a disparu, remplacée de nos jours par un couvert de taillis. On y pratique l’agriculture itinérante sur brûlis ; le manioc, d’implantation récente, occupe la plus grande partie des jardins ; accessoirement, on cultive plusieurs variétés de taro et de patate douce, du maïs, des légumineuses, des cucurbitacées, du café ; on plante des sagoutiers dans les régions les plus humides, mais ceux-ci n’atteignent jamais un grand développement. L’alternance entre saison sèche et saison humide ne partage pas l’année en deux parties égales ; la saison sèche est généralement la plus longue, et, parfois désastreuse, elle provoque la disette. La pêche est une ressource d’appoint ; la mer est poissonneuse, mais les hauts-fonds du littoral sont largement étendus et obligent à s’éloigner à grande distance du rivage pour obtenir du poisson en abondance.

Fig. 1.
(a) Carte générale de l’Indonésie
(b) Moluques du Centre et du Sud

Fig. 2. Carte de Kei (d’après Kaokonao, Indonesia, stock n° 1301XSB53****04, Army Map Service, Washington D.C., scale 1. 1000000)
3La vente du copra procure l’essentiel des revenus en argent, bien que les prix soient soumis aux fluctuations du marché international, à de nombreux intermédiaires, aux irrégularités du climat ; l’argent obtenu de manière intermittente permet l’achat d’objets d’usage courant offerts à des prix très élevés sur le marché de Tual.
4Aujourd’hui, une partie de ces marchandises est apportée par les bateaux gouvernementaux qui, venant d’Ambon, la capitale des Moluques, font de temps à autre le tour des archipels du sud-est, Kei, Aru, Tanimbar, Babar, Leti, Kisar, Damar. Depuis plus de quatre siècles ces îles sont régulièrement visitées par les commerçants malais et bugis (de Célèbes) qui y ont introduit l’Islam et la pratique de la langue malaise. De nos jours encore, parcourant toutes les mers d’Indonésie dans leurs immenses voiliers, appelés perahu en indonésien, ils font un commerce complémentaire de grande importance.
5L’Islam fut la première des grandes religions à s’implanter, suivie par l’Eglise protestante et plus récemment par l’Eglise catholique. Ces trois confessions sont à peu près également réparties aujourd’hui dans l’archipel de Kei. Cependant ces pratiques religieuses cachent souvent la vigueur des croyances traditionnelles, et certains groupes leur sont restés jusqu’ici entièrement fidèles.
6A côté de l’indonésien, langue officielle, une seule langue est parlée dans tout l’archipel, avec des variations d’accent et de vocabulaire d’île en île. Elle fait partie de la famille austronésienne, comme presque toutes les langues des Moluques, et s’apparente à la langue du nord de Tanimbar, archipel situé plus au sud. Tandis que les îles des Moluques sont le plus souvent compartimentées en régions de langue différente, l’archipel de Kei connaît une unité linguistique remarquable qui fait la fierté de ses habitants. Ceux-ci sont aujourd’hui si nombreux à se partager de maigres ressources qu’ils sont la seule population des Moluques obligée d’émigrer vers d’autres îles.
2. L’île de Tanebar-Evav
7A quelques encablures au sud-ouest de Kei Kecil se dresse l’île nommée Tanebar-Evav. Dans le seul village, du même nom, vivent quelque six cents habitants dont l’accueil et la générosité ont permis la réalisation de cet ouvrage.
8L’île offre sur son pourtour toute la variété des paysages côtiers que l’on rencontre sur un socle corallien. On aperçoit le village au fond d’une baie immense, protégée par une barrière de corail d’environ trois kilomètres de long. Trois promontoires rocheux, au nord, à l’est et au sud-ouest, s’avancent loin dans la mer qui s’engouffre dans leurs échancrures acérées et s’y brise en gerbes verticales. La côte est formée d’une suite de pointes rocheuses, de plages et de criques aux coraux plus émoussés. A marée basse, une frange de corail large de cinq cents mètres s’offre à découvert à l’est et au sud, dégageant des trous d’eau où se réfugie le poisson, vite attrapé par des mains habiles. Les terres sableuses et fertiles sont aménagées en cocoteraies, les terres caillouteuses, légèrement surélevées, sont abandonnées à la forêt dans laquelle on découpe les jardins.

Sur la falaise, le village du haut, vu de la baie.

La baie de Tanebar-Evav, vue du port situé devant le village.
9Il existe deux sortes de jardins : les premiers, fermés par une enceinte permanente (mur de pierres ou palissade de rondins), sont le lieu d’un travail individuel consacré à des cultures produisant toute l’année ; les seconds, ouverts, temporaires, à peine protégés contre les animaux sauvages, sont le lieu d’un travail collectif, organisé, ritualisé ; regroupés en une surface d’un seul tenant qui change chaque année d’emplacement, ils forment une étendue cultivée, tout entière réservée au millet.
10Les jardins fermés font partie du patrimoine de la « maison » et sont travaillés l’un après l’autre, jusqu’à épuisement du sol, par un petit noyau familial. La période de jachère est de six à huit ans, et si le jardin est assez grand, la rotation peut s’effectuer à l’intérieur d’une même enceinte. Le gros travail, abattage des arbres, réparation des murs ou installation de palissades nouvelles, est laissé aux hommes, comme aussi la pose des différents pièges contre les porcs sauvages qui, s’ils arrivent à s’introduire dans les jardins, détruisent les récoltes. De tout le reste du jardinage, les femmes sont responsables : elles plantent, désherbent, entretiennent et récoltent. On cultive principalement deux variétés de manioc et de patate douce, trois variétés de taro, des graminées (une ou deux récoltes l’an), des légumineuses, des cucurbitacées. Pour ces trois dernières, on entreprend généralement chaque année un nouveau brûlis. Les tubercules sont replantés aussitôt arrachés, mais on change d’emplacement tous les deux ans environ. Le manioc est actuellement la nourriture de base, remplacée en période de trop grande sécheresse par du sagou importé des îles voisines en échange de poisson séché. Le reste de l’alimentation est fourni par la cueillette en forêt (amandes – Canarium indicum – plusieurs sortes de noix de palmiers, gousses de palétuviers) ou dans les vergers de bananiers, papayers, arbres à pain, manguiers, dont les propriétaires guettent les fruits avec patience. Le travail de jardinage est une occupation quotidienne, surtout pour les femmes.
11Dans tout l’archipel, les jardins ouverts étaient destinés traditionnellement au millet, dont la culture rythmait d’année en année la vie communautaire de ses nombreux rituels, semblant chaque fois redonner un sens à la totalité de la coutume. De nos jours, le millet n’est plus cultivé que sur la petite île de Tanebar-Evav. Sa disparition ailleurs est étroitement liée à la déstructuration progressive de la société.

Un jardin « fermé » par un mur où pousse du maïs.
12Le millet exige chaque année, pour une seule récolte, la préparation d’un nouveau terrain, soit une rotation très rapide, possible seulement si les surfaces cultivables disponibles sont très étendues. Ce n’est plus le cas dans les deux grandes îles où la population a plus que doublé depuis le siècle dernier. D’autre part, une volonté collective est nécessaire (accepter de se prêter des terrains à tour de rôle, travailler à des périodes fixes déterminées par la communauté), qui fait défaut depuis que les familles se croient des unités économiques indépendantes (intrusion rapide de l’économie de marché, recherche d’activités monétairement rentables, émigration vers les villes à la poursuite de salaires fixes, etc.). A Tanebar-Evav, la population est restée stable et la coutume demeure vivace ; la majorité de la population continue de pratiquer les cultes traditionnels, quelques familles seulement sont converties, et elles se joignent à l’ensemble du village pour toutes les cérémonies communautaires.


Les jardins « ouverts » où pousse le millet.
13Les jardins de millet ne sont pas des jardins comme les autres : ils doivent être soumis à une surveillance constante aussi bien rituelle que pratique contre les porcs sauvages, contre les oiseaux, qui viennent se nourrir dès l’apparition des premiers épis, contre les insectes parasites et les rongeurs ; ceci implique leur concentration en un lieu unique où les battues collectives fréquentes sont le seul moyen efficace pour éloigner les gros animaux. Pour protéger cette céréale dont la croissance ne dure que trois ou quatre mois, on se contente de clore, non pas avec des murs solides, mais avec des branchages et des arbres couchés qui enferment en un cercle immense la totalité de l’espace des jardins. Chaque famille cultive une partie, qui ne se différencie de celle des autres que par des repères, un arbre laissé debout, quelques pierres et, plus tard, du millet de couleur différente (rouge ou noir) semé en bordure. Le millet demande beaucoup de travail et de présence effective ; les gens du village vivent sur place dans de petites huttes de branchages. Le succès d’une belle récolte dépend, dans l’esprit de tous, d’une entraide générale et minutieusement organisée.
14Celle-ci se fonde sur la tradition ancienne et fait appel à un ensemble de rituels qui supposent, pour être accomplis, la participation active du village tout entier et de ses principaux responsables. Le cycle du millet est dirigé par le « maître de la terre », Tuan Tan (de l’indonésien Tuan Tanah), dont la fonction est l’une des plus prestigieuses. Par la divination, il détermine l’emplacement de la culture et ses différentes étapes ; toutes les opérations – choix du terrain, abattage des arbres, brûlage, semailles, récolte – se font sous son contrôle ; elles ne sont commencées qu’après qu’il a accompli les rituels et qu’il a lui-même entrepris le travail sur son propre jardin. Toute la période qui s’étend de l’abattage des arbres jusqu’au début de la moisson est considérée comme un temps rituel et sacré où tout le monde est soumis à de nombreux interdits plus ou moins sévères suivant les moments. Son point culminant, juste avant la moisson, est marqué par trois jours de chasse collective aux porcs sauvages, dont le sacrifice, offert aux esprits, met fin aux interdits.

Le don du millet au grenier communautaire.
15La récolte doit être aussi riche que possible ; le millet n’est pas un simple aliment ; c’est d’une part une nourriture rituelle, employée dans les offrandes ; d’autre part, c’est une richesse, un symbole de prospérité : son abondance est la fierté du village et le signe de l’approbation des ancêtres ; chacun donne une part de sa récolte, qui est conservée dans le grenier communautaire et réservée aux besoins exceptionnels de la collectivité lors de rituels ou de famines. Malgré la tension due aux interdits, cette période représente une détente en rupture avec la routine individuelle quotidienne, une longue animation collective, condition première d’un renouveau créateur ; le millet est ce vieillard qui chaque année redevient l’enfant dont on surveille avec tendresse les premiers pas afin qu’il parvienne sans encombre à l’âge mûr ; ainsi dit le mythe. Ainsi est conçue la culture du millet, d’abord comme un rituel de renaissance, ensuite seulement comme acquisition de nourriture. C’est une fête libératrice et créatrice dont le village sort rajeuni, et neuf mois après chaque récolte, on assiste à un petit « baby boom », heureux résultat des nuits passées dans l’intimité des huttes isolées loin du village.

Autour du grand tas de millet, les mères des trois « capitaines » ; au centre Nen Fel, mère de Is Yaman ; à gauche Nen El, mère de Ban Yaman ; à droite Nen Suwel, morte en 1977, mère de Rum Yaman.
16Partie essentielle du cycle annuel qui divise l’année en deux moitiés, rythmant les événements du village, les mariages et les fêtes, la culture du millet est une aventure collective : elle entraîne la participation de tous, chacun a un rôle à jouer, les hommes comme les femmes. Si l’un des acteurs principaux du rituel refuse de participer et s’il n’est pas remplacé, les fonctions rituelles n’étant plus assumées, l’action s’arrête et tous sont contraints d’abandonner ; il ne subsiste bientôt plus que des actes individuels. C’est ainsi que dans la plupart des villages de l’archipel, l’abandon progressif des croyances traditionnelles et par suite des rituels a favorisé le dérèglement du cycle agricole et l’orientation vers des cultures plus « faciles » comme celle du manioc. A Tanebar-Evav même, certains rituels majeurs ont été provisoirement délaissés en l’absence des titulaires des fonctions principales. Les procédures de remplacement pour parer aux changements démographiques ou sociologiques sont parfois longues à mettre en oeuvre et se heurtent à des réticences ; les rituels sont alors abandonnés.
17Nous ne voulons pas étudier ici le changement dans cette société, mais seulement dépeindre la situation traditionnelle encore existante dans un petit village de six cents habitants. Loin d’être un simple événement de la vie agricole, la culture du millet semble au contraire une activité qui met en lumière les préoccupations politiques, religieuses et économiques.
18Outre le travail des jardins, l’entretien des plantations de cocotiers occupe une grande place dans l’activité quotidienne. Situées pour la plupart dans la partie nord-est de l’île, sur des terres basses et fertiles, comme le long des côtes, les cocoteraies nécessitent des soins constants ; de toutes les propriétés foncières, ce sont les plus jalousement gardées ; elles font souvent l’objet de longues querelles.
19La noix de coco ne fournit pas seulement une denrée commerciale, le copra. Le cocotier et son fruit sont des matériaux de base de la vie de tous les jours, à la fois pour la nourriture des hommes ou des animaux et pour la fabrication d’objets variés. Il n’est aucune partie de l’arbre ou du fruit, jeune ou vieux, vert ou desséché, que l’on n’utilise : pour la construction des maisons, pour l’éclairage, pour le vêtement (sandales), pour les soins du corps (shampooing), pour la nourriture (pulpe, eau, huile), pour les fumeurs (papier à cigarettes), pour le feu de cuisine (combustible), pour les rituels (libation de vin de palme) ; les usages sont multiples, parfois inattendus, et nombreux les termes qui expriment la croissance, l’anatomie et les différentes transformations de ce palmier. Dans un monde sans cocotiers, l’homme se sentirait comme paralysé, incapable de survivre.
20De même, du point de vue rituel et symbolique, le cocotier est partout présent sous une forme ou sous une autre ; un mythe raconte que la noix de coco provient de la tête d’un enfant sacrifié. Les arbres sont protégés par des interdits particuliers à chaque propriétaire, et très rarement transgressés. Même dans les régions de Kei les plus christianisées, ces signes tabou, transmis depuis des générations, continuent d’être fichés au pied des arbres comme garants de la protection des ancêtres contre les voleurs et les calamités.

Signe tabou pour protéger une plantation de bambous contre le sans-gêne des passants.
21Les activités de pêche, de chasse et d’élevage, dont les produits sont linguistiquement distingués de ceux du sol ou de la forêt par un terme ayant le sens général de « nourriture carnée », wad, apportent un complément substantiel au régime alimentaire et tiennent une grande place dans la vie des Keyois. Mais la pêche est de loin la plus prisée, comme en témoigne le temps qu’on lui consacre.

La tortue-lyre, animal sacré considéré comme un ancêtre.

Vache de mer avant sa découpe.
22A l’exception des porcs, on s’occupe fort peu des animaux domestiques, chèvres et poules, qui, pendant la journée, cherchent librement leur nourriture dans le village ou la forêt et ne rentrent qu’à la tombée de la nuit se reposer à l’abri des maisons, sur les toits pour les poules, sous les pilotis pour les chèvres. Les porcs, noirs ou gris, que rien ne distingue des porcs sauvages, sont chaque jour engraissés, surtout à la noix de coco. On y met un grand soin, car ils seront sacrifiés tôt ou tard à l’esprit auquel ils « appartiennent ». Ils circulent librement, sortent du village et se nourrissent de tout ce qu’ils trouvent ; les truies mettent bas en forêt puis reviennent. Les porcs ne sont tués que dans les grandes occasions comme les mariages, les fêtes et certains rituels. A l’inverse du poisson, le porc n’est jamais présent dans la nourriture quotidienne.
23Occasionnelle ou rituelle, la chasse est le plus souvent organisée sous forme de battues contre les porcs sauvages, destructeurs des jardins. Elle est rendue plus aisée par l’existence de murs de pierres hauts de plus d’un mètre qui s’étirent d’une côte à l’autre à travers toute l’île et contre lesquels le gibier est rabattu. Il est rare qu’un chasseur solitaire puisse venir à bout d’un animal ; et pourtant, pas un homme ne part travailler en forêt sans emporter un arc ou une lance et sans se faire suivre de sa petite meute ; mais c’est plutôt un comportement typiquement masculin, symbole de l’ancienne pratique guerrière, qu’un goût réel pour la chasse. Les enfants, eux, s’amusent à piéger des oiseaux pour les manger.
24La pêche peut être individuelle ou collective. On pêche à la lance, au harpon, au coupe-coupe, au filet, au poison ; on attrape le poisson dans toutes sortes de pièges et, la nuit, à la torche ; on combine parfois plusieurs de ces méthodes en une seule partie de pêche. La construction des grands pièges est souvent l’occasion’ d’un rassemblement des gens du village et d’une partie de campagne. Les hommes participent à toutes les activités de pêche, tandis que les femmes sont parfois exclues de quelques séquences (préparation du poison par exemple) ou de pêches spéciales (celle de la tortue-lyre – Dermochelys coriacea). Si certains grands animaux marins sont l’objet de procédures rituelles spécifiques (tortue, tortue-lyre, dauphin, baleine, vache de mer), les prises de mer ont une importance rituelle et symbolique comparable à celle du porc sauvage ou domestique sur terre. Les armes de chasse ou de pêche, ou les moyens utilisés pour prendre le poisson sont rituellement consacrés lors de leur première mise en service par l’offrande à l’un des esprits du village d’un poisson ou gibier appelé « première prise ».
25Symboliquement, les poissons et les animaux marins ont une place particulière, non seulement comme animaux sacrificiels, mais parce qu’ils ont une relation spécifique avec les ancêtres, les interdits, l’organisation spatiale du village (qui est lui-même considéré comme un poisson) et les échanges matrimoniaux. Certains sont directement liés au culte des ancêtres : la tortue-lyre est à la fois ancêtre et esprit. L’initiation des chefs fait intervenir un système d’interdits exprimé partiellement en termes d’opposition entre poissons aux caractères spécifiques et plantes cultivées — c’est-à-dire une opposition terre-mer ; celle-ci se retrouvera fréquemment par la suite. Enfin, les produits de la chasse et de la pêche sont classés dans une même catégorie wad, terme qui peut être traduit d’abord par « nourriture carnée », mais qui qualifie aussi les prisonniers de guerre et les femmes victimes de l’amour. De même que la culture du millet, la chasse et la pêche sont davantage qu’une simple quête de nourriture.
26Par rapport aux autres villages de Kei, la pêche est plus abondante à Tanebar-Evav ; en effet, un seul village exploite tout le pourtour des côtes et la situation de l’île est particulièrement favorable : possibilité de pêche en toutes saisons, dans la grande baie, à l’est pendant la mousson d’ouest, à l’ouest pendant la mousson d’est. Outre les voiliers, on utilise des pirogues monoxyles de toutes tailles qui permettent de s’éloigner au large et de laisser filer les lignes pour ramener de plus grosses prises que près du rivage. Aucun territoire de pêche n’est réservé, et la seule contrainte est celle qu’imposent les saisons de reproduction de certains coquillages ramassés à des fins commerciales. La pêche du poisson en quantité, au fond des grands pièges, donne lieu à un curieux système de distribution et de redistribution : le propriétaire du piège donne une partie de sa pêche à ses parents ou à ses amis ; il vend aussi parfois du poisson à très bas prix à d’autres gens du village ; comme les quantités sont énormes, ceux qui en ont reçu s’empressent d’en faire cadeau à des parents et amis, si bien qu’il n’est personne dans le village qui ne puisse agrémenter son menu, grâce à ces réseaux d’échange. Lorsqu’il y a trop de poisson, on le conserve en le salant, puis en le faisant sécher au soleil. Il est souvent échangé ou vendu dans les villages voisins, peu riches en poisson, et apporte ainsi un petit revenu.

Le voilier pendant sa construction et après son lancement.



27L’île de Tanebar-Evav ne vit pas en autarcie ; depuis toujours, elle a été en relation d’échange ou en relations commerciales, soit avec les villages de Kei, soit avec les archipels voisins (Tanimbar au sud, Aru à l’est, Seram au nord), soit avec les marchands malais, ou les Bugis, qui passaient à bord de leurs voiliers ; ces marchands ont répandu la langue malaise, devenue par la suite la langue indonésienne, aujourd’hui parlée ou comprise jusque dans les archipels les plus reculés.
28Les échanges avec Seram et Aru s’articulaient surtout autour de la vente des voiliers, dont les habitants de Kei sont d’habiles constructeurs. Depuis, la population d’Aru a appris à les construire, et elle conserve le modèle traditionnel autrefois en vigueur à Kei. De nos jours, la fabrication des voiliers continue à Kei, mais de façon réduite ; les plus petits sont parfois vendus, les autres sont loués ou engagés dans le commerce régional des Moluques, ou plus loin vers l’ouest.
29La construction et la vente des voiliers sont liées à un rituel compliqué, parallèle et comparable à celui de la guerre ; le premier voyage entraîne de longues festivités auxquelles tout le village participe (Geurtjens 1910). Il existe plusieurs rituels, chacun rattaché à une maison spécifique du village, mais tous sont en rapport avec le système des sanctions. Les voiliers pouvaient être construits et vendus en paiement de certaines fautes ; dans ces cas-là, l’argent produit par la vente n’était jamais introduit dans le circuit économique ordinaire. Aujourd’hui, on vend souvent de petits voiliers, pour la construction desquels le rituel est plus simple et dont on peut tirer un important profit. Bien que le savoir nécessaire à sa construction commence à se perdre – il est conservé encore par quelques vieux spécialistes – le voilier continue de tenir une place privilégiée dans la culture de Kei : il est bien sûr l’indispensable moyen de communication, mais il est surtout le symbole même de la société, de son organisation, de son fonctionnement, comme un peu partout en Indonésie. Il est en quelque façon aussi le symbole de la relation par excellence, en rapport avec l’échange de femmes et la guerre.
30Parmi les produits commercialisables, le copra vient en premier lieu. Le travail s’effectue à deux niveaux : individuel lors de la collecte des noix de coco, collectif lors de la préparation, du transport à la ville et de la vente. Il implique deux sortes d’échanges, à l’intérieur et à l’extérieur du village.
31Pour le travail collectif, une invitation est lancée à un groupe de parents ou à des partenaires d’échange, parfois à tout le village, suivant l’importance du travail à réaliser ; un jour est fixé au cours duquel toutes les opérations doivent être accomplies1. Ce travail n’est pas rémunéré par un salaire mais donne lieu à des compensations, le plus souvent sous forme de nourriture offerte par celui qui lance l’invitation. Cette forme de travail est courante, non seulement pour le copra, mais pour tout ce qui excède la capacité d’un individu – la fabrication de la chaux, la construction des maisons, des voiliers, des pièges à poisson, etc. Cet échange n’est pas monétaire, et il active les différents réseaux de relations entre les gens du village.
32La noix de coco entière est souvent troquée contre des nourritures complémentaires (riz, sagou) en dépôt chez le commerçant d’origine chinoise qui réside au village. Au bout d’un certain temps, le stock de noix devient tellement énorme que cet homme fait appel au village (dans les conditions indiquées ci-dessus) pour l’aider à transformer ces noix en copra. En compensation de ce travail, il est obligé d’offrir au moins deux repas dans la journée à tous ceux qui viennent travailler, et ils sont nombreux. La dépense est importante, et il est à se demander si la double opération (d’une part, troc contre des produits achetés par lui, d’autre part, compensation sous forme de repas en échange du travail) est finalement lucrative. Comme pour répondre à cette question, ce commerçant fit faillite au cours de l’année 1973, année où la récolte de noix de coco avait été spécialement mauvaise.
33Sous forme de copra, la noix de coco est alors vendue, directement ou indirectement, aux commerçants chinois qui résident à Tual, le bourg principal de l’archipel. Ceux-ci offrent en échange soit de l’argent, soit de la nourriture, soit des tissus ou des biens d’usage courant (savon, quincaillerie, mercerie). Les commerçants achètent aussi les écailles de tortue, les ailerons de requin, les concombres de mer (holothuries), l’agar-agar (algue marine) et les coquillages (pour la nacre). Ces deux derniers produits sont soumis au rythme des saisons évoqué plus haut. Les dates d’ouverture et de fermeture de la pêche sont décidées dans le village même, en fonction du temps et de l’état des fonds marins. Hors de là, nulle limitation : il n’y a pas à Tanebar-Evav de propriété privée du littoral. La pêche aux coquillages est assez pénible, car il faut plonger à environ cinq ou six mètres de profondeur pour trouver les plus beaux d’entre eux. Ces activités occupent hommes et femmes partiellement pendant environ deux à trois mois par an.
34Ces produits, vendus sur un marché et destinés à être revendus le plus souvent à l’étranger, sont évidemment soumis aux fluctuations des cours internationaux et subissent le contrecoup des crises mondiales. Le prix du copra n’est jamais très régulier, et la multitude des intermédiaires le diminue à la production. D’un bout à l’autre de l’Indonésie, il peut varier du simple au quadruple. Pour cette raison – mais aussi pour bien d’autres qui ne relèvent pas du simple calcul économique-, il arrive que les gens du village chargent de leur production un grand voilier et soient prêts à parcourir, en quatre ou cinq mois, les 3 000 kms qui les séparent de Surabaya, sur la côte est de Java, afin d’aller vendre leur copra à meilleur prix et acheter en contrepartie des denrées et des produits fabriqués près de leur lieu d’origine. Ils peuvent ainsi se procurer à des prix avantageux le riz nécessaire pour compléter leur régime alimentaire en période de disette ; dans les archipels de l’est de l’Indonésie, le riz est parfois presque impossible à acheter (comme par exemple au cours des années 1972 et 1973 où son prix avait triplé). Ces grands voyages sont cependant coûteux et périlleux, aussi se contente-t-on généralement de vendre la production sur le marché le plus proche, même à très bas prix.
35Parallèlement à ce petit commerce, des échanges ont lieu de village à village ou d’île en île avec des partenaires privilégiés, c’est-à-dire sans l’intermédiaire des commerçants ; ils impliquent le plus souvent l’existence de relations politiques et sociales traditionnelles. Il s’agit d’un troc (quelquefois d’achat et de vente), généralement entre villages rapprochés, qui permet essentiellement de se procurer une denrée dont on se trouve manquer alors que les villages d’en face ont des surplus. C’est ainsi qu’on offre du poisson séché contre du manioc ou du sagou, parfois même contre des tissus ou des assiettes ; inversement, on reçoit des patates douces, des taros, des mangues, des régimes de bananes, contre de l’huile de noix de coco, de la chaux (celle-ci est utilisée dans la construction des maisons modernes, et les villages de la côte de Kei Kecil n’ont pas en quantité suffisante le beau corail nécessaire à sa fabrication). Les villageois de Tanebar-Evav préparent des monceaux de paniers de chaux qu’ils vont échanger avec leurs partenaires traditionnels de la côte ouest de Kei Kecil contre du manioc ou du sagou dont ils manquent. Ces voyages rapides – quelques heures de voile – permettent la circulation d’une grande quantité de biens, mais aussi le renforcement des liens de simple amitié, des relations matrimoniales ou d’entraide déjà anciennes et conformes à la configuration politique de ces villages. (Nous pensons ici à l’unité politique formée par l’union de plusieurs villages en un district avec à sa tête un raja héréditaire, dont les fonctions sont réduites de nos jours à un rôle surtout rituel. La vigueur des contacts et des échanges entre ces villages permet de conserver le sentiment d’appartenance à une certaine communauté traditionnelle).
36Ces échanges entre villages n’ont pas un but commercial, mais répondent à une demande spontanée créée par un besoin immédiat ; s’agissant de biens de première nécessité (manioc, sagou, poisson), il n’est pas question de faire monter les prix au maximum pour obtenir des bénéfices ; on échange ce qu’on a contre ce dont on a besoin.
37Entre les villages et le bourg, la situation n’est pas la même ; la concurrence est plus forte, l’argent circule plus facilement du fait de la présence des fonctionnaires et des commerçants, le prix des denrées peut varier très rapidement. Les relations entre acheteurs et vendeurs ne sont pas les mêmes que dans les villages, et le villageois préfère alors vendre plutôt qu’échanger : avec l’argent liquide il achètera au juste prix, plutôt que de troquer à un taux désavantageux avec un commerçant.
38Si l’on se livre aussi à des échanges avec des archipels ou îles plus éloignés comme Tanimbar au sud et Seram au nord, c’est la plupart du temps parce qu’on y retrouve des parents ou des alliés. C’est l’occasion de renouer des liens anciens ou d’en créer de nouveaux, d’autant que les Keyois émigrent de plus en plus de façon définitive vers ces régions, ne pouvant plus subvenir à leurs besoins chez eux. Ces voyages sont rares (une ou deux fois l’an) mais leur durée est imprévisible (de deux semaines à six mois).
39Il faut noter que les habitants de Kei sont d’une incroyable mobilité, qu’ils adorent partir chez l’un ou chez l’autre sans se préoccuper des moyens de retour, et qu’ils saisissent n’importe quel prétexte pour faire une sortie censée se limiter à quelques jours – cela fait contraste avec le comportement de l’occidental, toujours pressé d’arriver, las d’attendre, limité par son « emploi » du temps et par la perte d’argent. Les Keyois n’ont jamais aucun programme, ils partent quand ils en ont envie et reviennent de même, et décident le départ une heure à l’avance. La plus grande distraction des habitants de Tanebar-Evav est de se poster sur la falaise d’où l’on voit fort loin et de scruter la mer pour essayer d’apercevoir, se rapprochant ou s’éloignant à l’horizon, les voiles de ceux qui reviennent ou de ceux qui partent ; chaque voile de retour est fêtée par des cris et exclamations joyeuses, sans fin, comme pour marquer un événement extraordinaire. Et c’est bien certainement un événement extraordinaire que cet inconnu qui se profile sous forme de voile et dont on ne sait ce qu’il cache : du bon ou du mauvais, une convocation administrative, de l’argent, des impôts, des maladies, l’annonce d’une fête, un ethnologue ou un évêque. Sans doute à cause de l’éloignement de l’île, les habitants sont toujours à l’affût de nouvelles du dehors, mais malgré cet isolement, les rumeurs se propagent à une allure peu croyable si l’on considère les distances et les conditions de transport.
40Ainsi, il existe à la fois, d’une part, une fermeture au monde extérieur, une affirmation de l’individualité du village à travers l’isolement géographique et la spécificité sociale et rituelle, qui se transforme presque en mépris pour les voisins, même proches, que l’on juge très différents ; et, d’autre part, un besoin d’ouverture, une curiosité vis-à-vis du dehors, une avidité de communiquer et de sortir, de créer ou de renouveler des liens avec les autres villages, de se sentir membres d’un monde plus vaste. Ce trait n’est pas un détail pittoresque de la psychologie des îles ; il se retrouve à Tanebar-Evav dans les fondements mêmes de la structure sociale, dans la logique des mythes, des croyances et de l’histoire. C’est une manière d’affirmer son identité afin de pouvoir traiter avec l’extérieur ou peut-être, plutôt, de se confronter à lui en marquant ainsi sa propre identité.
41La population de Tanebar-Evav forme en effet à elle seule une société parlant un dialecte particulier et pratiquant la religion traditionnelle. L’Islam et les fois protestante et catholique ne sont embrassées que par moins d’un sixième des habitants qui toutefois participent pleinement à tous les échanges et tous les rituels.
Notes de bas de page
1 Il faut enlever l’enveloppe de fibre, casser la coque en deux, faire sécher la chair en la fumant au-dessus du feu, enlever la chair de la coque, la couper en morceaux, mettre ceux-ci dans des sacs de jute, fermer les sacs, les peser, et les charger sur le voilier.
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