Chapitre 13. Les canonisations comme outil d’une stratégie catholique « globale »*
p. 253-265
Texte intégral
1Dans son Message aux Polonais à l’occasion de la canonisation du bienheureux Jean-Paul II du 25 avril 2014, le pape François reprend ce que Benoît XVI, auquel il a succédé, avait mis en avant, trois ans auparavant, lors de la béatification de son prédécesseur : « Il a ouvert au Christ la société, la culture, les systèmes politiques et économiques, inversant avec la force d’un géant – une force qui lui venait de Dieu – une tendance qui pouvait sembler irréversible1 ».
2Jean-Paul II, élevé à l’honneur des autels, vient s’agréger à un effectif qu’il s’était appliqué à largement accroître. Depuis son élection, en 1978, il avait en effet davantage canonisé et béatifié que tous les papes précédents, certains n’ayant pas hésité à taxer cette pratique, poursuivie à partir de 2005 par Benoît XVI, d’inflationniste, lorsque n’était pas évoquée, pour la déplorer, une fabrique de saints.
3Cette pratique, souvent perçue comme une rupture avec la tradition, témoigne sans doute d’une analyse stratégique renouvelée du Saint-Siège sur la présence de l’Église au monde visant à « inverser » une « irréversible » tendance. Dans cette stratégie, la convocation de la sainteté jouerait un rôle central, comme emblème et vecteur de la « nouvelle évangélisation » voulue par Jean-Paul II. Ce recours massif aux canonisations et aux béatifications conduit à se pencher sur les réagencements du « dispositif vatican » dont ces actes solennels constitueraient tant une attestation qu’un moyen.
4Jean-Paul II aura procédé, de 1978 à 2005, au cours de 52 célébrations à 482 canonisations ; et au cours de 147 célébrations à 1 341 béatifications. Le rythme ne s’est guère ralenti avec Benoît XVI : 28 canonisations au 11 octobre 2009 et 262 béatifications, selon le site du Vatican, au 29 novembre 20082.
5À titre de comparaison, de la création le 11 février 1588 par le pape Sixte-Quint de la Sacrée Congrégation des Rites à la disparition de Paul VI en 1978, l’Église aurait reconnu 302 saints et 1 373 bienheureux3. Au xxe siècle, Pie X (1903-1914) procède à 2 canonisations et 14 béatifications ; Benoît XV (1914-1922) à 2 et 7 ; Pie XI (1922-1939) à 17 et 42 ; Pie XII (1939-1958) à 32 et 41 (auxquelles s’ajoutent les béatifications « collectives » de 29 martyrs de Chine, de 25 martyrs du Vietnam, puis à nouveau de 56 martyrs de Chine) ; Jean XXIII (1958-1963) à 10 et 5 ; enfin, Paul VI (1963-1978) à 17 et 37 (auxquelles s’ajoutent les canonisations « collectives » de 22 martyrs d’Ouganda, de 4 martyrs de Terre sainte et de 40 martyrs de Grande-Bretagne, ainsi que la béatification « collective » de 24 martyrs de Corée).
6Avec la constitution apostolique Divinus Perfectionis Magister du 25 janvier 1983, Jean-Paul II a réformé la procédure, accentuant une tendance antérieure, ancienne, à un renforcement des prérogatives du pape. Dans cette procédure, simplifiée, l’importance des miracles se voit atténuée, l’accent étant mis sur la sainteté de la vie religieuse.
7L’acte officiel de canonisation, qui suppose toutefois toujours qu’ait été rapportée la preuve de deux miracles, peut n’intervenir que très longtemps après la reconnaissance populaire de la sainteté, parfois pourtant acquise du vivant même de la figure distinguée : Jeanne d’Arc meurt en 1431 et n’est canonisée qu’en 1920 ; Zdislava de Lemberk, disparue en 1252, se voit déclarée sainte en 1995 ; et la cérémonie de canonisation d’Agnès de Bohême, morte en 1282, n’aura lieu qu’en 1989. À l’inverse, Thomas Becket, assassiné en 1170, est canonisé dès 1173 ; Pierre de Vérone et Antoine de Padoue, eux, le sont en un an. Plus près de nous, José María Escrivá de Balaguer, fondateur de l’Opus Dei, mort en 1975, est béatifié en 1992 et canonisé en 2002. Mère Teresa de Calcutta, disparue en 1997, est béatifiée dès 2003 par Jean-Paul II. Ce dernier fait l’objet d’une canonisation spontanée et immédiate, la foule criant « Santo subito ! » lors de ses funérailles en 2005. Sa béatification est célébrée le 1er mai 2011, soit six ans après sa mort, alors que le délai prescrit pour ouvrir la procédure est de cinq ans après la disparition. Le non-respect de la prescription s’explique, selon le Vatican, par « l’imposante réputation de sainteté dont jouissait le pape Jean-Paul II pendant sa vie, à sa mort et après sa mort4 ».
8L’importance de cette « réputation de sainteté », et donc de la vox populi, témoigne de ce que le saint résulte nécessairement d’une construction, ainsi que du rôle joué par l’extériorité dans cette construction : la sainteté, qui dépend d’une reconnaissance et instaure de ce fait des attentes, repose donc et embraye sur un échange. Elle s’inscrit dès lors dans le répertoire des usages qu’il est loisible d’en faire, ce qui la place d’emblée sous le signe de la malléabilité. Il est même arrivé – écrit Henri Desroche – que la figure du saint soit tellement remodelée « qu’il ne reste plus rien ou presque du saint réel » (Desroche, Vauchez et Maître, 1970 : 110).
9Pierre Delooz tirait en 1969 de son « étude sociologique de la sainteté canonisée » la conclusion que les saints appartiennent « pour la plupart au sexe masculin. Ce sont presque toujours des ecclésiastiques et particulièrement des religieux, qui ont assez généralement joué un rôle de leader et sont issus par priorité de milieux aisés » (Delooz, 1969 : 427). Par ailleurs, ils sont « surtout originaires des pays latins ». Enfin, des variations interviennent au fil du temps : « la prépondérance des hommes sur les femmes est en train de s’amenuiser, comme celle des ecclésiastiques sur les laïques, encore que dans une moindre mesure » (ibid.).
10L’analyse du corpus constitué par les 510 canonisations célébrées au 11 octobre 2009 par Jean-Paul II et son successeur n’infirme pas, ni même ne nuance vraiment les observations de Delooz, au-delà de la supposée rupture qu’instaurerait le pontificat de Jean-Paul II. Cette analyse débouche sur le constat d’une quadruple permanence :
- celle, d’abord, de la prédominance de la figure du martyr, surtout à travers les canonisations « massives » (plus encore que « collectives ») : 103 martyrs de Corée (1984), 117 martyrs du Vietnam (1988) et 120 martyrs de Chine (2000). Soit, à s’en tenir là, les deux tiers de l’effectif total ;
- celle, ensuite, de la prédominance des clercs sur les laïques, relativement faible pour l’effectif total (262 pour les premiers et 248 pour les seconds), mais beaucoup plus accentuée si l’on ne retient que les 170 saints ayant fait l’objet d’une canonisation individuelle (142 sous Jean-Paul II et 28 sous Benoît XVI) : 157 religieux (129 et 28), dont 46 fondateurs de congrégation (34 et 12), et 13 laïques ;
- celle, en troisième lieu, de la prédominance des hommes sur les femmes : respectivement 380 et 130 pour l’ensemble de la population, l’écart s’atténuant légèrement lorsqu’on ne considère que les canonisations individuelles : 122 hommes (103 et 19) et 48 femmes (39 et 9) ;
- celle, enfin, si l’on s’intéresse à la répartition de l’effectif par pays5, de l’Europe sur le reste du monde.
11La prise en compte de l’ensemble des saints canonisés pourrait sembler démentir ce dernier constat. De fait, avec 96 martyrs du Vietnam, 93 de Corée et 86 de Chine impliqués dans les canonisations massives, auxquels il faut ajouter les 13 Asiatiques ayant fait l’objet d’une canonisation individuelle, l’Asie semble se tailler la plus grande part (environ 56 % du total), loin devant l’Europe (environ 35 %) et les Amériques (environ 8 %).
12Avec ces canonisations massives, ce qui est toutefois célébré, plus que des individus, c’est une entreprise, à savoir l’expansion missionnaire.
13Dès lors, et en ne raisonnant plus que sur les canonisations individuelles, la position de l’Europe apparaît très fortement dominante (92 saints pour Jean-Paul II et 22 pour Benoît XVI, soit 114 sur 170, c’est-à-dire plus des deux tiers), 13 pays étant représentés. On notera que la seule Italie, avec 45 saints, compte plus du quart des canonisés ; que les trois grandes nations latines catholiques européennes (Italie, Espagne et France) représentent plus de la moitié de l’effectif, proportion qui atteint presque les 60 % si l’on ajoute les saints polonais.
14L’Amérique latine suit avec 39 canonisations, soit un peu moins du quart de l’effectif total, précédant l’Asie, avec 13 saints (12 et 1), l’Amérique du Nord (3) et enfin l’Océanie (1).
15Les prédécesseurs de Jean-Paul II et de Benoît XVI, Pie XII (1939-1958), Jean XXIII (1958-1963) et Paul VI (1963-1978), pour rester dans une période à la fois contemporaine et comparable en termes de durée, avaient, quant à eux, célébré 59 canonisations (32, 10 et 17, auxquelles s’ajoutent, sous Paul VI, les canonisations collectives de 22 martyrs d’Ouganda, de 4 martyrs de Terre sainte et de 40 martyrs de Grande-Bretagne), soit un total de 125.
16Sur ce total, on compte 90 religieux [53 canonisations individuelles (26, 10 et 17), dont 26 fondateurs (15, 2 et 9), et 37 canonisations collectives], presque les trois quarts de l’effectif, les laïques canonisés l’étant pour la plupart à l’occasion de canonisations collectives. 97 hommes [34 canonisations individuelles (16, 8 et 10) et 63 canonisations collectives], 28 femmes [25 canonisations individuelles (16, 2 et 7) et 3 canonisations collectives]. Les saints, originaires de 16 pays (au lieu des 26 des règnes de Jean-Paul II et de Benoît XVI) viennent pour 76 % d’Europe (95) et pour 17,6 % d’Afrique (22, Ouganda), le reste du monde n’étant que très faiblement représenté (8).
17L’analyse des béatifications auxquelles a procédé Jean-Paul II, lourdes d’enjeux pour l’avenir, les bienheureux constituant les saints de demain, permet de vérifier les tendances observées. Jean-Paul II en a décrété, on l’a dit, 1 341. À titre de comparaison, sous les trois règnes de Pie XII, Jean XXIII et Paul VI (de 1939 à 1978, donc), les béatifications s’élèvent au total de 83 (41, 5 et 37), auxquelles il faut ajouter 129 béatifications « collectives » (sous Pie XII : 24 martyrs de Chine, 25 du Vietnam, 56 de Chine ; sous Paul VI : 24 martyrs de Corée) : toutes catégories confondues, donc, 212.
18Sur ces 1 341 bienheureux, 1 003 ressortissent à des « béatifications collectives ». Les religieux (dont 116 fondateurs) représentent 82,5 % de l’effectif total et les laïques 17,5 % (la proportion de religieux s’élevant même à près de 88,5 % si l’on ne tient compte que des béatifications individuelles). La répartition par sexe est de 73,3 % pour les hommes et de 26,7 % pour les femmes (la proportion d’hommes tombant à 55,3 % si l’on ne tient compte, là aussi, que des béatifications individuelles). Enfin, la répartition par pays laisse apparaître une très forte prédominance de l’Europe : près de 92 % des bienheureux. À elles seules, l’Espagne, l’Italie et la France représentent plus de 65 % des béatifiés, pourcentage qui monte à 77 % si l’on ajoute les Polonais. L’Amérique latine (4,8 %) et l’Asie (2,45 %) arrivent loin derrière, précédant l’Amérique du Nord (14 bienheureux), l’Afrique (5) et l’Océanie (2). La seule prise en compte des béatifications individuelles ne modifie guère la donne : 276 Européens sur 338 (soit 81,6 %). L’Espagne, l’Italie et la France représentent là encore plus de 72 % des béatifiés. L’Amérique arrive ensuite avec presque 8 % (27 bienheureux).
19Récapitulons : une forte continuité existe entre les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI et ceux de leurs prédécesseurs. Saints et bienheureux demeurent ce qu’ils étaient, à savoir plutôt des martyrs, pour une majorité écrasante des ecclésiastiques, surtout de sexe masculin et originaires d’Europe, en particulier des trois grands pays latins, auxquels on peut – pape slave oblige – adjoindre la Pologne.
20Les changements intervenus tiennent donc au nombre en tant que tel, d’une part, et au recours fréquent aux canonisations et béatifications « collectives », voire « massives », d’autre part. Et c’est assez largement, enfin, à la faveur du nombre que la liste des saints et bienheureux s’ouvre à des Élus originaires de régions qui ne font pas partie de ce que l’on pourrait désigner comme « l’aire traditionnelle » du catholicisme.
21Le changement d’échelle en matière de canonisations et de béatifications participe sans nul doute des évolutions d’un marché des biens de salut mondialisé, encombré jusqu’à saturation d’objets donnés à croire, l’accroissement et la diversification de l’offre visant à l’adaptation de celle-ci au plus précis de la demande locale (ou plus exactement de l’évaluation qui en est faite).
22La multiplication des saints répond ici à une triple exigence. Il est tout d’abord question d’offrir, sur fond d’individualisation du croire et d’exacerbation de la concurrence, une gamme toujours plus large de biens de salut, où chaque « consommateur » puisse trouver un produit conforme à ses besoins propres. L’objectif est ensuite d’utiliser à plein la figure du saint, intermédiaire entre nature et surnature, pour reprendre les catégories de Dupront (1987 : 536), et donc transmetteur de messages, dans un univers globalisé caractérisé par la prolifération des émissions de sens, où la prétention au monopole n’est plus de mise et où se déploient des stratégies rivales d’occupation maximale de l’espace (stratégie dont on trouve maints exemples sur la scène contemporaine, par exemple avec les néopentecôtistes). Il s’agit donc enfin de répondre à la pluralisation (de l’offre, des interprétations) par la pluralisation, en dissimulant que cette pluralisation-là est en trompe-l’œil puisque ne multipliant jamais, on y reviendra, que le même. L’Église joue là sur des évolutions qui affectent l’ensemble des sociétés contemporaines, avec l’émergence ultra-rapide et médiatisée de figures d’idoles ou de héros, quels que soient le registre auquel réfèrent ces figures et la rapidité de l’usure qu’elles connaîtront. De ce point de vue, remarquablement analysé par Willem Frijhoff (1998), qui risquait un parallèle entre le Padre Pio et le footballeur David Beckham (plusieurs millions de références chacun sur Internet), la sainteté est devenue un produit de grande consommation. À la sacralisation de la star est susceptible de faire pendant la starisation du saint.
23À chacun des saints et des bienheureux correspond une « biographie », supposée depuis Vatican II être fondée de façon critique, mais qui relève, à l’analyse, souvent plus de l’hagiographie que de l’histoire. Mises bout à bout, ces « légendes » constituent un ensemble, que Certeau désignait comme un « monument ». De ce monument, soulignait-il, « la rhétorique est saturée de sens, mais du même sens » (Certeau, 1988 : 274). Canonisations et béatifications tissent la trame d’un grand récit, qui, combinant a-temporalité, a-contextualité et donc a-historicité, ne donne à lire qu’univocité. Produit au sein d’un monde et portant sur le monde, ce récit vise, en informant ce dernier, à le former à la ressemblance du premier.
24Le socle sur lequel repose ce monument est la thèse sans cesse réaffirmée selon laquelle se trouve vérifiée dans l’histoire de l’humanité « une pression constante pour que l’homme refuse Dieu, jusqu’à le haïr ». Céder à cette pression revient à désobéir, cette désobéissance signifiant « toujours que l’on tourne le dos à Dieu et, en un sens, que la liberté humaine se ferme à lui6 ». Là réside, pour une Église catholique qui, inlassablement, le répète, la raison radicale des tragédies de l’histoire humaine. Le 16 septembre 2010, à Glasgow, Benoît XVI, exhortant à ne pas oublier « les leçons dramatiques de l’extrémisme athée du xxe siècle », relie ainsi ces drames au fait d’« exclure Dieu, la religion, la vertu, de la vie publique », ce qui ne peut que conduire à « une vision tronquée de l’homme »7.
25Cette interprétation se voit tout singulièrement mise en valeur avec les canonisations et béatifications « collectives » ou « massives », dont l’objectif n’est plus tant d’identifier un Élu que d’assigner une signification close à un événement ou à une séquence.
26Dans cette démarche, l’histoire est certes invoquée, assez largement d’ailleurs sur le mode, très contemporain, d’un « devoir de mémoire ». Concernant ainsi la guerre d’Espagne (près de 1 500 bienheureux) : « España volvió a ser tierra de mártires […] En la zona republicana se desencadenó la mayor persecución religiosa conocida en la historia desde los tiempos del Imperio Romano, superior incluso a la Revolución Francesa […] Fue un trienio trágico y glorioso a la vez, el de 1936 a 1939, que debe ser fielmente recordado para que no se pierda la memoria histórica8 ».
27Mais ceux que l’Église élève à l’honneur des autels, comme le soulignait Jean-Paul II le 11 mars 2001, « n’étaient pas impliqués dans des luttes politiques ou idéologiques, et ne voulaient pas y entrer ». Martyrs tués « en haine de la foi » et « conscients de mourir pour [elle], beaucoup criaient comme les Cristeros du Mexique (1926-1929) : “Vive le Christ-Roi !”9 »
28Les bienheureux martyrs d’Espagne font donc écho, périodes brouillées et contextes occultés, aux 163 « martyrs de France » de 1793-1794 (béatifiés en 1984 et 1995) – sans compter les 14 martyrs de Laval de 1794 (béatifiés en 1955) – et aux 25 « martyrs du Mexique » de 1915 à 1937 (1992). Et aussi, par-delà les siècles, aux martyrs de Košice de 1619 (1905), de Grande-Bretagne entre 1584 et 1679 (1987) ou d’Irlande entre 1579 et 1654 (1992). Victimes du tsarisme – uniates polonais de 1874 (1996) – côtoient celles du nazisme – martyrs de Pologne de 1939-1945 (1999 et 2000) – et du communisme – martyrs d’Ukraine de 1919-1973 (2001). Et dans cette « cohorte innombrable de saints » (Decornoy, 1999 : 10), une place imposante revient aux martyrs de la diffusion du catholicisme : les trois enfants martyrs du Mexique de 1527-1529 (1990), les martyrs du Brésil de 1645 (2000), ceux de Terre sainte de 1895 (1982), ceux d’Éthiopie de 1716 (1988), et encore ceux de Nagasaki de 1633-1637 (1981), de Thaïlande en 1940 (1989), de Corée de 1839-1866 (canonisés en 1984), du Vietnam de 1745-1862 (1988) et de Chine de 1648-1930 (2000).
29L’Église affirme là ne relever ni d’un temps, qui serait celui de la violence éprouvée, ni d’un lieu, celui où s’exercerait cette violence, ni de l’articulation de l’un avec l’autre, c’est-à-dire de la situation spécifique ayant donné lieu à la violence subie ou débouché sur elle. Dans ce grand récit qu’est la martyrologie catholique se reproduit, une fois encore, indéfiniment le même, indépendamment des caractéristiques propres à chacun des martyrs : tout est reconduit à la « haine de la foi », attestation de la « pression constante pour que l’homme refuse Dieu ». Et c’est en ce sens que toute mise en cause d’une quelconque responsabilité de l’Église s’avère à ses yeux dépourvue de fondement, ce même-là échappant par définition à toute contextualisation. L’Église ne saurait se voir imputer à faute telle ou telle complicité avec tel ou tel pouvoir, telle ou telle participation à tel ou tel ordre politique, social, économique ressenti comme injuste, cette complicité et cette participation expliquant (sans nécessairement la justifier) la violence endurée, puisqu’aussi bien pour elle l’explication est à trouver dans un registre autre10.
30S’agissant par exemple de l’entreprise missionnaire en Chine, le malheur de l’insurrection des « Boxers » au début du xxe siècle, « qui fut une occasion de l’effusion de leur sang pour beaucoup de chrétiens », est certes lié à « la haine accumulée et réprimée contre les étrangers dans les dernières décades du xixe siècle, à cause des vicissitudes politiques et sociales qui suivirent la “guerre de l’opium” et l’imposition de ce qu’on a appelé les “Traités inégaux” de la part des puissances occidentales. Mais – est-il souligné – le mobile de la persécution des missionnaires, même d’origine européenne, fut très différent. Leur massacre fut provoqué par un motif purement religieux […]. Des documents historiques indiscutables mettent en évidence la haine antichrétienne qui poussa les Boxers à tuer les missionnaires et les fidèles locaux qui avaient adhéré à leur doctrine11 ».
31Une logique similaire prévaut dès lors qu’il s’agit de faire face à une critique qui n’a pas manqué de se faire jour concernant la béatification ou la canonisation de figures controversées, qu’il s’agisse du pape Pie IX, l’auteur du Syllabus et de l’encyclique Quanta cura (béatifié en 2000), du cardinal Alojzije Stepinac, archevêque de Zagreb, proche du régime oustachi pendant la Seconde Guerre mondiale (béatifié en 1998), d’Escrivá de Balaguer, fondateur de l’Opus Dei et proche du régime franquiste (canonisé en 2002), ou encore de Charles Ier, dernier empereur d’Autriche, mort en exil en 1922 (béatifié en 2004).
32Face à cette critique, l’Église réitère sans fin le bien-fondé, la pertinence et la continuité d’un monopole d’énonciation, sur lequel est gagée l’universalité dont elle se prévaut et qui en constitue le fondement, face à une mondialité réelle construite sur la pluralité des interprétations et organisée par la légitimité dont celles-ci n’hésitent pas à se prévaloir. Benoît XVI savait ainsi les réactions qu’allait provoquer l’annonce de la signature, le 19 décembre 2009, du décret reconnaissant les « vertus héroïques » de Pie XII12. Mais, en fait, Pie XII ne saurait être béatifié bien qu’on l’accuse d’avoir été insensible au martyr juif : il ne peut en vérité y avoir été insensible puisque l’Église le reconnaît comme bienheureux.
33Ce qui touche à la sainteté dans l’Église renvoie à cette défense de la justesse autoproclamée du monopole de l’énonciation. Il n’est, dans cette logique, pas difficile de déchiffrer la signification que revêt la canonisation, en 2004, de Gianna Beretta Molla (1922-1962), médecin, déjà mère de quatre enfants qui, refusant d’avorter pour subir l’intervention chirurgicale qui aurait pu la sauver, mourut après avoir accouché ; ou encore celle de la béatification, le 19 septembre 2010, du cardinal Newman par Benoît XVI, dans l’optique de la dénonciation du « libéralisme religieux » et de la « dictature du relativisme » d’une part, de la crise que connaît l’Église anglicane, de l’autre.
34Dans une perspective similaire, la désignation des saints Cyrille et Méthode comme copatrons de l’Europe, aux côtés de saint Benoît, faisait sens pour affirmer, face au bloc soviétique, le caractère inévitablement provisoire de la coupure de l’Europe en deux. Quant à celle de la carmélite d’origine juive Edith Stein (Thérèse-Bénédicte de la Croix), morte à Auschwitz en 1942 et canonisée le 11 octobre 1998, comme copatronne de l’Europe avec les saintes Brigitte de Suède et Catherine de Sienne13, les nombreuses protestations auxquelles elle a donné lieu au sein de la communauté juive internationale manifestent bien qu’elle pouvait être interprétée comme une récupération (le 9 août étant simultanément proclamé par Jean-Paul II journée du souvenir de la Shoah au sein de l’Église).
35Le dispositif mis en place par Jean-Paul II reposait sur le couple constitué par la réitération d’une Veritatis splendor, une, et l’ajustement de cette vérité centrale à la diversité des réalités locales par le biais du voyage. Il en résulte un mouvement incessant de va-et-vient entre le centre et la périphérie, s’alimentant de continuelles transactions. Canonisations et béatifications participent de ce mouvement où le local est susceptible de tirer profit de l’obtention de « son bienheureux » ou de « son saint », le Vatican réaffirmant, quant à lui, sa centralité. Une illustration parmi d’autres en est offerte par l’ouverture en 2005 de la cause en béatification du « Père de l’Indépendance » et premier président de la République de Tanzanie, Julius Kambarage Nyerere (1922-1999). Dans ce cas, analysé par Marie-Aude Fouéré, l’État « tend à perdre sa légitimité à produire des imaginaires de la nation ». Quant à l’Église catholique, son monopole d’« énonciation d’une vérité religieuse étant concurrencé par les nouvelles Églises, c’est son statut d’interlocuteur privilégié au sein de l’État tanzanien qui est remis en cause ». Il en résulte une forte convergence entre l’un et l’autre pour utiliser, comme une ressource symbolique, « la promotion de la figure revisitée de Nyerere » (Fouéré, 2008 : 79).
36Depuis qu’en 1864 Pie IX conclut le Syllabus sur la stigmatisation de l’idée selon laquelle « le Pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne », l’Église est en situation d’avoir à renégocier en permanence son rapport à l’espace, au temps et à l’autorité. Le dispositif mis en place à la fin du xixe siècle d’une Église s’éprouvant comme alternative antimoderne à la modernité a certes été révisé par Jean-Paul II : la parenthèse de la modernité étant censée être refermée, l’Église n’a plus besoin de se situer par rapport à elle. Cependant, outre que cette thèse a montré ses limites, l’accélération multiforme d’un mouvement qui travaille et bouleverse toutes les sociétés pose à nouveaux frais la question du rapport à l’espace et au temps.
37Mais là où l’islam ou encore les protestants évangéliques parviennent à instaurer un rapport au territoire adapté aux exigences de sociétés basculant plus ou moins soudainement dans la globalisation, l’Église catholique reste, du fait de sa logique institutionnelle, enfermée dans une conception que questionnent les évolutions en cours. Et concernant le rapport au temps, face par exemple aux mouvements indiens qui, en Amérique latine, exigent la reconnaissance de leur droit à un système de croyances propre et à la lecture nord-américaine selon laquelle cette Amérique latine n’aurait pas connu de vraie évangélisation, Benoît XVI se borne à affirmer que « l’annonce de Jésus et de son Évangile n’a à aucun moment comporté une aliénation des cultures préhispaniques ni n’a constitué l’imposition d’une culture étrangère14 ».
38La multiplication des célébrations de béatifications et de canonisations participe sans doute de la mise en scène d’une coïncidence affichée entre l’universalité revendiquée et la réalité de l’influence mondiale de l’Église. Cette multiplication est donc aussi susceptible de signifier que ce qui n’était qu’une ressource parmi d’autres, pour reprendre une formule de Marie-Claire Lavabre (2006) concernant les usages politiques de la mémoire sur la scène contemporaine, est devenu une ressource à défaut d’autres.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Voir <http://w2.vatican.va/content/francesco/it/messages/pont-messages/2014/documents/papa-francesco_20140425_videomessaggio-polacchi.html> (nous traduisons).
2 Ont été utilisées les données fournies par le Saint-Siège, soit la liste des canonisations et béatifications accompagnée pour chacune d’une notice concernant le saint ou le bienheureux. Cette liste n’est toutefois pas complète, puisqu’elle s’achève en octobre 2009 pour les canonisations et en novembre 2008 pour les béatifications. Elle n’est pas non plus exhaustive. Ainsi, curieusement, le site officiel du Vatican ne prend pas en compte, par exemple, la béatification à Rome, le 28 octobre 2007, de 498 martyrs de la guerre d’Espagne. Il s’agit pourtant de la plus importante cérémonie de béatification de l’histoire.
3 Le conditionnel s’impose ici dans la mesure où les sources sont incertaines. On trouve également, par exemple, les chiffres de 296 saints et 808 bienheureux. En fait, comme le relevait à juste titre Pierre Delooz, « si l’on peut aisément se mettre d’accord sur une définition du saint catholique – un personnage auquel l’Église accorde un culte officiel –, il est impossible de fixer exactement la liste de ceux à qui convient cette définition ». Voir Delooz (1962), p. 18.
4 Cité dans « Jean-Paul II béatifié : “Une forme d’autojustification de la papauté” – Entretien avec Étienne Fouilloux », Le Monde, les 16-17 janvier 2011, p. 7.
5 Cette entrée pose naturellement des problèmes. Si la grande majorité des saints canonisés par Jean-Paul II et Benoît XVI ont vécu aux xixe et xxe siècles, à une période donc où les appartenances nationales actuelles peuvent éventuellement faire sens, 8 sont à référer au xviiie siècle, 16 au xviie et 14 sont antérieurs. Par ailleurs, où ranger Mère Teresa, albanaise d’origine ?
6 Jean-Paul II, Lettre encyclique « Dominum et vivificantem », le 18 mai 1986, disponible en ligne sur <http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/encyclicals/documents/hf_jp-ii_enc_18051986_dominum-et-vivificantem_fr.html>.
7 Benoît XVI, cité par Stéphanie Le Bars, « Au Royaume-Uni, Benoît XVI encourage les chrétiens à se faire entendre face à la dictature du relativisme », Le Monde, le 18 septembre 2010.
8 Voir <http://www.vatican.va/news_services/liturgy/saints/index_saints_it.html> (nous soulignons).
9 Voir <http://www.abbaye-saint-benoit.ch/hagiographie>.
10 Lecture qui serait à croiser et à confronter avec les manifestations de « repentance » de l’Église autour des célébrations de son entrée dans son troisième millénaire.
11 Voir <http://www.vatican.va/news_services/liturgy/saints/ns_lit_doc_20001001_zhao-rong-compagni_fr.html>.
12 Aux côtés de 19 autres vénérables et bienheureux, dont Jean-Paul II et le père Jerzy Popiełuszko, reconnu martyr. Comme le note É. Fouilloux, voyant à juste titre dans la béatification de Jean-Paul II une « autojustification de la papauté », le projet de Benoît XVI était sans doute de « pousser en parallèle les causes de Jean-Paul II et de Pie XII, comme Paul VI avait tenté de le faire en ouvrant ensemble les causes de Jean XXIII et de Pie XII pour neutraliser les contradictions entre les deux pontificats ». Il ajoute que jumeler « l’intransigeance de Pie IX et le modernisme incarné par Jean XXIII, père du concile Vatican II, prouve la dimension politique de ces béatifications. Elles visent à maintenir un équilibre et à valider l’hypothèse d’une continuité de la papauté, quels que soient les papes ». Voir « Jean-Paul II béatifié : “Une forme d’autojustification de la papauté” – Entretien avec Étienne Fouilloux », op. cit., p. 7.
13 Jean-Paul II, Lettre apostolique « Spes aedificandi », le 1er octobre 1999.
14 Benoît XVI, V Conferencia General del Episcopado Latinoamericano y del Caribe. Documento conclusivo, Bogotá, Consejo Episcopal Latinoamericano, 13 mai 2007, p. 8 (nous traduisons).
Notes de fin
* Une première version de ce texte, ici actualisé et modifié, a été publiée sous le titre « Sanguinis effusione aut heroico virtutum exercitio. Éléments pour une anthropologie politique de la production et des usages contemporains de la sainteté canonisée », Critique internationale, no 52, juillet-septembre 2011, p. 111-127.
Auteur
Directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique
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