Chapitre 11. Les processus de prolifération religieuse dans les sphères publiques africaines
p. 207-220
Texte intégral
1L’objet principal de ce texte concerne ce que l’on a cru bon d’appeler, mais sans que la formule ait une quelconque prétention conceptuelle, les processus de prolifération religieuse dans les sphères publiques africaines, plus précisément ceux qui ont cours depuis une bonne vingtaine d’années, c’est-à-dire depuis qu’avec la chute du mur du Berlin une puissante vague néolibérale a affecté maintes régions du monde, en particulier l’Afrique, où les États ont été fortement mis en cause dans leur fonction d’États-développeurs.
2Cependant, on ne saurait véritablement prendre la mesure de ces processus sans les mettre plus largement en perspective, sans considérer que sphère politique et sphère religieuse ont toujours peu ou prou fait bon ménage en Afrique subsaharienne, même si, durant certaines périodes, elles l’ont fait moins qu’à d’autres, en particulier au tournant des indépendances et de l’avènement des États nationaux africains.
Une indistinction ancienne du politique et du religieux
3Convenons d’abord d’évoquer l’Afrique d’avant les colonisations européennes ou, plus exactement, quelques configurations dites traditionnelles, à propos desquelles les études anthropologiques ou historiques ont tout spécialement mis en évidence l’entremêlement très serré du politique et du religieux.
4Comme il est toujours utile de le rappeler, compte tenu des résistances tenaces à cette affirmation plutôt de bon sens1, l’Afrique d’avant les colonisations est une Afrique elle-même historique ; et une Afrique qui a été particulièrement marquée, animée par la formation, l’expansion, le déclin de systèmes étatiques, c’est-à-dire d’empires, de royaumes, de sultanats, de chefferies et autres cités-États. Ces systèmes étatiques ont généralement reposé sur des modes de classement et de hiérarchisation différenciant nettement les gens du pouvoir et les gens de la terre, ou encore les aristocrates, les paysans libres, les groupes castés d’artisans et de larges fractions de populations serviles. Autrement dit, ces systèmes se sont mis en place au travers de procédures de symbolisation permettant de différencier nettement, comme l’a excellemment formulé Emmanuel Terray (1995), « gouvernants et gouvernés » et surtout en instaurant une distance irréductible entre l’instance du pouvoir elle-même, la souveraineté en quelque sorte, et le monde ordinaire des humains. On a pu ainsi parler de royautés sacrées, c’est-à-dire de systèmes politiques dans lesquels le souverain était un être transfiguré, ne participant plus vraiment au monde des humains par sa proximité avec les ancêtres ou les divinités et qui était soumis à tout un ensemble de contraintes, pouvant aller parfois jusqu’à faire l’objet de mises à mort rituelles2.
5Ce type de configuration politico-religieuse n’épuise certainement pas l’ensemble des formations précoloniales puisqu’il existait aussi quantité de sociétés dites sans État, plus positivement appelées villageoises ou lignagères, mais qui n’en reposaient pas moins également sur d’assez nettes distinctions sociales (entre aînés et cadets, entre hommes et femmes, entre maîtres et captifs) et sur des modes d’exercice du pouvoir ou de la domination requérant quelques accointances avec des puissances nocturnes ou extrahumaines. Toutefois, il est remarquable pour au moins trois raisons : d’abord pour son intérêt historique et anthropologique, qui redouble par le fait que l’islam, présent en Afrique, notamment sahélienne, depuis au moins le xe siècle, a donné à certains des grands empires précoloniaux des formes théocratiques, à l’instar de l’empire peul de Sokoto fondé par un certain Ousman dan Fodyo au début du xixe siècle ; ensuite parce que la plupart des royaumes précoloniaux continuent à fonctionner aujourd’hui en Afrique, notamment à travers l’intronisation régulière de leurs souverains, même si, bien sûr, ces royaumes ont perdu pas mal de leurs prérogatives, et parce que, également, d’aucuns leur accordent une capacité de rebondissement dans un contexte de crise des États africains contemporains, sur laquelle on reviendra plus loin (Perrot et Fauvelle-Aymar, 2003) ; enfin, il est également remarquable parce que nombre de chefs d’État africains que l’on a appelés les Pères de la Nation dans le sillage des indépendances ont assez souvent puisé dans le répertoire symbolique des royautés sacrées, comme s’il leur fallait, pour asseoir leur pouvoir, souvent quelque peu despotique, recourir à ce que Max Weber a appelé la légitimité traditionnelle3.
Une dissociation en demi-teinte du politique et du religieux durant les colonisations
6Abordons maintenant une toute autre période qui, quoiqu’assez courte, a marqué profondément l’histoire de l’Afrique subsaharienne, c’est-à-dire celle des colonisations européennes.
7Dans le domaine qui nous intéresse, cette période s’est de prime abord caractérisée par une dissociation assez nette du politique et du religieux. Les pouvoirs coloniaux qui se sont érigés à la fin du xixe siècle, sur fond de partage de l’Afrique par quelques puissances européennes, ont été avant tout des systèmes d’administration et de contrôle de territoires et de populations, avec bien sûr leur cortège de juridictions répressives. Ce furent des systèmes avant tout utilitaires pour les métropoles, dont on peut globalement dire qu’ils ont formé des pouvoirs, des appareils d’État bureaucratiques qui ne contenaient pas en eux-mêmes de composantes religieuses.
8Cependant, s’ils ont formé des appareils d’État bureaucratiques, les pouvoirs coloniaux ne se sont pas contentés d’administrer et de mettre en valeur à des fins économiques les territoires qu’ils avaient sous leur gouverne. Ils ont entrepris, comme il était dit, de « civiliser » les populations indigènes. Ce mot, civiliser, suivant la rhétorique de l’époque, présentait l’entreprise coloniale comme une sorte de quasi-devoir moral (qu’on pourrait presque appeler humanitaire, voire « devoir d’ingérence ») que des nations, disant avoir atteint un degré de développement supérieur, se proposaient d’appliquer à des peuples qui, selon elles, en étaient loin (Conklin, 1998). Or, cette mission civilisatrice, par quoi les colonisations prétendirent enchanter leurs entreprises, furent en bonne part confiée aux missions chrétiennes, malgré tout ce qui pouvait séparer, parfois opposer, comme dans le cas français avec les lois de 1905, les autorités administratives des autorités religieuses. Et, s’il y eut comme une sorte de concordat entre Pouvoirs coloniaux et missions chrétiennes (catholiques et protestantes), ce ne fut pas seulement parce que les premiers donnèrent plus ou moins carte blanche aux secondes pour évangéliser, notamment aux fins de réduire les pratiques animistes ou fétichistes qui faisaient, disait-on, obstacle au processus de civilisation. Ce fut aussi parce que les Pouvoirs coloniaux s’appuyèrent en bonne partie sur les missions chrétiennes pour éduquer et soigner, n’ayant pas, par eux-mêmes, suffisamment de moyens pour accomplir des tâches qui relevaient en principe de leurs prérogatives.
9Il convient en outre d’indiquer que là où l’islam était fortement présent, les Pouvoirs coloniaux s’en sont généralement accommodés et se sont même parfois appuyés sur lui. Ce fut, par exemple, le cas du Nigeria, où les autorités britanniques se sont largement accordées avec le système théocratique de l’empire de Sokoto fondé un siècle plus tôt. Et ce fut également, du côté français, celui du Sénégal, où les autorités françaises, qui pratiquèrent aussi à leur façon l’Indirect Rule4, se sont tout particulièrement appuyées sur les ordres confrériques de la Tidjaniyya et de la Muridiyya pour mettre en valeur le territoire (Robinson, 2000).
10Par ailleurs, et donc pour relativiser encore un peu plus la dissociation du politique et du religieux à l’époque coloniale, celle-ci fut propice, du côté des colonisés, à l’éclosion de nombreux mouvements religieux. Une imposante littérature existe sur le sujet5. Faute de pouvoir en faire l’inventaire, on indiquera simplement que ce que Georges Balandier a très justement appelé « les reprises d’initiative des peuples colonisés » s’est en effet très souvent traduit en expressions religieuses, en particulier en mouvements prophétiques d’inspiration chrétienne, mais parfois aussi en mouvements islamiques portés par des guides ou des soufis charismatiques. Ce sont des mouvements qui, pour beaucoup d’entre eux, se sont institutionnalisés et ont gagné en audience et en puissance jusqu’à aujourd’hui sous la forme d’Églises ou de confréries musulmanes. En fait, il s’est agi plus précisément de mouvements politico-religieux, car, dans tous les cas, ils ont manifesté de l’indiscipline par rapport aux systèmes de contrainte coloniale et aux entreprises missionnaires et ont été au départ de fortes mobilisations collectives, à l’instar du kimbanguisme à forte connotation messianique dans le Congo belge des années 1920, capables de générer des espaces ou des sphères publiques. On pourrait dire aussi bien, à la manière de Michel de Certeau, qu’ils ont fait germer des prises de parole autonomes, dans un monde de colonisés qui en était en principe privé.
11On conclura donc ici sur ce tour paradoxal pris par la période coloniale qui, tout en instaurant un lieu de pouvoir bureaucratique dissocié de la sphère religieuse, n’en a pas moins été propice au développement de cette même sphère aussi bien du côté du monde des colonisateurs que du côté de celui des colonisés.
Deux décennies de développement par l’État et de relative laïcité
12Convenons maintenant d’aborder une autre période de l’histoire africaine, bien plus courte que les deux précédentes, mais qui n’en a pas moins été, par sa modernité, tout à fait marquante. Cette période ou, plus précisément, cet épisode, c’est celui du tournant des indépendances, à savoir, autour de 1960, celui de l’érection des États nationaux africains, qui sont devenus par là même, tout en l’élargissant, partie prenante du concert des nations.
13À propos de ces nouveaux États nationaux, on reconnaîtra d’abord qu’ils ont été largement les héritiers des pouvoirs coloniaux. Ils l’ont été sur beaucoup de plans, principalement sur le plan territorial (la plupart ont conservé les frontières tracées par le colonisateur, et si certains ont changé de nom, comme la Gold Coast britannique et le Soudan français qui sont devenus respectivement le Ghana (en 1957) et le Mali, beaucoup ont gardé le nom que les colonisateurs européens leur avaient attribué6) ; également sur le plan de l’autoritarisme, puisque la plupart des États africains ont opté dès leur indépendance pour le parti unique, rejetant tout pluralisme politique au nom de cette idée qu’il était réputé instiller de la division et compromettre, disaient leurs dirigeants, le processus de construction de la nation7.
14Mais les États africains ont été aussi les héritiers des pouvoirs coloniaux sur la question évoquée précédemment d’une relative laïcisation ou sécularisation de la sphère publique. Relative, car comme à l’époque coloniale, les religions, en l’occurrence le christianisme et l’islam, ne laissèrent pas de manifester leur forte présence, sauf, peut-être, dans certains pays devenus dans les années 1970 marxistes-léninistes, comme le Bénin et le Congo-Brazzaville, où les autorités entreprirent de combattre les religions en même temps qu’ils escomptaient mettre un terme à ce qu’ils appelaient la « féodalité », en l’occurrence les pouvoirs représentés par les royautés traditionnelles.
15Ainsi, dans certains pays, l’Église catholique continua de remplir des fonctions quasi étatiques dans le domaine de l’éducation et de la santé et d’exercer un réel pouvoir d’influence sur la vie publique. À cet égard, il convient d’indiquer que, quelque temps plus tard, au moment de la chute du mur de Berlin où l’on assista au « printemps de l’Afrique », c’est-à-dire à la contestation des Pères de la Nation et à de fortes aspirations démocratiques, plusieurs pays (le Gabon, les deux Congo, le Bénin, etc.) organisèrent des conférences nationales qui avaient justement pour but de répondre pacifiquement à ces aspirations, dont la présidence fut confiée à des évêques (Eboussi Boulaga, 1993).
16Ce qui vient d’être indiqué pour le catholicisme fut également vrai de l’islam et de ses diverses composantes. Nombre de pays à majorité musulmane élaborèrent des codes civils qui prirent en compte le droit islamique, spécialement le droit malikite, notamment en matière de régimes matrimoniaux et successoraux. Et, pour donner un exemple plus précis, le Sénégal de Léopold Sédar Senghor, président catholique s’il en fut, fonctionna certes sur la base d’un certain socialisme8, mais avec le soutien intéressé et explicite de ses deux principales confréries musulmanes, à savoir la Tidjaniyya et la Muridiyya.
17Relative donc fut la sécularisation des États africains au début des indépendances, d’autant, comme on l’a souligné, que certains Pères de la Nation empruntèrent au répertoire des royautés sacrées pour asseoir leur légitimité.
18Cependant, quel que fût son caractère relatif, un certain principe de laïcité n’en a pas moins animé et profondément marqué les États africains pendant les deux-trois premières décennies des indépendances. Et cela tint principalement au fait que ces États étaient au cœur de ce que leurs dirigeants appelaient, dans un contexte d’idéologies prêchant l’indivison (Benot, 1972), le développement national.
19C’était en effet eux qui recevaient les subsides de l’aide bilatérale ou multilatérale, qui bénéficiaient, si l’on peut dire, de la compétition entre les deux blocs (le bloc soviétique se livrant parfois à des surenchères par rapport à l’aide occidentale), et c’étaient eux qui concevaient, souvent sur la base de plans pluriannuels, de vastes projets de développement et qui, par là même, étaient les principaux employeurs nationaux et conduisaient, avec plus ou moins de réussite, les politiques publiques, notamment dans le domaine de l’éducation et de la santé.
20Autrement dit, pour des motifs assez prosaïques de développement, qui pouvaient comprendre beaucoup d’autoritarisme, de clientélisme et de corruption, les États et les élites qui les constituaient étaient en effet enclins à la sécularisation, au « rationnel-légal » pour reprendre une autre formule de Max Weber, y compris là où les populations étaient à majorité musulmane, comme tous les pays de la zone sahélienne.
21À quoi il convient d’ajouter qu’une large fraction des élites africaines de cette époque venait du marxisme et du tiers-mondisme, parfois du catholicisme social, toutes idéologies auxquelles elle s’était formée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et auxquelles certains grands leaders avaient apporté leur propre contribution sous l’appellation de socialismes africains dont les exemples les plus illustres sont le « consciencisme » de Kwamé N’Krumah au Ghana et le mouvement « ujumaa » de Julius Nyeréré en Tanzanie, chacun faisant valoir à sa manière la communauté ou la solidarité africaine traditionnelle comme devant être le ressort principal du développement national.
22Il convient ici de rappeler que la toute récente crise malienne, qui a tout particulièrement mis en lumière, au-delà des brutales entreprises islamistes, le délitement d’un État africain devant finalement recourir à la France, c’est-à-dire à la puissance coloniale qui l’avait édifié voici plus d’un siècle, a fait également ressortir, comme une image inversée, le Mali indépendant des années 1960. À cette époque, tenu par un homme fort, Modibo Keita, il entendait prendre nettement ses distances avec la France et il s’inspirait directement du marxisme-léninisme en coopérant avec l’URSS et la Chine.
23À propos de cette courte période des deux ou trois premières décennies des indépendances, on conclura donc par cette idée que les États africains ont exercé leur magistère symbolique et institutionnel sur leur pays et leur population dans une relative indépendance par rapport à la sphère religieuse.
Deux décennies d’affaiblissement des États et de renforcement du religieux dans les sphères publiques
24Depuis cette époque, qui, par ailleurs, fut marquée par une forte croissance économique mondiale et, en conséquence, par des aides au développement substantiels à l’égard des pays du Tiers-Monde, les choses ont assez nettement changé.
25II s’est agi en réalité d’une nouvelle séquence de l’histoire africaine, qui fut, comme on l’a vu, inaugurée par les contestations des Pères de la Nation, auxquelles succédèrent ici et là des conférences nationales, semblant de la sorte enclencher des processus de démocratisation (pluripartisme, liberté de la presse, etc.). Cependant, si elle commença sous des auspices printaniers, elle se prolongea vite, dans beaucoup de pays, par des guerres civiles, comme au Liberia, en Sierre Leone, au Rwanda avec son entreprise génocidaire, dans les deux Congo, au Soudan, puis en Côte d’Ivoire et au Mali, encore que ces cas furent contrebalancés par la fin des guerres civiles au Mozambique, puis en Angola, ainsi que par celle de l’apartheid en Afrique du Sud. Mais, plus généralement, par-delà les désordres sociopolitiques, cette séquence se caractérisa par une vague néolibérale qui, avant beaucoup d’autres, a directement affecté les États africains dans les fonctions qui avaient été les leurs depuis les indépendances.
26En fait, déjà, depuis les années 1980, les États africains avaient été soumis par le FMI et la Banque mondiale aux fameux programmes d’ajustement structurel qui consistaient à les contraindre à réduire fortement leurs dépenses publiques. Participant en quelque sorte de la grande répétition d’une pièce qui va se jouer et se diffuser plus largement par la suite, ces programmes à l’endroit des États africains se sont accentués au cours des années 1990-2000 et se sont enrobés d’une rhétorique et de dispositifs normatifs du type « bonne gouvernance », lesquels consistèrent peu ou prou à les démettre de leurs politiques de développement, pire encore, à les dessaisir de leurs politiques publiques dans le domaine de l’éducation et de la santé, même quand elles n’avaient pas été aussi soutenues qu’elles auraient dû l’être, et à faire en sorte qu’ils soient amenés à se décharger sur des acteurs de la société civile (promue comme alternative aux États), tels que des entreprises, des collectivités locales et surtout des ONG.
27À cet égard, on a assisté depuis les années 1990 à une véritable prolifération des ONG nord-américaines, européennes, moyen-orientales, mais qui ont aussi émané des pays africains eux-mêmes. C’est pourquoi j’ai qualifié ce phénomène d’ONGisation de l’Afrique l’associant précisément à cette vague néolibérale (Dozon, 2008). Cette dernière a conduit les politiques de développement, ou plutôt ce qui en restait, à se confondre de plus en plus avec l’aide humanitaire internationale, où il s’est agi d’abord et avant tout de lutter contre une pauvreté grandissante, de prendre en charge les populations déplacées et réfugiées, suite notamment aux guerres civiles, ou encore de s’occuper de problèmes sanitaires tels que le développement du sida et de la tuberculose qui faisait reculer de beaucoup les avancées en matière d’espérance de vie obtenues antérieurement.
28À propos justement de question démographique, il faut également souligner ce fait majeur, dans la pyramide des âges, de l’augmentation drastique des jeunes générations, ce qui sur certains plans pouvait constituer un atout, mais sur pas mal d’autres un problème, puisque le chômage et souvent la déscolarisation se mirent à les toucher de plein fouet et que de nombreux jeunes gonflèrent l’économie informelle, surtout celle des trafics illicites, s’enrôlèrent dans les milices lors des guerres civiles ou tentèrent l’aventure migratoire, tout particulièrement vers l’Europe.
29La séquence ouverte par la chute du mur du Berlin assombrit donc assez vite le « Printemps de l’Afrique », même si, par la suite, l’intérêt qu’ont manifesté pour le continent les nouvelles grandes puissances, telle la Chine, a semblé lui redonner quelques couleurs en matière de croissance économique. En tout cas, c’est au cours de cette séquence que l’on parla de plus en plus d’États fragiles ou que l’on usa d’expressions en forme d’oxymore telles que « informalisation » ou criminalisation des États africains (Bayart, Ellis et Hibou, 1997). Et c’est également durant cette séquence, et ce jusqu’aujourd’hui, que l’Afrique a été le théâtre d’une véritable prolifération de mouvements religieux (Mbembe, 1993), ce qui ne lui est certainement pas spécifique (l’Amérique latine constituant l’un de leurs plus importants terrains de prédilection), mais ce qui la singularise malgré tout par la grande variété de ces mouvements, même si l’on songe qu’elle n’en a jamais été privée, surtout durant les colonisations européennes.
30Sans en faire un inventaire exhaustif, on se contentera d’en présenter les deux principales composantes.
31La première, qui s’est surajoutée à la religion catholique et, déjà, à une palette de protestantismes ainsi qu’à de multiples Églises prophétiques dont le développement remonte à l’époque coloniale, consiste depuis une vingtaine d’années, en un foisonnement d’Églises pentecôtistes, appelées aussi génériquement Églises ou mouvements de Réveil.
32En fait, le phénomène pentecôtiste avait touché l’Afrique, comme d’autres régions du monde, d’assez longue date. D’origine principalement nord-américaine, il a connu plusieurs vagues depuis le début du xxe siècle (Cox, 1994). Mais la vague qui est survenue récemment, que l’on appelle aussi néopentecôtiste, dominée principalement par la théologie de la prospérité, est tout à fait en phase avec le processus de globalisation néolibérale. C’est pourquoi on avancera volontiers l’idée que, si l’esprit du capitalisme fut certainement lié au protestantisme dans ses versions premières, luthérienne et calviniste, l’esprit néolibéral s’accorde bien plutôt avec ce néopentecôtisme. À cela au moins deux raisons. D’une part, il favorise la production d’un individu supposé apte à se transformer du tout au tout (c’est la figure type du « born again ») et surtout réputé parvenir à passer de la pauvreté à la prospérité, du mal-être au bien-être et, tout à l’opposé de l’ascétisme protestant originaire, susceptible d’exhiber cette métamorphose autour de lui. D’autre part, ce néopentecôtisme encourage l’entrepreneuriat, c’est-à-dire la possibilité pour tout un chacun de faire œuvre pastorale, de créer son Église et de prospérer avec elle, ce qui explique pour une large part la prolifération des dénominations et la constitution d’un véritable marché de l’offre religieuse.
33Encore doit-on préciser que certains pays africains sont plus touchés que d’autres, que, s’ils ont développé quantité de petites Églises, ceux-là en ont généré également de très grosses, des « Mega Churches », devenues des organisations internationales, à l’exemple de certaines Églises du Ghana et du Nigeria qui confèrent à ces deux pays l’appellation de « nations missionnaires ».
34La littérature dédiée à ces mouvements néopentecôtistes, comme pour les prophétismes de la période coloniale, est maintenant abondante, ce qui en confirme tout à la fois l’attrait auprès des populations africaines (notamment auprès des populations déjà christianisées, notamment dans le cadre de l’Église catholique) et la capacité de diversification, notamment au travers de larges réseaux internationaux9. Cependant, un point important mérite d’être davantage souligné qu’il ne l’est, à savoir qu’ils font un large usage du diable comme instance explicative des problèmes des gens, en particulier de la pauvreté10 et des difficultés du vivre ensemble. C’est pourquoi ils ont massivement recours aux exorcismes. Mais c’est pourquoi également, tout en prétendant travailler au redressement moral des populations, ils diabolisent, si l’on ose dire, à tout va et concourent à aggraver les climats délétères qui sévissent souvent par ailleurs. Ce fut tout particulièrement le cas en Côte d’Ivoire tout au long des années 2000, où le régime de Laurent Gbagbo, soutenu par des pasteurs néopentecôtistes, n’a pas cessé de diaboliser ses adversaires : opposition, étrangers des pays voisins, France, communauté internationale (Dozon, 2011).
35La deuxième grande composante de cette prolifération religieuse, c’est le développement, durant la même période, des mouvements islamistes de type wahhabite ou salafiste.
36En fait, si on laisse de côté le « djihadisme terroriste » tout à fait spécifique ainsi qu’évidemment tout ce qui les différencie, voire les oppose, sur le plan théologique, ces mouvements sont assez proches des précédents et participent pareillement à la constitution d’un véritable marché de l’offre religieuse tout à fait en phase avec la vague néolibérale. Ils cherchent en effet à réislamiser de la même manière que les néopentecôtismes entreprennent de rechristianiser sur fond de redressement moral et de dénonciation des mauvaises pratiques, comme celles qui, à leurs yeux, caractérisent les ordres confrériques, traditionnellement très influents en Afrique subsaharienne, et qui représentent selon eux des trahisons de la lettre sacrée du Coran.
37Peut-être ont-ils cette caractéristique particulière par rapport aux néopentecôtismes de véhiculer un certain anti-occidentalisme et de toucher des milieux intellectuels, c’est-à-dire les milieux qui, auparavant, en particulier dans les pays à majorité musulmane, adhéraient au tiers-mondisme, voire au marxisme, et espéraient de la sorte faire accéder l’Afrique à une véritable indépendance11.
38En tout état de cause, quelles que soient leurs références théologiques, trois raisons amènent à dire de ces mouvements qu’ils ressortissent à un islam politique et à un pentecôtisme politique.
39La première raison tient au fait qu’ils occupent une place de plus en plus grande dans les espaces publics au sens d’espaces physiques, ce qui est tout particulièrement le cas des espaces urbains, ceux notamment des grandes métropoles, où l’on voit se multiplier mosquées, temples ou églises, où les rues peuvent être occupées durablement par telle ou telle manifestation religieuse, où l’on assiste à des croisades et à de vastes entreprises prosélytes.
40La seconde réside dans le constat de leur capacité à s’approprier les politiques publiques que les États africains ne sont pas ou plus en mesure de conduire, notamment par le biais d’associations et de quantité d’ONG grâce auxquelles ils recueillent des ressources financières. Participant de la sorte de cette ONGisation évoquée précédemment, ils créent des dispensaires, des écoles, parfois des universités, montent des projets de développement local et se font forts d’être des acteurs émérites de la société civile.
41La troisième raison, élargissant encore un peu plus la portée des précédentes, tient à leur volonté d’œuvrer à la normalisation de la vie sociale et des conduites individuelles, le thème du redressement moral, lié souvent à la dénonciation des mœurs occidentales ou de leur dépravation (exemplifié, selon eux, par l’homosexualité), étant un thème commun à cet islam et à ce pentecôtisme politique.
42On ne saurait dire s’il faut trouver une telle évolution absolument inquiétante. Elle l’est certainement lorsque ces religiosités politiques surviennent dans des contextes de crise ou de fortes tensions sociales, où leurs entreprises de diabolisation peuvent les aggraver par des passages à l’acte.
43Cependant, il est manifeste que l’affaiblissement des États africains dans le contexte de la globalisation néolibérale, c’est-à-dire de leur magistère tout à la fois symbolique et institutionnel, a concouru à cette prolifération religieuse et à son développement politique. Cela vaut très certainement pour d’autres États ou d’autres situations de par le monde, mais les touche certainement davantage, étant donné que leur histoire particulière, notamment tout ce qu’ils ont reçu en legs de la période coloniale, les a rendus bien plus fragiles structurellement et les a exposés à la force toute politique du religieux.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Comme on le sait, le trop fameux discours de l’ancien président Sarkozy, écrit par son éminent conseiller Henri Guaino, a réactualisé cette antienne tenace selon laquelle l’Afrique s’était trop longtemps placée hors de l’histoire, aliénée qu’elle serait à une temporalité essentiellement cyclique.
2 Voir à ce sujet Adler (2000).
3 Voir Memel-Fôté (1991). Voir aussi le très remarquable roman d’Ahmadou Kourouma, qui vaut les meilleurs ouvrages d’anthropologie politique ou de politologues, En attendant le vote des bêtes sauvages (1998).
4 La distinction trop souvent faite entre une France pratiquant un « Direct Rule » et un Royaume-Uni un « Indirect Rule » n’a jamais véritablement rendu compte des situations coloniales concrètes.
5 Voir notamment G. Balandier, Sociologie actuelle de l’Afrique noire (1955) ; V. Lanternari, Les mouvements religieux des peuples opprimés (1962) ; M. Sinda, Le messianisme congolais et ses incidences politiques : kimbanguisme, matsouanisme et autres mouvements (1972) ; J.-P. Dozon, La cause des prophètes. Politique et religion en Afrique contemporaine (1995).
6 Dans les deux cas, ces nouveaux noms se référaient à de prestigieux empires précoloniaux, l’empire du Ghana (iiie-xiiie siècle) et l’empire du Mali (xiiie-xvie siècle).
7 Sur ces questions, voir notamment Mbembe (2000) et Copper (2002).
8 Lui-même inspiré du catholicisme social issu du groupe « Économie et Humanisme » animé par le père Lebret.
9 Voir notamment Gifford (1998) et Fourchard, Mary et Otayek (2005).
10 C’est-à-dire que si les gens sont pauvres, c’est qu’ils ont quelques connivences néfastes avec le Malin.
11 Voir notamment Gomez-Perez (2009) et Holder (2009).
Auteur
Directeur de recherche à l’institut de recherche pour le développement
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