Frontières ouvertes
p. 453-455
Texte intégral
1Une discipline, disait en substance Michel Foucault dans un livre singulièrement nommé L’archéologie du savoir, n’est pas seulement composée d’une somme de connaissances positives. C’est également la somme de ce qui a pu être dit sur elle et à partir d’elle. Or cette remarque vaut indéniablement pour l’archéologie préhistorique.
2En cela, le présent ouvrage a souhaité aussi bien faire le point sur les avancées disciplinaires les plus récentes de ce vaste champ scientifique, que revenir sur la façon dont il a pu se constituer. Il s’agissait ainsi de comprendre la façon dont il est aujourd’hui possible de le penser, autant d’ailleurs que de saisir ce qu’il n’est plus possible, aujourd’hui, d’en dire.
3Commençons par ce qui paraît être le moins essentiel : la façon dont ce champ scientifique a pu se constituer. Sans avoir à en refaire l’histoire, par ailleurs désormais bien documentée, il ressort de beaucoup de textes qu’on a pu lire ici l’idée d’une insatisfaction générée par le nom même de cette discipline. Non qu’il ne soit commode. Mais cette soi-disant commodité, dont use d’ailleurs plus volontiers le grand public que les scientifiques, se paie d’un lourd présupposé : la quasi-exclusion de ce qui est nommé « préhistoire » du champ de l’historicité… Et son lot fâcheux de conséquences : naturalisation caricaturale des humanités passées, diversité des trajectoires (pré-)historiques négligée au profit d’un schéma téléologique, par conséquent idéologique, de l’évolution humaine, privilège surévalué de l’écriture sur l’oralité, etc.
4Aussi, écrire aujourd’hui sur cet objet d’étude qu’est l’archéologie « préhistorique », c’est avoir à tenir compte de tout cela, et, assurément, devoir ne plus s’en satisfaire. Donc s’employer à le déconstruire de façon nécessairement critique. Les pages qui précèdent s’en sont abondamment chargées. Osons donc, comme Fernand Braudel en son temps lorsqu’il composait Les Mémoires de la Méditerranée, écrire avec une lucidité si possible comparable les mémoires de l’humanité ; et comme lui, ne commençons plus pour cela avec la si tardive Antiquité, mais, afin de donner pleinement corps à celle-ci, arrivons à elle, comme lui, en partant des temps les plus anciens possibles. Partons donc de ce que l’archéologie, cette science des traces à la fois objectives et non écrites, peut nous livrer. Que l’histoire que cette discipline nous livre reste incomplète, cela ne saurait être une objection. Car, à l’inverse, le problème n’est pas de parvenir à une fantasque complétude et transparence du passé. Comme son nom l’indique, celui-ci est à jamais irréversiblement passé, et qui en prend la mesure comprend qu’il n’y a aucun sens à vouloir, fût-ce par l’écrit, intégralement le reconstituer. L’incomplétude, loin d’être un échec, est ici la condition même du récit historique.
5Mais cet ouvrage ne s’est pas donné pour seule tâche de méditer ce qui avait pu se dire et s’écrire sur l’archéologie préhistorique. Il ne s’est pas donné pour seule vocation de produire, pourrait-on dire en suivant la logique de Michel Foucault, une archéologie de la préhistoire. Il a souhaité également la prendre, épistémologiquement, très au sérieux. Et cela est d’abord passé par le fait de donner la parole à celles et ceux qui, sur le terrain autant que dans leur laboratoire, la pratiquent.
6Le rappel de l’état d’avancement du savoir, et la sélection – immanquablement arbitraire – de quelques-unes de ses percées les plus notables, dont nous nous sommes efforcés ici de nous faire l’écho, ne cesse de montrer une chose essentielle : le passé très lointain auquel cette archéologie préhistorique se rapporte n’en finit pas de remodeler nos attentes. Ainsi non seulement les temporalités ne cessent d’être affinées, voire critiquées (il est rare, par exemple, qu’une première proposition chronologique ne sous-estime pas l’ancienneté d’un objet d’étude ; il est rare qu’elle n’ait pas à être ultérieurement vieillie), mais encore les spatialités auxquelles elles nous renvoient, et qui ne sont plus, depuis longtemps, limitées à la seule Europe, nous ouvrent à des techniques, des modes de vie et des symboles que, le plus souvent, nous ne soupçonnions pas. L’archéologie que l’on dit préhistorique, celle de l’histoire humaine la plus ancienne, est ainsi un sujet d’étonnement permanent. En cela, et comme toute science véritable, cette discipline repousse sans cesse les frontières de la connaissance. Elle en ouvre de nouvelles, rendant difficile le fait de les tracer, ne serait-ce que temporairement.
7C’est pourquoi cet ouvrage ne pouvait pas même se contenter de faire le point sur l’état actuel de la connaissance scientifique. La raison en est simple : cette connaissance à laquelle l’archéologie préhistorique aspire est indissociable, on l’aura compris, de la façon dont cette discipline se nourrit des autres disciplines et de la façon dont elle influe sur elles, le voulant ou sans le savoir. Non seulement sur les autres disciplines qu’elle mobilise, et qu’ordinairement on a tendance à restreindre à des sciences empirico-formelles, mais également sur l’ensemble des sciences qu’on nomme humaines. La préhistoire n’en a en effet pas fini avec celles-ci, ne serait-ce que pour écrire sa propre histoire, par exemple en rappelant sa naissance mouvementée au sein d’un xixe siècle passablement positiviste. Plus fondamentalement, ayant les humanités passées pour objet d’étude, elle ne peut évidemment ignorer, depuis plus d’un siècle et demi qu’elle a été inventée, ce que d’autres sciences ont à dire de l’humanité présente. De surcroît, elle oblige désormais celles-ci à tenir compte d’elle bien qu’elles fassent encore parfois la sourde oreille. Elle les oblige et, chaque avancée aidant, ne peut plus que les obliger toujours davantage. Penser une telle réalité, c’est alors, comme nous l’avons vu, avoir à se confronter à la question de ce que ces disciplines font de l’archéologie préhistorique, mais également à la façon dont elles participent à son institutionnalisation, parfois à sa muséification, bref à la façon dont elles en parlent, la présentent, le cas échéant la montrent. C’est comprendre ce qu’elles en font pour savoir ce qu’il est possible d’en faire, y compris au-delà des communautés savantes, partout où l’on est en attente des connaissances qu’elle produit.
8Où dès lors situer les frontières de la prétendue préhistoire ? Nouvelles, celles-ci le sont toujours par rapport à l’état ancien de nos propres présupposés. Mais ouvertes, et dès lors bien délicates à fixer, elles le sont, de fait, lorsque nous prenons le temps d’y réfléchir. Travailler sinon à les transgresser, du moins à ne pas les figer, et le faire savoir, est une tâche qui doit désormais pouvoir s’imposer au temps présent.
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