La voix des temps sans mots
p. 447-452
Note de l’éditeur
Entretien avec Vincent Charpentier réalisé par Boris Valentin et Jean-Michel Geneste
Texte intégral
J.-M. G & B. V. : Il n’est plus nécessaire de vous présenter, cher Vincent Charpentier, tant vous faites partie du paysage de la recherche archéologique française dont vous êtes par ailleurs un acteur de premier plan. Depuis plusieurs décennies, les émissions que vous animez sur France Culture, Le Salon noir et maintenant Carbone 14, sont d’incontournables outils de promotion de la recherche et de diffusion des connaissances auprès des spécialistes et d’un plus large public. Pour commencer, une question d’origine : quelles sont vos motivations pour aller avec autant de sincérité et de profondeur au-devant de la recherche de pointe dans la seule émission radiophonique d’archéologie depuis si longtemps ?
V. C. : Oh là là, on dirait Pierre de Lagarde dans « Chefs-d’œuvre en péril » ! Justement, celui-ci était tout à la fois historien et producteur à RTF Télévision puis à l’ORTF. Pour autant, et peut-être hélas, il n’y a aucune filiation entre nous. La recherche des origines est une quête d’archéologues, mieux, de préhistoriens, elle n’a que peu de sens pour nous, femmes et hommes de médias ; en revanche l’actualité, celle que l’on suit – mieux, celle que l’on fait –, est un formidable moteur, c’est probablement celle-ci qui nous motive, nous anime, quels qu’en soient le médium et la manière.
J.-M. G & B. V. : Vous êtes vous-même chercheur en archéologie. Pouvez-vous nous dire dans quel domaine chronologique, culturel et géographique, et nous donner une idée de vos objets de recherche ?
V. C. : Un archéologue dans les médias tout autant qu’un journaliste chez les archéologues ? Probablement ! À la brièveté, voire la fulgurance de l’actualité, s’oppose le temps long de la recherche. Rivages et déserts de l’Arabie, depuis la Préhistoire récente jusqu’à l’émergence des sociétés complexes, entre -10 000 et -4 000, sont pour moi d’exceptionnels terrains de recherche et de réflexion. Loin d’un orientalisme exotique et lointain, tous les terrains sont à mes yeux propices aux questionnements archéologiques.
J.-M. G & B. V. : La préhistoire est une discipline vaste – c’est le moins que l’on puisse dire d’un point de vue temporel – et vous en avez côtoyé bien des acteurs : de ceux qui fréquentent les plus anciennes humanités à ceux qui travaillent aux frontières de l’histoire. Qu’est-ce qui pour vous délimite ces deux mondes, ce qu’on appelle préhistoire et histoire ? Les percevez-vous éloignés et distincts ou bien partageant des méthodes communes, du moins quand il s’agit d’archéologie ? Peut-on néanmoins maintenir qu’il existe une archéologie historique, et une autre préhistorique ?
V. C. : Le rapport à l’histoire est aujourd’hui un fort enjeu, notamment pour les préhistoriens et protohistoriens : en témoignent quelques très récents livres, bons, parfois plus modestes. Mais cela est-il nouveau ? Probablement pas ! Ainsi, rappelons cette belle notion d’« archives du sol », évoquée voici des décennies par André Leroi-Gourhan et désormais quelque peu galvaudée. Celle-ci nous montre la proximité avec les sources textuelles. Il est ici juste affaire de méthodes différentes.
Dans un autre ordre d’idées, l’œuvre de Samuel Noah Kramer L’histoire a commencé à Sumer n’aurait été qu’un « four » éditorial sans Jean Bottéro, qui en trouva le titre, incontournable slogan et affirmation du berceau mésopotamien de l’histoire, celle de l’humanité. Soixante-cinq années plus tard, à l’image de Pompéi, certains s’avèrent encore figés dans cette posture, sans percevoir que cette barrière entre préhistoire et histoire, à savoir l’écriture, n’est qu’une des conséquences d’un phénomène historique majeur, appartenant justement à la préhistoire : le Néolithique. Parallèlement, la théorie de William F. Ruddiman sur un Anthropocène multimillénaire est assez intéressante, puisqu’elle brise les échelles temporelles et fait évoluer la relation homme-climat dans la continuité du temps long. Nombre d’archéologues adhèrent donc à cette vision, parfois même jusqu’à stigmatiser ce Néolithique, dans lequel puiseraient les maux de notre humanité contemporaine…
J.-M. G & B. V. : Avez-vous des exemples de contextes dans lesquels préhistoire et histoire ne vous paraissent plus des contextes utiles ?
V. C. : Faisons simple, l’histoire n’a pas de frontière.
J.-M. G & B. V. : Les grands domaines muséographiques restent encore plutôt imperméables, si bien que les objets présentés au public souffrent encore de répartitions arbitraires. Les objets de la préhistoire ancienne ne sont pas présentés au Louvre, ils le sont exclusivement dans des institutions dédiées (musée d’Archéologie nationale, musée de l’Homme, musée national de Préhistoire) alors que pour les arts dits « premiers » le mur qui divisait s’est en partie effrité entre le Louvre et le musée du quai Branly.
V. C. : Entre 2016 et 2017, Le Louvre présentait à Lens une grande exposition au titre tout « kramerien » : « L’histoire commence en Mésopotamie », reléguant par là même l’archéologie des temps sans mots à une simple rustine de la grande Histoire… Faire entrer le Paléolithique au Louvre, ou du moins son art, constitue un enjeu pour les préhistoriens, mais savent-ils qu’ils s’engagent sur un chemin de croix semé d’obstacles face aux esprits les plus conservateurs ? Rappelons qu’il fallut la demande d’un président de la République pour voir l’ouverture du pavillon des Sessions et la présentation de 120 œuvres (du futur musée du quai Branly) au sein du musée du Louvre. En France, on ne mélange pas les genres ! Ainsi les fouilles du même futur musée du quai Branly, désormais Jacques-Chirac, révélèrent, entre autres, une pirogue antique ainsi qu’une porte gallo-romaine rappelant les battants des greniers dogons. Ni l’une ni l’autre n’a intégré les 1 375 385 pièces du musée, afin de rappeler le passé des lieux. La pirogue, jugée sans intérêt, fut tronçonnée et abandonnée à son triste sort, celui des poubelles de l’histoire. Permettez-moi alors une suggestion iconoclaste à la suite de quelques-uns : le transfert du musée d’Archéologie nationale, installé depuis 1867 à Saint-Germain-en-Laye, vers l’île de la Cité et l’ancien Palais de Justice. Il mettrait en valeur une nouvelle histoire nationale, notamment préhistorique, en plein Paris. Reste aux décideurs, notamment politiques, d’en percevoir l’enjeu.
J.-M. G & B. V. : La séparation concernant la préhistoire n’implique-t-elle pas encore un défaut de reconnaissance de l’altérité ? Pensez-vous que l’on puisse revenir sur cette séparation ?
V. C. : Est-ce seulement affaire de séparation, je n’en suis pas si sûr ! Dans ces temps de crispation, d’exclusion, et pire, de « grand remplacement », l’altérité n’est guère à l’ordre du jour, il s’agit pourtant d’un très beau thème. Faut-il rêver de l’altérité comme de l’humanité préhistorique ? Certainement ! L’archéologie est aussi affaire de rêve d’enfants. Toutefois, percevoir Neandertal comme un humaniste, créer une nouvelle image de la femme préhistorique, par essence chasseresse, semblent être des dérives de notre temps même si elles passent pour de nouveaux argumentaires pour de bonnes causes.
J.-M. G & B. V : Vous travaillez aussi pour l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap). Qu’apporte cette institution de nouveau à la recherche archéologique depuis vingt ans ? Et en particulier à la préhistoire ? A-t-elle contribué à la faire mieux connaître ?
V. C. : C’est désormais la plus importante institution archéologique du monde, enviée par les chercheurs étrangers. Constitué « d’affranchis et de quelques hommes libres », pour reprendre un mot de Christian Goudineau, l’Institut reste néanmoins parfois méprisé en France et souvent jalousé par les chercheurs d’autres institutions. Désormais, je suis en son sein l’ultime membre de la préfiguration du grand établissement. Après des années dans le comité éditorial de la revue politique de notre discipline, Les Nouvelles de l’Archéologie (Éditions de la Maison des sciences de l’homme), mon entrée à l’Inrap, quelques mois avant sa création et en charge de la communication, fut un véritable passage à l’acte : faire connaître le meilleur de l’archéologie de service public. Aujourd’hui l’Inrap est l’incontournable porte-avions de l’archéologie française. Qui pourrait remettre en cause l’importance de ses trouvailles : les vénus de Renancourt, l’atelier de taille du silex de Bergerac (fig. 1), le caillou d’Angoulême (fig. 2), ou les carnyx de Tintignac… Autant de découvertes qui durant les Trente Glorieuses auraient été sacrifiées sur l’autel de l’aménagement du territoire. Sur tous les terrains, pour toutes périodes, les découvertes s’enchaînent, jusqu’à la dalle de Saint-Bellec, et sa cartographie vieille de 4 000 ans, perdue depuis des décennies au plus profond des sous-sols humides du musée d’Archéologie nationale, devenue une des dix plus importantes découvertes archéologiques mondiales de l’année 2021, saluée par la presse internationale !
J.-M. G & B. V. : Au cours des vingt dernières années, quelles sont les découvertes préhistoriques ou innovations dans la recherche qui vous ont marqué le plus ?
V. C. : La révolution de la génomique, puisqu’elle raconte justement une tout autre histoire : les préhistoriens se doivent, aujourd’hui, de réintégrer ces résultats à leur propre problématique. Et puisque nous parlons des « temps immémoriaux » face à l’histoire, une autre aventure exceptionnelle est révélée par la genèse des cosmogonies, les cheminements de la mythologie tels que Jean-Loïc Le Quellec et Julien d’Huy les décrivent. Ces cheminements puisant leurs origines au plus profond d’Homo sapiens représentent un long phylum et aussi, sans doute, un continuum.
Fig. 1

Couteau (« feuille de laurier ») du Solutréen, vers -24 000, découverte à Bergerac en Dordogne.
© Photo Hervé Paitier/Inrap.
Fig. 2

Pierre gravée vers -13000 d’un cheval et de quatre autres herbivores, découverte à Angoulême en Charente.
© Photos Denis Gliksman/Inrap ; dessins Valérie Feruglio.
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