Les musées, l’émerveillement archéologique et le respect de l’altérité préhistorique
p. 403-409
Texte intégral
1Marginalisés dans la recherche préhistorique, les musées sont confrontés aujourd’hui aux exigences du tournant digital. Face à ces défis, ils doivent s’affranchir de la mission purement didactique qu’ils se sont imposée et revendiquer l’autonomie épistémique d’une approche muséale. En faisant appel aux enseignements de la biographie d’objets, les musées peuvent en effet tirer parti du pouvoir évocateur de leurs collections pour faire résonner l’étrangeté irréductible des temps sans écrits.
Les musées : des institutions dépassées ?
2Au cours des deux dernières générations, les musées ont perdu leur position prééminente dans les études préhistoriques. Face au perfectionnement des méthodes scientifiques et à la diversification de l’instrumentation technique, qui permet aujourd’hui aux archéologues d’identifier et de faire parler des témoins auparavant invisibles, nos collections muséales se sont progressivement vu dénier une grande part de leur pertinence. Il est vrai que la recherche préhistorique s’est clairement distanciée du simple examen des artefacts : de manière bien plus ambitieuse, elle vise notamment à une restitution minutieuse des conditions taphonomiques, par l’examen de traces mises en évidence au fil des décapages sédimentaires ainsi que grâce à l’analyse en laboratoire de prélèvements infimes transformés en données virtuelles. Dans la construction comme dans la transmission des connaissances, les « objets de musée » se trouvent donc presque relégués au rang de simples rebuts du contexte archéologique, seul porteur de savoir légitime (Kaeser 2015).
3Ce constat se confirme lorsque l’on envisage l’essor de la demande publique en matière de médiation scientifique. Alors que les archéologues mobilisent une gamme toujours plus large de vecteurs de communication, les institutions muséales se trouvent progressivement supplantées par la médiation directe sur le terrain et au laboratoire, ainsi que par le développement des outils numériques. Ces derniers offrent des opportunités exceptionnelles pour la didactique des méthodes de recherche ainsi que pour la restitution visuelle et interactive des réalités préhistoriques. Mais, dans la mesure où les musées sont par essence tournés vers l’incarnation physique et durable en vue d’une expérience collective partagée, ils s’avèrent peu propices à la mise en œuvre du tournant digital, qui ne se soucie guère des atouts spécifiques des institutions muséales : la matérialité et l’« authenticité » (quelles que soient les réalités que ce terme recouvre : Kaeser 2011 ; 2022).
Une « résistance conservatrice » : faire parler les objets
4Comme le montrent certains efforts méritoires, les musées peuvent bien sûr s’adapter à ces nouveaux défis. Mais nous envisagerons ici une voie alternative, qui consiste, selon une perspective inverse, à contrer plutôt cette évolution en revendiquant l’autonomie épistémique d’une démarche proprement muséale. En s’appuyant sur les enseignements et les expériences de l’histoire de l’archéologie et de la réception publique de la préhistoire, ce que nous désignerons comme une forme de « résistance conservatrice » nous paraît en effet susceptible de renouveler la médiation de la préhistoire.
5D’emblée, on précisera que cette démarche exige une maîtrise assurée des problématiques scientifiques et des enjeux heuristiques des recherches archéologiques contemporaines – mais pour les dépasser, ou plutôt pour mieux s’en abstraire, en faisant un pas de côté. Très concrètement, il s’agit en effet d’envisager les matériaux préhistoriques pour eux-mêmes, et non plus seulement comme de simples moyens pour l’illustration d’un discours archéologique. En d’autres termes, cette démarche consiste à retourner dans les dépôts pour porter un regard frais sur ces collections qui forment le cœur vivant de nos musées – en assumant bien sûr leur statut scientifique inégal, puisqu’elles sont souvent le fruit d’explorations anciennes, pour lesquelles nous devons nous satisfaire de données très lacunaires quant au contexte de découverte et à l’« état d’origine » des objets, c’est-à-dire avant les traitements de conservation-restauration auxquels ils ont été soumis.
6Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ces objets mal documentés présentent en effet de sérieux avantages, si l’on considère strictement leur potentiel en matière de médiation. Car, à la différence des trouvailles issues de fouilles récentes, qui réclament des explications savantes selon les catégories analytiques imposées par la taphonomie et par les problématiques en vogue dans la discipline archéologique, les objets conservés depuis des décennies dans les réserves des musées offrent une incomparable liberté d’appréciation. En fait, c’est précisément leur caractère scientifique moins déterminé qui invite à des mises en valeur sous des angles extrêmement variés.
7Quel qu’il soit, tout artefact est évidemment porteur d’informations multiples – si tant est qu’on l’envisage sans attentes préconçues. Mais en cette affaire, notre regard peut être affûté par la « biographie d’objets », qui révèle les multiples états qu’ont traversés ces matériaux (Delley & Kaeser, à paraître). Bien au-delà des quelques questions pertinentes que soulève un examen focalisé sur les circonstances et les conditions de la mise au jour des vestiges, de telles biographies encouragent en effet une meilleure prise en compte de leur histoire sur la longue durée. Cette approche est ainsi susceptible d’embrasser la quête des matières premières et leur transformation, les procédés de fabrication puis l’emploi des artefacts, leurs usages sociaux et symboliques, de même que les modalités et les motifs de leur enfouissement préhistorique, sans oublier bien sûr les multiples aléas de la métamorphose de ces objets en témoins archéologiques : le contexte social, culturel et savant de leur découverte, les mouvements et les négociations qui ont présidé à leur acquisition, puis les analyses et les éclairages sans cesse changeants auxquels ils ont été soumis, au laboratoire et dans les réserves comme dans les vitrines, au fil de l’histoire du musée.
8Une telle démarche révèle la formidable diversité des usages de ces objets, au fil de leurs différentes vies, et mobilise une gamme extrêmement large d’interprétations potentielles, témoignant ainsi, in fine, de la grande variété des inspirations qu’ils ont éveillées. Favorisant la réflexivité critique, cette perspective invite à contourner les paradigmes en vigueur, et permet par conséquent de prendre conscience de certains biais courants du discours archéologique – notamment une tendance assez lourde à la didactique, prioritairement axée sur des explications techniques foncièrement fonctionnalistes (sur le mode classique du : « À quoi cela a-t-il servi ? »).
9Renouveler la médiation en affrontant les limites de l’archéologie
10Si un tel « pas de côté » nous paraît nécessaire, c’est aussi parce que nos échanges spontanés avec les visiteurs des expositions du Laténium (fig.1) nous montrent que leurs propres questions sont souvent sensiblement différentes des enseignements auxquels l’archéologie accorde un si grand prix. La raison en est simple : c’est parce que notre discipline est mal outillée pour répondre à certaines interrogations parfois pourtant assez fondamentales. D’un point de vue éthique, notre impuissance ne constitue toutefois pas un motif suffisant pour disqualifier les questions auxquelles nous n’avons pas de réponse toute faite. Au contraire : une appréciation ouverte du rapport entre science et société devrait précisément nous inciter à les affronter franchement, en faisant preuve d’une plus grande confiance disciplinaire. Car si nous n’aurons pas nécessairement le dernier mot, l’archéologie aura toujours beaucoup à dire, notamment dans la définition des hypothèses interprétatives et la délimitation des arguments recevables. À la vérité, ces questions délicates sont même certainement les mieux appropriées pour engager une véritable médiation scientifique, puisque celle-ci ne consiste pas à communiquer des certitudes, mais plutôt à partager les démarches savantes et à faire comprendre nos méthodes de recherche. Et en retour (puisque la médiation ne saurait fonctionner à sens unique), de tels échanges s’avèrent particulièrement stimulants, car ils nous conduisent à nous confronter aux limites de la connaissance archéologique – pour tenter de les repousser plus loin, certes, mais aussi pour prendre véritablement conscience de l’ampleur de ces pans du passé qui demeurent trop souvent inexplorés car irréductibles au savoir (Delley 2021).
Fig. 1

Affiche de l’exposition « Des Choses » au Laténium. Fortement tramé, le racloir en cristal de roche de l’abri des Merveilles (Sergeac, Dordogne) est mis en scène de manière suggestive, en écho aux significations impénétrables que cette œuvre de design moustérien revêtait probablement pour son auteur·e.
© Graphisme Stefania Scartazzini (Laténium).
De l’émerveillement à la reconnaissance de l’altérité préhistorique
11Dans la médiation de la préhistoire, on se borne trop souvent à transposer ce lointain passé dans notre présent. Par des activités telles que la démonstration de taille du silex, le tir au propulseur ou le combat gaulois, on se concentre sur des aspects que notre discipline maîtrise bien, afin de rendre la préhistoire accessible pour nos contemporains. Mais dans la mesure où cette transposition s’effectue en des termes significatifs selon nos catégories de pensée actuelles, on procède en quelque sorte à une forme de « domestication du passé », où nous nous approprions les Préhistoriques, selon les mêmes attendus condescendants que ceux qui sont dénoncés depuis longtemps pour ce qui touchait au regard colonial sur l’exotisme des « primitifs ».
12Comme le lecteur l’aura compris, nous estimons donc judicieux d’inverser la perspective, en incitant plutôt nos contemporains à un authentique déplacement vers l’étrangeté du passé, au fil duquel l’étonnement, l’incompréhension et le doute puissent rendre justice à l’extraordinaire diversité des cultures préhistoriques. Or, dans cette entreprise, le retour à l’objet que nous préconisons joue un rôle essentiel. Dans l’esprit de l’invitation à la « délectation » promue par Georges Henri Rivière, la confrontation immédiate avec les expressions matérielles de ces lointains prédécesseurs doit en effet encourager la réflexivité et mobiliser l’imaginaire des visiteurs. Pour accompagner cette rencontre entre le public et l’artefact, la mission du musée consiste ici à stimuler les perceptions de nos contemporains, en faisant appel aux artifices de la scénographie (fig. 2) – voire, comme nous essayons de le faire au Laténium, en recourant à des interventions artistiques destinées à aiguillonner la subjectivité du regard et l’émerveillement des visiteurs.
Fig. 2

Vue de la scénographie de l’exposition « Celtes – Un millénaire d’images » (Laténium, mai 2020 – janvier 2021). Sur un léger fond sonore électro composé pour l’occasion, des sangliers, des rapaces, un cerf et des jeux d’ombres projetées sur les parois faisaient face aux objets exposés, afin de souligner l’impact des métamorphoses et des changements de perspective dans les expressions visuelles des temps celtiques. © Photo Marc Juillard (Laténium).
13Si une telle démarche n’a pas vocation à être défendue de manière exclusive, elle nous paraît néanmoins salutaire. En accordant une place à la contemplation gratuite et à une véritable confrontation avec la différence culturelle, elle permet au musée de mettre en œuvre ce que nous considérons comme une tâche essentielle de la recherche préhistorique : affranchir notre monde contemporain de son enfermement dans le présent, en valorisant l’altérité préhistorique. Car c’est en dévoilant la fécondité de cet exceptionnel réservoir patrimonial d’expériences passées que l’exploration de ces temps oubliés peut véritablement enrichir notre propre humanité.
Bibliographie
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Delley Géraldine (dir.), 2021. Des choses. Une archéologie des cas à part [catalogue d’exposition], Hauterive, Laténium.
Delley Géraldine & Kaeser Marc-Antoine, à paraître. « Collections patrimoniales et polysémie des objets archéologiques : l’apport heuristique et muséographique d’une réflexivité sur les trajectoires des objets », in A. Lehoërff et C. Louboutin (éd.), Archéologie en musée et identités nationales en Europe (1848-1914) : un héritage en quête de nouveaux défis au 21e siècle, Leiden, Sidestone Press.
Kaeser Marc-Antoine (dir.), 2011. L’âge du Faux. L’authenticité en archéologie [catalogue d’exposition], Hauterive, Laténium.
Kaeser Marc-Antoine, 2015. « La muséologie et l’objet de l’archéologie : le rôle des collections face au paradoxe des rebuts du contexte », Les Nouvelles de l’Archéologie, 139, p. 37-44. DOI : <10.4000/nda.2873>.
10.4000/nda.2873 :Kaeser Marc-Antoine, 2022. « Archaeology as the ‘Age of Fake’. Material Authenticity in Modern Times », in M. Salvadori et al. (éd.), Anthropology of Forgery. Collecting, Authentication and Protection of Archaeological Heritage, Padova, Padova University Press, p. 93-106.
Auteur
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