Le musée national de Préhistoire et ses publics : visées culturelles
p. 393-402
Remerciements
Nous tenons à remercier Cécile Gizardin, conférencière à la Réunion des musées nationaux – Grand Palais (RMN-GP), pour toutes ses remarques très enrichissantes.
Texte intégral
1Matière à réflexion et source d’inspiration, la préhistoire éclaire notre place dans le monde actuel et notre histoire. C’est aussi un chantier scientifique permanent dont les éléments de base sont des vestiges matériels peu explicites. Le principal défi d’un musée de préhistoire est donc de proposer un discours accessible et de qualité répondant à ces multiples dimensions. Le musée national de Préhistoire des Eyzies y répond par un ensemble de propositions diversifiées, adaptées à différents publics.
Le musée national de Préhistoire : une dimension historique à l’origine de la constitution de collections exceptionnelles
2Le musée national de Préhistoire des Eyzies (Dordogne) a cent ans, les premières salles aménagées dans le château de Tayac ayant été officiellement ouvertes au public en 1923. Il fut créé à l’instigation du célèbre préhistorien Denis Peyrony qui avait pris conscience, face à la multiplication des fouilles qui se développaient en vallée de la Vézère à la fin du xixe siècle, de la nécessité de garder les données matérielles à proximité de leur lieu de découverte. Le musée se trouve au cœur de biens inscrits en 1979 au patrimoine mondial de l’Unesco, les « sites préhistoriques et grottes ornées de la vallée de la Vézère ». Cette vallée est exceptionnelle par la pérennité et l’excellente conservation des occupations préhistoriques qui livrent, par exemple, les premiers témoignages des expressions symboliques de l’humanité : gestes funéraires chez les Néandertaliens (-80 000 ans, fig. 1) ou expressions artistiques chez Homo sapiens (homme moderne, -35 000 ans, fig. 2).
Fig. 1

Pierre à cupules de la sépulture 6 de la Ferrassie (Savignac-de-Miremont, Dordogne), Moustérien (environ -74 000 ans). Ce bloc, peut-être aménagé, de 0,76 × 0,50 × 0,45 m, était disposé sur la sépulture d’un jeune enfant. Les cupules se trouvaient sur la face tournée vers la fosse et le squelette. Découvert le 1er juin 1921, ce bloc est devenu l’un des plus solides arguments en faveur d’un geste funéraire chez les Néandertaliens, mais aussi de l’existence de manifestations graphiques chez Néandertal.
© Clichés M. Villaeys, musée national de Préhistoire.
Fig. 2

Propulseur dit « au félin » de la Madeleine (Tursac, Dordogne), Magdalénien (vers -14 000 ans). Cet objet en ronde-bosse en ivoire de mammouth, de 11,5 × 5 × 1,5 cm, est à la fois une sculpture (vraisemblablement un bovidé) et l’extrémité d’une arme de chasse destinée à lancer des sagaies. Dépôt du musée d’Archéologie nationale.
© Cliché P. Jugie, musée national de Préhistoire.
3Ce territoire hautement emblématique et universellement connu est aussi celui d’un paradoxe ; situé pourtant à plus de deux heures de toute métropole et à près d’une heure de la capitale départementale, il n’en connaît pas moins une forte fréquentation touristique l’été, à laquelle succède une période hivernale très calme, où les possibilités d’accueil se font rares.
4Inaugurée le 19 juillet 2004, l’extension conçue par l’architecte Jean-Pierre Buffi a considérablement augmenté les capacités de l’établissement et offre aujourd’hui aux publics les meilleures conditions de visite. Plus de 12 500 pièces sont déployées sur une surface de 1 500 m² dans une nouvelle muséographie. Le parcours muséographique propose une approche complète de la période paléolithique, depuis l’installation des premiers chasseurs-cueilleurs en Aquitaine, autour de -400 000, jusqu'à la fin des temps glaciaires, vers -12 000, et livre un état des dernières découvertes scientifiques.
Une Préhistoire à dimensions multiples
5Les musées dédiés à l’archéologie sont rares, plus encore ceux qui se consacrent uniquement à la Préhistoire, période documentée par des vestiges matériels réduits, en nombre et en diversité. Il s’agit pour l’essentiel d’instruments en pierre (fig. 3) et en matière dure animale (os, bois de cervidé, dents, ivoire, coquillage), parfois de représentations figuratives ou abstraites et de rares sépultures. Notons que l’usage distingue l’art mobilier, sur des petits éléments transportables, et l’art pariétal, sur les parois rocheuses des grottes ou des abris.
Fig. 3

Pointes à cran solutréennes (vers -23 000 ans) de Combe-Saunière et du Fourneau du Diable. Ces pièces allient recherche fonctionnelle, technique, esthétique (forme, matière), symbolique et permettent d’évoquer certains matériaux périssables (hampe de bois, ligature et colle).
© Cliché P. Jugie, musée national de Préhistoire.
6Le discours sur les sociétés préhistoriques est forcément parcellaire, des pans entiers de l’activité humaine manquent ainsi que les informations sur l’organisation sociale ou les rites et les croyances, par exemple. Comme en réponse à leur caractère parcimonieux, les vestiges matériels sont interrogés par une grande diversité de méthodes scientifiques. Quant aux représentations, pauvres en figures humaines et exemptes de tout caractère narratif évident, elles ne peuvent, malgré leur perfection formelle, être exploitées en tant que source d’information directe : unique fenêtre sur l’univers mental des hommes préhistoriques avec les mobiliers funéraires, ces témoignages se trouvent hélas trop souvent isolés des autres données archéologiques.
7Une seconde particularité de la Préhistoire est son ampleur temporelle. Difficile à appréhender, elle demande une maîtrise des repères (âges et phases chronologiques, stades et événements paléoclimatiques et paléo-environnementaux, etc.) et de leur intégration dans le raisonnement (ordonnancement chronologique, prise en compte des états d’altération et des perturbations après enfouissement des vestiges, etc.).
8Le défi que présente le sujet est dans cette multiplicité des discours. Il faut à la fois le situer dans un espace-temps non familier, expliquer les méthodes et raisonnements appliqués à des objets modestes et bien signaler le passage vers l’hypothèse. Enfin, il est primordial de faire comprendre au public que ce qui lui est présenté n’est pas la vérité définitive, mais la somme des connaissances qui font consensus au moment de leur émission… Ce qui implique une mise à jour régulière desdites connaissances.
Les choix de l’exposition permanente
9L’essentiel de la muséographie du musée national de Préhistoire date de 2004. Il s’agissait d’évoquer la richesse, la qualité et l’importance historique du patrimoine préhistorique de la région, à l’origine de la naissance de la préhistoire. Assumant une posture d’exigence scientifique (dont l’expérience acquise nous révèle qu’elle est salutaire face à un traitement de plus en plus fréquent du sujet comme prétexte à une offre commerciale, de type parc à thème ou de loisir), le choix a été fait de proposer plusieurs entrées de lecture dans la multiplicité qui vient d’être évoquée. Il en découle une exposition pléthorique d’objets pour rendre compte de l’évolution des idées, pour présenter une démarche statistique ou de classification, pour souligner l’importance économique ou la continuité d’une activité technique, etc.
10Finalement, les objets se retrouvent en quantité dans des vitrines qui déclinent des thèmes différents, lesquels sont regroupés en grands axes : temporel, culturel et environnemental en galerie basse ; quotidien, société et symbolisme en galerie haute. À l’inverse, peu de reconstitutions sont proposées, car elles présentent l’inconvénient de mélanger données et hypothèses et de très vite se révéler erronées. Le recours au cheminement comme moyen de percevoir le temps s’avère efficace : le visiteur émerge des temps les plus anciens en s’élevant dans l’escalier (le Puits du Temps), puis il parcourt le Fil du Temps des âges paléolithiques le long de la galerie basse. Des supports vidéo disposés en divers endroits permettent de compenser la nature statique d’une exposition d’objets en vitrine. L’architecture, à la fois imposante et chaleureuse, contribue à mettre le visiteur dans la disposition de questionner les œuvres avec intensité et, dans les espaces dédiés au symbolisme, de s’adonner à la contemplation des œuvres.
11Nous ne nierons pas que les effets de répétition, de cloisonnement et de complexité existent. La critique a souvent été émise d’une muséographie conçue par des spécialistes pour des spécialistes. Des améliorations sont possibles et nécessaires, les clés de lecture sont par exemple très peu accessibles au visiteur libre. Un tel déploiement muséographique permet cependant une multitude de discours, des sélections (parcours et vitrines), des visites thématiques et il peut donner l’envie de revenir. L’expérience des visites-conférences nous révèle que la nouvelle muséographie a considérablement élargi le cadre de réflexion du visiteur. Orientées il y a encore vingt ans sur les façons de faire (des outils, du feu, chasser, pêcher, etc.), les questions du public sont aujourd’hui plus conceptuelles, parfois philosophiques. Pour l’essentiel des visiteurs, les préoccupations liées à la vie matérielle des chasseurs-cueilleurs paléolithiques (matières premières, gestes, techniques, performances instrumentales) semblent assimilées, en grande partie grâce à la proposition muséographique. Ces sujets restent importants, mais ils sont abordés sous leur forme dynamique (chaîne opératoire, économie, circulation, stratégie, adaptation à l’environnement, etc.). Pour le dire autrement, autrefois perçus à travers l’homme en tant qu’individu, les questionnements sur la Préhistoire portent maintenant sur les sociétés et la condition humaine.
La Préhistoire et le musée humaniste et citoyen : quels questionnements, quels liens, quelles interactions ?
12Née il y a moins de deux cents ans, la préhistoire est devenue un champ de réflexion presque universel, en évolution constante et rapide. Des notions aussi riches que le rapport de l’homme à l’environnement, l’humanité plurielle (avec son cortège de questions autour de la coexistence, de la cohabitation et des possibles hybridations), les moyens d’évaluer les capacités cognitives (des hommes, des animaux), ou l’origine des sociétés humaines sont envisagées par un public exigeant et avide de connaissances.
13Dans ce paysage où savoirs, problématiques et questionnements évoluent d’une décennie à l’autre, on peut comprendre que l’ajustement du discours d’un musée ne passe pas systématiquement par une révision complète de la muséographie. L’établissement muséal dispose d’autres moyens d’action, plus ciblés, plus ponctuels (fig. 4).
Fig. 4 – Les différents types de valorisation proposés au musée national de Préhistoire.

Typologie des actions de médiation au musée national de Préhistoire
14Les expositions temporaires du MNP rendent compte d’avancées scientifiques majeures, comme la découverte d’une nouvelle humanité, les Dénisoviens (exposition « Le troisième homme » en 2017), ou le vieillissement de 700 000 ans, pas moins, des premiers outils (« HOMO FABER », 2021). Elles rendent aussi la transversalité possible, évoquant la disparition d’une espèce et de son climat (« Mémoire de Mammouth », 2018), la biodiversité (« Animaux rares, gibiers inattendus, reflets de la biodiversité », 2019), ou encore la Préhistoire extranationale : le Sahara, la Sibérie, le Kenya et la Géorgie ont récemment été mis à l’honneur.
15Moins synthétiques qu’une exposition temporaire, les conférences traitent d’un sujet spécifique. Regroupées en cycle, elles proposent une vision plus panoramique. Le contact avec le chercheur et sa discipline scientifique est plus direct. Une autre formule intéressante expérimentée au musée est la table ronde participative, qui propose une rencontre entre le public et plusieurs chercheurs de disciplines scientifiques différentes, afin d’échanger et de débattre d’une question présentant un fort enjeu sociétal. Ce fut le cas par exemple avec l’événement « Espèce(s) de Cro-Magnon !1 », le 13 mars 2018, ou encore avec « La biodiversité en danger2 », le 13 septembre 2019.
16Enfin, il est permis, voire recommandé, de considérer la Préhistoire comme une source d’inspiration, d’une part parce que la création est aussi une aptitude de l’homme préhistorique qui mérite d’être mise en lumière, d’autre part parce que c’est une question de partage des concepts qu’elle génère ou alimente. Là encore, cela peut prendre des formes multiples : expositions temporaires, conférences, concerts, lectures, projections, publications, etc. La création contemporaine est aussi le moyen de conquérir et de croiser des acteurs et des publics aux sensibilités et aux intérêts divers. Elle contribue ainsi à un enrichissement intellectuel réciproque : méthodes et sciences mobilisées par la Préhistoire, connaissances en cours d’acquisition, objets, images, sont autant de ressorts de la créativité.
17L’idée, alors, est que cette création ne soit pas basée sur une Préhistoire fantasmée mais plutôt sur une intégration des thèmes authentiques et des problématiques déjà existantes, dans un dialogue entre artistes et acteurs du musée (conservateurs, médiateurs, etc.). Établissement du ministère de la Culture éloigné des salles de spectacles, des autres musées et salles d’exposition, le MNP doit aussi rendre accessibles les champs de la création et contribuer à l’éveil artistique et culturel. Réciproquement, l’invention artistique contemporaine confère d’autres perspectives à l’établissement et à ses équipes. À titre d’exemple, l’expérience conduite en 2021 en partenariat avec le module d’enseignement Archirep de l’école d’architecture de Nantes a ouvert de nouvelles perspectives muséographiques tout en permettant la formation des architectes – scénographes de demain. Notons que ce rôle de lieu de formation, au-delà des sujets propres à la discipline préhistorique, est aussi un axe d’intégration de l’établissement dans les enjeux plus globaux de la cité.
Pour conclure…
18Parce que la Préhistoire renvoie à l’humanité, à son origine, à ce qui peut, ce qui devrait réunir les hommes d’aujourd’hui, un musée de préhistoire a, davantage peut-être qu’un autre, une mission citoyenne, celle de témoigner de la diversité des sociétés humaines passées et actuelles, qui fonde l’universel de l’humanité tout en le replaçant au cœur de la biodiversité et du vivant.
Bibliographie
Eidelman J. (dir.), 2017. Inventer des musées pour demain, Rapport de la mission Musées xxie siècle, Paris, La documentation française, Paris. En ligne : <https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/174000177.pdf>.
Notes de bas de page
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