Partager la préhistoire
p. 383-384
Texte intégral
1Quel sens aurait la révélation d’un temps extraordinairement ancien s’il nous était impossible de le partager ? Quelle serait la pertinence de découvertes et d’inventions qu’il serait impossible de montrer ?
2Les musées n’ont pas inventé la Préhistoire. Mais celle-ci, tardivement apparue à la conscience du monde, a eu, non moins tardivement, à s’insérer dans des musées déjà existants. Or une telle insertion ne pouvait être d’emblée que difficile et paradoxale.
3Paradoxale, elle le fut, tant la vocation initiale du musée, au sein d’une nation, est d’abord la mise en évidence et sauvegarde d’un patrimoine partagé en lequel chacun peut reconnaître une histoire, son histoire. Le musée fut en cela l’espace où se marquait objectivement le lien générationnel, où l’objet conservé était le symbole d’une mémoire collective.
4Or, avec la Préhistoire, ce lien générationnel est impossible et cette généalogie flottante, tant l’histoire, que pourtant elle nous relate, nous reste abstraite, c’est-à-dire, selon l’étymologie de ce mot, déliée de tout lien auquel il serait sensiblement possible de nous raccrocher. Que signifie en effet pour moi, vivant aujourd’hui sur ce territoire européen, que mes ancêtres du Paléolithique qu’on dit « récent » aient pu être des chasseurs-cueilleurs nomades ? « Récent » : selon quelle échelle ? Et plus encore que signifie que Lucy ou Toumaï – dont l’écart temporel, pourtant entre eux si important, s’annule à ma mesure – soient considérés comme mes « ancêtres » ?
5Il a donc d’emblée fallu un grand effort d’imagination, mais également de questionnements sur nos propres présupposés, pour que les musées, ces lieux d’histoire et de généalogies, puissent laisser place à la « haute ancienneté de l’Homme ». L’histoire française de la fondation du musée de Saint-Germain-en-Laye, d’abord conçu comme un musée dédié aux civilisations gauloise et gallo-romaine, le prouve. Comme le prouve d’une façon tout aussi éclatante le peu de place que le musée actuellement le plus important au monde en termes de collections, celui du Louvre, accorde à l’art de la Préhistoire.
6Pourtant la conscience croissante de ces difficultés est aujourd’hui à l’origine de biens des renouvellements stimulants, de bien des muséographies inventives. Non seulement il s’agit de savoir dire la Préhistoire, c’est-à-dire de la penser et de la transmettre à nos contemporains comme aux générations futures. Ce qui requiert de parvenir à l’intégrer à nos histoires : celles des vivants, des sociétés, des techniques, de l’art. Mais il s’agit également de savoir comment la montrer, c’est-à-dire comment l’exposer dans sa puissance d’émerveillement, jusqu’au cœur de nos cités et de nos institutions.
7Or, c’est là que les ressources apportées par les technologies actuelles deviennent, pour celles et ceux qui sont en charge de ces questions, une source de stimulations nouvelles comme de permanentes inspirations. Montrer les lieux sans les mettre en péril, montrer les productions humaines sans les détruire, montrer les humains sans les rendre grotesques, les rendre historiques sans naïvement nous laisser croire que nous en sommes les contemporains ; partager cela : tel est le défi qui est aujourd’hui à relever, les nouvelles frontières qui sont à repousser.
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