De l’aurochs à la vache : retour sur la naissance d’une si tardive antiquité
p. 339-345
Texte intégral
1La force de l’image n’est pas sa signification mais l’expressivité de sa forme. Et, plus encore que d’affects, ce dont celle-ci témoigne, c’est d’un mode d’être au monde. Comparant deux images pariétales de bovidés, l’une paléolithique, l’autre néolithique, cette étude insiste sur l’évolution des représentations qu’elles traduisent, et en souligne les nombreuses conséquences, jusque sur le sens des concepts de préhistoire, d’antiquité, et même de philosophie.
2Les figurations que l’on nomme « préhistoriques », celles qui sont présentes aussi bien sur les parois des cavernes ornées que sur les rochers de plein air, peuvent certes être difficiles à interpréter, surtout pour ceux qui y cherchent une signification ; elles ont toutefois une incontournable puissance expressive. Mais plus encore que de leur éventuelle beauté, ce dont elles témoignent, c’est de l’esprit des peuples qui les ont réalisées. Alors même que les cosmogonies symboliques auxquelles elles nous renvoient nous demeurent pour l’essentiel impénétrables, puisque le code qui nous permettrait d’y avoir accès est à jamais perdu, ces figurations ne cessent de nous renseigner sur le mode d’être au monde des populations qui les ont transmises.
L’aurochs de Lascaux et la vache du Mesāk
3Comparons, afin de nous en convaincre, deux représentations « préhistoriques » de bovidés. La première nous rapporte aux artistes du Solutréen ou du Magdalénien ancien de la grotte de Lascaux. Datée d’environ -21 000 ans, elle figure un aurochs (fig. 1).
Fig. 1 – Grotte de Lascaux, aurochs.

© Cliché Jean-Michel Geneste – ministère de la Culture.
4Selon le décompte proposé par Norbert Aujoulat, Lascaux est une cavité qui compte 1 963 représentations, réparties en « 915 figures animales, 434 signes, 613 figures indéterminées et 1 humain » (Aujoulat 2013 : 257). Plus encore, sur ces 915 figurations animales, seules 605 d’entre elles sont clairement identifiables. À Lascaux, l’animal le plus représenté est de loin le cheval : ils sont 364, soit 60,2 % du bestiaire. Puis viennent les 90 cerfs (14,9 %), et enfin, seulement en troisième position, les 28 aurochs pour un total de 4,6 % des animaux identifiables. Dans cette grotte, l’animal est donc roi. Et si l’humain y est présent, quoi qu’en dise Aujoulat, ce n’est pas en étant figuré dans la Scène du Puits (car avoir une tête d’oiseau n’est pas humain, de sorte que ce qui est alors montré doit être plus rigoureusement nommé un anthropomorphe), mais en tant qu’il ne se signale à nous que comme l’auteur de ces peintures et gravures. Bref, l’humain génétiquement moderne ne s’est ici montré que par la médiation de ces œuvres… lesquelles ne figurent que des animaux. Qu’il n’ait pas ressenti le besoin de se figurer ou qu’ait pesé sur lui un interdit de la figuration, nous ne le saurons jamais. Mais, quoi qu’il en soit, il faut bien le constater, l’humain n’est présent que par la médiation de la figuration animale. Nous avons pu nommer cela un mode d’être participatif au monde (Grosos 2021).
5C’est selon une tout autre perspective que se laisse approcher la seconde représentation de bovidé que nous sollicitons (fig. 2).
Fig. 2 – Scène de traite de l’oued Tiskatin au Mesāk (Libye).

© Photo Jean-Loïc Le Quellec.
6Celle-ci figure la traite d’une vache, et c’est probablement là, comme Jean-Loïc Le Quellec a su le remarquer (Le Quellec 1998 : 285-286), la plus ancienne scène de traite connue à ce jour. Située dans l’oued Tiskatin au Mesāk libyen, elle est datée aux alentours de -6 000 ans. Or, ici, comme on le voit, non seulement l’humain est figuré, mais plus encore, du fait de sa capacité à soumettre l’animal alors domestiqué, il constitue le centre même de la représentation. À Lascaux, au Paléolithique récent, au sein de cultures de chasseurs-collecteurs semi-nomades, l’humain ne se montrait qu’en se cachant ; dans cette scène du Mesāk libyen, quelques millénaires plus tard, une fois pris dans un processus de néolithisation, l’homme, devenu centre de la représentation, ne montre l’animal que soumis. Nous nommons le mode d’être dont une telle représentation relève un mode d’être présentiel au monde (Grosos 2021). Or de telles figurations nous semblent exemplaires de ce qu’il est possible d’observer, d’une part, lors du Paléolithique récent, et, d’autre part, lors des phases de néolithisation. Tirons de cette observation une série de conséquences, en nous demandant, selon une logique du don et du contre-don, ce que chacune des deux disciplines ici sollicitées, philosophie et préhistoire, peut apporter l’une à l’autre.
Dons et contre-dons
7À la question de savoir ce que la philosophie peut prétendre apporter aux études préhistoriques, il est possible de répondre : sa puissance de conceptualisation. Mettons-la alors à l’épreuve. S’il est permis de constater, jusque dans leur art, une radicale distinction des modes d’être au monde entre les populations de chasseurs-collecteurs semi-nomades du Paléolithique récent et celles agro-pastorales sédentaires, ou en voie de sédentarisation, des phases de néolithisation, cela signifie que la distinction, ordinairement admise depuis le milieu du xixe siècle, entre préhistoire et histoire, pour autant qu’elle prend appui sur le critère de l’apparition de l’écriture, doit être non seulement remise en question, mais plus clairement encore abandonnée. Car au sein même de ce qu’on nomme négativement préhistoire se tient une distinction plus radicale : celle de deux modes d’être au monde. Dans le premier, le mode d’être de type participatif, l’humain ne se signifie que par la médiation animale ; dans le second, le mode d’être de type présentiel, non seulement il se figure explicitement, ce qui le distingue radicalement de l’animal, mais plus encore, il ne se figure qu’en soumettant l’animal. Or si un tel mode d’être apparaît avec le processus de néolithisation, il ne disparaît évidemment pas avec l’apparition de l’écriture. Si essentielle soit cette invention, elle ne se pense dès lors qu’au sein d’un mode d’être présentiel, au point d’apparaître comme l’une des conséquences de l’émergence d’une conscience de soi distinctive et dominante de l’humain par rapport à l’ensemble du vivant.
8Pour le dire encore autrement, mais d’une façon non moins importante, cela signifie que le concept de préhistoire est un des plus remarquables exemples de ce que Gaston Bachelard avait pu nommer, dès 1938 dans La formation de l’esprit scientifique, un « obstacle épistémologique » (Bachelard 2011 : 15). Pour qu’un concept puisse, du point de vue épistémologique, devenir un « obstacle », il faut tout d’abord qu’il ait pu être pris au sérieux et qu’on ait donc dû lui trouver quelque avantage. Or indéniablement, l’invention de la « préhistoire », en ce qu’elle signifie, contre une lecture naïve et littéraliste de la Bible, la reconnaissance de la « haute ancienneté de l’homme », est, au milieu du xixe siècle, un acquis scientifique considérable. Et au sein d’une société bercée par la double influence d’Athènes et de Jérusalem, i.e. de l’Antiquité païenne et de l’apparition des monothéismes, comment ne pas accorder le plus grand crédit qui soit à la distinction entre ce qui est antérieur à l’invention de l’écriture et ce qui est né de cette invention ? Assimilant histoire et historiographie, comment ne pas penser comme pré-historique ce qui est antérieur à l’invention de l’écriture, rendant dès lors l’histoire humaine contemporaine de la naissance de l’écriture ? Ce qui a pu être un acquis épistémique, et qu’il convient surtout de ne pas méconnaître, finit par se révéler, du fait de la complexification des connaissances, un obstacle à leur développement. La conclusion logique qui doit être déduite d’un tel constat est le nécessaire abandon du concept de préhistoire.
9Ayant, pourrait-on dire, loyalement fait son temps, il bloque désormais une compréhension plus fine, à la fois unitaire et différenciée, de l’histoire de l’hominisation. Unitaire est son évolution buissonnante, comme la paléoanthropologie contemporaine ne cesse de le montrer, en sorte que contester un tel propos reviendrait à naturaliser près de 98 % de l’histoire des hominines. Ce qui est absurde. Mais une telle unité évolutive, loin d’être le déroulement nécessaire d’un long fleuve tranquille, met en évidence des moments de discontinuité qu’une analyse en termes de modes d’être au monde peut dès lors révéler. Tels sont le sens et l’enjeu de la distinction ici proposée entre modes d’être de types participatif et présentiel. Si ces concepts méritent certes d’être plus finement articulés – ce que l’espace de cette étude n’autorise pas –, il n’en reste pas moins qu’ils permettent de penser la naissance d’un progressif changement entre le Paléolithique récent et la néolithisation (et ceci en rapport avec la ressaisie anthropologique du passage du Pléistocène à l’Holocène). Ils sont même si essentiels qu’ils annulent d’un coup la pseudo-pertinence du concept de préhistoire, dont il faut d’ailleurs remarquer qu’il est aujourd’hui bien davantage revendiqué par ceux qui ne sont pas préhistoriens (selon le terme encore en usage) que par ceux qui le sont.
10L’ultime conséquence qui doit être déduite de ce qui précède n’est pas, pour le philosophe, la moins troublante. Nous nous sommes en effet jusqu’ici tenus à une approche relativement classique des rapports que la philosophie pense pouvoir entretenir avec les autres disciplines : une approche consistant en un éclairage critique de présupposés sous-jacents. Outre qu’une telle attitude feint d’ignorer que nombre de préhistoriens élaborent eux-mêmes leur propre épistémologie, en disposant de ressources qu’ils convoquent, pour ainsi dire, de première main, et qu’en cela ils se dispensent logiquement de l’apport des philosophes (alors que l’inverse, sur ces questions, n’est pas vrai), celle-ci pose bien des problèmes. Restant prise dans une pensée qu’on pourrait dire « de survol », cet usage simplement critique de la philosophie la restreint à quelque chose comme une « boîte à outils conceptuelle ». Tantôt le rapport de la philosophie à la préhistoire consisterait à fournir à cette dernière tel outil herméneutique, tantôt c’est le préhistorien lui-même qui irait emprunter au philosophe, avec plus ou moins de pertinence, l’outil préfabriqué dont il imagine qu’il lui convient le mieux. De telles attitudes restent naïves. Elles ignorent que si la philosophie peut penser l’histoire humaine en mettant en évidence une distinction des modes d’être au monde (le participatif n’étant pas le présentiel), alors non seulement cela annule la traditionnelle distinction entre préhistoire et histoire, mais plus encore cela oblige à penser que les sciences les plus fondamentales nées lors de l’Antiquité sont apparues au sein d’une ontologie de type présentiel. Pour le dire encore plus radicalement, cela signifie qu’il devient désormais possible de concevoir la philosophie, cette invention d’un discours argumentatif et rationnel mettant le sens d’être de l’humain au cœur de son questionnement, comme l’entérinement d’un mode d’être présentiel au monde. Il ne s’agit donc plus seulement d’envisager ce que la philosophie peut apporter à la préhistoire. Il s’agit surtout de comprendre que les données issues de l’archéologie préhistorique nous obligent à repenser l’émergence même de la philosophie au sein de cette périodisation nommée « Antiquité », et dont on oublie trop souvent qu’elle correspond à la fin du second âge du Fer. Il s’agit donc de penser que l’Antique, qu’on croit ancien, est en fait tardif. Tel est l’enjeu d’une véritable philosophie de l’histoire humaine, à même à la fois de passer outre l’invention récente de la « préhistoire » et de tenir compte des données de l’archéologie préhistorique.
Bibliographie
Aujoulat Norbert, 2013 [2004]. Lascaux. Le geste, l’espace et le temps, Paris, Éditions du Seuil.
Bachelard Gaston, 2011 [1938]. La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin.
Grosos Philippe, 2021. Des profondeurs de nos cavernes. Préhistoire Art Philosophie, Paris, Éditions du Cerf.
Le Quellec Jean-Loïc, 1998. Art rupestre et préhistoire au Sahara, Paris, Payot & Rivages.
Auteur
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