Le chien qui voyait la mort
p. 295-303
Texte intégral
1Le compagnonnage des hommes et des chiens est probablement apparu il y a 20 000 ans en Asie boréale, sans faire surgir la rupture entre la nature et la culture que l’on attribue ordinairement à la domestication. Nos dualismes s’érodent devant l’ancienneté de cette étonnante coopération entre un primate et un canidé, qui nous invite à élargir nos conceptions des relations domestiques. Mythes et rituels suggèrent que, parmi les premiers rôles assumés par le chien, celui de passeur cosmique entre les mondes fut des plus notables.
2La chamane venait d’achever un long rituel au cours duquel elle avait ramené du monde inférieur l’âme de son patient, Tolia. Après avoir repris son souffle, elle raconta à Tolia et sa femme les épreuves qu’elle avait dû surmonter. Elle expliqua que quelqu’un voulait retenir Tolia chez les morts et l’appelait : « Mon petit frère ! » À ces mots, Tolia comprit qu’il s’agissait de sa grande sœur défunte qui cherchait à l’entraîner avec lui dans la mort. Les deux époux discutent entre eux :
– Il n’y a pas longtemps, notre chien aboyait toute la nuit.
– Le chien ne la laissait pas passer.
– Oui, quand elle venait, il ne la laissait pas passer.
– Elle venait sans doute pour prendre.
3Chez les Tuva de Sibérie du Sud, lorsqu’un chien aboie sans raison, on soupçonne souvent qu’il a vu une âme de défunt ou un esprit malfaisant. Car les chiens sont réputés, comme les chamanes et les nourrissons, « voir des choses que les gens ordinaires ne voient pas ».
4En Sibérie du Sud, le chien figure parmi les dessins des tambours chamaniques, à côté d’autres animaux en lien avec le monde des morts, grenouilles et ours. Les chamanes disent que ces chiens les préviennent de l’approche des démons par leurs aboiements (Stépanoff 2014). Dans la vie quotidienne en Sibérie, les chiens paraissent souvent n’avoir aucune fonction pratique et un auteur affirme même que chez les Chukch leur rôle se cantonne à la protection contre les mauvais esprits (Vdovin 1981 : 182) (fig. 1).
Fig. 1 – Un chasseur tozhu et son chien, Sibérie du sud, 2011.

© Photo Charles Stépanoff.
5Lorsque l’on imagine comment les humains ont « domestiqué » les chiens et que l’on s’interroge sur leurs motivations, on envisage rarement leur rôle comme médiateurs entre le monde des morts et celui des vivants. Dans les théories de l’évolution des sociétés humaines, la transformation du loup en chien apparaît comme la toute première étape d’une immense vague de bouleversements induite par la domestication des animaux et des plantes. Naguère encore, on situait l’apparition du chien juste avant le Néolithique, chez des chasseurs-cueilleurs mésolithiques (Coppinger & Coppinger 2001 ; Testart 2012). Cette période féconde en innovations à laquelle on attribue l’arc, la céramique et la sédentarité convenait bien pour accueillir cette nouveauté remarquable que fut la prise de contrôle sur le loup. Pour Coppinger, éminent biologiste spécialiste des canidés, les premiers chiens seraient issus de loups charognards fréquentant les dépotoirs des villages natoufiens du Levant, mais c’est seulement lorsque l’agriculture et l’élevage s’installèrent dans cette région que les hommes virent un intérêt à sa présence et l’utilisèrent pour détruire les ravageurs et autres nuisibles : « dogs, like other domestic animals, are the products of serious agriculture » (Coppinger & Coppinger 2001 : 283).
6Pour le philosophe environnementaliste Paul Shepard, les chiens, par la diversité morphologique presque fantasque de leurs races actuelles, sont l’incarnation vivante de la soumission de l’animal au caprice de l’homme. Avec la domestication nous avons réduit en esclavage la faune et mis un terme à un mode de relation aux animaux qui fut celui de nos ancêtres jusqu’à la fin du Pléistocène (Shepard 1998).
7N’envisager ainsi de domestication qu’à l’Holocène, c’est ignorer le chien de Bonn-Oberkassel découvert dans une sépulture magdalénienne gisant à côté d’un homme et d’une femme. Ce canidé vieux de 14 000 ans, qui demeure le plus ancien chien unanimement admis par les archéozoologues, est connu depuis les années 1980 (Benecke 1987).
8Pourtant, dans l’opinion commune comme dans les manuels scolaires, la « domestication » reste un événement ancré dans les temps postglaciaires, un tournant majeur de l’histoire humaine qui s’est joué dans le Proche-Orient néolithique. Depuis les théories classiques de Buffon, Rousseau et Engels, la pensée occidentale l’associe à une rupture radicale qui enclenche le passage de la sauvagerie à la civilisation, de l’état de nature à l’état de culture, avec l’avènement des cités et des premiers États.
9C’est dire que sont perturbants pour notre perception de l’histoire humaine les scénarios récents qui font naître les premiers chiens non plus dans le berceau des civilisations, sur les tièdes et odorants rivages de la Méditerranée néolithique, mais dix millénaires plus tôt dans les toundras arctiques des temps glaciaires, l’une des régions du monde restées le plus longtemps rétives à l’agriculture et à l’organisation étatique.
Un berceau sibérien ?
10La correspondance entre flux génétiques et divergences au sein des populations d’humains et de chiens permet de reconstituer leurs probables déplacements en tandem à travers les continents. Tenant compte des vagues migratoires et de l’isolement de certains groupes sibériens, une étude récente associant archéologues et généticiens (Perri et al. 2021) suppose que les chiens sont apparus en Sibérie il y a plus de 23 millénaires. Au cours du dernier maximum glaciaire, de petits groupes d’hommes et de loups ont pu se trouver réunis en Sibérie dans des zones refuges et se rapprocher à cette occasion (ibid.). On sait par exemple que des chasseurs de mammouths et de rennes étaient établis sur le site arctique de Yana RHS entre -29 000 et -27 000 ans. Ce site était jonché d’ossements qui devaient constituer une aubaine pour les loups : des dizaines de milliers de vestiges osseux ont été retrouvés, dont beaucoup portent des traces de crocs des canidés les ayant rongés. Les vestiges des loups eux-mêmes sont rares et surprenants sur ce site. Des crânes entiers, avec la mandibule en position, ont été retrouvés au milieu de foyers. L’os n’étant pas brûlé, le dépôt s’est fait sur un foyer éteint ou mourant, ensuite abandonné : peut-être un rituel de clôture du feu et d’abandon du site selon les archéologues russes (Nikolskiy et al. 2018). Ces canidés sont sans conteste des loups ; cependant plusieurs portent des signes anormaux évoquant un début d’évolution vers une morphologie de chien : mâchoire de longueur réduite et dentition incomplète.
11Sur d’autres sites du Paléolithique récent, en Europe, des canidés de petite taille ont été identifiés par certains auteurs comme des chiens ou des proto-chiens, cependant la génétique montre qu’ils ne présentent pas de lien d’ancestralité avec les chiens actuels. Ils pourraient témoigner de processus domesticatoires en émergence qui n’ont pas laissé de descendance (Germonpré 2018 ; Galeta et al. 2021). La domestication du loup ne serait pas un mécanisme unilinéaire mais une multitude de cas d’intensification de relations locales présentant des aspects rituels.
Le gardien du chemin des morts
12Ces dernières années, la mythologie comparée est venue offrir un concours inattendu à l’archéologie pour formuler des hypothèses sur les conceptions du monde des hommes du passé. Selon un scénario commun aux mythes de nombreux peuples, les âmes des défunts rencontrent sur leur route vers le pays des morts un ou plusieurs chiens gardiens ou guides. On se souvient en Occident que pour les Anciens, l’accès aux enfers était protégé par le redoutable chien polycéphale Cerbère. Les chamanes de l’Extrême-Orient sibérien vivaient des aventures au scénario étonnamment proche de celles d’Orphée ou d’Énée. Le chamane yukaghir qui allait reprendre une âme au royaume des morts rencontrait un chien gardien de l’entrée puis devait traverser une rivière en barque. Le mythologue russe Yuri Berezkin a montré que ces motifs et leurs variantes sont largement répandus en Eurasie et dans les deux Amériques (Berezkin 2005). Selon les analyses de Julien d’Huy, ces motifs auraient suivi les mêmes routes de diffusion que les chiens eux-mêmes (d’Huy 2022). Il est ainsi vraisemblable que le chien ait déjà été conçu comme une figure de passeur entre la vie et la mort au Paléolithique récent, en particulier chez les populations nord-asiatiques qui ont peuplé l’Amérique.
13Le rôle funèbre du chien, si marqué dans les mythologies, se confirme dans les pratiques rituelles. Récemment encore, le corps des défunts était parfois donné à manger aux chiens ou des chiens étaient abattus et enterrés ou incinérés avec le défunt humain chez plusieurs peuples d’Eurasie et d’Amérique du Nord. Les vestiges archéologiques donnent à penser que ce statut psychopompe du chien a été ancien, primordial peut-être. Après tout, le plus ancien chien unanimement reconnu, celui de Bonn-Oberkassel, a été découvert dans une tombe aux côtés de deux humains. Une étude récente a montré que cet animal a été précocement malade et qu’il n’a probablement survécu que grâce au soin des humains (Janssens et al. 2018). La tombe natoufienne d’Ain Mallaha semble donner une image frappante de l’attachement entre une femme et le chiot sur lequel sa main repose (fig. 2). Dans les plus anciens cimetières de Sibérie et de Scandinavie, vieux de 7 000 ans, on découvre aussi des tombes contenant des chiens enterrés avec des humains, mais également des chiens seuls, accompagnés d’armes et couverts d’ocre (Gräslund 2004 ; Losey et al. 2011; Morey 2010). Plus qu’aucun autre animal, le chien sert d’accompagnant funéraire et reçoit parfois, pour son propre compte, le même traitement mortuaire qu’une personne humaine.
Fig. 2 – Femme enterrée avec la main sur un chiot, Ain Mallaha (Eynan), période natoufienne, XIIIe millénaire avant notre ère.

© Mission archéologique française en Israël de Beisamoun-Mallaha sous la direction de Jean Perrot et François Valla, 1976. Archives de la Maison des sciences de l’homme Mondes, JP635.
14Les sociétés humaines du passé ont trouvé aux chiens bien des fonctions : gardiens, assistants à la chasse, nettoyeurs d’ordures, force de trait, ressource de viande et de peaux, mais cela ne signifie pas que le statut des chiens se réduisait à ces usages. Les centaines de sépultures préhistoriques de chiens connues à travers le monde nous montrent de façon frappante la puissance du lien affectif et cosmologique qui unissait humains et chiens dans la vie et jusque dans la mort. Or les modèles de la domestication fondés sur le paradigme de la domination et de l’exploitation utilitaire ne rendent pas compte du rôle de passeur entre les mondes très tôt assumé par le chien. Première espèce à pénétrer dans les sociétés humaines et à y gagner une place de génération en génération, le chien a rendu notre socialité intrinsèquement hybride. Quel meilleur partenaire imaginer pour communiquer avec l’altérité, s’en protéger ou aller à sa rencontre à travers la mort ?
Bibliographie
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