Face aux images paléolithiques
p. 281-293
Note de l’éditeur
Entretien avec Philippe Descola, réalisé par Philippe Grosos et Boris Valentin
Texte intégral
Ph. G. : À l’occasion de la parution de votre ouvrage Les formes du visible (Seuil, 2021), nous souhaitions nous entretenir avec vous au sujet des relations qu’entretiennent aujourd’hui anthropologie et préhistoire, et plus précisément encore des accès que votre propos offre à une compréhension de l’art paléolithique.
Dans La composition des mondes (Flammarion, 2014), livre composé d’entretiens avec Pierre Charbonnier, vous dites votre dette à l’égard d’André-Georges Haudricourt pour l’élaboration d’une anthropologie de la nature. Vous soulignez l’importance de son étude en 1962 dans la revue L’Homme : « Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d’autrui ». Or comment se fait-il qu’à l’époque, du moins, vous ayez semblé ne pas prendre en compte son incipit faisant allusion aux travaux de Vere Gordon Childe : « Un pas décisif fut franchi dans l’évolution de l’humanité avec la découverte de la culture des plantes alimentaires et la domestication des animaux. On l’a qualifié à juste titre de révolution. » Votre oubli du moment peut-il être, selon vous, révélateur de ce que sont devenus les rapports de l’anthropologie à la préhistoire, fût-elle la plus récente, celle du Néolithique ? Précisons encore un peu cette deuxième question : les rapports entre les deux disciplines n’étaient-ils pas davantage fournis du temps de Claude Lévi-Strauss et d’André Leroi-Gourhan ? Comment comprenez-vous le fait qu’ils soient devenus aujourd’hui si distendus, du moins en apparence ? Et que faudrait-il, selon vous, pour renouer des rapports féconds ?
Ph. D. : Je voudrais d’abord dire un mot sur la raison principale pour laquelle cet article d’Haudricourt m’a paru révolutionnaire : il met sur un même plan le traitement des humains et celui des non-humains. Haudricourt était un matérialiste convaincu, mais ce n’était pas un déterministe : contrairement à beaucoup de ses contemporains marxistes, il ne pensait pas que les rapports à la nature étaient déterminés au premier chef par les formes d’organisation technique et sociale. Ce qu’Haudricourt mettait en évidence de fondamental dans cet article, c’est que les usages de la nature et les rapports aux humains étaient gouvernés par des modèles d’action analogues et contrastés : « l’action indirecte négative », d’une part, « l’action directe positive », de l’autre. C’était là quelque chose de très nouveau permettant d’échapper au sociocentrisme, à l’idée que le traitement des humains fournit le modèle du traitement de la nature. C’est le sillon que j’ai poursuivi toute ma carrière : ne pas accorder une prééminence particulière aux rapports entre humains pour penser les rapports aux non-humains car, à aucun moment, il n’a existé une situation historique dans laquelle des humains se seraient retrouvés exclusivement entre eux, indépendamment de tout rapport aux plantes et aux animaux. Alors, c’est vrai qu’Haudricourt fait référence à la formule fameuse de Gordon Chile. C’est une expression malheureuse. On sait maintenant qu’il n’y a pas eu de « révolution néolithique » – et peut-être même que le terme de « domestication » n’est pas le plus adéquat. De très nombreuses formes de contrôle des plantes et des animaux se sont développées dans différentes régions de la planète, à des époques diverses qu’il faut à chaque fois sérier. Finalement, je récuse l’idée d’une révolution néolithique dont le modèle serait le Proche-Orient, au profit d’une temporalité beaucoup plus étagée. Dans ma thèse, La nature domestique (rééd. Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2019), j’ai essayé de décrire une des formules, celle de l’Amazonie. J’ai montré que la manipulation du végétal dans les jardins combinait à la fois des espèces domestiquées, certaines depuis 10 000 ans, et aussi des espèces sylvestres qui sont acclimatées et transportées dans les jardins. Le résultat est ce que les ethno-écologues dans mon genre et les préhistoriens ont mis en évidence au cours des vingt dernières années : la forêt amazonienne est assez largement anthropique. L’autre aspect important, c’est la domestication des animaux, à propos de laquelle j’ai montré que les Amérindiens s’y sont refusés alors que certaines espèces, vu leur éthogramme, auraient pu être domestiquées. Du reste, certaines d’entre elles le sont – je pense au capybara – mais jamais par les Amérindiens. Autrement dit, la domestication animale n’est pas inéluctable. C’est au contraire quelque chose qui ne s’est produit dans les Amériques que dans certaines circonstances et dans quelques endroits, comme c’est le cas, sur le littoral nord de l’Amérique du Sud, du canard à caroncule qui, encore maintenant, n’est pas très répandu à l’état domestiqué à l’intérieur des terres amazoniennes. Dans l’Amérique du Sud des basses-terres, on observe une réticence générale à la domestication, liée au fait qu’il aurait fallu partager, en quelque sorte, le contrôle sur les animaux avec les esprits maîtres du gibier. De l’autre côté du détroit de Béring, en Sibérie, on connaît, au contraire, des formes très diversifiées de domestication, celle du renne, qui vont d’un contrôle très étroit à des formes très lâches combinées à de la chasse. Et ce modèle, qui s’est développé au fil du temps, n’a pas franchi le détroit de Béring : l’équivalent du renne, le caribou, est chassé mais n’est jamais domestiqué.
En fait, on peut être surpris qu’Haudricourt, qui a très bien montré dans l’article auquel nous nous référons la différence profonde qu’il y a entre un traitement horticole des plantes et un traitement céréaliculteur, ait conservé cette idée de la « révolution néolithique ». Dans le cas du traitement céréaliculteur, il s’agit de l’action directe positive, c’est-à-dire qu’on traite comme un collectif, et avec brutalité, un ensemble de plants que l’on ne distingue pas. Dans le cas de l’horticulture, qui concerne une grande partie des populations de la ceinture intertropicale, on observe un traitement individualisé de chaque plant, visant à favoriser son épanouissement.
On peut ajouter aussi un fait dont, à l’époque, Haudricourt n’avait pas conscience puisque c’est Alain Testart qui a attiré l’attention plus tard à ce sujet : ce n’est pas tant la domestication qui compte que la capacité de stockage. On connaît des chasseurs-cueilleurs-collecteurs, comme ceux de la côte nord-ouest américaine et de Californie ou de Floride, qui vivent uniquement de la prédation mais qui constituent des stocks et qui, de ce fait, sont dans une situation d’avoir à les contrôler, les distribuer, etc. Inversement, il existe des populations de cultivateurs – d’horticulteurs en particulier – qui, grâce au fait que certaines plantes comme le manioc peuvent être stockées sur pied pendant assez longtemps, n’ont jamais développé de techniques de stockage. Donc la question du stockage est au moins aussi importante que celle de la domestication. Enfin, et c’est ce qu’a montré l’archéologie du Proche-Orient, la sédentarisation, même sous forme embryonnaire, intervient souvent de façon préalable à un usage systématique de l’agriculture, ce que l’exemple de la culture Jōmon avait déjà établi. Il n’y a pas d’équivalence immédiate entre sédentarité, agriculture et complexité des formations politiques. Ce sont toutes ces observations qui conduisent à rejeter la notion de « révolution néolithique ».
Pour ce qu’il en est des rapports entre anthropologues et archéologues, je ne suis pas sûr qu’ils aient été si étroits à l’époque dont vous parliez. Leroi-Gourhan et Lévi-Strauss se lisaient, avaient une estime réciproque, mais il n’y avait pas de collaboration véritable. À tel point d’ailleurs que n’ont jamais fusionné les deux centres de formation à l’anthropologie qu’ils avaient créés, l’un à la Sorbonne par Leroi-Gourhan, très axé sur la technologie culturelle et la préhistoire, et l’autre par Lévi-Strauss à l’École pratique des hautes études, plus centré sur des questions d’organisation sociale et l’analyse des productions intellectuelles. Dès le départ, il y avait deux voies divergentes. Mais des disciples de Leroi-Gourhan ont entretenu de très bons rapports avec ceux de Lévi-Strauss, j’en veux pour preuve l’amitié très profonde qui me lie à Pierre Lemonnier et les échanges que nous avons constamment l’un avec l’autre.
Alors qu’en est-il maintenant ? Les ethnologues de ma génération se sont trouvés face à des sociétés complètes, si je puis dire. Les Achuar, par exemple, lorsque je suis arrivé chez eux peu de temps après les premiers contacts pacifiques, étaient restés non pas hors du monde, bien sûr, mais quand même relativement isolés. Anne-Christine Taylor et moi, nous avons pu étudier la totalité d’un système qui était fonctionnel. Or les thésards d’aujourd’hui, en particulier en Amazonie, sont face à des sociétés dont des pans entiers se sont effondrés, qui ne vivent plus selon leurs propres lois. Cette nouvelle génération de chercheurs a opéré un tournant, très intéressant d’ailleurs, vers les productions discursives – un domaine qui était un peu en déshérence en France, alors qu’il avait connu, dans les circonstances analogues, un très grand développement aux États-Unis. De plus, il faut reconnaître que les théories anthropologiques comparatives s’occupant de ces totalités fonctionnelles ont un peu souffert de la fin décrétée des grands récits. Nous sommes encore quelques-uns à nous y intéresser – Testart était de ceux-là, Maurice Godelier toujours, Charles Stépanoff parmi les plus jeunes ; et le succès du livre de David Graeber et David Wengrow ou de ceux de James Scott indique peut-être que le cycle n’est pas fini. Du côté de l’archéologie, le développement considérable des techniques dites auxiliaires apporte beaucoup de connaissances – la palynologie ou l’anthracologie, par exemple, sur des questions de datation, d’occupation, de domestication des plantes, etc. –, mais ce développement a peut-être fait passer au second plan des préoccupations plus générales qui peuvent intéresser les anthropologues. Je ne pense pas que la situation soit désespérée, loin de là. J’ai été un militant précoce du développement des recherches archéologiques sur l’Amazonie et je suis très attentivement ce qu’y fait Stéphen Rostain. De ce point de vue, l’Amazonie est exemplaire de cet intérêt réciproque que se portent anthropologues et préhistoriens.
B. V. : Je m’arrête sur les grands récits : dès lors que certains d’entre vous énoncent des théories à portée générale, la préhistoire y réapparaît. C’est donc peut-être aussi la rareté de telles énonciations qui fait qu’elle est peu présente dans les préoccupations de certains anthropologues.
Ph. D. : Oui, je pense que c’est une bonne explication. La critique de ces grands récits par l’anthropologie postmoderne à partir de Clifford Geertz a eu tendance à repousser à la périphérie ce genre d’enquêtes générales, supposant bien évidemment des ressources qui sont à la fois ethnographiques mais aussi historiques et archéologiques.
B. V. : Voyez-vous poindre dans les nouvelles générations des chercheurs faisant retour à ces grands récits ? Je pense quant à moi à Stépanoff qui convoque à plusieurs reprises la préhistoire, y compris dans son dernier livre L’animal et la mort (La Découverte, 2021), qui part d’une ethnographie de la chasse non loin de Paris.
Ph. D. : J’apprécie chez Stépanoff, que je connais bien, cette préoccupation qui n’est en effet pas si commune que cela, mais qui attire beaucoup l’attention des plus jeunes chercheurs. Il a un côté dynamique et fédérateur, de ce point de vue-là, qui est porteur d’espoir.
B. V. : À ce titre, depuis quelque temps, Stépanoff nous envoie en formation sur les fouilles d’Étiolles ses étudiants en ethnologie. Son idée est de les confronter à un terrain voisin, puisqu’on est en région parisienne, et je revois là une démarche qui ressemble fort à l’usage que Leroi-Gourhan faisait de l’archéologie à la fin des années 1940, faute de terrain ethnographique éloigné.
Ph. D. : Cela me paraît une très bonne chose. Je pense que ce n’est pas encore un mouvement généralisé, mais il faut quelques pionniers pour l’amorcer.
Ph. G. : J’aimerais, quant à moi, revenir à votre intérêt propre pour la préhistoire, et me référer à nouveau à La composition des mondes, ouvrage fort précieux pour qui souhaite s’introduire à votre pensée. Vous y disiez en 2014 ceci : « Je me garde bien de m’avancer dans ce terrain miné qu’est l’art rupestre préhistorique, sans exclure d’ailleurs que des interprétations que j’avance pour des images bien documentées ne puissent éventuellement être extrapolées par d’autres de façon spéculative pour interpréter des images sur lesquelles on ne sait rien. » Qu’est-ce qui a fait qu’avec ce récent ouvrage, Les formes du visible, et notamment dans les pages conclusives, vous ayez passé outre ce cap de la défiance ?
Ph. D. : Ce n’est pas de la défiance, c’est de la prudence scientifique. Au fond, je ne suis pas allé tellement plus loin que la position qui était la mienne dans La composition des mondes. Elle manifestait alors un certain agacement vis-à-vis du caractère très spéculatif des hypothèses que certains préhistoriens avancent à partir d’une connaissance approximative des populations contemporaines que les ethnologues étudient. Ils se servent notamment d’un concept fourre-tout comme le chamanisme, une étiquette qui recouvre des choses extrêmement disparates. J’ai préféré utiliser « animisme », avec une définition beaucoup plus précise, parce que le « chamanisme » tourne autour d’un individu, le chamane ; et, comme je l’ai déjà dit, parler de chamanisme n’a guère plus de sens que d’appeler « prêtrisme » des religions dans lesquelles des spécialistes liturgiques sont des intermédiaires entre les divinités et les humains parce qu’ils prononcent des formules rituelles ou qu’ils sacrifient.
Tout ce que je fais dans Les formes du visible, c’est de rappeler à propos des images du Paléolithique européen des aspects spécifiques sur lesquels Alain Testart avait déjà attiré l’attention : ce sont principalement des figures animales, généralement isolées, peu en interaction, il n’y a pas de décor, etc. Et comme il le remarque lui aussi, cela ressemble beaucoup à des peintures du nord-ouest de l’Australie, dont on sait qu’elles sont des figurations de prototypes totémiques. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’il y a un parallèle entre ces deux façons de présenter les objets que l’on figure et qu’il est donc possible que ce que l’on appelle le totémisme ait été présent en Europe à l’époque paléolithique. Du totémisme, je rappelle que Testart utilise la définition lévi-straussienne : la perception de la discontinuité entre les espèces comme un moyen de penser celle entre les groupes sociaux, donc la transposition à la culture des écarts différentiels perçus dans la nature. Quant à moi, je vois plutôt le totémisme comme une ontologie selon laquelle des groupes d’humains et de non-humains partagent des qualités qui les font se différencier d’autres groupes d’humains et de non-humains partageant d’autres qualités, les unes et les autres étant hypostasiées dans un prototype originaire, le totem, à qui l’on donne souvent une forme animale, mais qui n’est pas, à proprement parler, un ancêtre animal. C’est là un point très important pour moi et qui constituait la pierre d’achoppement des interprétations du totémisme depuis la fin du xixe siècle. On comprenait mal comment il était possible d’affirmer que l’on descende d’un ancêtre animal. Or un totem, c’est un prototype à la forme indistincte – non précisée en tout cas dans les récits étiologiques en décrivant les aventures – qui est associé à un animal parce que le nom de la qualité que représente ce totem est aussi le nom au moyen duquel on va désigner un animal. Par conséquent, figurer cet animal, c’est figurer le gabarit du groupe totémique. C’est montrer, en particulier dans les peintures en rayons X, comment le corps social est constitué par un corps physique, avec des relations d’interdépendance visibles dans l’organisation interne des organes, du squelette, etc.
J’évoque aussi dans mon dernier livre la question des pictographies car il me semble également qu’une grande partie des peintures ou des gravures rupestres dans le monde relève de cette catégorie-là. Comme ces pictographies continuent à être utilisées et qu’on en a des descriptions ethnographiques (chez les Kunas, chez les Indiens des plaines, etc.), on sait comment elles fonctionnent. Quand on n’a pas accès aux récits dont elles constituent l’accompagnement, on peut au moins reconnaître certaines de leurs propriétés formelles : la séquentialité, l’usage systématique de codes identiques pour représenter les mêmes choses, etc.
Ph. G. : Ces propositions ne relèvent-elles pas du cadre, certes renouvelé, du comparatisme ethnographique ?
Ph. D. : Ce n’est pas du comparatisme, lequel est fondé sur des documents circonstanciés, c’est de l’analogie : j’observe qu’il y a des images paléolithiques qui ont les mêmes propriétés formelles que d’autres qui, dans le présent, sont des images totémiques. Mais je ne dis rien de plus et je pense qu’il est imprudent d’utiliser des images sur lesquelles on a peu d’informations contextuelles autrement que de façon évidemment spéculative.
B. V. : J’ai une précision à vous demander sur le fonctionnement pictographique. En contexte paléolithique, le pensez-vous aussi bien pour les animaux que pour ce que les préhistoriens appellent les signes géométriques ?
Ph. D. : C’est plus facile à interpréter quand on dispose de représentations mimétiques, quand on voit des humains, des animaux, etc., ce qui est le cas, par exemple, sur les peaux de bisons d’Amérique du Nord. Ce qui est alors intéressant dans ces pictographies, c’est qu’elles permettent la communication entre des peuples parlant des langues différentes, puisqu’ils ont les mêmes codes pictographiques. En ce qui concerne les formes géométriques, c’est une interprétation possible. Mais il faut analyser, à chaque fois, très en détail, les figurations pour voir si l’on peut reconstituer une forme de séquentialité, des successions de graphèmes, etc. Assez souvent, les pictographies sont en effet assez géométriques, celles du désert central de l’Australie, par exemple. On reconnaît que ce sont des signes indiciels : un fer à cheval correspond à la trace des fesses d’un être dans le sol ; un cercle, c’est un feu ; une ligne entre deux cercles, un trajet, etc. Ce n’est pas trop compliqué, c’est un peu comme un jeu de pistage. En revanche, sur le site rupestre de Chiribiquete en Colombie, à l’évidence, c’est de la pictographie mimétique. Il est d’ailleurs intéressant que, dans cet univers amazonien de figuration animiste, on ait aussi des traces de pictographies : les deux peuvent parfaitement coexister, ce que l’on voit également avec les gravures rupestres signalant des seuils le long des rivières et rappelant des événements mythiques qui ont eu lieu à ces endroits.
B. V. : Ce sont des aide-mémoire pour accompagner l’énonciation en parallèle d’un récit ?
Ph. D. : Oui, cela permet de fixer les traces mnésiques dans les longs récits, dont certains sont composés de milliers de vers. C’est un peu comme des arts de la mémoire qui superposent un discours à un déplacement dans une maison, un palais. Et comme c’est indissociable d’un récit, si celui-ci a disparu, on ne sait pas très bien à quoi renvoient ces pictographies.
B .V. : Dans Les formes du visible, vous écrivez « sculpter un animal pour un Inuit [...], c’est relâcher la forme enfermée dans le matériau ». En quoi cette pratique, relevant selon vous d’une ontologie animiste, diffère-t-elle de la production des peintures et gravures pariétales paléolithiques, lorsque le relief des parois était utilisé pour faire apparaître des figures ? Que penser par ailleurs des nombreux ornements corporels d’origine animale que l’on trouve aux mêmes époques ? En bref, comment éliminer une dimension animiste pour toutes ces images ?
Ph. D. : Qu’il s’agisse de la sculpture inuite ou de la vannerie dans les Guyanes, c’est la même prémisse de l’animisme qui est à l’œuvre, selon laquelle l’imagier rend présente par métamorphose une forme contenue dans le matériau. C’est beaucoup plus facile à comprendre dans le cas de la sculpture, ça l’est moins dans le cas de la vannerie par laquelle on construit progressivement une forme plutôt que de la faire surgir. Mais, dans les deux cas, les gens disent faire advenir un être qui est déjà en puissance dans le matériau et dont ils dégagent peu à peu les qualités actualisées par leurs gestes. Cela est différent de l’art occidental où le sculpteur actualise l’image qu’il a dans son esprit en travaillant sur la forme, selon la métaphore du potier.
Pour ce qui concerne les ornements d’origine animale, il faut noter d’abord que c’est ce qu’il y a de plus disponible en plus de la pierre ou du bois, ces derniers étant plus difficiles à travailler alors que les restes animaux peuvent souvent s’utiliser tels quels ou être réorganisés et recomposés. C’est aussi plus facile d’imaginer un rapport indiciel entre la partie de l’animal dont on va se vêtir et le tout qu’elle représente. J’ai développé dans Les formes du visible une théorie amazonienne à ce sujet. Se couvrir d’attributs animaux – les dents en particulier sont très importantes, les serres aussi, tout ce qui permet la préhension et la prédation – fait que tous ces morceaux viennent compenser la perte résultant de la spéciation qui a fait que les corps tout-puissants des temps mythiques, tant des humains que des non-humains, ont perdu leur polyvalence. C’est une théorie amazonienne mais rien n’interdit de penser rétrospectivement qu’au Paléolithique il y avait aussi cet emprunt des propriétés physiques de l’animal en plus de la grande disponibilité de ce genre de matériaux.
B. V. : Toujours pour ce qui est de l’art lié à l’ontologie animiste, vous présentez dans Les formes du visible la sculpture datée de 1970 d’une femme-renarde par George Tataniq. Puis, lorsque vous analysez l’ontologie analogiste, vous présentez la sculpture d’un homme-requin réalisée au Bénin par Sossa Dede. Or l’une et l’autre ne sont pas sans évoquer une dizaine d’êtres hybrides connus dans l’art paléolithique des grottes depuis Chauvet jusqu’aux Trois-Frères en passant par Lascaux. On pense aussi, bien sûr, au célèbre Homme-Lion (Löwenmensch) découvert à Hohlenstein-Stadel, dans le Jura souabe, et daté d’environ -36 000 ans. Faut-il en déduire qu’au-delà de l’animisme ou de l’analogisme, toutes ces œuvres puissent avoir une profonde similitude ? Et alors laquelle ?
Ph. D. : C’est un très grand problème. J’ai essayé de le débrouiller avec les matériaux à ma disposition en mettant l’accent sur le fait que des créatures en apparence hybrides ne signifiaient pas nécessairement toutes la même chose. Dans certains cas, comme sur les masques des Yupiit de l’Alaska, elles mettent en évidence une métamorphose, l’expérience par excellence de l’animisme. Par elle, on perçoit un être tantôt sous l’angle de son corps, tantôt sous l’angle de son intériorité, celle-ci prenant généralement l’apparence d’un visage humain. Ce que l’on veut mettre en évidence c’est la convertibilité entre points de vue. Ce ne sont donc pas vraiment des figures hybrides, mais plutôt des figures commutatives. Par contre, la figuration analogiste recourt aux chimères afin de rendre évidente une des propriétés de ce mode d’identification qui est d’assembler des éléments disparates grâce à un principe commun. Et dans la chimère, le principe unificateur c’est la cohérence anatomique : même hétérogènes, les organes sont placés là où il faut pour mener une existence autonome. C’est peut-être le cas du Löwenmensch après tout : on a l’impression d’un humain réellement doté d’une tête de lion. Mais, et on en revient à la question des conditions de production et d’usage des images, on ne peut pas favoriser cette hypothèse dans l’absolu et je penche plutôt dans ce cas pour une métamorphose de type animiste. Car j’ai tendance à penser, pour d’autres raisons, que l’analogisme est bien plus tardif, résultant probablement d’une transformation de l’animisme. Je ne peux pas vraiment le démontrer car il faudrait pour cela des séries historiques dont je ne dispose pas. Si l’analogisme me semble tard venu, c’est notamment parce qu’il n’opère qu’une toute petite transformation : l’intériorité, au lieu d’être réduite à un foyer subjectif, se diffracte, la diversité des corps étant déjà présente dans l’animisme. Quant au totémisme, en termes d’évolution, il affiche une très grande stabilité, ce que montre l’histoire de l’Australie depuis 60 000 ans, et ce que suggèrent aussi des raisons théoriques. Mais cela n’empêche pas des combinaisons entre totémisme et animisme. Dans Les formes du visible, j’ai essayé de montrer comment les Tsimshian de la côte ouest du Canada font précisément coexister images animistes et totémiques.
B. V. : Dans le totémisme, peut-on aussi repérer des images composites ?
Ph. D. : On n’a aucune information sur la forme des prototypes totémiques sinon qu’ils se comportent comme des humains : ils campent, ils marchent, ils font la cuisine, ils se font la guerre, ils font l’amour… Mais rien n’est dit de leur apparence. Et c’est cela qui donne lieu à cette utilisation de l’animal pour hypostasier quelque chose qui n’a pas de forme. Mon attention a été attirée là-dessus, je le dis dans Par-delà Nature et Culture, par les travaux de Carl von Brandenstein, un linguiste qui a fait une analyse systématique des noms de totems animaux (les plus nombreux) dans les différentes langues des Aborigènes australiens, dans laquelle il a montré que ces noms n’étaient généralement pas ceux de taxons zoologiques mais des termes dénotant des qualités réputées caractéristiques des humains et des non-humains formant un groupe totémique. Et à ma connaissance, il n’existe pas de chimères combinant des qualités en Australie. Et pas non plus en Nouvelle-Guinée ou sur la côte nord-ouest américaine.
B. V. : L’essentiel des images du Paléolithique récent européen relèverait donc plutôt d’une ontologie totémiste d’après vous. Avec des exceptions comme le Löwenmensch et peut-être d’autres créatures composites, ce qui laisserait alors de la place pour un registre animiste. Pourrait-on concevoir les choses ainsi ?
Ph. D. : Il y a de la place – c’est tout à fait ça – pour la notion de métamorphose, ce qui n’est pas du tout le cas en Australie. Il y a probablement eu des cas d’hybridation ontologique. Je crois d’ailleurs que les objets le montrent encore mieux que les grottes.
B. V. : Pour les images composites, pas tant que ça. Mais il y a la parure dont on a parlé. Et puis aussi beaucoup de figurines animales avec cette importance de la troisième dimension que vous reliez plutôt à l’animisme.
Ph D. : Oui, ce qui m’a frappé dans la culture de Thulé dès -2 500 et dans les prolongements contemporains dans l’aire péri-arctique, c’est cette obsession de figurer le mouvement suspendu dans les figurines animales. On connaît bien l’usage maintenant de ces figurines qu’on manipule : ce sont des aide-mémoire de chasseurs, des pense-bêtes à usage individuel ou collectif.
Pour un regard rétrospectif sur le Paléolithique récent, le gros problème, encore une fois, c’est que, connaissant très mal les contextes, on ignore la place de ces éventuelles « poches » animistes, si l’on peut dire, à l’intérieur d’un ensemble plutôt totémiste. À quels usages renverraient-elles ? Là où il y a coexistence, comme sur la côte nord-ouest américaine, les fonctions, les contextes rituels et les fabricants diffèrent alors que les images peuvent renvoyer à la même chose, ce que je rappelle avec des images d’aigle chez les Tsimshian, utilisées aussi bien pour un masque arboré en contexte animiste que pour un couvre-chef comme blason totémique.
Ph. G. : Une dernière question nous rapportera de nouveau à la néolithisation. Pensez-vous que l’on puisse interpréter la fin de l’art animalier du Paléolithique récent européen comme le symptôme d’un changement dans ce que vous appelez les « modes d’identification » ? Si tel est le cas, vers quel autre mode ce changement nous conduirait-il ? Pensez-vous, comme certains, qu’avec le Néolithique s’enclenche une transformation fondamentale dans l’attitude des humains envers les autres existants ?
Ph. D. : Je pense qu’il faut se méfier de l’eurocentrisme. On voit encore la néolithisation avec les lunettes du Proche-Orient. Pour revenir à l’Amazonie, la néolithisation y est un processus de longue durée qui n’a pas profondément transformé les problèmes que les gens se posaient dans leurs rapports aux non-humains. La domestication des plantes n’a pas changé grand-chose : il s’agissait toujours d’établir des rapports de bonne intelligence avec les esprits au moyen de rituels au cours desquels on les faisait advenir en produisant des images d’eux. Même dans le cas de la néolithisation méditerranéenne, je n’arrive pas à concevoir le processus comme un rouleau compresseur.
Quant aux modes de figuration, il faudrait les considérer à l’échelle mondiale en prenant en compte les différentes formes de transformation de l’iconographie au fil du temps en fonction des degrés de sédentarisation, de l’importance accordée au stockage, du degré de domestication des plantes, de la place des animaux, de la chasse… Il est donc difficile de répondre simplement à votre question. Prenons l’exemple des pasteurs en Sibérie comme au Sahel qui sont aussi des chasseurs, on a chez eux deux modalités coexistantes de rapport à l’animal, ce qui est très net dans le vocabulaire. Les animaux domestiqués sont conçus comme partie intégrante du groupe social, c’est assez souvent un seul terme qui désigne celui-ci sans discriminer entre humains et animaux domestiques. À côté de cela, il y a les animaux que l’on chasse, vis-à-vis desquels il existe une certaine distance, même s’il faut toujours adopter la perspective de l’animal pour des raisons évidentes de prévision de son comportement. Ainsi, à l’intérieur d’un même ensemble, on connaît des formes très dissemblables de rapport à l’animal, même si, comme c’est le cas avec le renne en Sibérie, c’est la même espèce que l’on élève et que l’on chasse.
Fig. 1 – Sǝmǝdi.ʹk, un chef tsimshian du village de Kitwanga, Colombie-Britannique (© Photo Marius Barbeau, 1923).

À droite, il porte un masque d’aigle dans une cérémonie animiste où il personnifie un esprit aigle qui lui prête assistance ; à gauche, il porte dans un potlatch une coiffe cérémonielle figurant un aigle (une tête naturalisée) en guise de blason, témoignant d’une qualité totémique du clan de l’aigle dont sa lignée a hérité.
© Musée canadien de l’histoire, Gatineau, négatifs 59730 et 59746.
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