Le travail de la peau, révélateur d’enjeux techniques, sociaux et symboliques
p. 167-175
Texte intégral
1Bien que les traces attestant de sa réalité soient fugaces et difficiles à interpréter, le travail des peaux est presque toujours présent sur les sites préhistoriques. Pour cette activité, de rares restes au sol nous parviennent, mais ce sont les outils qui constituent le point de départ des études visant à identifier les procédés techniques. Les statuts variés des artisans ou artisanes sont actuellement inatteignables.
2Le travail de la peau, depuis sa transformation en cuir jusqu’à la couture, a toujours occupé une place centrale dans les sociétés. Utilisée pour les couvertures de tente, les tapis, les manteaux, les bottes…, la peau des animaux est, aujourd’hui encore, indispensable à la survie dans les régions à climat extrême. Dans de nombreuses sociétés traditionnelles, le vêtement est marqueur du statut des individus. Aussi le travail du cuir peut-il être considéré comme une des activités techniques permettant d’appréhender des comportements cruciaux ainsi qu’une part de l’organisation sociale des groupes. Le cuir est rarement présent parmi les restes archéologiques car sa conservation est difficile. D’une manière générale, ce sont des vestiges fragmentaires provenant de milieux secs, lacustres ou gelés qui nous parviennent. En 1991, la découverte de l’homme des glaces (ca -5 300) dans les Alpes de l’Ötztal a renouvelé nos connaissances : associé à cet individu, un assemblage d’objets de cuir a été mis au jour. Selon leur destination (carquois, liens, ceinture, bonnet, manteau, semelles…), des peaux d’animaux sauvages (ours, chamois, cerf) ou domestiques (veau, chèvre) ont été utilisées ; on reconnaît des motifs avec une alternance de bandes de couleurs pour la veste, un bonnet en fourrure d’ours brun… Chacune des peaux a été exploitée en fonction de ses spécificités ou de celles de ses poils.
3Sur les sites préhistoriques, les vestiges attribués au travail du cuir sont rares et fugaces. Les restes d’installations liés à cette activité, comme sur le site de Ui 1 en Sibérie daté entre 27 200 et 20 300 av. J.-C., sont exceptionnels (Vasil’ev 1996) : 21 côtes de mouflon, plantées verticalement dans le sol, forment un ovale qui figure les contours d’une structure de tension des peaux durant le séchage (fig. 1).
Fig. 1

1 : Tension d’une peau au sol pour séchage chez les Massaï (Kenya)(© Beyries).
4Malgré ce manque de témoin direct, des témoins liés au travail du cuir sont pratiquement toujours présents parmi les instruments en pierre ou en matière osseuse, seuls éléments permanents dont nous disposons. C’est donc à partir de leur étude que l’on peut essayer de remonter au-delà de la sphère technique.
Comment identifier les procédés techniques ?
5Quels que soient les sites étudiés, les ensembles identifiés sont rarement homogènes : outils en os ou en pierre, tranchants rectilignes ou convexes, larges ou étroits, usure à localisation et extension variables…, voilà les éléments à partir desquels on peut raisonner. C’est plus particulièrement à partir de l’usure des tranchants que l’on cherche à donner un sens à ces outils. Pour interpréter ces traces, deux approches convergent. Tout d’abord, l’expérimentation permet de comprendre les qualités du matériau travaillé, et de cerner les paramètres intrinsèques de l’outil (poids, taille, forme…). La deuxième démarche, complémentaire, est l’observation d’une activité en contexte réel (ethnoarchéologie). On peut alors aborder les étapes de la chaîne opératoire qui ne peuvent pas être révélées par le tranchant d’un outil (nourrissage, tannage, séchage, fumage, choix et destination des peaux…), mais également contextualiser l’acte technique en observant ses paramètres extrinsèques (espaces de travail, restes au sol, savoir-faire, actes rituels). L’outil est approché dans sa globalité et dans toute sa complexité.
Que nous disent les outils ?
6Qu’il s’agisse d’expérimentations ou de données actualistes, les interprétations sont donc fondées sur des inférences.
7En l’état actuel des connaissances, et en l’absence de restes de cuir conservés, il est impossible d’accéder aux informations relatives au tannage proprement dit (traitement végétal ou à partir de graisses animales). En revanche, toute la partie mécanique du travail nous est accessible même si la précision des données est très variable.
8Une peau est toujours travaillée sous tension (fig. 2). On peut la tendre au sol, sur un cadre (la taille et la forme sont adaptées à l’animal traité), la poser sur une planche et la mettre en tension par le geste… Si l’on prend le cas de l’outil en pierre emblématique du Paléolithique récent qu’est le grattoir, même si la forme des tranchants est toujours la même, l’artisan ou l’artisane devra, s’il ou elle veut être efficace, adapter la forme du manche, sa prise en main et son geste en fonction de l’épaisseur de la peau à traiter et de son mode de tension.
Fig. 2 – Différents modes de tension de peaux.

1 : Cree (Canada), peau d’orignal (© A. Bedos). 2 : Athapascans (Canada), peau d’orignal (© Ballinger-Beyries). 3 : Tchouktches (Fédération de Russie), ici peau de phoque mais la même technique est mise en place pour les peaux de mammifères (© Beyries-Karlin) . 4 : Athapascans (Canada), peau de chevreuil (© Ballinger-Beyries).
9Prenons deux exemples. Dans le premier, la peau est tendue sur un cadre. Dans ce cas, l’artisan ou l’artisane doit se placer face à son ouvrage. Il ou elle percute la matière d’œuvre perpendiculairement, avec un outil généralement inséré à l’extrémité d’un manche coudé qui lui assure un bon angle d’attaque, tout en diminuant les risques de déchirure : les outils sont particulièrement affûtés. Dans le second, la peau est posée sur une planche et coincée entre le support et le ventre de l’artisane. Celle-ci va la mettre sous tension en poussant son outil qui est introduit au centre d’un manche rectiligne ; le tranchant, particulièrement émoussé, attaque la peau avec un angle très fermé.
10Mode de tension de la peau, position des corps, préhension des manches, gestes effectués vont influencer fortement l’angle d’attaque du tranchant, son orientation sur la matière d’œuvre et, par là même, la localisation des usures (fig. 3 ; Beyries & Rots 2008). C’est donc l’organisation des usures sur le tranchant qui va nous guider pour appréhender au plus près le processus choisi.
Fig. 3

1 : Grattage d’une grande peau d’orignal tendue sur un cadre. L’outil tenu à deux mains est positionné pour que le fil du tranchant, mordant, attaque la peau avec un angle très ouvert (© Ballinger-Beyries). 2 et 3 : Fil du tranchant de grattoir utilisé sur une grande peau tendue sur cadre (© Beyries). 4 et 5 : Fil du tranchant d’un grattoir inséré dans un manche transversal. On remarquera le fil douci avec un émoussé important et envahissant (© Beyries). 6 : Grattage d’une peau de renne posée sur planche. L’outil, jamais affûté, est inséré au centre d’un manche transversal et positionné sur la peau avec un angle très fermé : on notera un émoussé marqué mais irrégulier (© Beyries-Karlin).
Les restes au sol
11Certains procédés techniques peuvent laisser des traces au sol à des stades variés de la chaîne opératoire, comme le montrent plusieurs exemples pris chez les Athapascans du nord du Canada.
12En automne, les peaux sont lavées après avoir été grattées et regraissées à la cervelle. Pour les sécher, on construit des foyers dégageant une chaleur intense mais peu de fumée. On y brûle du peuplier demi-sec. La peau est installée sur une petite structure tétraédrique et étirée tout en séchant. Cette étape, tout en redonnant de la souplesse à la peau, permet grâce à la chaleur de faire pénétrer la graisse et le collagène au cœur du cuir, le rendant ainsi plus souple et plus résistant. Ces foyers laissent des traces cendreuses ovalaires dont l’intensité et l’extension dépendent notamment des intempéries (Beyries 2002).
13Une autre étape laissant des traces est le boucanage. La chaleur, en oxydant les graisses, renforce le tannage. La fumée, en combinant aldéhydes, phénols et collagène, rend la peau plus souple, et les gaz, les alcools, les cétones ainsi que les huiles essentielles font pénétrer le goudron dans les fibres, permettant ainsi une meilleure conservation et imperméabilisation du cuir. Il faut ici une fumée épaisse et humide. On brûle de l’écorce pourrie de résineux (Beyries & Rots 2008 ; Henry et al. 2018). Afin d’éviter la détérioration des peaux par des étincelles, les foyers sont creusés. On trouve des foyers de ce type sur les fouilles de Kokorevo en Fédération de Russie, datées entre -19 300 et -14 400 (Vasil’ev 1996).
14À partir de ces données, il est possible de déduire un premier niveau d’hypothèses sur l’organisation des groupes. En effet, le travail des peaux, selon qu’il est opéré sur cadre ou sur planche, ne permet pas les mêmes inférences relatives au système technique en général, et au rythme de déplacement d’un groupe. À Rekem (Belgique), par exemple, campement de l’Azilien récent (ca -13 000), l’analyse fonctionnelle des grattoirs a montré des combinaisons de traces résultant de techniques de traitement sur cadre (Caspar & De Bie 2000). Ce procédé oblige les artisans ou artisanes à y séjourner autant de temps que nécessaire à la construction des cadres de tension, au séchage des peaux et à leur nettoyage ; la durée précise du séjour, allant de quelques jours à plusieurs semaines, dépend alors du nombre de peaux à traiter, de leur taille, du climat…
15Cependant, la culture matérielle ne peut être abordée exclusivement par le biais de la chaîne opératoire ou des restes au sol. Un artisanat aussi vital que celui du cuir est conditionné par des rapports sociaux. Pour les vêtements de peau, c’est la qualité du travail, le temps passé à l’assouplissement, le symbolisme des décorations qui sont révélateurs des différenciations sociales. D’autre part, les acteurs ont un statut qui peut être valorisant ou non (castes, lois d’évitement).
16Il faut garder à l’esprit, au vu de la rareté des vestiges témoignant de cette activité, que le moindre changement économique peut avoir un impact sur toute l’organisation technique et sociale. Un des exemples les plus frappants est celui des Indiens des plaines Wichita. Jusqu’au xviie siècle, le travail des peaux était une activité domestique. L’essor particulier, provoqué par la traite des fourrures à l’arrivée des Européens, a entraîné des bouleversements profonds dans la société. La quantité de peaux rapportées de la chasse par les hommes étant trop importante pour être traitée par la maîtresse de maison, les outils ont été simplifiés pour gagner du temps (outils monoblocs avec suppression des manches), puis la polygamie s’est installée comme système pour augmenter la force de travail (Vehik et al. 2010).
17Dans les contextes préhistoriques, l’outil est primordial pour mettre en évidence les activités liées au travail de la peau. L’organisation des usures sur les tranchants permet d’approcher la faune traitée et les procédés mis en œuvre. Pour le reste, le préhistorien reste le plus souvent désemparé face à des éléments fondamentaux révélateurs de la complexité sociale, mais qu’il peut rarement atteindre.
Bibliographie
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Beyries Sylvie, 2002. « Le travail du cuir chez les Tchouktches et les Athapaskans : implications ethno-archéologiques », in S. Beyries & F. Audouin-Rouzeau (éd.), Le travail du cuir de la préhistoire à nos jours, XXIIe Rencontres internationales d’archéologie et d’histoire d’Antibes, Antibes, APDCA, p. 143‑159.
Beyries Sylvie & Rots Veerle, 2008. « Le traitement des peaux : reconstitution des outils et des procédés », Anthropozoologica, 43(1) (diaporama, DVD).
Caspar Jean-Pierre & De Bie Marc, 2000. « Le travail de la peau dans un campement des groupes à Fédermesser : analyse spatio-fonctionnelle des grattoirs de Rekem (Belgique) », in B. Valentin, P. Bodu et M. Christensen, L’Europe centrale et septentrionale au Tardiglaciaire, Nemours, Association pour la promotion de la recherche archéologique en Île-de-France, p. 341-355.
Henry Auréade, Zavadskaya Evgenya, Alix Claire, Kurovskaya Elina & Beyries Sylvie, 2018. « Ethnoarchaeology of Fuel Use in Northern Forests: Towards a Better Characterization of Prehistoric Fire-Related Activities », Ethnoarchaeology, 10(2), p. 99-120. DOI : <10.1080/19442890.2018.1510601>.
10.1080/19442890.2018.1510601 :Vasil’ev Serguey A., 1996. The late Palaeolithic of Upper Yenisei Area, Saint-Petersbourg, Petersburgskoe Vostokovedenie (en russe).
Vehik Susan C., Cleeland Lauren L., Drass Richard R., Perkin Stephen & Leith Liam, 2010. « Plain Hide Trade. French Impact on Wichita Technology and Society », in L. L. Scheiber & M. D. Mitchell (éd.), Across a Great Divide. Continuity Change in Native North American Societies, 1400-1900, Tucson, The University of Arizona Press, p. 149-173.
Auteur
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