L’esprit dans la matière. Penser Néandertal, penser Sapiens
p. 113-121
Note de l’éditeur
Entretien avec Ludovic Slimak, réalisé par Jean-Michel Geneste et Boris Valentin
Texte intégral
B. V. : Dans votre récent livre, Néandertal nu (Odile Jacob, 2022), vous employez avec ironie le terme de « créatures » à propos de cette espèce cousine de la nôtre, qui peupla l’Europe de -300 000 à -30 000. Vous dénoncez ainsi le façonnement de notre cousin à l’image de nos fantasmes successifs à son propos. Quels ont été ces préjugés au cours de l’évolution des sciences préhistoriques et qu’en reste-t-il actuellement ?
L. S. : Néandertal est devenu une sorte de monstre de Frankenstein construit à partir de ce que nous projetons sur lui. Dans le passé, il a été rejeté dans une sorte de sous-humanité. A contrario, un courant développe depuis une vingtaine d’années l’idée qu’il est semblable à nous, présentant précisément nos manières d’être au monde. Nous sommes ici confrontés à une sorte de processus de « réhabilitation » et qui se construit clairement sans recul. On tombe alors dans l’impasse classique de l’ethnocentrisme avec projection de nos conceptions culturelles, de nos valeurs, de nos affects. L’erreur est démultipliée puisqu’il ne s’agit pas seulement ici de diversité culturelle mais aussi, plus profondément, de divergence génétique entre plusieurs populations, celles des Néandertaliens et les nôtres. Et cela depuis un demi-million d’années, ce qui est considérable. Avouez qu’il serait quand même bien étrange que les Néandertaliens soient pareils à nous en dépit de cette divergence. Cela signifierait alors qu’il existe un projet évolutif indépendant des gènes et du milieu, ce que prétend le créationnisme. L’erreur fondamentale ici renvoie certainement à l’idée que pour être humain il faut être comme nous : en voulant bien faire, on se retrouve involontairement dans une projection de type raciste. Il faudrait redéfinir ce qu’est l’humain en prenant en compte les humanités diverses, la plupart étant éteintes. La question essentielle les concernant, et qui n’a jamais été directement posée ainsi, est de savoir si ces populations avaient des éthologies spécifiques.
B. V. : Pour vous, les comportements de Néandertal – cette éthologie comme vous dites – restent pour l’essentiel une énigme, plus de cent cinquante ans après la première découverte des restes fossiles de l’espèce. Pour quelles raisons ?
L. S. : Les objets archéologiques que ces populations nous ont légués sont malheureusement étudiés de la même façon que les témoignages de notre espèce Homo sapiens, durant le Paléolithique récent notamment. Or, quand on se tourne vers les instruments en pierre de Néandertal, il y a quelque chose de crucial qui saute aux yeux : chacun d’entre eux est original, unique dans sa conception. Nous les avons classés jusqu’ici en catégories (« racloir simple convexe », « racloir transversal », « pointe moustérienne », etc.) selon un principe qui marche bien pour le Paléolithique récent – et même avant pour Sapiens en Afrique – parce que ses instruments, et bien au-delà ses conceptions à lui, apparaissent immédiatement comme beaucoup plus standardisés. Mais le principe des listes normatives ne fonctionne pas pour le Paléolithique moyen de Néandertal. Il existe bien sûr à l’époque de grandes tendances partagées, autrement dit des traditions culturelles, mais il y a toujours aussi une forme de « dialogue » singulier avec les roches exploitées, un jeu avec les formes, les textures et même les couleurs. Chez Sapiens, quand on considère une de ses productions d’instruments en roche, on décèle un projet imposé à la matière, avec des adaptations bien sûr, mais cette tendance est très nette. Pour Néandertal, il en va autrement, chaque objet est pensé comme une pièce unique en fonction de son matériau spécifique avec l’harmonie qui s’en dégage. On ne percevra jamais ces particularités, cette adaptabilité, avec des listes préétablies et de simples schémas techniques. Notre défi méthodologique concret est de produire de grands catalogues très bien illustrés montrant la diversité des objets et l’interaction avec la matière dont ils sont chacun le produit différent. Ce qui ouvre sur une lecture beaucoup plus sensible de ces vestiges (fig. 1 et 2).
Fig. 1

Cet outil provient d’installations néandertaliennes des alentours de -55 000 à la Grotte Mandrin, dans la vallée du Rhône. Les transformations artisanales ne concernent que le flanc gauche de l’objet, mais ces modifications de la forme du support sont précisément positionnées de telle sorte qu’elles imitent en miroir le tranchant opposé, droit, qui est conservé dans sa morphologie naturelle sans aucune modification artisanale. Ce jeu intégrant les formes naturelles de la matière et y répondant permet ici d’obtenir une pièce présentant équilibre et symétrie axiale remarquables. Le projet de l’artisan, dans la construction de son objet, ne s’impose pas à la matière. Il l’épouse, il s’y adapte et la volonté de l’artisan entre en résonance avec des morphologies naturellement observées dans la matière préalablement à ses gestes. Le résultat est un outil d’une superbe symétrie, et surtout d’une grande pureté de lignes. C’est aussi un objet unique, non reproductible. Ces jeux d’équilibre qui produisent des objets uniques et d’une grande harmonie de formes, laquelle ne s’impose pas frontalement aux matières mais « dialogue » avec elles sont des classiques chez Néandertal.
© Cliché Ludovic Slimak.
Fig. 2

Ce grand outil provient des mêmes installations néandertaliennes des alentours de -55 000 à la Grotte Mandrin, dans la vallée du Rhône. L’artisan a ici récolté une large cupule de silex issue d’une fragmentation de la roche par l’action naturelle du gel. La sélection de la matière permet l’obtention de ce grand tranchant, très équilibré, en y appliquant très peu de gestes. Il y a ici recherche de formes naturelles pouvant être intégrées dans le projet de l’artisan après des transformations qui restent subtiles et qui s’inscrivent dans la morphologie initiale de l’objet récolté dans la nature. De tels actes artisanaux sont classiquement perçus comme relevant d’un opportunisme assez primaire ; mais chez Néandertal ces gestes sont notablement plus riches et diversifiés, nous renvoyant à des réalités beaucoup plus profondes, qui nous éclairent très probablement sur les éthologies mêmes de ces populations.
© Cliché Ludovic Slimak
B. V. : Vous critiquez aussi une tendance à surinterpréter en termes symboliques certains comportements néandertaliens. Pouvez-vous nous en donner des exemples ?
L. S. : Ces dernières années, la question s’est posée de l’usage par Néandertal à des fins symboliques de griffes de rapaces et aussi de leurs plumes colorées, des traces sur certains os montrant la récupération de ces dernières. Pour les rémiges, cela a d’abord été identifié à Fumane en Italie vers -44 000. On a trouvé ensuite des indices remontant à -100 000 puis au-delà de -400 000 sur le site de Qesem en Israël. Mais je trouve ces témoignages très ambigus depuis que j’ai découvert l’évocation par Jean Malaurie d’une consommation par des Inuits de la moelle très goûteuse et énergétique contenue dans ce genre de plumes. Même ambiguïté pour quelques coquillages percés et colorés interprétés comme de la parure, le perçage résultant de l’action des crabes avant la collecte par Néandertal et le colorant provenant éventuellement d’autres activités dont le sédiment garde la trace (le travail des peaux animales par exemple). Les chercheurs qui soutiennent qu’il s’agit de parure s’appuient sur le fait que Sapiens a utilisé pour la sienne des coquilles non percées. Certes, mais il en a utilisé aussi des millions intentionnellement perforées… Alors qu’en cent cinquante ans d’archéologie, on ne dispose, pour Néandertal, que d’une poignée de coquillages avec seulement des trous naturels, contrairement d’ailleurs à ce qu’on observe dès -80 000 chez Sapiens à Blombos en Afrique du Sud. Pour Néandertal, les éléments démonstratifs ne sont pas là, comme pour les griffes de rapace qui, elles non plus, ne sont jamais transformées. Peut-être que l’on trouvera enfin un jour des traces de modification, je ne sais pas, mais, en attendant, il faut, comme je l’écris dans le livre, se « décrasser de soi » en évitant de voir systématiquement des ornements dans des plumes et des coquillages, ce qui est un réflexe sémiotique renvoyant à l’éthologie de Sapiens, la nôtre. À voir s’il ne faut pas plutôt rapporter toutes ces collectes au phénomène des curiosa (fossiles, minéraux comme la serpentinite, cristaux…) que Néandertal rapporte dans ses habitats, parfois de loin, sensible qu’il est aux matières et aux textures. Ce qui n’implique pas pour lui de les transformer : il s’entoure de beauté sans développer la même sensibilité que la nôtre.
Un mot maintenant sur de l’art en grotte récemment attribué à Néandertal, en Espagne, en raison de dépôts de calcite prétendument vieux de 64 000 ans recouvrant de la couleur sur les parois, y compris des signes complexes. Peut-on concevoir un art des grottes sans le moindre art des objets ? Pour en avoir le cœur net, nous nous sommes tournés vers d’autres spécialistes des datations et ils nous ont indiqué que la plupart de ces âges ne sont en fait pas fiables. Sauf à Ardales où la calcite remonte plutôt à -50 000 et recouvre, non pas de vrais signes comme à La Pasiega, mais des dépôts de couleur que l’on ne peut pas interpréter pour l’instant.
J.-M. G. : Vous évoquez tout de même de possibles rituels originaux chez les Néandertaliens.
L. S. : Souvent en préhistoire, dès qu’on ne comprend pas quelque chose, on dit que c’est rituel. Mais ce n’est pas parce que l’on se demande à quoi ont servi les aménagements de spéléothèmes vers -180 000 dans les profondeurs de la grotte de Bruniquel que c’est rituel. Après tout, peut-être que les Néandertaliens hibernaient comme cela a été proposé par les équipes d’Atapuerca en Espagne… Ou bien peut-être que ces grandes structures avec des traces de feu avaient des fonctions d’éclairage collectif, à l’échelle des volumes de l’espace occupé, que l’on a du mal à concevoir, étant habitués à Sapiens explorant l’espace souterrain avec des luminaires plutôt individuels. Vous voyez, il ne faut pas hésiter à faire des pas de côté vers l’impensé…
Ce qui reste un peu plus assuré au sujet des rituels néandertaliens concerne d’abord le cannibalisme, tel qu’il a été pratiqué par exemple à la baume Moula-Guercy en Ardèche. On a pensé d’abord sur ce site à un cannibalisme de subsistance en période de crise. Or à Moula, on ne voit pas sur le gibier d’indices d’une telle pénurie : ce sont les restes humains qui portent le plus de traces de découpe et qui ont donc été traités de manière spécifique. On ne peut pas dire encore s’il s’agit d’endo- ou d’exocannibalisme, mais on est là sans doute dans des formes de rapport ritualisé à la mort. Quant aux sépultures, leur existence chez les Néandertaliens est pleinement démontrée selon moi, mais on touche peut-être là à quelque chose de plus générique, relevant moins du rite que de l’affect immédiat, quelque chose de partagé avec les chimpanzés notamment, lesquels semblent avoir développé une conscience de la mort. En matière de rites, l’autre exemple plus solide que je donne dans Néandertal nu, c’est l’exploitation exclusive de cerfs mâles dans la force de l’âge vers -110 000 ans dans le Grand Abri aux Puces en Vaucluse (fig. 3). Ce type de chasse difficile et impressionnant correspondrait-il à un rite de passage à l’âge adulte comme certaines ethnographies pourraient le suggérer ? On ne pourra jamais le vérifier, mais je pense qu’il faut mettre ainsi à profit les sciences humaines de façon plus décomplexée. Il faut des perspectives plus systématiques à la façon d’André Leroi-Gourhan et de Claude Lévi-Strauss, des approches structurales qui n’ont rien à envier à la robustesse des sciences dites naturelles et qui nous confrontent véritablement aux sociétés et à leur rapport au monde. Il faut ouvrir le maximum de portes, sans qu’il y ait nécessité à être immédiatement conclusif sur cette matière humaine.
J.-M. G. : Vous enquêtez minutieusement sur les derniers Néandertaliens depuis plus de trente ans à la Grotte Mandrin dans la Drôme. Qu’y avez-vous appris sur eux et aussi sur les tout premiers représentants de Sapiens en Europe, comme cela a été annoncé le 9 février 2022 dans Science Advances et dans de nombreux médias ? Que sait-on de la coexistence de notre espèce dans la vallée du Rhône avec les derniers Néandertaliens ?
L. S. : Nous avons en effet mis en évidence une incursion très ancienne de Sapiens dans cette région, vers -54 000, soit 12 000 ans plus tôt que ce que l’on pensait jusque-là. Lors de cette première incursion, l’estimation très précise des durées grâce à la fuliginochronologie, l’étude des dépôts de suie pratiquée par Ségolène Vandevelde, permet de dire que Sapiens a très vite remplacé Néandertal à Mandrin. Il y est resté pendant une quarantaine d’années seulement – l’échelle d’une vie individuelle ! – avant que d’autres populations néandertaliennes, d’ailleurs différenciées génétiquement des premières, ne réoccupent la grotte. En fait, c’est la première fois que l’on peut, en un endroit précis de l’Europe, identifier une cohabitation – il y en eut sans doute d’autres vers -42 000 – et chiffrer la durée potentielle des contacts.
Lors de l’incursion ancienne, il est frappant de constater que les Sapiens ont laissé beaucoup de restes et qu’ils reviennent alors régulièrement, au moins une fois par an, dans la cavité. Ce n’est pas seulement une petite occupation sans lendemain. À ce titre, un rapport particulier à la géographie locale s’instaure alors avec la constitution d’un vaste territoire d’approvisionnement en roches. Il diffère de celui des Néandertaliens postérieurs mais il ressemble beaucoup, a contrario, à celui des Néandertaliens qui précèdent immédiatement les Sapiens des environs de -54 000. Ceux-ci, et c’est vraiment troublant, connaissent toutes les roches, y compris en provenance de petits gîtes, sur un territoire de plusieurs milliers de kilomètres carrés de part et d’autre du Rhône. Tout cela ne peut s’apprendre en une quarantaine d’années, alors que les Néandertaliens, eux, ont pu se familiariser au préalable avec cette géologie sur un temps très long. Il est en plus très curieux que les choix soient les mêmes alors que les populations diffèrent. L’hypothèse à laquelle nous sommes conduits est celle d’une transmission de savoirs, mais pas dans le sens attendu puisque jusqu’ici on a plutôt évoqué, sur la base de quelques analogies techniques, une acculturation unidirectionnelle des derniers aborigènes néandertaliens par les Sapiens il y a 40 000 ans. On ne sait pas pour autant quelle fut la forme exacte des relations lors des tout premiers contacts observés à Mandrin. Y eut-il partage du territoire en bonne entente ? Les populations locales ont-elles servi de guides comme l’ethnographie des contacts récents le décrit souvent ? Des réponses sont peut-être à chercher du côté de la fuliginochronologie. Durant les premières années, les Sapiens occupent la cavité selon les mêmes rythmicités et saisonnalités que les Néandertaliens qui précèdent : les deux populations sont peut-être alors en harmonie. Après, on observe une rupture et la trentaine d’occupations par Sapiens qui suivent se font à un rythme irrégulier. Cela donne l’impression que ceux-ci, tout en connaissant très bien ce territoire, le maîtrisent moins bien, les locaux ne leur laissant peut-être pas accès à tous les espaces. La grotte s’offre donc à nous comme une petite fenêtre qui laisse entrevoir des interrelations étroites au début, et peut-être plus compliquées ensuite. Il existe une autre petite fenêtre vers -42 000, lors d’une nouvelle arrivée de Sapiens, celle autour de laquelle se produira la disparition définitive des Néandertaliens. C’est sur cette vaste échelle temporelle, et avec ces interrogations fondamentales sur les manières d’être au monde des deux humanités, qu’il faut interroger l’extinction d’une des deux et la colonisation du continent par l’autre, si l’on souhaite construire un panorama différent sur ce moment critique de notre histoire.
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