La fuliginochronologie : l’accès au « temps vécu »
p. 89-98
Texte intégral
1Aussi précises soient-elles devenues, les datations radiométriques ne permettent pas d’accéder à une résolution micro-chronologique (sub-annuelle à décennale) qui, elle seule, permet de déterminer le temps séparant les différentes occupations humaines sur un site, de déterminer le nombre d’années pendant lesquelles le site est fréquenté, ou de déterminer la saison de chacune des occupations. La fuliginochronologie est une méthode pionnière qui permet d’atteindre un tel cadre chronographique, seul à même de donner accès au temps vécu par les sociétés passées.
La haute résolution temporelle : un enjeu majeur en préhistoire
2À ce jour, de nombreux aspects de l’économie des sociétés passées peuvent être mis en évidence mais beaucoup de questions restent à peu près inaccessibles et sans réponse : accès au temps social des groupes étudiés, identification et distinction des événements isolés ainsi que des occupations humaines sur une courte période de temps, identification des continuités et discontinuités d’occupations sur le temps court, construction d’un récit historique à partir des occupations dans les sites en grotte ou en abri-sous-roche, etc. Et ce, d’une part, en raison de la résolution temporelle insuffisante traditionnellement accessible aux préhistoriens et, d’autre part, étant donné la nature cumulative des couches archéologiques en grotte (formées par une accumulation de vestiges provenant de multiples occupations). Même lorsque l’archéologie parvient à accéder au temps très court par la méthode des remontages lithiques ou osseux, elle ne peut répondre à l’ensemble de ces questions : un épisode peut être identifié, mais est-il synchrone, antérieur, ou postérieur à un autre ? Et si les études micromorphologiques identifient la succession de « sols d’occupations », elles n’indiquent pas quelle durée sépare ces événements. Beaucoup d’efforts, notamment analytiques (voir par exemple : Leierer et al. 2019), ont été déployés ces dernières années pour chercher à atteindre cette haute résolution, essentielle pour l’étude des sociétés passées et des comportements humains, sans y parvenir totalement.
Percées en cours : l’apport de la fuliginochronologie
3Les développements de ces dernières années ont vu l’émergence d’une nouvelle méthode : la fuliginochronologie, qui vise à construire des chroniques d’épisodes d’occupation à partir de l’étude de traces de suie enregistrées dans une matrice. Ce vocable résulte de la fusion de deux termes, l’un provenant du latin fuligo, fuliginosus : suie, et l’autre du grec χρονολογία : chronologie. Il est construit sur le même modèle que la « dendrochronologie » en raison des similitudes entre les deux méthodes, tant sur le plan technique que du point de vue de la résolution temporelle des données produites (Vandevelde et al. 2017 ; 2018).
4En effet, lorsque la matrice qui enregistre ces traces de suie est constituée par des dépôts carbonatés, ou spéléothèmes lato sensu (comme des stalagmites qui peuvent se former dans des grottes ou des voiles de calcite qui se déposent sur les parois des abris-sous-roche), l’enregistrement peut atteindre une résolution annuelle grâce à la formation de doublets de calcite annuels, comparables aux cernes des arbres (Baker et al. 2008). Les enregistrements peuvent également être relativement longs, potentiellement séculaires. Les spéléothèmes ont donc jusqu’à très récemment surtout été étudiés pour leur potentiel d’archive paléo-environnementale de haute résolution, mais lorsqu’ils enregistrent des traces d’origine anthropique, ce sont également des archives archéologiques de haute résolution.
5Sur un site archéologique en cavité, les dépôts de suie sont généralement des traces d’origine anthropique. Le principe est le suivant : les humains viennent dans la cavité, y font du feu ; de la suie se dépose sur les parois et elle est fossilisée par des revêtements calcaires ; ces traces de suie sont les marqueurs des occupations humaines (pyrogéniques) dans la cavité (fig. 1).
Fig. 1 – Formation de spéléothèmes s.l. enregistrant des traces de suie, marqueurs des occupations humaines sur un site.

La succession des films de suie est enregistrée sous la forme de « codes-barres » sur lesquels les traits continus noirs correspondent aux films de suie et l’espace qui les sépare correspond aux lamines carbonatées cristallisées en l’absence de fréquentation humaine. Le décompte des films de suie permet de calculer un nombre minimum d’occupations (NMO).
© S. Vandevelde.
6Les formations carbonatées fuligineuses (i.e. chargées de suie) qui se forment dans les cavités sont donc des archives à la fois archéologiques et paléo-environnementales qui permettent d’étudier sociétés et environnements avec une même temporalité. Ainsi, l’étude de cet objet géoarchéologique qui garde en mémoire des traces des activités humaines peut fournir de nombreuses informations d’ordre anthropologique.
7L’observation de lames minces et/ou de sections polies réal isées dans l’axe de croissance des concrétions fuligineuses peut révéler une multitude de films de suie (parfois de quelques micromètres d’épaisseur, nécessitant une observation au microscope). Ces séries de films de suie sont autant de témoins des nombreuses occupations de la cavité. Elles sont documentées graphiquement, à partir de photographies, sous forme de schémas en « code-barres ». Si plusieurs échantillons ont chacun enregistré des séquences partielles, ces nombreux « codes-barres » inventoriés peuvent – comme en dendrochronologie – être mis en correspondance (méthodes d’appariement statistique et graphique) afin de reconstruire la totalité de la chronique des occupations humaines dans la cavité (Vandevelde et al. 2017 ; 2018 ; Vandevelde & Dupuis 2017). Le décompte des films de suie inscrits dans ces chroniques permet de déterminer le nombre minimum d’occupations (NMO) qui se sont succédées dans la cavité (fig. 1).
8Lorsque les concrétions fuligineuses sont constituées de doublets de calcite annuels, la chronique peut être indexée sur le calendrier annuel de précipitation des carbonates. Ces doublets peuvent être visibles (changement de fabrique cristalline) ou invisibles (enregistrement de variations géochimiques, enrichissements périodiques en matière organique, etc.). Lorsqu’ils sont visibles, ils sont généralement composés de deux lamines de calcite caractérisées par de grands cristaux (sparite) qui se forment lors des périodes d’excès hydrique pour l’une, et par de petits cristaux (micrite) qui apparaissent lorsque les conditions sont plus sèches pour l’autre. La position des films de suie vis-à-vis des doublets de calcite peut ainsi permettre de déduire à quelle saison (sèche ou humide) le site est occupé par les humains.
9Le calendrier des occupations humaines sur un site donné peut ainsi être précisément reconstitué à partir de ces chroniques, qui ont la particularité de documenter des données décumulées, au sein desquelles les épisodes d’occupation peuvent être distingués les uns des autres et peuvent être ordonnés dans le temps (contrairement aux vestiges archéologiques qui sont généralement les témoins de l’accumulation d’une multitude d’occupations se succédant pour former une unité stratigraphique donnée). Il devient par exemple possible de déterminer la fréquence (en NMO/an) et les rythmes des occupations humaines dans un abri ou une grotte, puis d’évaluer avec précision la durée des phases d’occupation. On peut déterminer la saisonnalité (hydrique) de chacun des événements anthropiques enregistrés dans les spéléothèmes, de même que le laps de temps qui sépare chacun de ces événements.
Un nouveau potentiel palethnologique et paléohistorique
10Les nouvelles informations (fréquence, saisonnalité, rythmicités d’occupation et durée des phases d’occupation) apportées par la fuliginochronologie permettent de caractériser les dynamiques d’occupation des sites archéologiques en cavité. Ce changement de perspective en cours permet d’ores et déjà de s’intéresser à des questions archéologiques majeures, dont certaines jusqu’ici inaccessibles par manque de résolution temporelle suffisante.
11C’est par exemple grâce à l’approche fuliginochronologique appliquée aux encroûtements carbonatés pariétaux de la Grotte Mandrin (Malataverne, Drôme) que nous avons pu démontrer pour la première fois la contemporanéité de deux espèces humaines (Néandertal et Sapiens) en Europe occidentale (Slimak et al. 2022). Les chroniques des occupations reconstituées pour chaque niveau archéologique de l’abri ont pu être indexées sur le calendrier annuel de précipitation des carbonates, ce qui a permis de réellement percevoir le temps séparant les occupations. Un seul doublet de calcite séparant la dernière occupation des Néandertaliens de la première occupation des Sapiens qui leur ont succédé sur le site, nous avons pu estimer que le temps qui séparait leurs séjours sur le site correspondait à seulement un an (fig. 2). Cette succession extrêmement rapide indique que les populations d’Homo sapiens et d’Homo neanderthalensis ont été contemporaines sur un même espace dans lequel s’inscrivait la Grotte Mandrin.
Fig. 2 – Grotte Mandrin (Malataverne, Drôme).

Chevauchement entre les séquences de combinaison des couches F et E. Ce chevauchement indique une succession rapide des occupations attribuées à Néandertal (orange) et à Sapiens (vert). À droite : zoom sur la période de transition avec indexation de la chronique des occupations sur le calendrier annuel de précipitation des carbonates. Seul un doublet de calcite (= 1 an) sépare les films de suie marquant la dernière occupation de la couche F de la première occupation de la couche E.
© S. Vandevelde.
12Grâce à cette même méthode, on pourrait par ailleurs se demander quelles étaient les dynamiques d’occupation des grottes ornées, si ces activités symboliques étaient intégrées aux cycles annuels de nomadisme comme pouvaient l’être les activités économiques, ou si elles rythmaient le calendrier social des sociétés passées d’une autre manière. L’étude des traces de suie enregistrées dans les spéléothèmes, via le recours à la fuliginochronologie, donne aujourd’hui accès à des éléments tangibles pour explorer concrètement ces questions.
Croiser les regards et intégrer les approches pour aller plus loin
13Les datations radiométriques (14C, U/Th), aussi précises soient-elles devenues, ne permettent pas d’accéder à une résolution microchronologique (sub-annuelle à décennale) qui permetrait de percevoir les dynamiques d’occupation des sociétés passées. La fuliginochronologie est une méthode pionnière qui permet d’atteindre un tel cadre chronographique, mais elle ne permet pas, contrairement aux datations radiométriques, de placer les événements en valeur absolue dans le temps calendaire. La combinaison des deux approches, grâce à la datation directe des dépôts de suie (par le 14C) ou des carbonates (par le 14C ou l’U/Th), peut permettre d’inscrire la chronique des occupations dans le cadre d’une chronologie absolue (Bonneau et al. 2017 ; Valladas et al. 2017).
14Les données microchronologiques apportées par la fuliginochronologie peuvent également permettre de contraindre les datations radiométriques dans le cadre de modélisations chronologiques bayésiennes afin d’affiner les chronologies. Donner un cadre chronologique fin est en effet un enjeu majeur en préhistoire, essentiel à la définition de cadres chrono-culturels précis.
15Quant à l’étude conjointe et systématique des potentiels environnementaux et anthropologiques de ces archives que sont les spéléothèmes (lato sensu), elle permettra de faire un lien direct entre sociétés humaines, climat et conditions environnementales, avec la même haute résolution temporelle et sur une profondeur temporelle plurigénérationnelle, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives pour comprendre les interactions humain/environnement.
16Ces dernières années, l’accès au temps court en archéologie a été marqué par des avancées significatives, permettant presque d’appréhender le temps vécu par les individus des sociétés passées. Il ne fait nul doute que le croisement et l’intégration des nouvelles approches visant à accéder au temps court ne tarderont pas à révolutionner la préhistoire, que ce soit pour répondre à des questions posées depuis longtemps par la discipline ou pour explorer de nouvelles problématiques et accéder à de tout nouveaux horizons.
Bibliographie
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Baker Andrew, Smith Claire, Jex Catherine et al, 2008. « Annually laminated speleothems: A review », International Journal of Speleology, 37, p. 193-206. DOI : </10.5038/1827-806X.37.3.4>.
10.5038/1827-806X.37.3.4 :Bonneau Adelphine, Staff Richard A., Higham Tom et al., 2017. « Successfully Dating Rock Art in Southern Africa Using Improved Sampling Methods and New Characterization and Pretreatment Protocols », Radiocarbon, 59(3), p. 659-677. DOI : <10.1017/RDC.2016.69>.
10.1017/RDC.2016.69 :Leierer Lucia, Jambrina-Enriquez Margarita, Herrera-Herrera Antonio V. et al., 2019. « Insights into the timing, intensity and natural setting of Neanderthal occupation from the geoarchaeological study of combustion structures […] », PLOS One, 14(4), e0214955. DOI : <10.1371/journal.pone.0214955>.
10.1371/journal.pone.0214955 :Slimak Ludovic, Zanolli Clément, Higham Tom et al., 2022. « Modern human incursion into Neanderthal territories 54,000 years ago at Mandrin, France », Science Advances, 8(6), eabj9496. DOI : <10.1126/sciadv.abj9496>.
10.1126/sciadv.abj9496 :Valladas Hélène, Pons-Branchu Edwige, Dumoulin Jean-Pascal et al., 2017. « U/Th and 14C Crossdating of Parietal Calcite Deposits: Application to Nerja Cave (Andalusia, Spain) and Future Perspectives », Radiocarbon, 59(06), p. 1955-1967. DOI : <10.1017/RDC.2017.120>.
10.1017/RDC.2017.120 :Vandevelde Ségolène, Brochier Jacques E., Petit Christophe, Slimak Ludovic et al., 2017. « Establishment of occupation chronicles in Grotte Mandrin using sooted concretions: Rethinking the Middle to Upper Paleolithic transition », Journal of Human Evolution, 112, p. 70-78. En ligne : <https://shs.hal.science/halshs-01610057/document>.
10.1016/j.jhevol.2017.07.016 :Vandevelde Ségolène & Dupuis Claire, 2017. « Voyage au bout de la suie. Chroniques des occupations humaines à la Grotte Mandrin », vidéo, 3 min 33, disponible sur : <https://hal.archives-ouvertes.fr/medihal-01580618>.
Vandevelde Ségolène, Brochier Jacques É., Desachy Bruno, Petit Christophe, Slimak Ludovic, 2018. « Sooted concretions: A new Micro-chronological Tool for High Temporal Resolution Archaeology », Quaternary International, 474-B, p. 103-118. DOI : <10.1016/j.quaint.2017.10.031>.
10.1016/j.quaint.2017.10.031 :Auteur
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