De l’histoire très ancienne
p. 63-69
Texte intégral
1La notion quasi-mythologique de « préhistoire » – « des plus cocasses », écrivait Lucien Febvre (1949) – est incommode et peut prêter à des manipulations. Face à cela, il me semble que les (pré-)historiens doivent inventer des moyens pour faire de l’histoire… Avant l’histoire, entendue au sens étriqué (premières écritures, cités, etc.). On réfléchit ici aux façons de pratiquer cette histoire archéologique – très particulière, vu son imprécision et ses rythmes – sans taire, par conséquent, ses difficultés.
2En sous-titre d’un livre d’entretiens, nous prétendions « en finir avec la préhistoire ». C’était forcer le trait « pour dire vigoureusement que […] l’immense histoire humaine forme un continuum. La préhistoire en est une division usuelle et donc pratique mais totalement arbitraire, elle n’est donc plus à prendre au pied de la lettre avec son préfixe paradoxal » (Geneste & Valentin 2019 : 9). N’oublions donc jamais que la limite entre préhistoire et histoire – du reste fluctuante (les premières écritures ou cités ? les agricultures commençantes ?) – n’est qu’une convention à présenter de la sorte car, autrement, elle est facile à instrumentaliser. Pensons aux blessures infligées à Dakar par un discours sur l’homme africain qui ne serait soi-disant pas assez entré dans l’histoire. D’ailleurs, si c’était le cas, ce serait aussi celui de l’Européen puisque le mode de vie exclusivement fondé sur la chasse et la cueillette ne disparaît des confins septentrionaux de ce continent qu’au xviie siècle…
3Cette convention tendancieuse est néanmoins pratique, si bien que s’en débarrasser est difficile. Peut-être conserve-t-elle même quelque utilité pour dire les singularités de cette immensité temporelle. Je pense par exemple à ce que Rémi Labrusse définit comme « l’immémorial : le contraire de l’oubli et [tout en même temps] du récit mémoriel » (Labrusse 2019 : 217). Une « anti-histoire », écrit-il aussi parfois à la place de préhistoire, et à propos de laquelle s’exprime « le désir d’une présence non temporalisée […] qui est la condition de son surgissement encore et toujours immédiat » (ibid. : 218), formulation qui traduit remarquablement certaines attentes esthétiques d’un large public.
Hyperhistoire, paléohistoire, histoire
4Labrusse considère par ailleurs qu’avec la préhistoire « l’inconnaissable prend le pas sur l’inconnu » (Labrusse 2019 : 10) et il acte « notre incapacité structurelle de mettre en récit […] ces réseaux intermittents de significations dont on perçoit indistinctement les lueurs » (ibid.9 : 11). Je suis au contraire persuadé que l’on peut écrire l’histoire très ancienne bien qu’elle soit très discontinue en raison des lacunes de nos sources (Valentin 2008). On peut pratiquer de « l’hyperhistoire », c’est-à-dire ouvrir des perspectives de très longue portée sur toute l’histoire humaine depuis -3 Ma, sans grande précision chronologique au début. Une autre visée plus précise que je nomme « paléohistoire » peut prendre le relais dès que les faits sont mieux datés, ce moment restant à définir (le dernier maximum glaciaire il y a environ 20 000 ans ? peut-être même le passage entre Paléolithique moyen et récent, 20 000 ans auparavant ?). Quant à l’histoire tout court, elle forme, selon le principe des poupées russes, une perspective microscopique sur les derniers millénaires. C’est ainsi que l’on parvient à « voir l’antique non comme de l’ancien, mais bel et bien comme du tardif » (Grosos 2021 : 209).
5Si je parle d’ambition paléo- ou hyperhistorique – et non historique tout court –, c’est faute d’une précision chronologique permettant de saisir l’écoulement du temps (et d’identifier des événements !). Nous ne percevons qu’une juxtaposition d’arrêts sur image, que déclenche ce que nous appelons après André Leroi-Gourhan la « palethnologie », autrement dit l’étude des modes de vie, site par site. C’est elle, entre parenthèses, qui crée ce sentiment de présence évoqué si justement par Labrusse. Contrairement à lui, j’estime donc que la mise en récit n’est pas impossible même si elle diffère évidemment de l’histoire tardive.
Défataliser le passé
6Pour développer cette ambition historique sur le passé lointain, quelques mythes d’origine savante doivent être dépassés, d’abord celui d’une préhistoire ascensionnelle et linéaire, avec une accélération finale bien marquée. Bientôt, il en restera peu : la préhistoire fut longtemps très eurocentrée mais les nouveaux terrains sur d’autres continents révèlent des trajectoires (pré)historiques diverses et contingentes. Ainsi découvrons-nous – un peu naïvement, mais les sciences préhistoriques ont à peine deux cents ans – que tout cela forme bien de l’histoire, même démesurée. Une histoire qu’il s’agit alors de « défataliser » comme le recommandait Paul Ricœur.
Aperçu sur l’histoire contingente des derniers chasseurs
7Pour illustrer ce que l’on gagne à se défaire de ces deux illusions d’optique très liées l’une à l’autre – le mirage téléologique et la fausse linéarité procédant de l’extrapolation d’un point d’observation limité –, référons-nous à mon champ de recherche, l’histoire des chasseurs-collecteurs en Europe occidentale, entre -15 000 et -7 000, durant ce que l’on appelle en Europe la fin du Paléolithique récent et le Mésolithique. C’est alors qu’une des plus grandes révolutions symboliques se produit en Europe occidentale : la fin de deux cents siècles de figuration animalière et aussi d’art des grottes vers -14 500. C’est dans son contexte historique spécifique que doit s’apprécier ce bouleversement idéologique et il convient de retracer ces circonstances sans être obsédé, comme on le fut, par ce qu’il adviendra 6 000 ans après avec le succès local de l’abstraction dans le Mésolithique de certaines régions (fig. 1). Aucune nécessité ne conduit de l’un à l’autre et, d’ailleurs, il existe un art animalier mésolithique dans quelques régions, comme les alentours de la Baltique (fig. 2) ou la façade orientale de l’Espagne.
Fig. 1 – Une cavité gravée parmi les centaines qui l’ont été durant le Mésolithique dans les chaos de grès proches de Fontainebleau en France.

© Photo Émilie Lesvignes/PCR ARBap.
Fig. 2 – Statuette mésolithique en ambre figurant un ours découverte à Fanø au Danemark.

© Photo Roberto Fortuna et Kira Ursem/Nationalmuseet, Danmark.
8Or, malgré cette pluralité des trajectoires historiques à l’échelle même du continent européen, on continue à parler du Mésolithique au singulier alors qu’il conviendrait plutôt de se référer aux Mésolithiques si l’on considère aussi la diversité dans le domaine des techniques (Valentin 2018). Du reste, à la même échelle européenne, il n’y a pas non plus d’homogénéité à partir du dernier maximum glaciaire vers -22 000, quand se met en place un Paléolithique récent méditerranéen anticipant sur certains choix mésolithiques et affichant en cela de nets contrastes avec les traditions plus septentrionales, celles des steppes et des forêts claires. Mais, ces milieux étant très étendus jusqu’au début de l’Holocène, le Paléolithique récent européen paraît plus monotone que le Mésolithique des mêmes régions, tout particulièrement varié, peut-être parce que ce dernier coïncide avec une diversification des écosystèmes et un élargissement des terres habitées (hautes latitudes et altitudes ainsi que beaucoup d’îles).
9À l’échelle planétaire, la diversité du Paléolithique récent est bien plus prononcée et elle s’accroît également au début de l’Holocène avec divers modes de sédentarisation chez les chasseurs-cueilleurs puis les toutes premières pratiques agricoles et pastorales. Notons que certains utilisèrent autrefois le terme « Mésolithique » dans son sens peut-être le plus efficace – celui d’une véritable transition économique – pour désigner ces sédentarisations quand elles mènent à des néolithisations. Toutes n’y conduisent pas, comme on le constate avec le fameux Jōmon japonais, ce qui ajoute encore de la diversité.
Le poids des mots
10L’Europe reste longtemps totalement à l’écart de telles dynamiques et le terme générique de Mésolithique y désigne donc par convention des modes de vie pluriels mais prolongeant à grands traits les structures économiques du Paléolithique récent. Cela me permet d’aborder la dernière illusion sur laquelle j’aimerais alerter, celle-ci étant à la fois un héritage historiographique et la manifestation d’une tendance plus générale à lester nos conventions d’une réalité qu’elles n’ont pas. Sans verser dans le nominalisme, reconnaissons que le Mésolithique est très chargé de ce point de vue, sa reconnaissance archéologique étant tardive et s’accompagnant d’abord d’une perception misérabiliste. A contrario, certains pionniers de la recherche se sont faits les panégyristes de cette époque considérée comme une sorte d’accomplissement. Ces oppositions caricaturales ont heureusement périclité, mais de l’énergie reste investie à clamer l’irréductible originalité du Mésolithique européen, et l’existence d’un mot à part n’y est pas étrangère.
11Celui-ci demeure bien pratique entre spécialistes pour se repérer grosso modo dans le temps en Europe, là où ce concept est courant. J’utilise moi-même cette « abréviation commode », comme aurait dit André Leroi-Gourhan, tout en me méfiant de sa charge qui peut laisser entendre que des nouveautés radicales se produisent en ce début de l’Holocène en Europe. Je pense plutôt que le Mésolithique de ce continent, pris globalement, est en fin de compte un Paléolithique ultime diversifié.
12Revenons enfin sur la défatalisation du passé. J’ai surtout évoqué l’écriture paléohistorique concernant des époques tardives qui me sont familières. L’hyperhistoire mérite le même soin. Les vues de naguère sur le Mésolithique me font penser, en format plus confidentiel, aux annonces très médiatiques sur le Paléolithique moyen. Là encore, plutôt qu’alimenter de nouveaux mythes, il convient selon moi de « dépassionner les débats, en étudiant les faits en eux-mêmes, […] sans chercher […] à réhabiliter quiconque, comme certains le font pour Néandertal, ce qui selon moi est absurde […]. Le Paléolithique moyen n’a pas à être comparé sans cesse au Paléolithique récent, surtout pas quand on le réduit à ses expressions européennes » (Geneste & Valentin 2019 : 67). La comparaison est d’ailleurs d’autant plus compliquée que les rythmes du Paléolithique moyen étaient probablement bien différents de ceux qui suivirent. La lenteur des changements au Paléolithique récent – 20 000 ans d’art pariétal si stable en Europe par exemple – paraît tout au contraire bien trépidante dès qu’on la confronte aux cyclicités longues du Paléolithique moyen, donc à de probables régimes d’historicité différents. Ces perspectives assez vertigineuses motivent tout particulièrement à soigner cette écriture de l’histoire très ancienne.
***
13Le texte qui précède étant court, la bibliographie l’est aussi, mais ces références contiennent de nombreux appels aux travaux divers nourrissant notre réflexion.
Bibliographie
Febvre Lucien, 1949. « Vers une autre histoire », Revue de métaphysique et de morale, LVIII.
Geneste Jean-Michel & Valentin Boris, 2019. Si loin, si près. Pour en finir avec la préhistoire, Paris, Flammarion.
Grosos Philippe, 2021. Des profondeurs de nos cavernes. Préhistoire, art, philosophie, Paris, Les Éditions du Cerf.
Labrusse Rémi, 2019. L’envers du temps, Paris, Hazan.
Valentin Boris, 2008. Jalons pour une paléohistoire des derniers chasseurs (XIVe-VIe millénaire avant J.-C.), Paris, Publications de la Sorbonne, coll. « Cahiers archéologiques de Paris 1 ».
Valentin Boris, 2018. « Faut-il vraiment découper la préhistoire en tranches ? Et que faire avec le Mésolithique ? », in F. Journot (dir.), Pour une archéologie indisciplinée. Réflexions croisées autour de Joëlle Burnouf, Drémil-Lafage, Éditions Mergoil, p. 73-77.Ø
Auteur
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