Ouverture
p. 15-21
Texte intégral
1Avec à peine deux siècles d’existence, la préhistoire paraît encore bien jeune. Jeune et, en conséquence, en pleine croissance, donc évolutive. Si elle ne ressemble plus du tout aujourd’hui à la discipline qui est née au début du xixe siècle, à celle des glorieux pionniers que furent par exemple Jacques Boucher de Perthes puis Gabriel de Mortillet, elle diffère aussi beaucoup de celle que les grandes figures de l’archéologie préhistorique ont connue et ont fait croître tout au long du xxe siècle. Cette discipline a peu à voir avec celle qu’exerçait l’abbé Henri Breuil, c’est certain, et elle commence à fortement s’éloigner de celle qu’a pu pratiquer André Leroi-Gourhan, bien qu’elle soit encore irriguée par ses préceptes.
2La raison en est simple. Profitant tout à la fois de découvertes archéologiques continuelles, d’avancées technico-scientifiques constantes, mais également d’une épistémologie critique toujours plus riche, les études préhistoriques, telles qu’elles se pratiquent en notre xxie siècle, n’ont cessé de repousser leurs frontières, toutes leurs frontières, qu’elles soient internes ou externes. Loin d’être des bornes ou des barrières, les frontières de la « préhistoire » s’ouvrent, devenant désormais des lieux de passage et d’influences. Des lieux dynamiques où le savoir se crée, s’énonce et se partage ; des lieux en lesquels des champs d’investigation, toujours plus riches, s’entrecroisent et s’étendent.
3S’il convient d’écrire le mot « frontières » au pluriel, c’est que celles-ci sont nombreuses. Plusieurs d’entre elles, qui font aujourd’hui l’objet de constants questionnements, doivent être d’emblée identifiées, d’autant que leur exploration est à chaque fois riche d’enjeux multiples.
4Il y a d’abord des frontières qu’on peut dire temporelles, qui sont à la fois extérieures et intérieures. Une des frontières extérieures est celle que la science préhistorique initiale, celle qui s’est inventée au milieu du xixe siècle, s’est à elle-même donnée en se pensant comme ce qui était antérieur à l’Histoire. Le critère de cette frontière chronologiquement « basse » était l’écriture, comme le disait alors Gabriel de Mortillet et comme trop souvent l’on ne cesse de le croire encore. Ainsi la « préhistoire » désignait-elle cet immense temps humain précédant l’invention de l’écrit, innovation pourtant locale et restreinte à quelques lettrés. Désormais les préhistoriens, eux au moins, savent bien que l’histoire ne commence pas à Sumer : tout juste y bifurque-t-elle localement, une fois de plus, ce qu’elle fera ensuite de bien d’autres façons. C’est pourquoi, transgresser la borne que fut – et reste dans les imaginaires – cette frontière revient désormais à interroger, si ce n’est à contester, comme le lecteur le constatera dans les pages qui suivent, la pertinence même du terme de « préhistoire ». Mais en outre, des frontières temporelles se sont constituées de l’intérieur et elles sont bien mouvantes. Entendons par là qu’au sein de ce que l’on comprend comme le gigantesque champ d’investigation des préhistoriens, les périodisations ne sont pas stables, comme du reste chez les historiens du passé proche. Aujourd’hui, il est devenu clair que le terme de Néolithique devrait s’écrire avec un « s ». Il y eut, dans l’histoire mondiale, des néolithisations. Se priver des subtilités que révèle ce pluriel confine à la caricature, et relève même parfois d’une mythologie nouvelle qui fait remonter l’Anthropocène jusque-là en y projetant le fantasme d’une « Chute ». Les subtilités de ce pluriel ne sont donc pas que préciosités inutiles : elles mettent en évidence une histoire humaine qui, pour être commune, n’est en rien universelle mais faite d’une multiplicité de voies alternatives, aux impacts très variables sur les autres vivants. Les éléments que nous identifions habituellement comme constituant le Néolithique, à des rythmes divers sur notre continent, ont pu apparaître ailleurs indépendamment les uns des autres : les pratiques agricoles d’ampleurs et de modalités diverses sans le pastoralisme, celui-ci sans l’une ou l’autre des agricultures, la sédentarisation indépendamment des précédents, etc. Le Paléolithique et ses prolongements mésolithiques – lesquels seront ensemble au centre de cet ouvrage puisque certains circonscrivent la préhistoire à l’immense époque des seuls chasseurs-cueilleurs – connaissent eux-mêmes beaucoup de diversité, en proportion de leur durée. Sur la base de la stratigraphie, on distingua longtemps Paléolithique inférieur, moyen et supérieur… Ce dernier correspondant, entre autres, à l’apparition en Eurasie de cet Homo sapiens que nous sommes. Parler de Paléolithique ancien, moyen et récent est aujourd’hui plus approprié, tant cela évite de confondre géologie et histoire, nous prémunissant contre toute tentation de surinterpréter idéologiquement l’évolution des humains en général, par exemple le rapport qu’il est possible de concevoir entre Sapiens et Néandertal. En clair, nous ne sommes évidemment pas « supérieurs » aux autres humanités ; nous sommes autres. Il en va de même vis-à-vis de nos cousins proches, autres hominines parmi lesquels certains ont inventé les premiers outils en pierre il y a plus de 3 millions d’années. Cette découverte récente repousse nettement la frontière extérieure « haute » de la préhistoire, reposant la question des façons dont on l’articule aux sciences des autres vivants, alors même que l’on tente de penser autrement qu’à travers le prisme Nature versus Culture.
5À ces frontières temporelles mouvantes, s’en ajoutent d’autres qu’on dira géographiques. La préhistoire paléolithique est née en Europe nord-occidentale. Si la seconde moitié du xixe siècle l’a vue s’étendre à l’ensemble du continent européen et aux colonies d’alors, elle est aujourd’hui pleinement mondialisée. Ses champs d’investigation s’élargissent désormais constamment, révélant une diversité des trajectoires (pré-)historiques si grande que sera bientôt définitivement ruinée l’idée d’une histoire linéaire, et cela jusqu’aux temps les plus anciens. C’est aussi en raison de cette diversité que Paléolithique doit s’écrire – comme Néolithique – au pluriel : ainsi, par exemple, la phase récente du Paléolithique en Europe à partir de -40 000 (bien connue, vu l’ancienneté des recherches, avec ses civilisations des steppes si originales, son art animalier souvent chtonien, etc.) doit être considérée en ce qu’elle est, comme le scénario le plus étudié pour l’instant et qui n’a donc pas valeur de modèle universel, étant le produit géographiquement limité d’un ensemble particulier de circonstances. L’étude approfondie de Paléolithiques récents fort différents démarre tout juste en Asie du Sud-Est tout comme en Afrique du Nord ou en Australie…
6Mais les frontières à ouvrir, à repousser ou à abolir ne sont pas seulement temporelles ou géographiques. D’une tout autre façon, elles sont également disciplinaires, et en l’occurrence techniques et scientifiques. Depuis une cinquantaine d’années, la recherche sur les Paléolithiques a connu un profond renouvellement, non seulement des méthodes de fouille et d’analyse mais également des paradigmes scientifiques, dans le sillage de l’enseignement de Leroi-Gourhan notamment. Cette spectaculaire évolution techno-scientifique de la discipline préhistorique nous oblige à comprendre que le métier même de préhistorien ne correspond plus à ce qu’il fut encore le plus souvent au siècle précédent. « Préhistorien » est aujourd’hui le nom de celui qui sait s’entourer d’une multiplicité de chercheurs aux compétences à chaque fois spécifiques : des géologues, des physiciens, des chimistes, des palynologues, des éthologues, des généticiens, etc. Et ce, d’après des temporalités très diverses selon que l’on travaille sur le Paléolithique récent (avec des datations dont l’approximation se compte en millénaires) ou le Paléolithique ancien (pour lequel c’est en centaines de milliers d’années que se chiffre l’hésitation). Le préhistorien est aujourd’hui celui qui sait accueillir les compétences des autres savants et qui, par conséquent, s’emploie à abolir, autant qu’il est possible, les cloisons entre savoirs disparates.
7À cet effort pour amenuiser les séparations, s’en ajoute nécessairement un autre, qu’on dira extra-disciplinaire. Nécessairement, car dès lors que le préhistorien rassemble autour de lui des savants issus d’autres disciplines et tire profit de leurs compétences, il n’y a pas de raison qu’il ne s’entoure que de spécialistes développant des procédures et des méthodologies de type empirico-formel. Les nouvelles frontières des études préhistoriques d’aujourd’hui passent également par une accentuation des rapports aux sciences humaines. Cela est d’autant plus nécessaire que la technicisation croissante de cette discipline ne va pas sans péril, puisqu’à ne se fier qu’à elle, la préhistoire risquerait de perdre de vue l’ambition, par ailleurs jamais abandonnée, de se constituer en science humaine, pour être plus exact des humains dans toute leur diversité passée.
8Or ce à quoi aspiraient Cartailhac et Breuil lorsqu’en 1906 ils appelaient « ethnographes, artistes et philosophes1 » à reconnaître dans l’invention de la préhistoire un nouveau chapitre de l’histoire de l’esprit humain, ce que Leroi-Gourhan a pu, dans un ouvrage comme Le geste et la parole, vouloir constituer, à savoir une véritable anthropologie nourrie de préhistoire, d’ethnologie et de philosophie, tout cela n’est pas loin désormais de se réaliser. Vivrions-nous un « moment préhistorique » de la pensée, comme on a pu connaître un « moment anthropologique » lors de la seconde moitié du xxe siècle, sous l’impulsion des études structurales ? Peut-être est-il encore trop tôt pour l’affirmer. Mais ce que chacun peut constater, c’est que l’intérêt scientifique pour les études préhistoriques a rarement rencontré un tel écho parmi les spécialistes de sciences humaines. De nombreuses manifestations et publications contemporaines le prouvent.
9Un tel intérêt ne pouvait longtemps rester confiné dans les espaces toujours un peu confidentiels de la science. Aujourd’hui, il est aussi devenu celui d’un large public ainsi que celui de nombreux créateurs qui trouvent en la préhistoire de multiples sources d’inspiration. En cela, ils sont héritiers des avant-gardes d’il y a un siècle qui nouèrent pour un temps un rapport particulier avec la préhistoire. Ainsi, la curiosité pour la préhistoire a connu, dès l’invention de la discipline, plusieurs moments d’engouement collectif. Celui que nous vivons actuellement n’est sans doute pas étranger aux anxiétés présentes (et au mythe tenace des paradis perdus ?), notre époque connaissant par ailleurs – ce qui paraît plus prometteur – une appétence renouvelée pour les décentrements. Celle-ci peut utilement se nourrir de l’exploration des altérités préhistoriques : autres humanités, modes de vie alternatifs, confrontation à d’étranges symboles… Et cette exploration qu’approfondit le progrès des connaissances s’offre par chance à l’heure où nous devons apprendre à cohabiter autrement, dans un monde continuellement métissé, avec l’ensemble des vivants. Ce que ces divers intérêts ont rendu nécessaire, c’est une profonde modification de la présentation de l’archéologie préhistorique. Montrer et dire la préhistoire, mais également le travail de l’archéologie à l’œuvre, est devenu une puissante exigence sociétale et culturelle. C’est pourquoi ce qu’on nomme la « médiation scientifique » est désormais une discipline à part entière. Or celle-ci fait sensiblement évoluer les réflexions sur la muséographie, le film documentaire, les techniques de diffusion et de transmission des savoirs. Prise entre, d’une part, l’exigence de protection et de conservation des sites archéologiques, en particulier des cavernes ornées, et, d’autre part, l’exigence collective de l’ouverture des connaissances auprès d’un large public, la valorisation scientifique a elle aussi ouvert de nouvelles frontières. Fac-similés bluffants de similitude, images de synthèse, réalités virtuelles, sont autant de procédés contemporains au service d’une diffusion du savoir ; et c’est pourquoi il s’agit, sans crainte mais avec réflexion, d’en prendre acte. Là aussi sont les nouvelles frontières qu’explore le vaste champ du savoir préhistorique.
10Le lecteur l’aura compris, ces nouvelles frontières sont aussi riches que plurielles. Temporelles, géographiques, inter et extra-disciplinaires, pédagogiques, elles nous obligent à une parole chorale. Là est la raison pour laquelle cet ouvrage rassemble une cinquantaine d’interventions qui, pour être différentes, n’en sont pas moins complémentaires. Et, faut-il le préciser, elles ne prétendent pas même épuiser le sujet ! Reste alors au lecteur à faire d’une telle somme son miel.
***
11L’aboutissement d’un tel travail n’est pas seulement dû à trois personnes. Il a tout d’abord été le fait d’un groupe d’amis réunis autour d’un même projet et d’une même passion. Aux trois signataires de cette ouverture se sont initialement ajoutés le physicien Michel Menu, alors chef du département « Recherche » du Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), ainsi que le préhistorien Nicolas Mélard, qui, à l’époque, travaillait dans la même institution. Sans eux, sans leur immense enthousiasme, leur grande disponibilité et leur réelle compétence, rien de ce qui a suivi n’aurait été possible.
12C’est en effet au sein du C2RMF qu’eut d’abord lieu, le 20 novembre 2020, une journée d’étude intitulée « Que faire avec la préhistoire ? ». Bénéficiant à titres divers du précieux soutien d’Isabelle Pallot-Frossard, d’Ina Reiche ou de Florian Bourguignon du C2RMF, cette journée permit à une vingtaine d’intervenants d’échanger sur ces riches sujets. Bien qu’ayant, selon les contraintes du moment, eu lieu à distance, celle-ci fut filmée et reste aujourd’hui accessible2.
13À cette première journée s’est rapidement ajoutée une autre, non moins glorieuse. Réunissant là encore une vingtaine de conférenciers, elle eut lieu dans l’auditorium du musée du Louvre, le 15 octobre 2021. Et s’il convient bien de qualifier cette journée de glorieuse, c’est qu’elle introduisit, pour la première fois, ces questions de préhistoire au Louvre. Accueillie par Dominique de Font-Réaulx, directrice de la médiation et de la programmation culturelle du musée du Louvre, et introduite par Rose-Marie Mousseaux, directrice du musée d’Archéologie nationale et du domaine national de Saint-Germain-en-Laye, Isabelle Pallot-Frossard, conservatrice générale du patrimoine, Laurent Roturier, directeur régional des affaires culturelles d’Île-de-France, ainsi qu’Ariane Thomas, directrice du département des antiquités orientales du musée du Louvre, cette journée, tout en étant placée sous la joyeuse autorité scientifique d’Yves Coppens, de l’Académie des sciences, osait la question suivante : « Quelle place pour l’art préhistorique ? » Quelle place pour l’art préhistorique dans des espaces muséaux qui ne l’accueillent pas, ou pas encore, quelle place pour l’art préhistorique dans nos disciplines scientifiques, quelle place pour l’art préhistorique au cœur de nos sociétés contemporaines ? Toujours organisée par le même groupe d’amis, cette journée a en outre bénéficié de l’aide précieuse de Yukiko Kamijima (du Louvre), ainsi (là encore) que de celles de Florian Bourguignon et d’Ina Reiche, auxquels Benoît Mille, lui aussi membre du C2RMF, s’est adjoint. Que toutes ces personnes soient ici chaleureusement remerciées.
14Le présent ouvrage ne constitue pas une reprise de ces journées d’étude, mais, par la sollicitation de compétences nouvelles, un prolongement autant qu’un élargissement de la réflexion. Que l’ensemble des contributeurs soient à leur tour vivement remerciés. Enfin, notre gratitude va aussi à l’ensemble des institutions et des personnes qui ont permis le financement d’un tel projet : la DRAC Île-de-France, et en son sein Laurent Roturier, Stéphane Deschamps ainsi qu’Édouard Jacquot, le laboratoire MAPP de l’université de Poitiers et l’UMR 8068. Elle va enfin, et particulièrement, aux Éditions de la Maison des sciences de l’homme et à son directeur Pascal Rouleau, comme à William Anderson pour le travail éditorial exceptionnel qu’il a effectué. Sans l’ensemble de ces soutiens et la confiance dont ils témoignent, il y aurait moins d’enthousiasme.
Notes de bas de page
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