15. La concurrence des médiums – le portrait littéraire
p. 151-162
Texte intégral
1Peindre un portrait : pour l’artiste, l’une des tâches quantitativement les plus importantes et sans doute aussi les plus lucratives. Mais dresser un portrait par écrit ? Parmi les parutions nouvelles se rencontrent assurément maints ouvrages qui comportent dans leur titre ou leur sous-titre le mot « portrait ». Pourtant, on ne peut guère parler ici d’un genre autonome, comparable aux portraits en peinture, présentant une forme relativement bien circonscrite et des règles spécifiques. Or le portrait littéraire existe – même s’il fut éphémère. Et il ne saurait être fortuit que le portrait littéraire ait célébré son triomphe exactement au moment où les portraits politiques (à l’image de leurs équivalents nécrologiques) voyaient le jour278.
2Le portrait historiographique perdit son importance du fait de la réorientation méthodologique de l’historiographie, qui passa de la description des acteurs de l’Histoire au récit des événements. De manière comparable, le portrait historiographique peint dans un contexte politique perdit sa position prééminente, même si les galeries de portraits ne disparurent pas totalement. Au changement de perspective de l’historiographie répondit, dans la peinture intégrée dans un contexte politique, le passage du portrait à la peinture d’histoire, dont la mission était également de représenter des événements.
3Le portrait écrit connut, quant à lui, un prolongement dans la littérature – du moins pour un temps limité. Au cours de sa brève histoire, le portrait littéraire traversa plusieurs phases279. Certes, il existait déjà auparavant des formes littéraires isolées qui visaient à décrire un personnage, comme dans L’Astrée (1610-1627) d’Honoré d’Urfé, mais ce n’est qu’à partir du mitan du siècle qu’il devint un genre à part entière. Son âge d’or fut de courte durée : environ une décennie. Vers 1650, avec son roman Artamène, ou le Grand Cyrus (1649-1653), Madeleine de Scudéry lança une véritable mode du portrait littéraire, lequel allait dominer les salons parisiens et la « préciosité » pratiquée en leur sein, et faire son entrée dans la littérature galante. Dresser un portrait était une sorte de jeu de société, où l’auteur poursuivait souvent deux objectifs principaux : plaire à la personne portraiturée et faire montre de sa propre éloquence. Le but de la description était de divertir, et non de sonder la personnalité. Les portraits galants étaient donc fortement idéalisés et enjolivés de toutes les épithètes et métaphores poétiques possibles.
4Dans son roman Clélie, histoire romaine, Madeleine de Scudéry justifie sa manière de procéder. Dans le neuvième tome (1660), elle introduit deux descriptions d’un seul et même personnage, Amerinthe, qui prennent en compte tant son apparence physique que ses traits de caractère. Le premier portrait, « qui sembloit estre fait par quelque Amant, ou quelque Amy d’Amerinthe280 », est hautement flatteur. La société rassemblée est unanime pour en vanter la ressemblance : « […] Amerinthe a tout ce que ce portrait lui donne. […] mais elle a bien des choses qui n’y sont pas281. » Le second, nettement plus long, est moins avantageux et fait ressortir des aspects moins positifs :
« […] ce second portrait ressemble autant à Amerinthe que le premier, car enfin quoy que l’un la loue, et l’autre la blasme, ils luy ressemblent tous deux. Le premier semblera admirablement bien à un homme qui ne l’aura veuë que huit iours, et le dernier semblera merveilleux à ceux qui l’aurant aimée long-temps282. »
5Cependant, tous conviennent rapidement ensuite qu’il faut masquer les défauts, tels que les dévoile la seconde description. Ceux-ci ne doivent pas faire l’objet d’un portrait. La narratrice à la première personne résume donc :
« […] il ne faut iamais reprocher à personne ni le peu de beauté, ni la mauvaise fortune, si on ne veut passer pour lasche, ou pour mauvais plaisant, et s’il est permis de dire des veritez desavantageuses, ce doit estre contre ceux qui sont mechants, medisants, calomniateurs, fourbes, envieux de la gloire d’autruy, parce que quelquefois en faisant bien la peinture d’un mechant homme, on peut faire haïr le vice283. »
6Presque au même moment, vers la fin de la décennie, la cousine de Louis XIV, Anne-Marie-Louise-Henriette d’Orléans, duchesse de Montpensier, dite la Grande Mademoiselle, s’adonnait au portrait avec les invités de son salon. Ces exercices mondains donnèrent lieu à une collection de portraits qui connut plusieurs éditions : Recüeil des portraits et éloges en vers et en prose (première publication en 1659). Cet ouvrage marqua l’apogée du portrait littéraire et le terme de sa période la plus productive. En cette même année 1659, avec sa satire Les Précieuses ridicules, Molière éleva un monument – qui ne fut sûrement pas du goût de tous – à Mademoiselle de Scudéry et à la « préciosité ». Quand il fait dire à Magdelon, l’une des deux « héroïnes » : « Je vous avoue que je suis furieusement pour les portraits ; je ne vois rien de si galant que cela284 », cette déclaration apparaît comme un persiflage des salons et de leur manie des portraits, mais aussi des activités de la duchesse de Montpensier, bien qu’elle se fût clairement distanciée des « précieuses ». En rédigeant sa satire La Description de l’isle de portraiture, et de la ville des portraits, également parue en 1659, Charles Sorel avait à l’esprit aussi bien les portraits peints que le flot de portraits littéraires produits dans les salons et les écrits de Georges et Madeleine de Scudéry285. À peine un an plus tard, dans son Roman bourgeois (1660), Antoine Furetière se moque des « portraits à clefs » de personnages contemporains, quand il dresse une liste des sommes que les modèles sont censés payer selon l’importance du rôle qu’ils souhaitent jouer dans le texte : « […] le prix des places d’illustres et demy illustres qui sont à vendre dans tous les ouvrages de vers et de prose […]286. » Le prix de vingt livres tournois pour « un portrait ou caractère d’un personnage introduit » peut encore augmenter en cas de demandes particulières : « Nota que, selon qu’on y met de beauté, de valeur et d’esprit, il faut augmenter la taxe287. »
7Ayant épuisé ses possibilités d’expression ludiques, le portrait galant idéalisateur devint une coquille vide. Beaucoup de ses auteurs, qui avaient été proches de la Fronde, privilégièrent après sa répression une forme littéraire qui s’écartait largement de la réalité288. Or, il s’agissait désormais d’intégrer une part grandissante de vérité dans le portrait et de faire ressortir davantage l’individu en tant que tel. Pour la première fois, des traits négatifs firent également leur entrée dans sa description.
8Le portrait littéraire aurait donc constitué un simple intermède, un phénomène de mode revêtant un intérêt marginal pour les beaux-arts, si l’apparence extérieure ainsi que le rapport entre les approches littéraire et artistique de la description d’un personnage n’avaient été au cœur de discussions récurrentes. La littérature connaissait, elle aussi, le portrait comme forme de symbolisation de l’Histoire et utilisa, elle aussi, la description d’une galerie de portraits comme mode de transcription du concept d’historiographie289. Dans son roman L’Astrée. Ou par plusieurs histoires et sous personnes de bergers et d’autres sont deduits les divers effects de l’honneste amitié (troisième partie publiée pour la première fois en 1619), Honoré d’Urfé intègre déjà une galerie, dans laquelle les cartes géographiques des principales provinces sont entourées de portraits de princes s’étant illustrés dans le gouvernement de ces contrées290. Au récit de leur roman Ibrahim. Ou l’illustre Bassa (1641), Georges et Madeleine de Scudéry ajoutent la visite d’une galerie de portraits, complétée par plusieurs descriptions pittoresques d’événements historiques291.
9Certains des protagonistes qui s’affichaient dans le portrait littéraire se servirent également de la galerie historique pour mettre en image leurs revendications politiques. C’est ce que fit, semble-t-il, Mademoiselle de Montpensier avec une volonté quasi programmatique. Après la répression de la Fronde, elle se retira pour quelques années dans son château de Saint-Fargeau, où elle aménagea une galerie de portraits classique, clairement conçue autour de sa propre personne comme il ressort de ses Mémoires292. Elle nomme en premier lieu ses grands-parents Henri IV et Marie de Médicis, puis les autres rois membres de la famille. Il manque toutefois Louis XIII et son épouse Anne d’Autriche, conséquence des dissensions entre le père de la Grande Mademoiselle, Gaston d’Orléans, et son frère. Elle mentionne en outre les portraits de personnes de son entourage immédiat et de proches parents. Le décor suit donc le programme d’une galerie de portraits, mais celle de Mademoiselle de Montpensier ne fonctionne pas vraiment. Ainsi, elle n’a pas réussi à attribuer à l’espace une vocation pertinente, à la hauteur de son ornementation. Alors que la galerie de portraits était en réalité une, voire la pièce de prestige capitale d’une résidence princière, elle y fit placer une table de billard.
10La duchesse eut encore recours au modèle de la galerie de portraits après son retour à Paris en 1657, lorsqu’il s’agit de fournir un écrin aux joutes littéraires pratiquées dans son salon. Le frontispice de son ouvrage, qui rassemble un florilège de tels portraits, montre une galerie et un cartouche portant la mention La Galerie des peintures et le sous-titre Recüeil des portraits et éloges en vers et en prose – véritable titre du livre (ill. 39)293.
ill. 39 François Chauveau, La Galerie des peintures, dans Anne-Marie-Louise-Henriette d’Orléans, duchesse de Montpensier, Recüeil des portraits et éloges en vers et en prose, Paris, 1659, frontispice, Paris, Bibliothèque nationale de France, 8-BL-9125 (1)

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11De même, dans ses Mémoires rédigés dans la première moitié des années 1670, le cardinal de Retz, illustre frondeur, ajouta pour l’année 1648 une galerie de portraits de personnalités qui s’étaient elles aussi opposées à la politique de Mazarin, établissant ainsi un lien entre littérature et histoire de son temps294. Par leur qualité, ces présentations constituent un sommet du portrait littéraire ; Retz, cependant, n’octroie pas une ligne à l’apparence physique295.
12Même si la littérature emprunta volontiers le format de la galerie de portraits, elle n’aborda qu’avec beaucoup de circonspection la description de l’apparence extérieure, tâche dévolue aux arts plastiques. Dans les premiers portraits littéraires idéalisateurs se trouvent parfois, de façon plutôt accessoire et sommaire, des descriptions témoignant d’une combinaison des aspects physique et psychique. De même que les auteurs de ce temps dressaient un portrait flatteur du caractère d’une personne, ils en décrivaient l’apparence en des mots fort bienveillants, mais peu précis et totalement insuffisants pour imaginer son aspect réel, notamment lorsqu’ils parlaient de belles joues, de noble front ou de nez bien proportionné. De toute évidence, la littérature estimait que la description du visage d’une personne n’était pas de son ressort. Il existe toutefois quelques exceptions caractéristiques, mais elles virent généralement le jour après l’apogée de la mode du portrait, et se montrent davantage fidèles à la réalité.
13Il a déjà été question plus haut de François de La Rochefoucauld, qui décrivait son propre aspect physique et son caractère, sans établir de lien entre les deux et sans attacher plus d’importance à l’un ou à l’autre. Le duc de Guise franchit un pas supplémentaire lorsqu’il ne se contenta pas de détailler les traits physiques de Christine de Suède, mais suggéra aussi un rapport avec son tempérament. Envoyé en 1656 par Louis XIV à la frontière du royaume pour accueillir la reine, il en dressa le portrait dans une lettre à un ami :
« Elle n’est pas grande, mais elle a la taille fournie et la croupe large, le bras beau, la main blanche et bien faite, mais plus d’homme que de femme ; une épaule haute, dont elle cache si bien le défaut par la bizarrerie de son habit, sa démarche et ses actions, que l’on en pourroit faire des gageures. Le visage est grand sans être défectueux, tous les traits sont de même et fort marqués ; le nez aquilin, la bouche assez grande, mais pas désagréable ; ses dents passables, ses yeux fort beaux et pleins de feu, son teint, nonobstant quelques marques de petite vérole, assez vif et assez beau ; le tout du visage assez raisonnable, accompagné d’une coiffure fort bizarre. […] Elle est chaussée comme un homme, dont elle a le ton de voix et quasi toutes les actions. Elle affecte fort de faire l’amazone. […] Elle est fort civile et fort caressante […]. Elle sait plus que toute notre Académie jointe à la Sorbonne […]. Je crois n’avoir rien oublié à sa peinture […]296. »
14Trois ans plus tard, la même reine est présentée dans le recueil de portraits de la Grande Mademoiselle en ces termes :
« […] cette Princesse est plus petite que grande […]. Ses cheveux sont du plus beau blond cendré ; son teint est fort blanc, malgré toutes les saisons où elle s’expose ; son nez est un peu grand, mais fort bien fait, sa bouche petite, et ses dents blanches. La forme de son visage est un peu longue, mais fort agréable ; et tous les traits y estant regulierement placez […]. Ils [les yeux] sont bleus, et du plus bel azur dont nous paraist le Ciel ; ils sont grands, et de la plus belle forme, et plus brillants que la lumiere même. […] Sa gorge, ses bras, et ses mains, sont de la couleur de la neige297. »
15La comparaison des deux textes révèle que les descriptions suivent un schéma établi et sont peu à même de transmettre une véritable idée de l’apparence de la personne. Les paramètres semblent également difficiles à définir, comme l’atteste le désaccord quant à la taille de la bouche. Les portraits du prince de Condé montrent combien l’éventail des descriptions était large. Madeleine de Scudéry parle avec complaisance d’une « bouche agréable et souriante » ; Mademoiselle de Montpensier, plus critique, évoque « la bouche et les dents pas belles » du prince, tandis que Madame de Motteville remarque que « sa bouche était désagréable à cause qu’elle était grande et ses dents trop sorties », verdict sans doute le plus proche de la réalité298. De telles descriptions restent néanmoins exceptionnelles, comme l’est aussi la tentative, dans les portraits littéraires, d’opérer une corrélation entre la psychologie et le physique d’un individu. Cela ne signifie pas pour autant que les deux médiums – le mot et l’image –, voués prioritairement à l’intime et au visible, n’ont pas été comparés l’un à l’autre et questionnés quant à leur dimension informative. Les éditeurs des portraits esquissés dans le salon de Mademoiselle de Montpensier précisent ainsi que ces descriptions littéraires sont nettement plus susceptibles de fournir des informations sur une personne que les portraits peints :
« Quelle estime ne doit-on pas faire de nos Portraits, puis qu’ils ne depeignent pas seulement, comme les autres, les beautez et les traits du visage, mais encore les lumieres de l’esprit et les belles qualitez de l’ame. Les premiers sont des chef-d’œuvres de Peintres excellens en leur art, qui ne servent qu’à donner de la reputation à l’ouvrier : Les seconds élevent les Heros representez, et produisent au grand iour le merite, les inclinations et les vertus des objets299. »
16La dévalorisation du portrait peint, par rapport à son équivalent littéraire, est encore soulignée dans la préface :
« Nos Peintres ne s’arestent pas seulement a l’exterieur, et à tout ce qui paroist à nos yeux, ils font bien plus, et leur plume à beaucoup d’avantage sur le Pinceau. Ils decouvrent l’interieur, et s’attachent à l’Ame. Ils ne deguisent point nostre temperament, nos mœurs, nos simpaties, et nos antipaties, nostre fort, et nostre foible. Tellement qu’on les peut apeller des histoires en racourcy, des abregés de nostre vie […]300. »
17Pourtant, la déconsidération du portrait pictural face aux témoignages textuels n’empêche pas les deux auteurs de ces lignes de s’emparer à plusieurs reprises de la terminologie de la peinture lorsqu’ils évoquent des descriptions littéraires : elles sont « des tableaux », montrent « une peinture » des vertus, sont rédigées au « pinceau » et forment ensemble une « galerie ». D’autres auteurs usèrent également de la comparaison avec la peinture, citant la contemplation visuelle pour accroître l’intensité de leur description ; il est très rare, néanmoins, qu’il s’agisse de physionomies réellement vues. Georges de Scudéry pousse si loin la concurrence entre les deux médiums qu’il formule son Portrait du grand cardinal (1646) comme la description d’un portrait de Richelieu par Philippe de Champaigne – vraisemblablement celui qui ornait la galerie des Hommes illustres du Palais-Cardinal301. Il ne cesse de renvoyer à des éléments de la peinture, notamment à la couleur, cite diverses parties du tableau – le rideau, la silhouette de La Rochelle au loin302 – et proclame qu’il voit le cardinal. Cependant, il ne décrit pas sa physionomie. La comparaison s’opère donc, ici aussi, en faveur de la littérature : des composantes de la peinture sont invoquées afin de souligner les capacités expressives des belles-lettres. La peinture n’atteint pas la profondeur de la littérature ; tout au plus montre-t-elle l’ombre du défunt prélat :
« Fais donc, fais que ta Muse cede,
L’employ qu’on t’a vû desirer ;
Et souffre sans en murmurer,
Qu’une autre Muse luy succede.
Malgré tes genereux efforts,
La tienne ne peint que le corps,
Quel que soit le feu qui l’enflamme :
La, son pouvoir est limité ;
Mais l’autre va iusques à l’ame
Et fait qu’on en voit la beauté.
C’est par des couleurs immortelles,
Dont elle peint lors qu’elle escrit,
Qu’elle peut de ce rare esprit,
Laisser des peintures fidelles :
C’est-elle qui peut faire voir,
Et ses vertus, et son sçavoir ;
C’est-elle qui connoist sa gloire :
Et c’est elle qui par les Vers,
Dignes d’eternelle memoire,
Veut la monstrer à L’Univers303. »
18Les gens de lettres semblent avoir provoqué cette concurrence des médiums en matière de portraits. S’aventurant sur un terrain dominé par les arts visuels, ils opposèrent aux solutions de ces derniers des descriptions foncièrement non visuelles. Ainsi, les rapports entre portrait littéraire et peinture non seulement révèlent la primauté revendiquée par la littérature, mais montrent aussi que le texte et l’image transmettent des informations différentes et que la littérature, à l’aide des mots, est en mesure d’exprimer des phénomènes que la peinture peine à traduire par la représentation de l’apparence extérieure. Cette déficience imputée aux arts visuels se trouvait encore renforcée par le fait que la littérature évitait d’établir une relation entre les qualités intimes d’un individu et son aspect physique. Elle n’en réclama pas moins pour elle seule l’aptitude à caractériser une personne, remettant la peinture à sa place. Pourtant, même si la littérature estimait les portraits peints inférieurs à ses propres productions, on peut supposer que toutes les figures illustres auxquelles furent consacrées des descriptions écrites se faisaient aussi volontiers portraiturer par des peintres.
19Les artistes ripostèrent à la dépréciation de leurs travaux en revendiquant à leur tour un rôle prééminent, comme l’atteste la conférence de Guillet de Saint-Georges sur le Portrait de Louis XIV par Henry Testelin, prononcée le 6 octobre 1691, qui commençait en ces termes :
« Quand on s’est proposé de représenter Louis le Grand, la voix publique a dit qu’il était impossible de faire le portrait d’un original inimitable. Du moins c’est ce que pourraient dire les orateurs et les poètes qui, effectivement pour représenter ce héros, sont contraints d’employer une longue suite de paroles, soutenues des meilleures figures de la rhétorique, sans pouvoir exprimer qu’avec langueur et embarras ce que l’âme de ce grand héros a de qualités excellentes, et sans même pouvoir donner que très imparfaitement l’idée des traits de son visage lorsqu’ils l’osent entreprendre. Et cependant, ce sont ces traits de visage qui, au premier aspect, font des impressions extraordinaires dans nos esprits ; ce sont ces traits visibles d’un objet qui servent à pénétrer dans les plus secrets mouvements de son cœur, et qui font connaître les inclinations et les qualités de l’âme, par cet effet merveilleux de la Nature qui imprime sur le front et dans les yeux des hommes les images de leurs pensées. Mais ces caractères admirables sont le partage de la peinture et de la sculpture. Elles sont en possession d’imiter fidèlement le visage de notre héros. Ainsi, le talent de l’Académie fait heureusement le portrait d’un original inimitable, et il le fait d’une manière intelligible à toutes les nations de la Terre, sans être réduit à la stérilité des expressions du poète et de l’orateur qui, faute d’une langue universelle, ne peuvent employer que celle de leur pays […]304. »
Notes de fin
278 Voir Ganter, 1939 (note 25), p. 87.
279 Sur le portrait littéraire au xviie siècle, voir Franz, 1906 (note 18) ; Ganter, 1939 (note 25) ; van der Cruysse, 1971 (note 25) ; Plantié, 2016 (note 92).
280 Madeleine de Scudérie, Clélie, histoire romaine, 10 vol., Paris, chez Augustin Courbé, 1654-1660, t. 9, 1660, p. 287.
281 Ibid., p. 289.
282 Ibid., p. 293.
283 Ibid., p. 294 et suiv.
284 Molière, Les Précieuses ridicules, dans id., Œuvres complètes, Georges Couton (éd.), t. 1, Paris, Gallimard, 1971, p. 275. Sur la critique de la « préciosité », voir Wolfgang Zimmer, Die literarische Kritik am Preziösentum, Meisenheim am Glan, Hain, 1978.
285 Sorel, 1659 (note 94), p. 78 et suiv.
286 Antoine Furetière, Le Roman bourgeois. Ouvrage comique, Paris, chez P. Jannet, 1854, chap. 29, p. 332.
287 Ibid., p. 333.
288 Voir Ganter, 1939 (note 25), p. 35 et suiv. ; Harth, 1983 (note 106), p. 96-115.
289 Sur quelques galeries de portraits décrites dans des textes littéraires, voir également Kirchner, 2008 (note 110), p. 13-22.
290 Honoré d’Urfé, L’Astrée. Ou par plusieurs histoires et sous personnes de bergers et d’autres sont deduits les divers effects de l’honneste amitié, t. 3, Paris, chez N. et J. de la Coste, 1632, p. 125-129.
291 Georges et Madeleine de Scudéry, Ibrahim. Ou l’illustre Bassa. Première partie, Paris, chez A. de Sommaville, 1641, p. 429.
292 Anne-Marie-Louise-Henriette d’Orléans, duchesse de Montpensier, Mémoires. Collationnés sur le manuscrit autographe, Adolphe Chéruel (éd.), t. 2, Paris, Charpentier, 1868, p. 283.
293 Anne-Marie-Louise-Henriette d’Orléans, duchesse de Montpensier, Recüeil des portraits et éloges en vers et en prose, Paris, chez Charles de Sercy et Claude Barbin, 1659.
294 Jean-François-Paul de Gondi, cardinal de Retz, Mémoires, 4 vol., Amsterdam, chez Jean-Frederic Bernard, 1717, t. 1, p. 401-419. Plus haut dans le texte figurent aussi les portraits de Richelieu et de Mazarin ; ibid., p. 153-157.
295 Sur les portraits de Retz, voir André Bertière, Le Cardinal de Retz mémoraliste, Paris, Klincksieck, 1978, p. 483-491, et Plantié, 2016 (note 92), p. 632-642.
296 Collection des mémoires relatifs à l’histoire de France. Depuis l’avenement de Henri IV jusqu’à la paix de Paris conclue en 1763, M. Petitot (éd.), t. 39, Paris, Foucault, 1824 (= Mémoires de Madame de Motteville, t. 4), p. 376 et suiv., reproduit également dans xviie siècle, no 44, 1959, p. 229.
297 « Portrait de la reyne de Suede », dans Montpensier, 1659 (note 293), p. 59-61.
298 Voir Ganter, 1939 (note 25), p. 36 et suiv.
299 Montpensier, 1659 (note 293), dédicace des deux éditeurs Charles de Sercy et Claude Barbin, [p. V].
300 Ibid., Préface, [p. VII et suiv.]. Sur la préface, voir Plantié, 2016 (note 92), p. 683-707. La préface a probablement été rédigée par le secrétaire de Mademoiselle, Jean Regnault de Segrais. Plantié, ibid., p. 704 et suiv., propose en revanche Saint-Évremond pour auteur.
301 Georges de Scudéry, « Le portrait du grand cardinal. Fait par Champagne », dans id., Le Cabinet, chez A. Courbé, Paris, 1646, p. 68-80 ; sur le texte, voir Franz, 1906 (note 18), p. 29-32.
302 Scudéry, 1646 (note 301), p. 70. Le portrait de Richelieu de la galerie des Hommes illustres n’est pas conservé. Il est possible que Scudéry combine ici le portrait du cardinal avec celui de Louis XIII, pour la même galerie, dont l’arrière-plan montre effectivement La Rochelle.
303 Ibid., p. 72 et suiv.
304 Guillet de Saint-Georges, 2008 (note 4), p. 409 et suiv.
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