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18. Épilogue. Le portrait, un genre suprême ?

p. 171-175


Texte intégral

1C’est en 1648, année de la création de l’Académie royale de peinture et de sculpture, que Philippe de Champaigne, l’un des membres fondateurs de l’institution, peint La Cène (ill. 41)325. Représenter cet épisode de l’Histoire sainte constitue la discipline reine de la peinture. À Milan, Léonard de Vinci avait trouvé la solution pour répondre à la tâche complexe de réunir treize personnes autour d’une table sans que cette composition se fige en une juxtaposition plus ou moins ennuyeuse de personnages, telle qu’on la connaissait dans les portraits collectifs. Léonard avait fait de ce sujet un tableau d’histoire dans l’esprit d’Alberti, en partageant les protagonistes en plusieurs groupes et en les faisant interagir. Il racontait une histoire, ou plutôt plusieurs histoires. Cette solution semblait désormais faire autorité. Frans Pourbus le Jeune l’avait encore adoptée dans son tableau du musée du Louvre (1618). Mais pas Philippe de Champaigne, qui évite presque les aspects qui conféraient sa qualité à la formulation de Léonard. Les disciples de son tableau agissent, mais ils n’interagissent pas, ou plutôt ils interagissent sous une autre forme, spirituelle. Ce qui importe au peintre n’est pas la représentation d’une ou de plusieurs actions, mais la caractérisation de chaque personnage. Lorsque l’un d’eux intervient, c’est à titre personnel, sans contact avec son voisin. Si les collègues de Champaigne s’employèrent à transformer les portraits en tableaux d’histoire, lui-même suit une autre voie : il fait d’une histoire un portrait où chacun des protagonistes est individualisé. Il se concentre sur l’observation approfondie des acteurs, comme il le fera plus tard dans son Ex voto (1662, ill. 42) illustrant le miracle de la guérison de sa fille. Le caractère et la spiritualité des deux religieuses forment le point d’orgue de la composition, et aucune action commune ne se décèle. Telle est la vocation du portrait selon la conception janséniste.

ill. 41 Philippe de Champaigne, La Cène, 1648, huile sur toile, 80 × 149 cm, Paris, musée du Louvre, inv. 1125

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Crédit/Source : RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / photo : Michel Urtado, https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010062076, www.photo.rmn.fr/archive/12-548149-2C6NU08RACQ1.html

ill. 42 Philippe de Champaigne, Ex voto. La mère Catherine-Agnès Arnauld et la sœur Catherine de Sainte Suzanne Champaigne, fille de l’artiste, 1662, huile sur toile, 165 × 229 cm, Paris, musée du Louvre, inv. 1138

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Crédit/Source : RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / photo : Franck Raux, https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010066957, www.photo.rmn.fr/archive/07-524396-2C6NU0CQZ1EK.html

2« L’Eloquence est une peinture de la pensée ; et ainsi, ceux qui, après avoir peint, ajoutent encore, font un tableau au lieu d’un portrait », écrit Blaise Pascal dans ses Pensées (1658)326. Aux yeux de Pascal, les adjonctions transformant un portrait en tableau engendrent une image fausse qui s’éloigne trop de la réalité327.

3Ce sont justement ces ajouts critiqués par Pascal que Champaigne veut éliminer. Il souhaite ramener les événements à l’essentiel, à l’âme de chaque personne que seul le portrait peut saisir. Chez lui, le tableau se mue en portrait dont rien ne vient distraire. Par conséquent, il est tentant de reconnaître dans ce tableau un manifeste artistique dans lequel le portrait joue le rôle principal – un manifeste des représentants du jansénisme, mais plus encore du portraitiste Champaigne. Et cela précisément au moment où, à travers la création de l’Académie royale, devaient s’amorcer les discussions sur l’élaboration d’un nouvel art français. Avec La Cène, Champaigne aurait pu apporter une première contribution dans ce sens. Pourtant, il ne s’imposera pas.

Notes de fin

325 La question de savoir dans quel ordre furent peintes les trois versions de La Cène, et à quel lieu chacune était destinée, est sans importance dans notre contexte.

326 Blaise Pascal, Pensées, dans id., Œuvres. Publiées suivant l’ordre chronologique. Avec documents complémentaires, introduction et notes, Léon Brunschvicg et al. (éd.), t. 12, Paris, Hachette, 1925, p. 36, no 26.

327 Voir également à ce sujet Charles-Augustin Sainte-Beuve, Port-Royal, 5 vol., Paris, L. Hachette, 1840-1859, t. 3, 1848, p. 37, qui souligne que Pascal se considérait lui-même comme « un peintre de “portrait” de la pensée intérieure ».

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