10. Le portrait du roi
p. 91-102
Texte intégral
« Ie n’eus jamais un tel ouvrage,
Et jamais un objet n’eut pour moi tant d’attraits.
J’ai pu dans mes tableaux exprimer le courage,
Crayonner la prudence, en former tous les traits,
Et même j’ai fait voir quelques vertus ensemble,
Mais en peignant mon roi j’aurai fait encore plus,
Car si son portrait luy ressemble,
J’aurai peint toutes les vertus148. »
1Dans l’épigramme de Robert Nanteuil sur le portrait de Louis XIV, une chose est sûre, en dépit de toute flatterie servile : l’image du roi n’est pas un simple portrait, elle obéit à d’autres exigences. André Félibien s’était vu confronté au même problème, même s’il parvint à une autre conclusion que Nanteuil. Il avait fondé sa hiérarchie des genres sur deux sortes d’arguments : d’une part, le degré de difficulté propre aux différentes catégories artistiques ; d’autre part, une hiérarchie des valeurs empruntée à la Genèse – au niveau le plus bas se situent les objets inanimés, puis viennent le paysage et les animaux, et enfin l’homme comme couronnement de la Création149. Ces deux hiérarchies se confondent dans une large mesure, mais il reste le problème du portrait royal. Où le situer ? Si l’on suit l’argumentaire concernant les difficultés techniques, il convient de le subordonner à la peinture d’histoire qui se caractérise par la représentation de plusieurs personnages en action. En revanche, si l’on considère la valeur du sujet, il est indubitable que le portrait du roi se place au sommet de tout travail artistique, car le souverain est l’homme le plus éminent et son pouvoir émane directement de Dieu. La théorie artistique s’était engagée ici dans une impasse. Conscient de cette difficulté, Félibien ajoute en conclusion qu’il existe une forme encore supérieure à la représentation d’un épisode historique ou littéraire : l’allégorie.
« Et montant encore plus haut, il faut par des compositions allegoriques, savoir couvrir sous le voile de la fable des vertus des grands hommes, et les mysteres les plus relevez150. »
2Le texte ne précise pas pourquoi il n’intègre pas l’allégorie, comme moyen littéraire, dans la peinture d’histoire. De même, la position culminante de l’allégorie ne s’explique ni par les connaissances techniques indispensables à l’artiste, qui surpasseraient celles requises par une représentation historique narrative, ni par une valeur supérieure du contenu thématique.
3La démarche de Félibien se comprend quand on rapproche la hiérarchie des genres d’un écrit de sa plume paru à peine quelques années plus tôt : Portrait du roy (1663)151. Dans ce texte, l’historiographe du roi et de ses Bâtiments décrit un portrait équestre de Louis XIV peint par Le Brun, probablement en 1662-1663, et aujourd’hui perdu. Mesurant environ 330 × 270 cm, le tableau montrait le roi en armure sur un cheval en levade, dont le contrôle symbolisait la puissance du souverain. Au-dessus de Louis planaient trois allégories, qui jouent un rôle capital dans le discours de Félibien : l’Abondance, la Renommée et la Victoire. Assise sur un nuage derrière Louis, la Victoire porte son casque. La nature de la victoire nous est révélée par l’Abondance : figurée à l’arrière-plan, elle déverse le contenu de sa corne sur la ville de Dunkerque, que Louis acheta aux Anglais en 1662. Cette acquisition était un événement essentiel pour la propagande royale, car elle ajoutait à l’expansion territoriale une dimension religieuse, la ville rentrant ainsi dans le giron de l’Église catholique. Louis s’autocélébrait en protecteur de l’Église catholique et les deux trompettes de la Renommée l’annonçaient au monde. Les allégories renvoyaient d’un côté aux actions du roi, de l’autre à ses mérites. Ces qualités – la bonté, la majesté et la puissance – élevaient Louis au-dessus du particulier et faisaient de lui l’incarnation du parfait souverain. En sa personne se conjuguaient idéal et réalité.
« […] ces trois Figures, qui marquent trois choses tres-essentielles à un grand Monarque, et qui sont aussi tres-particulieres à vostre personne, et qui vous élevent au dessus de tous les Rois152. »
4Les allégories permettent de transmuer le particulier, inhérent à tout portrait, en idéal et de proclamer que l’idéal est atteint dans la figure concrète du monarque. Par le truchement de l’allégorie, le portrait royal peut être ainsi placé au sommet de l’activité artistique, bien qu’il s’agisse quand même d’un portrait. Par cet artifice, Félibien put sauver sa hiérarchie des genres, tout en satisfaisant à la nécessité de décrire la représentation du souverain comme la tâche artistique suprême, sans être contraint de le formuler expressément.
5Le texte nous éclaire aussi sur une autre question : le portrait du roi doit-il être idéalisé ou restituer son aspect réel ? Le problème s’était déjà posé pour les portraits de souverains défunts et avait été résolu sans ambiguïté dans le sens de l’historiographie. Les théoriciens n’étaient pas unanimes à ce sujet. Giovanni Paolo Lomazzo, par exemple, demande que le portrait du monarque soit toujours idéalisé, car il ne s’agit pas, en définitive, de souligner uniquement l’importance de l’homme, mais aussi celle de la fonction :
« […] l’Imperatore sopra tutto si come ogni Rè, et Principe, vuol maestà, e haver un’aria à tanto grado conforme, si che spiri nobilità, e gravità ; ancora che naturalmente non fosse tale. Conciosia che al pittore conviene che sempre accresca nella faccie grandezza, e maestà, coprendo il difetto del naturale […]153. »
6Et, dans la traduction d’Hilaire Pader, on peut lire :
« La beauté artificielle est, lors que le prudent Peintre peignant un Roy ou Empereur fait leur portrait grave et plein de Majesté, quoy que possible ils ne l’ayent pas naturellement. […] Ce que plusieurs grands Peintres ont observé avec raison, puis que c’est le devoir de l’art de representer le Pape, l’Empereur, le Soldat, et toute autre personne avec la beauté dans la raison ordonne qu’ils ayent, et c’est en cela que le peintre fait voir l’excellence de son Art, representant non l’action que possible cét Empereur ou ce Pape faisoient ; mais bien celle qu’ils devoient faire, eu esgard à la Majesté et à la biensceance de leur condition. […] D’où vient que quoy que l’Empereur soit disproportionné, le Peintre ne doit pas en tout son portrait imiter cette disproportion […] ; mais de telle sorte et avec tel temperament, que le portrait n’en perde pas la ressemblance, et que le defaut de la nature soit industrieusement couvert par le voile de l’Art154. »
7Sans faire directement allusion au roi et à son portrait, ce sont des exigences tout à fait similaires que formule l’aumônier du jeune Louis XIV, René Ceriziers : selon lui, un héros doit être beau ; autrement, il n’est pas crédible155.
8Cependant, on avait du mal en France à adopter une position claire. La question allait pourtant être tranchée avec le portrait de Louis XIV réalisé par Giovanni Lorenzo Bernini en 1665 lors de son séjour parisien156. Trois tâches attendaient le Bernin. La raison principale qui l’avait appelé à Paris était l’aile orientale du Louvre, pour laquelle aucune solution convaincante n’avait été trouvée jusque-là. Il devait en outre exécuter un portrait du souverain en marbre. Et, enfin, un monument équestre à la gloire de Louis XIV. Or, ce qui apparaissait au début comme une victoire éclatante du Bernin, et par suite de l’art italien, tourna en débâcle. Après le départ du Bernin, les premières parties de la façade orientale du Louvre construites selon ses plans furent démolies ; le portrait de Louis fut laissé à Paris après le déménagement de la Cour à Versailles ; enfin, le monument équestre livré seulement en 1685 fut banni dans le parc de Versailles. Le séjour du Bernin n’en fut pas moins d’une importance fondamentale, car il marqua en quelque sorte l’affranchissement de l’art français à l’égard des modèles italiens et l’élaboration d’une position artistique autonome.
9Pour son portrait, le Bernin suivit les préceptes de Lomazzo. Dans son récit du voyage du maître italien, Fréart de Chantelou décrit la genèse de l’œuvre. Après avoir étudié attentivement le visage royal, l’artiste modifia la partie des yeux, le nez et le front. Le Bernin aurait soi-disant commenté ces transformations en ces termes : « Questo è bello, nell’originale, questo vero è brutto157. » Enfin, d’après un contemporain, il aurait substitué à la physionomie de Louis les traits d’Alexandre le Grand158, ce qui expliquerait en particulier le front différent. Défendant cette démarche, Chantelou estime
« […] que cela donne de la grandeur, que toutes les belles têtes antiques l’avaient de la sorte, que le front du Roi était de cette forme ; que, quand même cela ne serait pas, il faudrait le faire de la sorte, pourvu que cela n’ôtât pas la ressemblance ; que le secret dans les portraits est d’augmenter le beau et donner du grand, diminuer ce qui est laid ou petit, ou le supprimer […]159 ».
10On connaît le sort du portrait. Il reçut un accueil nuancé. Il ne trouva pas grâce, notamment, aux yeux de Jean-Baptiste Colbert. Déjà opposé à la solution italienne concernant l’aile du Louvre, il refusa le portrait, de sorte que celui-ci ne fut transporté à Versailles qu’en 1686, quelques années après la mort du surintendant des Bâtiments du roi. C’est un buste de Louis XIV par Jean Varin (1665) – nettement plus modeste d’un point de vue artistique, mais plus ressemblant – qui fut placé dans l’escalier des Ambassadeurs. Comme l’exigera plus tard Roger de Piles, l’image officielle du monarque ne devait pas être embellie. En elle se conjuguaient les réflexions sur le portrait et le principe de la galerie historique obéissant aux règles de l’historiographie.
11L’échec du Bernin, lié au refus d’une idéalisation de l’effigie royale, peut aussi expliquer pourquoi Paris resta insensible à une autre de ses suggestions : le portrait-charge. Le Bernin avait révélé ce phénomène aux Français le 19 août 1665 :
« M. le maréchal de Villeroy est venu voir le buste sur le midi et a été avantcoureur du Roi, qui est venu incontinent après avec quantité de monde. Le Cavalier a commencé par donner la forme du nez, qui n’était encore qu’ébauché. M. de Créqui s’étant avancé pour parler au Roi à l’oreille, Le Cavalier a dit en riant : “Ces messieurs-ci ont le Roi à leur gré toute la journée et ne veulent pas me le laisser seulement une demi-heure ; je suis tenté d’en faire de quelqu’un le portrait chargé.” Personne n’entendait cela ; j’ai dit au Roi que c’étaient des portraits que l’on faisait ressembler dans le laid et le ridicule160. »
12Les auteurs italiens contemporains attribuaient l’invention de la caricature, telle que l’entendait le Bernin, aux Carrache qui expérimentèrent cette nouvelle forme d’expression artistique dans leur académie de Bologne vers 1590. Par la suite, le portrait-charge fut surtout pratiqué à la cour pontificale par le Guerchin, le Dominiquin et le Bernin, l’un des défis résidant dans la réduction du dessin à quelques lignes161. La caricature jouait en quelque sorte avec les règles de la peinture de portrait officielle. Ainsi, il n’est sûrement pas fortuit que Fréart de Chantelou cite la remarque du Bernin après sa propre description de l’intervention de l’artiste sur le nez du roi, qu’il a clairement idéalisé (à l’instar du front, critiqué par le concurrent du Bernin, Jean Varin, comme il ressort du paragraphe suivant). La caricature enlaidit là où le portrait idéalisant du Bernin embellit. Ces deux formes s’éloignent donc pareillement de la réalité.
13Pourquoi la suggestion du Bernin resta-t-elle lettre morte162 ? De toute évidence, au moment où l’on cherchait à s’émanciper de l’art italien, il aurait été peu opportun d’adopter cette forme transalpine de portrait, hautement associée de surcroît au nom du Bernin. Il semble toutefois que la véritable raison soit ailleurs. Alors que la cour pontificale avait pris le parti de l’idéalisation, avec pour antithèse le portrait-charge, la conviction s’était imposée en France que le portrait du roi se devait d’être fidèle à la réalité. Et nul n’était besoin ici de caricature pour fournir une contrepartie.
14La question de la représentation du roi dans sa vérité occupa aussi la littérature. Celle-ci put cependant se tirer d’affaire avec élégance : elle affirma qu’elle restituait le portrait du roi conformément à la réalité, mais se lança ensuite dans un panégyrique, rendant cet éloge plus efficace encore par la référence au réel et le prétendu renoncement à toute idéalisation. Cette astuce rhétorique, par exemple, fut utilisée simultanément par Jean Puget de La Serre163 et Pierre Le Moyne164. Bien entendu, dans leur description du souverain, ils ne purent s’empêcher de souligner l’importance particulière de la littérature. Le Moyne remarque ainsi que le souvenir d’un prince – étant donné que les palais et images mémorielles sont éphémères – est surtout garanti par les « lettres »165. De fait, un portrait peint aurait du mal à prétendre à l’intemporalité prônée par Le Moyne :
« L’importance est, Sire, que le Portrait estant de cette partie de vostre Personne, qui n’est pas suiets au Temps et aux changemens qu’il apporte ; la ressemblance n’en passera point avec la fleur de vostre âge : et quand V.M. ne sera plus reconnoissable sur le bronze et dans le marbre de ses statuës d’aujourd’huy, elle sera reconnuë de tout le Monde en cette Peinture166 »
15– le mot « peinture » renvoyant au propre ouvrage de Le Moyne.
16Il s’agissait en définitive de résoudre le conflit entre idéal et réalité, les deux fusionnant dans la personne de Louis. Félibien se sert également de cet argument dans son Portrait du roy, et c’est probablement l’une des raisons pour lesquelles on supposa que le tableau de Le Brun n’avait jamais existé et que le texte de Félibien participait de la forme littéraire du portrait fictif. Pourtant, des documents écrits attestent son existence167, bien qu’il soit surprenant qu’aucune autre source visuelle ne témoigne d’un portrait encensé de la sorte.
17Afin de voir réunis idéal et réalité en la personne de Louis, Le Brun et Félibien eurent besoin des allégories. Elles symbolisent l’idéal. Mais la réalité doit aussi se percevoir, ainsi que le révéla la mésaventure du portrait du Bernin. Et cette réalité, qui fusionne avec l’idéal, trouve sa place dans le visage. Celui-ci doit être réaliste, faute de quoi il représenterait seulement une physionomie idéalisée, loin de toute vérité. On discerne cette stratégie – certes sous une forme différente – dans le portrait en pied de Louis XIV par Hyacinthe Rigaud (1701, ill. 22). Même s’il ne comporte aucune allégorie susceptible d’incarner un idéal, il évolue également entre perfection et réalité. Cette effigie allait devenir le portrait d’État par excellence, un modèle qu’allaient suivre les successeurs de Louis, mais aussi des potentats étrangers soucieux de leur image personnelle. Il n’est pas nécessaire de revenir sur l’argumentaire du tableau, abondamment décrit168. Ce qui nous intéresse ici, ce sont les deux antipodes : idéal et vérité. D’un côté, il y a le visage, qui ne semble pas idéalisé. Louis se montre conformément à son âge, on ne peut pas dire qu’il soit bel homme. Le mode de représentation paraît réaliste. De l’autre, il y a l’apparat qui symbolise l’idéal sous une forme opulente et riche d’allusions censées étayer les prétentions politiques du souverain. Par conséquent, on assiste ici aussi à une fusion entre réalité et idéal. Du moins en apparence. Car le tableau restitue-t-il vraiment l’aspect du roi ? Depuis longtemps, Louis XIV avait perdu toutes ses dents et sa bouche était déformée depuis une opération malheureuse qui lui avait aussi coûté une partie de la mâchoire. Rien de tout cela ne se voit sur la toile de Rigaud. Le réalisme semble donc feint et suggère, dans sa non-idéalisation prétendue, un aspect inexistant sous cette forme. Exécuté cinq ans après le tableau de Rigaud, le portrait en cire d’Antoine Benoist (1706, ill. 23) montre certes une physionomie comparable, mais l’image est tout autre169. L’hyperréalisme de Benoist ne se prêtait guère à un portrait d’État. Les effigies en cire, comme le signala Boileau, étaient trop ressemblantes170 ; pour certains, elles semblaient même vides et inaptes à traduire les valeurs intérieures171. Elles pouvaient cependant satisfaire ceux « qui n’ont pas l’honneur d’approcher Sa Majesté172 ». Tout comme le portrait perdu de Louis XIV par Le Brun, celui de Rigaud est idéalisé, mais se garde d’en donner l’impression. Le réalisme est une stratégie, pas une reproduction de la réalité. La démarche vise à enlaidir plus qu’à embellir le portrait pour éviter d’être suspecté de ne pas peindre la vérité.
ill. 22 Hyacinthe Rigaud, Louis XIV, roi de France, portrait en pied en costume royal, 1701, huile sur toile, 277 × 194 cm, Paris, musée du Louvre, inv. 7492

Crédit/Source : RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / photo : Stéphane Maréchalle, https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010066115, www.photo.rmn.fr/archive/09-545860-2C6NU03GMLJA.html
ill. 23 Antoine Benoist, Louis XIV, roi de France, 1706, cire, marbre, plâtre, textile, œuf pilé, cheveux, 85,3 × 71 cm, Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, inv. 2167

Crédit/Source : RMN-Grand Palais (château de Versailles) / photo : Christophe Fouin, http://collections.chateauversailles.fr/?permid=permobj_d0bb38fb-ffb5-4f99-9bfb-5ca5107ddbb3, www.photo.rmn.fr/archive/15-601709-2C6NU0AN0NROS.html
18Reste à savoir qui était autorisé à exécuter un portrait du roi. Dans leur requête de 1648, les membres fondateurs de l’Académie royale avaient revendiqué en grande pompe ce droit pour eux-mêmes, et réclamé qu’il fût refusé au simple artiste – c’est-à-dire, dans ce contexte, à tout membre de la corporation –, car il n’aurait pas eu, selon eux, la grandeur nécessaire : « Votre Majesté ne permettra pas à ces ignorans [les artistes de guilde] de la peindre173. » Mais le problème semblait autrement plus complexe. En effet, seul le monarque lui-même peut réaliser son portrait, comme l’explique Georges de Scudéry dans son recueil de poèmes Le Cabinet (1646), lorsqu’il décrit un soi-disant autoportrait de Louis XIII. Lui seul est en mesure de percevoir et de représenter sa propre majesté. Un artiste normal n’est pas de taille à le faire :
« Ce Prince a raison aujourd’hui
De vouloir imiter les traits de son visage ;
Car nul mortel si ce n’est lui
Ne peut bien faire son image.
Lui seul en connaît la grandeur,
Lui seul en peut souffrir l’éclat et la splendeur,
Bref, il faut pour l’avoir fidèle
Qu’Alexandre devienne Apelle174. »
19C’est en des termes tout à fait analogues que s’exprime Mademoiselle de Montpensier à propos du portrait littéraire. En principe, selon elle, seul le souverain peut parler de lui-même :
« Il est vray que c’est un sujet si digne, qu’il est difficile que personne le puisse traiter assez dignement : Il n’y auroit que luy seul, s’il s’en estoit voulu donner la peine175. »
20Pourtant, en qualité de membre de la famille royale, elle s’estime manifestement assez digne pour brosser un portrait de son cousin.
21Ce qui semble une sublimation rhétorique de son propre travail inscrit également le portrait du roi dans un autre contexte – l’image christique – et nous rapproche singulièrement du jansénisme. Pierre Nicole commence sa lettre sur les portraits en évoquant l’histoire du roi d’Édesse qui aurait prié le Christ de venir chez lui pour le guérir d’une maladie incurable. Cette visite paraissant impossible, il envoya un peintre exécuter le portrait du Christ : « Mais comme ce Peintre voulut commencer son portrait, son visage lui parut environné d’une si éclatante lumiere, qu’il lui fut impossible de le regarder fixement, et d’executer son dessein176. » En même temps, Jésus posa sur son visage un linge sur lequel s’imprima sa Sainte Face. Il envoya alors le linge au roi, accompagné de ces mots : « Puisque vous desirez de voir mon visage, je vous envoye mon portrait, que j’ai moi-même imprimé sur une toile, afin de satisfaire en quelque sorte à votre desir177. » Seul le Christ peut réaliser son portrait. La rhétorique autour de l’effigie royale recourait aux mêmes considérations et élevait ainsi le monarque dans les sphères divines, le plaçant aux côtés du Rédempteur.
Notes de fin
148 Robert Nanteuil, « Nanteüil en commençant le portrait du Roy. Epigramme », dans id., 2016 (note 75), p. 6, aussi dans Adamczak, 2011 (note 75), p. 305.
149 Voir Thomas Kirchner, « La nécessité d’une hiérarchie des genres », dans La Naissance de la théorie de l’art en France. 1640-1720, Paris, 1997 (Revue d’esthétique, no 31/32, 1997), p. 186-196.
150 Félibien, 1668 (note 3), [p. XV].
151 André Félibien, Portrait du roy, Paris, chez Pierre Le Petit, 1663. La recherche a amplement étudié ce texte, mais simplement comme un produit littéraire, comme la copie littéraire d’une copie artistique, comme une description, sans s’interroger sur le tableau autorisant une telle copie : René Démoris, « Le corps royal et l’imaginaire au xviie siècle : “Le Portrait du Roy” par Félibien », Revue des sciences humaines, t. 44, octobre-décembre 1978, no 172, p. 9-30 ; Louis Marin, Le Portrait du roi, Paris, Minuit, 1981, p. 252-260 ; Stefan Germer, Art – Pouvoir – Discours. La carrière intellectuelle d’André Félibien dans la France de Louis XIV, trad. Aude Virey-Wallon, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2016 (coll. « Passages »), p. 178-183 (éd. allemande originale : Stefan Germer, Kunst – Macht – Diskurs. Die intellektuelle Karriere des André Félibien im Frankreich von Louis XIV., Munich, Wilhelm Fink, 1997, p. 219-225) ; Pommier, 1998 (note 26), p. 224-226.
152 Félibien, 1663 (note 151), p. 9.
153 Giovanni Paolo Lomazzo, Trattato dell’arte della pittura, scoltura, et architettura, diviso in sette libri. Ne’ quali si discorre. De la proportione. De’ lumi. De’ moti. De la prospettiva. De’ colori. De la prattica de la pittura. Et finalmente de le istorie d’essa pittura. Con una tavola de’ numi de tutti i pittori, scoltori, architetti, e matematici antichi, e moderni, Milan, Paolo Gottardo Pontio, 1585, livre 6, chap. 50, « Compositione di ritrarre dal naturale », p. 433.
154 Giovanni Paolo Lomazzo, Traicté de la proportion naturelle et artificielle des choses. Ouvrage necessaire aux peintres, sculpteurs, graveurs, et à tous ceux qui pretendent à la perfection du dessin, trad. Hilaire Pader, Tolose (Toulouse), chez Arnaud Colomiez, 1649, p. 11.
155 René de Ceriziers, Le Heros françois, ou l’Idée du grand capitaine, Paris, chez Veuve de Jean Camusat, 1645, p. 8.
156 Sur le séjour du Bernin à Paris, voir Cecil Gould, Bernini in France. An Episode in Seventeenth-Century History, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1981 ; Dietrich Erben, Paris und Rom. Die staatlich gelenkten Kunstbeziehungen unter Ludwig XIV., Berlin, Akademie Verlag, 2004, p. 51-135.
157 Paul Fréart de Chantelou, Journal de voyage du Cavalier Bernin en France, Milovan Stanič (éd.), Paris, Macula, 2001, p. 152 (3 septembre 1665). Chantelou rapporte ces mots, bien qu’il soit convaincu que le Bernin ne les a jamais prononcés.
158 Ibid., p. 199 (25 septembre 1665) et p. 205 (26 septembre 1665).
159 Ibid., p. 205 (26 septembre 1665).
160 Ibid., p. 127 (19 août 1665).
161 Sur le portrait-charge, voir cat. exp. Caricature and its Role in Graphic Satire, Providence, Rhode Island, Museum of Art, 1971 ; cat. exp. Mittel und Motive der Karikatur in fünf Jahrhunderten. Bild als Waffe, Gerhard Langemayer, Gerd Unverfehrt, Herwig Guratzsch et Christoph Stölz (éd.), Hanovre / Dortmund / Göttingen / Munich, Prestel, 1984, p. 92 et suiv. ; Werner Busch, Das sentimentalische Bild. Die Krise der Kunst im 18. Jahrhundert und die Geburt der Moderne, Munich, C.H. Beck, 1993, p. 457 et suiv.
162 Il semble que Raymond La Fage soit l’un des rares artistes à avoir adopté la tradition italienne, mais il œuvrait surtout à Toulouse, loin de Paris et de la cour de France.
163 Jean Puget de La Serre, Le Portrait du Roy, presenté à la Reyne Mere. Enrichy des portraits de leurs Majestez, Paris, chez Denys Langlois, 1663.
164 Pierre Le Moyne, L’Art de regner, Paris, chez Sebastien Cramoisy et Sebastien Marbre-Cramoisy, 1665, « Au roy », n.p.
165 Ibid., p. 501-503.
166 Ibid., [p. II].
167 Claude Nivelon, Vie de Charles Le Brun et description détaillée de ses ouvrages, Lorenzo Pericolo (éd.), Genève, Droz, 2004, p. 302 et suiv., par exemple, parle du portrait, également mentionné dans l’inventaire des collections royales de 1709-1710 : Nicolas Bailly, Inventaire des tableaux du roy. Rédigé en 1709 et 1710, Fernand Engerand (éd.), Paris, chez Ernest Leroux, 1899, p. 325.
168 Voir Werner Willi Ekkehard Mai, « Le portrait du roi ». Staatsporträt und Kunsttheorie in der Epoche Ludwigs XIV. Zur Gestaltikonographie des spätbarocken Herrscherporträts in Frankreich, thèse de doctorat, Bonn, Rheinische Friedrich-Wilhelms-Universität, 1975 ; James-Sarazin, 2016 (note 66), t. 2, Catalogue raisonné, p. 258-262, p. 773, avec bibliographie exhaustive.
169 Sur Benoist, voir A. Dutilleux, « Antoine Benoist, premier sculpteur en cire du roi Louis XIV (1632-1717) », Revue de l’histoire de Versailles et de Seine-et-Oise, 7e année, 1905, p. 81-97 et 198-213 ; en général sur les portraits royaux en cire, voir Marthe Kretzschmar, Herrscherbilder aus Wachs. Lebensgroße Porträts politischer Machthaber in der Frühen Neuzeit, Berlin, Reimer, 2014.
170 « […] trop de ressemblance feroit avoir autant d’horreur pour la chose faite par imitation, que pour la chose même qu’on auroit imitée. » Nicolas Boileau à Claude Brossette, 22 octobre 1702, dans Correspondance entre Boileau Despréaux et Brossette. Avocat au parlement de Lyon. Publiée sur les manuscrits originaux, Auguste Laverdet (éd.), Paris, J. Techener, 1858, p. 537. Boileau ne parle pas ici directement de Benoist et de ses portraits en cire ; ses exemples sont un cadavre reproduit en cire, un crapaud et une couleuvre à collier.
171 Madame de Sévigné écrit ainsi à sa fille que, si elle ne pensait pas à elle, elle serait « vide de tout comme une figure de Benoist ». Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné, à Madame la comtesse de Grignan, 8 avril 1671, dans Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné, Lettres à Madame la comtesse de Grignan sa fille, 2 vol., s.l., 1726, t. 1, p. 77. Le jugement de La Bruyère est tout aussi sévère quand il évoque les « marionnettes » de Benoist : La Bruyère, 1998 (note 98), p. 350, « Des jugements », 21.
172 Selon le commentaire d’un portrait de Louis XIV par Benoist dans Le Mercure galant, avril 1684, p. 174.
173 Requête de Martin de Charmois, dans Vitet, 1861 (note 6), p. 197.
174 Georges de Scudéry, « Le portrait de Louis le juste fait en crayon. Par lui-même », dans id., Le Cabinet, Christian Binet et Dominique Moncond’huy (éd.), Paris, Klincksieck, 1991, p. 92.
175 Anne-Marie-Louise-Henriette d’Orléans, duchesse de Montpensier, « Portrait du roy, escrit à Paris le septiesme octobre, M. DC. LVIII », dans id., Divers portraits, [Caen, chez Louis Jean Poisson], 1659, p. 265 ; voir également à ce sujet Plantié, 2016 (note 92), p. 124.
176 Pierre Nicole, Essais de morale, ou lettres écrites par Feu M. Nicole, 14 t., Paris, chez Guillaume Desprez, 1733, t. 8, p. 262, lettre 93, « Sur les portraits, et si l’on doit se laisser peindre ». Sur ce passage de la lettre, voir également Louis Marin, « Figurabilité du visuel. La Véronique ou la question du portrait à Port-Royal », Nouvelle Revue de psychanalyse, t. 35, 1987, surtout p. 58-61.
177 Nicole, 1733 (note 176), p. 263.
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Thomas Kirchner Aude Virey-Wallon (trad.)
2013
Heurs et malheurs du portrait dans la France du XVIIe siècle
Thomas Kirchner Aude Virey-Wallon (trad.)
2022