8. L’arrière-plan du portrait
p. 69-72
Texte intégral
1Cependant, compléter un portrait par de somptueuses draperies et des allusions à l’Histoire ou à la mythologie n’était pas la seule façon d’en accroître la dimension artistique. Il existait une autre forme, moins éclatante mais plus subtile et délicate, utilisée en particulier pour les portraits étroitement cadrés, qui consistait à composer avec les moyens de la peinture un arrière-plan le plus sobre possible, voire souvent indéfinissable. Ce défi se posait à l’extrême lorsqu’un commanditaire n’était pas prêt à payer le prix fort pour un portrait luxueusement agencé, ou lorsque semblait s’imposer une composition dépouillée, par exemple pour un membre du clergé. Mais on trouve également des fonds simples dans les portraits de personnalités de haut rang. Ainsi, Frans Pourbus le Jeune représenta presque au même moment le jeune Louis XIII devant une tenture de velours brodée d’or aux lignes souples (1616)102, dans un portrait presque identique devant une étoffe de velours dont la couture verticale renforce encore la matérialité103, et dans une réplique du premier tableau avec un cadrage resserré et un fond indéterminé, réduit en réalité à la seule couleur (ill. 11)104.
ill. 11 Frans Pourbus le Jeune, Portrait de Louis XIII, vers 1617, huile sur toile, 63 × 52 cm, Majorque, Fundación Yannick y Ben Jakober, inv. 442

Crédit/Source : Majorque, Fundación Yannick y Ben Jakober, www.msbb.org/en/spaces/aljibe-portraits-of-children
2Dans ces portraits, Pourbus le Jeune montre toujours une matière qui reste identifiable, une coûteuse étoffe de velours, teintée de surcroît de la pourpre royale. Une autre tradition existait aussi, qui privilégiait un fond monochrome sans en définir précisément la nature. Cette manière de procéder témoignait de la modestie du modèle, mais elle permettait aussi à l’artiste de prouver sa maîtrise de la matière picturale. La couleur est matière travaillée et ne sert pas nécessairement à décrire ou à caractériser un objet.
3Une perfection extraordinaire fut atteinte à cet égard par le portraitiste sans doute le plus fameux de la France du xviie siècle : Philippe de Champaigne. Non seulement il sut représenter avec brio les modèles, dont on croit reconnaître la personnalité à travers les traits du visage qui captent toute l’attention du spectateur, mais il s’attacha en outre à la dimension artistique. Renonçant totalement à l’apparat, il n’en traite pas moins avec un soin méticuleux tant le premier plan que l’arrière-plan. Si un parapet de pierre, au premier plan, vient parfois attester l’aptitude de la peinture (et du peintre) à rendre les matériaux, le fond de nombre de ses portraits est uniquement constitué de couleur (ill. 12).
ill. 12 Philippe de Champaigne, Portrait de Martin de Barcos, 1646, huile sur toile, 58 × 51 cm, Magny-les-Hameaux, musée de Port-Royal-des-Champs, inv. PRP 060

Crédit/Source : RMN-Grand Palais (musée de Port-Royal-des-Champs) / image RMN-GP, www.port-royal-des-champs.eu/port-royal/musee/96-martin-de-barcos.html, www.photo.rmn.fr/archive/92-003650-02-2C6NU0NZUB0M.html
4Au vu de la clientèle de Champaigne, le renoncement aux draperies fastueuses et autres formes d’embellissement peut aussi apparaître comme le signe qu’un tel apparat, destiné somme toute uniquement à flatter la vanité du modèle, n’était pas nécessaire, et que rien ne devait distraire du personnage dont seule importait la représentation. L’exigence de vérité s’appliquait non seulement à la figure, mais aussi au parapet de pierre derrière lequel se tenait le modèle. En Italie (notamment chez Piero della Francesca), comme aux Pays-Bas (chez Jan van Eyck), la restitution picturale de la pierre était un défi qui permettait à l’artiste de prouver son talent.
5L’argumentation qui suit est délibérément forcée. D’un côté, la peinture reniait le caractère mimétique de la représentation, et se reniait donc en quelque sorte elle-même105, en donnant l’impression de ne pas voir le portrait d’une personne, mais la personne en vrai. En même temps, ce que l’on attend précisément d’une peinture est qu’elle se rende invisible, et d’un peintre qu’il rende son travail invisible. Champaigne souligne cette qualité quand il appose sa signature sur le parapet de pierre. Tout cela n’est pas nouveau, car Giovanni Bellini avait déjà eu recours à cette stratégie artistique au début du xvie siècle. Chez Champaigne, en revanche, elle s’enrichit d’une dimension théorique et même religieuse.
6Champaigne ne travailla pas pour la Cour, qui semble ne pas l’avoir intéressé. Manifestement aussi, sa manière ne répondait pas vraiment aux attentes des courtisans. Ce furent surtout les représentants de l’ancien ordre, dont faisaient également partie les jansénistes, qui se firent peindre par Champaigne. Ils étaient les perdants d’une évolution qui avait connu son paroxysme dans l’écrasement des révoltes de la Fronde. Pourtant, loin d’attester la défaite, les portraits insistent sur l’altérité : ils montrent que les modèles veulent se démarquer en tout point de l’exhibition de la Cour. Leur austérité s’apparente presque à une provocation. Car ils sous-entendent que les portraits d’apparat, tels qu’ils étaient appréciés entre autres à la Cour, ne restituent pas la réalité, tout à fait comme l’avait décrit Sorel.
Notes de fin
102 Ducos, 2011 (note 89), p. 257, P.A. 82 (Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle).
103 Ibid., p. 246 et suiv., P.A. 67 (Florence, Palazzo Pitti).
104 Ibid., p. 259, P.A. 86 (Majorque, Fondation Jakober).
105 Louis Marin l’a particulièrement mis en lumière : Louis Marin, Philippe de Champaigne ou la Présence cachée, Paris, Hazan, 1995, p. 85-123.
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