2. Tentative de définition
p. 15-20
Texte intégral
« Definitions.
1 Pourtraire est trasser, descrire ou peindre des traits formant une figure sur quelque superficie que ce soit, laquelle represente quelque chose de celles qui sont en la nature.
2 Et cette figure est appellee pourtraict de ce quelle represente. […]
3 Pourtraire une teste humaine, est faire une figure representant icelle.
4 La teste humaine peut estre pourtraite en autant de façon qu’elle ce peut mouvoir et estre scituee, ou bien que celuy qui la regarde change de diverses dispositions.
5 Les varietez des Pourtraits de la teste, selon la scituation sont de diverses façons, desquelles les unes sont naturelles, les autres accidentelles.
6 Les naturelles sont celles, lesquelles representent la teste en sa naturelle sictuation ; les accidentelles au contraire.
7 La sictuation naturelle de la teste, est lorsqu’une ligne tombant du sommet et point vertical d’icelle, passant par l’extremité du dernier vertebre, sur lequel elle se meut comme centre, est perpendiculaire à l’horizon.
8 Et ceste ligne est appellee verticale naturelle : comme aussi l’horison, horison naturel.
9 Il y a 4 differences principales en la sçituation naturelle de la teste : la premiere est appellee de front, lorsque toute la face est veuë, et que les yeux et oreilles sont constituez en une mesme ligne droite. […]
10 La deuxiesme est dite de pourfil, quand on voit la moitié de la face et la moitié de la partie posterieure de la teste. […]
11 La troisiesme est celle de derriere ou revers quand toute la partie posterieure de la teste est veuë. […]
12 La quatriesme est la declinante qui est une disposition de la teste veuë entre le pourfil et le front, ou entre le pourfil et le revers. […]
13 Les scituations accidentelles de la teste humaine sont en grand nombre, derrivees de deux principales : sçavoir, de l’inclination et de la reflexion de la teste.
14 L’inclination de la teste est quand concevant d’une oreille à l’autre estre tirée une ligne droite, la teste se meut sur icelle, en sorte que le menton, et vertex se hausse et baisse ; la ligne mense dudit vertex au centre de la teste s’inclinant sur la verticale principale. […]
15 L’inclination peut estre faite en deux fois autant de façons qu’il se rencontre des scituations naturelles de la teste, desquelles une moitié est basse, et l’autre haute.
16 La reflexion est un mouvement de la teste fait de biais, comme si elle se mouvoit sur une ligne droite tiree du milieu des deux yeux ou source du nez, à la nuque du col. […]
17 Il se rencontre autant de reflexions de la teste comme le double des scituations naturelles, les unes sont droites, les autres senestres.
18 La teste est dite inclinee et reflechie quand outre la scituation naturelle elle a fait les motions d’inclination et reflexion conoictement et se rencontre en 4 fois autant de manieres qu’il y a de scituations naturelles9. »
1Les « Definitions » parues dans Elemens de pourtraiture. Ou la methode de representer et pourtraire toutes les parties du corps humain (1630) de Jean de Saint-Igny s’intéressent à l’aspect technique du portrait. Depuis les Vier Bücher von menschlicher Proportion (Quatre livres des proportions humaines, 1528) d’Albrecht Dürer, on n’avait eu de cesse de s’interroger sur la manière de représenter une tête et sur les connaissances (notamment en géométrie) nécessaires à cet égard. Cependant, au xvie siècle, ces réflexions n’étaient pas associées à la notion de portrait10. Longtemps interprété dans une acception très large, le terme désignait de façon générale une représentation11. C’est seulement dans le courant du xvie et au début du xviie siècle qu’il acquit sa signification moderne.
2Les manuels de formation des artistes avaient constamment recours à des arguments analogues et l’enseignement théorique transmettait sûrement les connaissances afférentes. Mais qu’entendait-on réellement par « portrait » ? Pour Saint-Igny, le mot décrit la représentation d’un homme, mais pas le genre artistique lui-même. L’approche d’autres manuels énonçant dans leur titre le terme de « portraiture » est tout à fait similaire. Le Livre de portraiture (1642), avec 42 illustrations d’après le Guerchin, commence par des études de détails – yeux, bouche, oreilles –, mais comprend également des études du torse, des bras, des mains et des jambes12. Vues sous des angles divers, les têtes de personnages masculins et féminins ne visent pas en priorité la peinture de portrait ; certaines sont manifestement inspirées de tableaux d’histoire. Le recueil fut publié par Pierre Mariette, qui édita sous le titre Livre de portraiture d’autres ouvrages d’après des artistes aux origines très variées : Annibal Carrache13, Jusepe de Ribera14, Louis Boullogne15. Ne voulant pas être en reste, d’autres éditeurs alimentèrent par leurs publications un marché visiblement étendu, constitué à l’évidence non seulement d’artistes en devenir ou déjà confirmés, mais probablement aussi de collectionneurs16. Tous ces ouvrages, généralement dépourvus de texte, s’appuient sur la même interprétation globale du portrait comme représentation du corps humain.
3Même si cette notion assez imprécise perdura sporadiquement jusqu’au xviiie siècle17, elle commença à se restreindre à partir du début du xviie siècle pour désigner le portrait en tant que genre18. Cette évolution fut sans doute encouragée par l’académisation du discours artistique. Toutefois, l’ancienne acception transparaît encore dans l’introduction d’André Félibien aux Conférences de l’année 166719.
4Une décennie plus tard, dans Des principes de l’architecture, de la sculpture, de la peinture et des autres arts qui en dépendent (1676), Félibien précise le concept sous la forme d’une définition générique :
« Le mot portraire est un mot general qui s’estend à tout ce qu’on fait lorsqu’on veut tirer la ressemblance de quelque chose ; neantmoins on ne l’employe pas indifferemment à toutes sortes de sujet. On dit le Portrait d’un homme, ou d’une femme ; mais on ne dit pas le portrait d’un cheval, d’une maison ou d’un arbre. On dit la figure d’un cheval la representation d’une maison la figure d’un arbre. Ce n’est pas mesme un terme bien receu parmy les sçavans Peintres de dire qu’on va se faire peindre, et moins encore celuy de se faire tirer […]. On dit plustost un tel se fait peindre par un tel, ou bien, fait faire son portrait. […] On ne nomme jamais un Tableau d’histoire […] un Portrait. On peut bien dire qu’il y a dedans le portrait d’un tel, pour dire son image ou sa ressemblance au naturel20. »
5De façon tout à fait comparable, le Dictionnaire universel (1690) d’Antoine Furetière ne retient plus qu’une seule signification : « Representation d’une personne telle qu’elle est en nature21. » On retrouve la même acception dans le Dictionnaire françois (1693) de Pierre Richelet : « C’est tout ce qui réprésente une personne d’après nature avec des couleurs22. » Ce processus voit aussi se consolider la graphie moderne, au détriment de « pourtrait » ou « pourtraict » qui tombent peu à peu en désuétude.
6Cependant, le portrait est une tâche qui ne se limite pas aux arts visuels, mais concerne également le domaine de l’écrit. Ainsi, vers la fin du xvie siècle, Blaise de Vigenère remarque que la peinture, l’historiographie et la littérature poursuivent, dans le portrait, un objectif identique : « […] l’une et les autres tendent à un mesme but, de nous representer et descrire les portraicts, et les gestes des hommes valoureux23. » « Pourtraire est trasser, descrire ou peindre des traits […] », note aussi Saint-Igny au début de ses « Definitions ». Et, à la fin du xviie siècle, Antoine Furetière évoque, à côté du portrait classique sous forme de tableau, celui que transmettent les textes :
« […] se dit aussi de la description qui se fait par le discours, ou par écrit d’une personne, dont on décrit si bien les traits et le caractere, qu’on la peut aisément reconnoistre24. »
7Dans son article, il renvoie pour finir aux romans de Madeleine de Scudéry, Artamène, ou le Grand Cyrus (1649-1653) et Clélie (1654-1660), qui comportent de nombreux portraits que l’auteure a dressés de ses amis.
8Le portrait existait donc sous forme plastique et textuelle. Vigenère signalait déjà que le portrait écrit ne se rencontre pas uniquement dans la littérature (avec, de ce fait, des prétentions artistiques), mais aussi dans l’historiographie. On pourrait ajouter d’autres domaines. Il joua également un rôle – sans aucune revendication esthétique – dans les contextes politique, administratif et réglementaire. Un autre type revêt un intérêt moindre pour notre propos : les portraits d’oraison funèbre, élaborés précisément à cette époque25. Toutes ces formes servent de cadre de référence pour le portrait dans les beaux-arts. Quels étaient les rapports entre ces diverses catégories de témoignages écrits et le portrait visuel ? Peut-on discerner dans le portrait peint des correspondances avec les formes textuelles ? La distinction entre les types de portraits conçus respectivement par la littérature et l’historiographie s’observe-t-elle aussi dans les beaux-arts ? Les médias se font-ils mutuellement référence, voire entrent-ils en concurrence ? L’étude du portrait dans la France du xviie siècle offre donc de multiples approches, et ne doit pas se limiter aux arts plastiques.
Notes de fin
9 Jean de Saint-Igny, Elemens de pourtraiture. Ou la methode de representer et pourtraire toutes les parties du corps humain, Paris, chez François l’Anglois dit Chartres, [1630], p. 1-7.
10 Sur la signification ancienne de ce terme, voir Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française : et de tous ses dialectes du ixe au xve siècle : composé d’après le dépouillement de tous les plus importants documents manuscrits ou imprimés qui se trouvent dans les grandes bibliothèques de la France et de l’Europe et dans les principales archives départementales, municipales, hospitalières ou privées, 10 vol., Paris, F. Vieweg, 1891-1902, t. 6, p. 320-322.
11 Ibid., p. 321, article « Portrait ».
12 François Barbier, Livre de portraiture. De Io. François Barbier, excellent paintre italien, 2 vol., Paris, chez Pierre Mariette, 1642. Aucun des deux volumes ne comprend de texte.
13 Livre de pourtraiture tiré du Carache, Villamene et autres excellens maisttres italiens, Paris, s.d.
14 Livre de portraiture recueilly des œuvres de Joseph de Rivera dit l’Espagnolet et gravé à l’eau forte par Louis Ferdinand, Paris, chez Pierre-Jean Mariette, 1650.
15 Le Livre original de la portraiture pour la jeunesse, tiré de F. Boulogne et autres bons peintres, Paris, chez Pierre-Jean Mariette et fils, 1644.
16 Voir notamment les ouvrages parus chez François et Nicolas de Poilly, par exemple le Livre de portraiture d’Anib. Carrache, Paris, chez François de Poilly, s.d.
17 Voir notamment le Livre de portraiture du Poussin. Par I. Pesne, publié à Paris, chez Nicolas Langlois. Le volume, avec des études de têtes, mais aussi de mains, de bras, de pieds et de jambes, parut pour la première fois entre 1670 et 1680, et fut réédité entre 1703 et 1707.
18 Voir Arthur Franz, Das literarische Porträt in Frankreich im Zeitalter Richelieus und Mazarins, Berlin / Leipzig / Chemnitz, Wilhelm Gronau, 1905, p. 36 et suiv.
19 Félibien, 1668 (note 3), [p. XV].
20 André Félibien, Des principes de l’architecture, de la sculpture, de la peinture et des autres arts qui en dépendent. Avec un dictionnaire des termes propres à chacun de ces arts, Paris, chez Jean-Baptiste Coignard, 1676, p. 707, article « Portraire ».
21 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots français tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et des arts, 2 vol., La Haye / Rotterdam, chez A. et R. Leers, 1690, t. 2, n.p., article « Portrait ».
22 Pierre Richelet, Dictionnaire françois, contenant generalement tous les mots tant vieux que nouveaux, et plusieurs remarques sur la langue françoise ; ses expressions propres, figures et burlesques, la prononciation des mots les plus dificiles, le genre des noms, la conjugaison des verbes, leur régime, celui des adjectifs et des prépositions. Avec les termes les plus connus des arts et des sciences. Le tout tiré de l’usage des bons auteurs, Amsterdam, chez Jean Elzevir, 1706, p. 632, article « Portrait ».
23 Blaise de Vigenère, Les Images ou Tableaux de platte peinture des deux Philostrates sophistes grecs et les statues de Callistrate, Paris, chez Abel L’Angelier, 1597, Préface, [p. I].
24 Furetière, 1690 (note 21), t. 2, n.p., article « Portrait ».
25 Voir Paul Ganter, Das literarische Porträt in Frankreich im 16. Jahrhundert, Berlin, Dr. Emil Ebering, 1939, p. 99-111 ; Dirk van der Cruysse, Le Portrait dans les « Mémoires » du duc de Saint-Simon, Paris, Presses universitaires de France, 1971, p. 33 et suiv.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Juger des arts en musicien
Un aspect de la pensée artistique de Jean-Jacques Rousseau
Marie-Pauline Martin
2011
Reims, la reine des cathédrales
Cité céleste et lieu de mémoire
Willibald Sauerländer Jean Torrent (trad.)
2018
La réalité en partage
Pour une histoire des relations artistiques entre l’Est et l’Ouest en Europe pendant la guerre froide
Mathilde Arnoux
2018
Marix und die Bildtapete La prise de la smala d’Abd el-Kader
Mit Théophile Gautiers Bericht über seinen Besuch im Herrenhaus Ludwigsburg 1858
Moya Tönnies
2020
Peindre contre le crime
De la justice selon Pierre-Paul Prud’hon
Thomas Kirchner Aude Virey-Wallon (trad.)
2020
Geteilte Wirklichkeit
Für eine Geschichte der künstlerischen Beziehungen zwischen Ost und West im Europa des Kalten Krieges
Mathilde Arnoux Stefan Barmann (trad.)
2021
Krieg als Opfer?
Franz Marc illustriert Gustave Flauberts Legende des Heiligen Julian
Cathrin Klingsöhr-Leroy et Barbara Vinken
2021
Les Reines de Perse aux pieds d’Alexandre de Charles Le Brun
Tableau-manifeste de l’art français du XVIIe siècle
Thomas Kirchner Aude Virey-Wallon (trad.)
2013
Heurs et malheurs du portrait dans la France du XVIIe siècle
Thomas Kirchner Aude Virey-Wallon (trad.)
2022