5. Comment faire un portrait
p. 36-52
Texte intégral
1Quelles connaissances devait posséder l’artiste pour exécuter un portrait et connaître le succès ? De quels instruments disposait-il ? Les manuels et la théorie artistique s’expriment à maintes reprises sur ce sujet, même s’il fut longtemps accordé moins d’attention aux compétences du portraitiste qu’à celles d’un peintre d’histoire. En France aussi, l’ouvrage d’Albrecht Dürer, Underweysung der Messung, mit dem Zirckel und Richtscheyt (Instruction sur la manière de mesurer à la règle et au compas, 1525), servit de point de départ à de nombreuses directives. L’analyse géométrique systématique du corps dans les études de proportions, qui visaient en premier lieu à en comprendre les formes, pouvait s’appliquer également à l’art du portrait, de même que le quadrillage utilisé pour la transposition d’un corps sur la surface plane. Dans son Traité de la pratique de la peinture, Philippe de La Hire parle ainsi d’un peintre, dont il ne cite pas le nom (et derrière lequel se cache probablement Hyacinthe Rigaud), qui étudiait son modèle à travers un cadre divisé à l’aide de ficelles en carrés auxquels correspondait le quadrillage de sa toile66. Cette remarque est corroborée par plusieurs dessins de Rigaud quadrillés de la sorte, mais cette mise au carreau peut tout aussi bien avoir servi à une transposition en peinture. Dans une autre technique de Dürer, le portraitiste observe un homme assis à travers une lentille installée solidement et dessine sur un support encadré, sans doute transparent (ill. 2).
ill. 2 Albrecht Dürer, Underweysung der Messung, mit dem Zirckel und Richtscheyt, in Linien, Ebenen unnd gantzen corporen, éd. Nuremberg, 1525, p. 180 (Dresde, Sächsische Landesbibliothek, Staats- und Universitätsbibliothek, S.B.616)

Crédit/Source : SLUB Dresden, Digitale Quellensammlung zur Technikgeschichte, https://digital.slub-dresden.de/werkansicht/dlf/17139/180
2Le graveur néerlandais Crispijn de Passe, actif un temps à Paris, propose une autre méthode. Son manuel La Première [-cinquième] Partie de la lumière de la peinture et de la désignature (1640-1644), paru en italien, hollandais, français et allemand, est illustré d’une gravure qui montre la construction d’une tête à partir d’un ovale sur lequel ont été tracées des lignes, dont des horizontales et des verticales (ill. 3). Le texte explique la technique :
« En cette table se demontre la vraye maniere de faire le devant de la teste, par le moyen d’une Ovale divisée en quatre parties esgales et notée par la lettre A, qui est la vraye maniere pour la tirer parfaictement. Par là se trouve la disposition pour former les yeux, le nez, et la bouche : moyennant qu’on tire selon que dit a esté, par le commencement des cheveux la premiere division, par les yeux la seconde, par le nez la troisiesme, et par le menton la derniere : la ligne perpendiculaire divisant la teste en deux parties esgales. En outre la figure B demontre une teste de mort, et la figure C enseigne la practique pour la perfection d’une jeune teste, l’autre D plus vieille, toutefois y observant une mesme proportion67. »
ill. 3 Crispijn de Passe, La Première [-cinquième] Partie de la lumière de la peinture et de la désignature, éd. Amsterdam, 1654, [p. V], Paris, Bibliothèque nationale de France, EST-1453

Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Arsenal, https://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/bpt6k15214048/f19.item#
3Un dessin préparatoire de Jean Jouvenet (ill. 4) prouve que le procédé décrit par Crispijn a trouvé écho dans la pratique du portrait.
ill. 4 Jean Jouvenet, Étude pour le portrait d’un homme, xviie siècle, collection particulière

Crédit/Source : Archives de l’auteur (cliché photographique conservée à la Documentation du Louvre)
4Dans son Recueil des essaies des merveilles de la peinture (1635), Pierre Lebrun met également l’accent sur les questions techniques. Il semble que cet auteur, méconnu par ailleurs, ait été moins intéressé par des aspects tels que le rapport à la réalité. Les notations sur le portrait au début de son manuscrit, manifestement prévu pour être publié, et sans doute à l’attention des amateurs, ne sont pas très instructives ; de même, les réflexions de Lebrun suggèrent qu’il pensait davantage au concept traditionnel du portrait qu’au genre artistique lui-même.
« 8. Pourtraire et enlever au vif une personne, du commencement on ne faisoit que porfiller, puis après on couvrit le pourfil d’une seule couleur. Donner contenance, sans images et bonnes mines, ouvrant la bouche, l’œil, le rire, etc., peindre l’esprit, les mœurs, les passions, etc.
9. Faire le pourtrait au naturel, laisse l’ouvrage à la discretion du pinceau et au hasard de la main, rehausser les couleurs et relever l’ouvrage, c’est donner le lustre et le jour aux couleurs. item vernisser et coucher du vernis pour faite esclate68. »
5Abraham Bosse considère lui aussi le portrait sous un angle essentiellement technique lorsqu’il recommande, pour sa réalisation, le respect rigoureux des règles de la perspective géométrique.
« Tous les Ouvrages de Pourtraiture et Peinture qui ne sont executez par la regle de la Perspective ne peuvent estre que fautifs […]69. »
6Dans son manuel L’Art de dessiner, Jean Cousin avait déjà montré, en se référant entre autres à Albrecht Dürer, comment représenter la tête humaine dans les positions les plus variées à l’aide d’une perspective géométrique70.
7Grégoire Huret opposa à ces principes une critique tranchante et polémique. Il visait surtout Bosse, dont le Traité des pratiques geometrales et perspectives, enseignées dans l’Academie royale de la peinture et sculpture (1665) était, selon lui, truffé d’erreurs. Même si Huret, à l’instar de Cousin et de Bosse, avait probablement à l’esprit l’ancienne conception plus large du portrait, son exposé concerne néanmoins aussi le portrait dans l’acception plus étroite d’une catégorie artistique : « […] la Geometrie et l’Art de Portraiture tendent à deux buts differens […]71. »
« […] le but de l’art de Portraiture est de laisser aux yeux et au jugement la connoissance entiere de la superficie du Tableau, mais couverte ou enrichie d’une excellente decoration de figures, etc. toutes desseignées et peintes après le naturel, comme les yeux le voyent, et sans aucune dépravation, et d’une si sçavante manière, que le jugement y trouve, non le naturel mesme […] mais son vray portrait veritablement et vivement exprimè […].
Or passons maintenant à l’impossibilité qu’il y a de pratiquer ladite maniere de copier les figures naturelles autrement que l’œil les voit, c’est-à-dire par les regles geometriques de la Perspective, pour montrer que quoy que ladite maniere soit geometrique et demonstrative, elle est neantmoins entierement nulle pour ce chef seul, qu’elle est impraticable […]72. »
8Cependant, ses explications ne sont guère profitables quand il s’agit de décrire comment doit procéder un artiste pour réaliser un portrait.
9Ces instructions plutôt techniques, et d’autres similaires, furent complétées par quelques auteurs – artistes et théoriciens – qui détaillent les exigences auxquelles est confronté le portraitiste. Le premier à s’intéresser à cette question fut Léonard de Vinci. Paru pour la première fois en français en 1651, son traité allait influencer la littérature artistique jusqu’au xixe siècle ; il peut même être considéré, dans une certaine mesure, comme l’ouvrage fondateur de la théorie de l’art en France. Il marqua aussi d’une empreinte déterminante les débats concernant les méthodes d’exécution d’un portrait. Les réflexions de Léonard sur la meilleure façon de représenter un visage, problème crucial de la peinture de portraits, furent également invoquées à maintes reprises :
« Si vous voulez retenir sans peine l’air d’un visage, apprenez premierement à bien desseigner plusieurs testes, bouches, yeux, nez, mentons, encolleures et espaules ; et par exemple, les nez sont de dix manieres […]. […] vous trouverez quelques particularitez aux autres moindres parties, toutes lesquelles il faudra que vous observiez sur le naturel pour les mettre en vostre imagination ; ou bien lorsque vous aurez à peindre un visage ou quelqu’une de ses parties, portez des tablettes avec vous où vous ayez desseigné de telles remarques et observations, et après avoir jetté une œillade sur le visage de la personne, vous irez examiner en vostre recueil à quelle sorte de nez ou de bouche celle-là ressemble, et y marquerez legerement quelque signe pour le reconnoistre, et puis estant au logis le mettre en œuvre73. »
10L’Académie adopta dans son enseignement au moins la première partie des réflexions de Léonard : l’étude du visage et de certaines de ses parties. Mais, à l’Académie, cette étude s’effectuait d’après des exemples graphiques, alors que Léonard laissait ouverte la question du modèle. Le maître italien recherchait surtout les moyens de mémoriser un visage. À cette fin, il créa une sorte de « jeu de construction » rassemblant des pièces de formes diverses permettant de composer un visage. Si les considérations de Léonard portent de manière plutôt générale sur la représentation d’une figure humaine d’après la réalité, il propose pour le portrait une démarche systématique comparable. Sous le titre « Observations pour desseigner les portraicts », il écrit :
« Les cartilages qui eslevent la forme du nez dans le milieu du visage peuvent estre differents en huict manieres, car ou ils sont esgalement droits, ou esgalement concaves, ou esgalement convexes […]. La jonction du nez avec le surcil est de deux manieres, c’est à sçavoir, ou elle est concave, ou elle est droitte. Le front a trois formes differentes, car ou il est tout uny, ou il est concave, ou bien il est comble et relevé. »
11Intitulé « Moyen de retenir par memoire, et faire de souvenance le portraict d’un homme ne l’ayant veu qu’une seule fois », le chapitre suivant stipule :
« Pour cét effet il faudra vous souvenir, et mettre bien en vostre memoire la varieté des quatre membres divers qui sont principaux en un profil, le menton, la bouche, le front, et le nez74. »
12Actif essentiellement comme portraitiste, le graveur et pastelliste Robert Nanteuil est l’un des rares artistes du Grand Siècle à s’être exprimé amplement sur le portrait et son exécution. Dans son traité resté fragmentaire, il va plus loin que Léonard de Vinci lorsqu’il décrit la genèse d’un portrait et réfléchit sur le nécessaire cheminement intérieur de l’artiste. Même si Nanteuil pense avant tout à l’art du pastel, nombre de ses réflexions sont également valables pour les peintures à l’huile.
« Devant que de commencer un portrait, il faut considérer l’air ordinaire de la personne, sa taille, son âge et sa qualité, et l’on prendra des situations et des lumières convenables à tous ces quatre.
Les portraits doivent être censés faits côté à côté du naturel, c’est-à-dire en supposant qu’il n’y a point de distance, ni par concéquent de dimunition de trait et de couleur du naturel au tableau. Sans cette supposition on fait ordinairement le nez trop gros et trop long, et l’on manque encore à beaucoup d’autres parties, outre que le coloris du portrait ne sauroit avoir la force du naturel, et cela vient de la distance qui cause des tromperies au regard du trait et de la lumière. […]
Si le soir on reconnaît les gens sans voir distinctement les parties de leurs visages, mais en vertu du tout ensemble, il s’ensuit que le tout ensemble ou la masse des objets doit être préférée en peinture à la recherche du particulier. En peinture et en dessinature, l’adresse est de travailler en un endroit et de voir le tout ensemble.
Les belles touches d’un portrait sont certaines parties éclairées ou ombrées qui tiennent le dessus sur tout l’ouvrage, qui en font la vie et le pétillant, sans pourtant ôter l’union du général.
Mais les plus belles touches d’un portrait font peu de chose sans les vrais contours, comme les vrais contours font peu de chose sans les belles touches.
Les vrais contours d’un portrait sont les parties d’un portrait formées par une je ne sais quelle incertitude, et une certaine inégalité de traits qui marque les cavités, les convexités et les accidents du sujet, et qui, par des angles apparemment plus sensibles que dans le naturel, fournit à la distance, et soutient de loin l’effet et la sensation de la nature.
Comme l’homme est dans un perpétuel mouvement et qu’il en résulte différents airs de son visage, le peintre doit se déterminer d’abord pour donner à son portrait l’air et l’esprit qu’il croira le plus convenable à son modèle et sans cette judicieuse et nécessaire détermination, il se met en état de faire et de refaire continuellement son ouvrage, et de dissiper ainsi tout le beau feu de son esprit sans produire aucune chose qui soit véritablement semblable à son objet. […]
Quand un portrait a le véritable air du modèle, c’est-à-dire qu’il en marque l’esprit et le caractère, il ressemble ordinairement fort longtemps. »
13Après ces considérations générales sur le portrait, Nanteuil termine ses réflexions par une remarque sur la relation peintre-modèle :
« Il faut avoir des entretiens avec les personnes que l’on peint, selon l’humeur et l’esprit dans lesquels on les veut peindre.
L’entretien qui se fait entre l’objet et le peintre, est plus convenable à la peinture des portraits que tout autre75. »
14L’exécution d’un portrait se distingue donc de toutes les autres tâches par le contact direct qui s’opère entre le peintre et son objet. Nanteuil, cependant, ne cite qu’une partie des difficultés que rencontre le portraitiste. À l’évidence, il s’intéresse peu aux réflexions de Léonard sur la manière de restituer correctement un visage en constant mouvement.
15Les théoriciens de l’art se devaient eux aussi d’évoquer les difficultés posées par l’exécution d’un bon portrait. Félibien s’exprime longuement sur ce sujet dans la biographie d’Anthonis van Dyck, auquel il voue une profonde admiration :
« Le visage de l’homme est composé de tant de parties différentes les unes des autres, qu’il n’est pas si aisé qu’on pourroit croire, de bien faire un portrait. Ces parties, quoy-que petites chacune à part, ne laissent pas d’estre difficiles à bien desseigner. L’œil qui tient si peu d’espace dans le visage, est […] mal-aisé à bien représenter […]. Il est vray qu’il faut, pour en faire de semblables, non seulement les desseigner sçavamment, mais les peindre avec beaucoup de soin et d’amour, pour donner cette rondeur, faire paroistre du sang sous la transparence du crystalin, et répandre ce brillant et cette vie qui les doit animer. Croiriez-vous que l’oreille fût une chose si difficile à bien représenter, qu’Augustin Carache la considéroit comme une des parties du corps la plus difficile. […]
Jugez donc. […] si un Peintre qui veut bien faire un portrait, n’est pas obligé, non seulement de sçavoir desseigner fort correctement ; mais de placer avec justesse toutes les parties d’une teste, les unes auprés des autres ; d’observer mille différences de contours dans leur forme, dans leurs couleurs, dans les ombres et dans les jours : et cependant, si bien joindre toutes ces diverses parties les unes avec les autres, qu’il semble que ne soit qu’une seule masse et une mesme couleur. […]
Si l’on veut ajoûter […] l’art avec lequel un sçavant Peintre conduit et répand les lumiéres et les ombres sur un portrait ; l’affoiblissement qu’il fait des unes et des autres, pour arondir et donner du relief à toutes les parties ; les reflais plus foibles ou plus forts qu’il observe, pour leur donner plus de force ou plus de grace ; l’esprit et la vie qu’il inspire sur ce visage qu’il peint ; les inclinations et les affections de l’ame qu’il y fait voir : l’action et les mouvemens necessaires pour l’expression des passions les plus fortes76. »
16Nonobstant toutes les louanges que Félibien adresse à van Dyck et à sa peinture, et toutes les compétences que doit posséder selon lui un bon portraitiste, un peintre de portraits reste un peintre de portraits dont les qualités n’atteignent pas celles d’un peintre d’histoire :
« […] si l’on s’attache à cette quantité de connoissances qu’ont eues Raphael et Jules Romain, on pourra dire que l’ouvrage d’une teste n’en est que la moindre partie. Mais si l’on veut bien se renfermer dans la considération particuliére des choses necessaires à bien faire un portrait, on verra pourtant que pour y réüssir […], il y a bien des observations à faire, et des connoissances à acquerir77. »
17La déconsidération du portrait par rapport à la peinture d’histoire est subtile, mais perceptible ; de même, Félibien n’estime guère les compétences de van Dyck en matière de tableaux d’histoire, car il ne maîtrise ni « le dessein, ny les autres qualitez necessaires pour les grandes ordonnances78 ».
18Dans son exposé, Roger de Piles peut s’appuyer sur ses propres connaissances d’artiste, quand il s’exprime en détail sur les difficultés que doit surmonter un portraitiste :
« Quatre choses sont nécessaires pour rendre un Portrait parfait, l’air, le coloris, l’attitude et ses ajustemens.
L’air comprend les traits du visage, la coëffure, et la taille.
Les traits du visage consistent dans la justesse du dessein, et dans l’accord des parties, lesquelles toutes ensemble doivent représenter la physionomie des personnes que l’on peint, en sorte que le Portrait de leurs corps soit encore celui de leurs esprits.
[…] L’on voit beaucoup de Portraits correctement dessinés qui ont l’air froid, languissant et ébêté ; et d’autres au contraire qui n’étant pas dans une si grande justesse de Dessein, ne laissent pas de nous frapper d’abord du caractere de la personne pour laquelle ils ont été faits.
Peu de Peintres ont pris garde à accorder les parties ensemble : tantôt ils ont fait une bouche riante, et des yeux tristes ; et tantôt des yeux gais, et des joues relâchées ; et c’est ce qui met dans leur ouvrage un air faux et contraire aux effets de la Nature.
Il faut donc prendre garde qu’au même tems que le modèle se donne un air riant, les yeux se serrent, les coins de la bouche s’élevent avec les narines, les joues remontent, et les sourcils s’éloignent l’un de l’autre : mais si le modèle se donne un air triste, toutes ces parties font un effet contraire. […]
Parmi toutes les parties du visage celle qui contribue davantage à la ressemblance, c’est le nez, et il est d’une extrème consequence de le bien placer, et de le bien dessiner.
Quoique les cheveux semblent faire partie des ajustemens, qui peuvent être tantôt d’une façon et tantôt d’une autre, sans que l’air du visage en soit alteré ; cependant il est si constant que la maniere dont on a accoûtumé de se coëffer, sert à la ressemblance, que l’on a souvent hesité de reconnoître les hommes parmi lesquels on étoit tous les jours, quand ils avoient mis une perruque un peu differente de celle qu’ils avoient auparavant. Ainsi il faut, autant qu’on le peut, prendre l’air des coëffures pour accompagner et faire valoir celui des visages, à moins qu’on n’ait des raisons pour en user autrement79. »
19Pour finir, de Piles souligne que le corps doit être dessiné d’après le modèle, remarque instructive quant à la pratique du portrait :
« […] le meilleur est de dessiner la taille d’après les personnes mêmes dont on fait le Portrait, et dans l’attitude qu’on les veut mettre80. »
20Ce passage suggère qu’il en allait autrement dans la réalité de l’atelier.
21Intéressons-nous maintenant à la pratique. Nous disposons de nombreuses sources, en particulier pour la fin du siècle. On trouve ainsi chez Nicolas de Largillierre et Hyacinthe Rigaud des documents éloquents sur les différentes étapes nécessaires à l’exécution d’un portrait81. Il est évident que les méthodes variaient selon la technique employée et la fonction de l’œuvre. Ainsi, les portraits dessinés étaient généralement conçus pour servir de modèles à des reproductions gravées. En revanche, les dessins préparatoires à des portraits peints sont assez rares82. Les études de drapés et d’accessoires similaires, ou encore de mains, ne sont pas inhabituelles. Le travail alla prima directement à l’huile ou au pastel était jugé important, car il constituait le seul moyen de rendre la vivacité d’un visage, un rôle central étant attribué à la couleur – comme l’atteste entre autres le passage cité de Félibien. Manifestement, en dépit de l’obligation de travailler d’après modèle, on avait parfois coutume de commencer par un pochoir plus ou moins élaboré dans lequel était ensuite intégré le visage de la personne à représenter. Deux feuilles de Jean Jouvenet et d’un artiste anonyme illustrent ce procédé (ill. 4 et 5). Le point de départ de ces études est un schéma qui s’attache plus particulièrement à la perruque. Cette technique, que l’on observe aussi pour les portraits gravés, simplifiait et accélérait le processus de réalisation, mais entraînait nécessairement une stéréotypisation des portraits. Laissé en réserve, le visage n’était intégré que dans une phase ultérieure, se révélant ainsi en quelque sorte interchangeable. L’étude se concentrait sur la perruque : « Les portraits du siècle passé, ne consistoient qu’en barbe, mais à present ils sont tous en perruques plutost qu’en visages », ironise Catherinot83. Une telle pratique, cependant, ne saurait être généralisée. Domenico Tempesti explique, par exemple, que son maître Nanteuil commençait par le visage et ne s’occupait qu’ensuite du reste de l’aspect extérieur84. Un tel dessin peut aussi avoir servi pour fournir au commanditaire une première idée de l’orchestration du portrait.
ill. 5 Anonyme, Étude pour le portrait d’un homme, vers 1680-1690, pierre noire et rehauts de blanc sur papier bleu, 21,2 × 17,7 cm, Reims, musée des Beaux-Arts, inv. 795.1.4096

Crédit/Source : Reims, Musée des Beaux-Arts, 2021 / photo : Christian Devleeschauwer
22La plupart de ces sources nous renseignent sur la manière de représenter un visage, mais rares sont celles qui évoquent l’attitude du modèle et le cadrage. Les possibilités de variations n’étaient sans doute pas infinies, trahissant par là même les limites du genre. Pourtant, la collection de gravures et d’eaux-fortes, exécutées par Anthonis van Dyck d’après les portraits de personnalités anversoises de son temps et publiées sous le titre Iconographia (pour la première fois en 1636), collection qui connut un vif succès également en France, témoigne de la volonté d’animer les compositions et d’en rompre la monotonie85. Ainsi, dans son autoportrait, van Dyck s’empare du type italien du ritratto di spalle (ill. 6), que Simon Vouet reprendra peu après pour son portrait de Gaucher de Châtillon (ill. 7).
ill. 6 Anthonis van Dyck, Icones Principium Virorum, dit Iconographie, éd. Anvers, 1645, frontispice, Autoportrait en buste, eau-forte, 25 × 16 cm, Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, collection Edmond de Rothschild, inv. 11930 LR recto

Crédit/Source : Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / photo : Angèle Dequier, https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl020542648, www.photo.rmn.fr/archive/12-508884-2C6NU0Z8FYU7.html
ill. 7 Simon Vouet, Gaucher de Châtillon, connétable de France, vers 1632-1635, huile sur toile, 218 × 137 cm, Paris, musée du Louvre, inv. RF 1937 119

Crédit/Source : RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / photo : Stéphane Maréchalle, https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010065607, www.photo.rmn.fr/archive/17-526115-2C6NU0ATB5KRX.html
23Nonobstant ces considérations, le critère d’originalité, souvent, ne constituait pas la priorité lors de l’exécution d’un portrait. En témoigne aussi le fait qu’il n’était pas rare qu’un portrait fît l’objet de plusieurs copies, réalisées simultanément ou peu après soit par l’artiste lui-même ou son atelier, soit par un copiste86. Et, pour représenter des personnages historiques, on n’hésitait pas à reproduire d’anciens portraits sans les modifier. Nous y reviendrons.
Notes de fin
66 Philippe de La Hire, « Traité de la pratique de la peinture », dans Mémoires de l’Académie royale des sciences depuis 1666 jusqu’en 1699, t. 9, Paris, chez Gabriel Martin, Jean-Baptiste Coignard et Hippolyte-Louis Guerin, 1730, p. 655. Ariane James-Sarazin suppose que ce peintre connu, dont La Hire ne dévoile pas le nom, n’est autre que Rigaud. Ariane James-Sarazin, avec la collaboration de Jean-Yves Sarazin, Hyacinthe Rigaud. 1659-1743, t. 1, L’Homme et son art, Paris, Faton, 2016, p. 360.
67 Crispijn de Passe, La Prima [-quinta] parte della luce del dipingere et disegnare… messa in luce diligentemente da Crispino del Passo… – Eerste [-vijfde] deel van’t light der teken en schilder konst… door Crispijn van de Pas… – La Première [-cinquième] Partie de la lumière de la peinture et de la désignature… mis en lumière par Crispin de Pas… – Der erste [-fünfte] Theil vom Licht der Reiss und Mahler Kunst, Amsterdam, chez Johan Blaeuw, [1640-1644], p. 20.
68 Pierre Lebrun, « Recueil des essaies des merveilles de la peinture », dans Mary P. Merrifield (éd.), Original Treatises on the Arts of Painting. With a New Introduction and Glossary by S. M. Alexander, 2 vol., New York, Dover Publications Inc., 1967 (1re éd. Londres, 1849), t. 2, p. 773.
69 Abraham Bosse, Sentimens sur la distinction des diverses manieres de peinture, dessein et graveure, et des originaux d’avec leurs copies. Ensemble du choix des sujets, et des chemins pour arriver facilement et promptement à bien pourtraire, Paris, chez Abraham Bosse, 1649, p. 38.
70 Jean Cousin, L’Art de dessiner. Reveu, corrigé et augmenté par François Jollain, graveur à Paris, de plusieurs morceaux d’aprés l’antique, avec leurs mesures et proportions : D’une description exacte des os et muscles du corps humain, et de leurs offices et usages : Et d’une instruction facile pour apprendre à dessiner toutes ces figures, selon les differens aspects qu’elles peuvent avoir, Paris, chez François Jollain, s.d., p. 12-21.
71 Grégoire Huret, Optique de portraiture et peinture, en deux parties, la premiere est la perspective pratique acomplie, pour representer les somptueuses architectures des plus superbes bâtimens en perspective par deux manieres. Dont la premiere montre les moyens pour arriver à une précision acomplie, mais qui ne sont enseignez que pour donner connoissance à l’esprit, et non pour estre pratiquez, si on ne veut. Et en la seconde sont les plus briefs et faciles moyens qui ayent esté publiez, jusques à present, pour estre generalement pratiquez, et le tout sans employer aucun point de distance ny plan geometral. La deuxième partie contient la perspective speculative, sçavoir les demonstrations et declarations des secrets fondamentaux des regles ou moyens contenus en la premiere partie. Ensemble les plus curieuses et considerables questions qui ayent esté proposées jusques à present sur la portraiture et peinture, avec leurs solutions, Paris, chez Grégoire Huret, 1670, « Avertissement necessaire au lecteur », [p. V et suiv.].
72 Ibid., p. 76.
73 Leonardo da Vinci, Traité de la peinture (Trattato della pittura), Paris, chez J. Langlois, 1651, p. 62 et suiv., chap. CXC, « Moyen pour se souvenir de la forme d’un visage ».
74 Ibid., p. 62, chap. CLXXXVIII, CLXXXIX.
75 Robert Nanteuil, « Réflexions et maximes sur la peinture, la gravure et la physionomie », dans id., Poèmes et maximes, Rémi Mathis (éd.), Paris, Comité national de l’estampe, 2016, p. 19 et suiv. ; également dans Audrey Adamczak, Robert Nanteuil (ca. 1623-1678), Paris, Arthena, 2011, p. 307.
76 Félibien, 1666-1688 (note 43), t. 4, 1685, 7e entretien, p. 141-144.
77 Ibid., p. 141.
78 Ibid., p. 140.
79 De Piles, 1708 (note 37), p. 264-267.
80 Ibid., p. 267.
81 Voir à ce sujet, de manière particulièrement détaillée, James-Sarazin, 2016 (note 66), t. 1, p. 316-377.
82 Voir Emmanuel Coquery, « La fabrique du portrait », dans cat. exp. Nantes / Toulouse, 1997 (note 1), p. 143 et suiv. ; James-Sarazin, 2016 (note 66), t. 1, p. 348.
83 Catherinot, [1687] (note 33), p. 11.
84 Voir infra, p. 54-55 (= chap. 6, troisième paragraphe de la citation qui renvoie à la note 88 : Robert Nanteuil, « Opinions, maximes et conseils, recueillis par son élève Domenico Tempesti », Le Cabinet de l’amateur, 1862, p. 247-250).
85 Anthonis van Dyck, Icones principum virorum doctorum, pictorum, chalcographorum, statuariorum nec non amatorum pictoriæ artis numero centum, Anvers, Gillis Hendricx, 1645. Voir à ce sujet cat. exp. Antoon van Dyck et son iconographie. Eaux-fortes, gravures et dessins de la Fondation Custodia Collection Frits Lugt, Paris, Institut néerlandais, 1981 ; Ger Luijten, « The Iconography: Van Dycks Portraits in Print », dans cat. exp. Anthony van Dyck as a Printmaker, Anvers / Amsterdam / New York, Rizzoli, 1999-2000, p. 71-100 ; Pascal Torres, Van Dyck graveur. L’art du portrait, Paris, Le Passage, 2008 (en même temps cat. exp. Paris, musée du Louvre, 2008) ; sur sa réception en France, voir notamment Félibien, 1666-1688 (note 43), t. 4, 1685, 7e entretien, p. 135 et suiv.
86 Schnapper, 1982 (note 62), p. 61.
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Heurs et malheurs du portrait dans la France du XVIIe siècle
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