Conclusion. Point final à la minute !
p. 247-256
Texte intégral
« L’auditeur de radio est presque toujours un individu isolé et, à supposé même que vous en touchiez quelques milliers, vous n’atteindrez toujours que des individus isolés. Vous avez donc à vous comporter comme si vous parliez à un individu isolé […] ; mais pas du tout à beaucoup de personnes rassemblées. C’est le premier point. Et maintenant, un second encore : respectez l’horaire exactement. Si vous ne le faites pas, nous serons obligés de le faire à votre place, et ce, en coupant brutalement. […] Donc, n’oubliez pas : un mode d’exposé sans contrainte ! Et finir à la minute ! »
Walter Benjamin, À la minute (1934).
1Une course contre le temps. Telle fut certainement l’expérience de Walter Benjamin dans les couloirs des stations allemandes. Une course contre l’horloge du studio de radio, tout d’abord, qui rythme les programmes diffusés sur les ondes. Parler aux auditeurs, c’est en effet savoir composer avec les minutes qui s’écoulent, ingrédients nécessaires à la réussite du mélange sonore. Pour ce faire, il s’agit, insiste Benjamin, de prendre modèle sur le pharmacien qui prépare minutieusement ses remèdes : « Il pèse, avec des poids minuscules, gramme après gramme, dixième de gramme après dixième de gramme, toutes les substances et microparticules qui entrent dans la composition de la poudre1. » Qu’a donc fait Benjamin du temps qui lui était imparti pour intervenir à l’antenne ? Il s’est attaché avant tout à explorer les potentialités de ce médium en proposant au public différentes expérimentations sonores. Des Hörspiele aux Funkspiele en passant par les émissions pour enfants, le philosophe berlinois n’a fait que redoubler d’audace et d’humour pour éveiller la curiosité de ses auditeurs. Même si la simplicité de leur écriture peut parfois décontenancer le lecteur, il paraît désormais difficile de considérer les différentes productions radiophoniques du philosophe comme des écrits de circonstance qui présenteraient une valeur moindre au regard de réflexions plus théoriques auxquelles il se consacre durant les mêmes années, qu’il s’agisse des surréalistes, de la figure du flâneur, ou bien encore des œuvres de Karl Kraus et Franz Kafka. Par ailleurs, ces travaux radiophoniques confirment le caractère kaléidoscopique de la production benjaminienne, laquelle suppose une vision transdisciplinaire du savoir, doublée d’une incessante exploration de champs extrêmement diversifiés. De la sociologie de l’art et des villes modernes au problème de la crise de la narration, de la sphère de l’ésotérisme à celle de la pensée philosophique, Benjamin refuse le cloisonnement des disciplines, qu’il juge mortifère pour la connaissance et le savoir. Enfin, ces expérimentations radiophoniques confirment le vif intérêt qu’il porte à la pédagogie et à l’enfance, deux thèmes récurrents dans sa pensée auxquels il consacre parallèlement d’autres textes tels que Sens unique, Enfance berlinoise, les articles qu’il publie dans le Frankfurter Zeitung, sans oublier les réflexions qu’il puise dans l’œuvre proustienne, où il perçoit cet entremêlement si particulier du monde de l’adulte avec celui de l’enfance.
2Benjamin doit également faire face à un public invisible, élément caractéristique de la radio, qui ne peut que venir perturber et compliquer sa course contre l’horloge. Rudolf Arnheim fera l’éloge quelques années plus tard de l'anonymat des auditeurs découlant de cette cécité de l’écoute radiophonique. Cette nouvelle technique de communication se caractérise ainsi par la perception exclusivement auditive et la magie de la voix humaine : l’homme de radio et ses auditeurs, séparés par un fossé infranchissable, sont donc condamnés à rester étrangers les uns aux autres. Ce hiatus existant entre le producteur radiophonique et l’auditeur ne fait que les conforter dans un état de passivité. Or, Benjamin fait le pari d’aller rencontrer ce public inconnu qu’il nomme malicieusement ses « chers invisibles2 ». Premièrement, il tente, en suivant scrupuleusement les conseils de ses amis Bertolt Brecht et Ernst Schoen, de faire interagir le speaker et l’auditeur. Et cela n’est possible, selon Benjamin, qu’au moyen d’une « politisation » de la radio. Cette dernière se doit d’éveiller chez l’auditeur une conscience à la fois pratique, critique et politique, mais aussi indissociable du plaisir procuré par le divertissement. Celui qui écoute, insiste-t-il, doit être prêt à chaque instant à devenir quelqu’un qui donne à entendre. Deuxièmement, la dimension ludique de certaines de ses émissions, auxquelles les Hörspiele ou les Funkspiele appartiennent, révèle le souhait de Benjamin de donner la parole à ses auditeurs. Son Hörspiel pour enfants « Charivari autour de Kasperl » propose au jeune public d’imaginer, à travers les bruits et les sons diffusés, la suite de certaines scènes. Les Funkspiele invitent, quant à eux, les auditeurs à juger les prestations des participants de ces jeux littéraires mais aussi à se laisser encourager à jouer eux-mêmes. Cette passion du philosophe pour les énigmes se retrouve dans l’une de ses émissions pour enfants intitulée « La folle journée » où il propose à son public de découvrir, à partir d’une histoire racontée, quinze erreurs qui se sont glissées dans le texte, et de répondre à autant de devinettes. Enfin, le contenu même des émissions pour enfants que Benjamin rédige durant quatre années souligne son désir d’utiliser la radio à des fins d’éducation populaire. Pour ce faire, sa « pédagogie radiophonique » s’appuie sur deux éléments principaux : une éducation à l’ambiguïté et une invitation à la flânerie citadine. Permettre à ses auditeurs d’acquérir et de développer une « perception ambiguë » du monde, redécouvrir cette réalité profondément complexe qui entoure chacun d’entre nous, sous ses multiples aspects : voilà l’une des premières intentions que Benjamin tente de concrétiser dans sa pratique du microphone. Si l’un des objectifs de cette « leçon » radiophonique est de réveiller les curiosités en encourageant les auditeurs à devenir d’attentifs observateurs de la réalité, Benjamin ne peut alors faire l’impasse sur l’univers de la ville, primordial à ses yeux. Vient le moment pour lui de faire part à son jeune public de son Berlin aimé et haï, à travers l’évocation de quelques-uns de ses fils les plus célèbres, dans les secrets de ses marchés, dans les subtilités de son dialecte quasiment intraduisible, dans les labyrinthes de son jardin zoologique ou bien encore dans l’austérité architecturale des cités-casernes.
3Une course contre le temps des horloges, disions-nous, mais également contre le temps de l’Histoire. Dans la pénombre du studio de radio résonne la passion de Benjamin pour les collections – on connaît son attrait pour les vieux livres pour enfants3, les abécédaires, les marionnettes, les jouets anciens ou bien encore les timbres-poste –, qui traduit sa volonté de sauver ce qui est sur le point de disparaître parce que rejeté par le marché, ce qu’il nomme justement dans son essai sur le surréalisme « les énergies révolutionnaires contenues dans le “suranné”4 ». En cela, le conteur radiophonique n’est rien d’autre que le sauveteur de ces mondes minuscules, celui qui conjure in extremis la « malédiction de l’être utile » en arrachant à la tempête du progrès les objets qu’il y découvre. Comment ne pas voir, à travers ce sauvetage, autant de « ruines » érigées en barricades contre l’infernale accélération de la Modernité ? L’attitude de Benjamin à vouloir tout collectionner, à se tourner vers les ruines d’un monde onirique semble poursuivre le désir de vivre l’expérience du rêve, une dimension que le philosophe décrit dans son Livre des passages comme un retournement de la doublure du temps :
« L’ennui est une étoffe grise et chaude, garnie à l’intérieur d’une doublure de soie aux couleurs vives et chatoyantes. Nous nous roulons dans cette étoffe lorsque nous rêvons. Nous sommes alors chez nous dans les arabesques de sa doublure. Mais le dormeur emmitouflé dans sa grisaille a l’air de s’ennuyer. Et quand il se réveille et veut raconter ce à quoi il a rêvé, il ne fait que partager le plus souvent que cet ennui. Car qui saurait d’un geste tourner vers l’extérieur la doublure du temps ? En effet, raconter des rêves ne signifie pas autre chose que cela5. »
4En cela, le narrateur radiophonique diffère peu du collectionneur ou du rêveur dans l’optique benjaminienne. En racontant des histoires au microphone, il livre à ses « chers invisibles » de minuscules actes d’interruption de la Modernité et ne fait que réitérer de petits assauts à la « doublure grise du temps ».
5Benjamin était fasciné par les horloges. Une fascination étrange, qu’il décrivait, à travers la figure tutélaire du poète Johann Peter Hebel, comme un sentiment singulier, mêlé d’effroi et d’émerveillement :
« Quand il raconte ses histoires, c’est comme si l’horloger nous montrait un mécanisme de pendule en expliquant et en commentant les ressorts et les rouages. Soudain (toujours soudaine est sa morale), il retourne l’objet et nous voyons l’heure qu’il est. Et ces mêmes histoires ressemblent aussi à l’horloge en cela qu’elles éveillent notre très ancien étonnement d’enfant et ne cessent de nous accompagner tout au long de la vie6. »
6Une fois encore, le conteur radiophonique, qui nous a d’ailleurs confessé sa hantise du temps dans le petit texte « À la minute », met en lumière avec force et gravité l’urgence du temps historique. Si bien que cet extrait de la conférence sur « La littérature enfantine » devient presque un avertissement du futur inquiétant qui s’annonce. En somme, à travers ses émissions, Benjamin pointe du doigt l’horloge de l’histoire en prenant pour témoins ses auditeurs afin de leur montrer qu’il se fait tard – wie spät es ist – et qu’il faut agir vite.
7Sans surprise, les dernières interventions du philosophe sur les ondes abordent à un rythme effréné les thèmes symptomatiques de la fin d’une époque de liberté : on songe aux escroqueries d’un Cagliostro qui n’est pas sans rappeler Hitler, aux persécutions des sorcières, à la marginalisation des Tziganes, aux activités du Ku Klux Klan ainsi qu’aux récits de catastrophes qui occupent une place prépondérante au sein de ses émissions. Durant ces années où le fascisme européen ne cesse de gagner du terrain, Benjamin insiste sur la nécessité de dénoncer des comportements enclins au jugement, à l’arbitraire, à l’envie de rendre une justice sommaire, à la création de nouvelles « sorcières » et de nouveaux monstres. Et ce n’est pas non plus un hasard si, dans l’atmosphère d’une Allemagne où, comme il le dit justement, « l’air n’est plus très respirable7 », son expérience radiophonique doit subitement prendre fin en 1933. Après avoir fréquenté les studios des stations allemandes durant près de quatre ans, Benjamin, en tant qu’intellectuel de gauche, et aussi en tant que juif, se voit alors en butte à la répression et contraint à l’exil. À son ami Scholem, il témoigne dans une lettre datée du 20 mars 1933 de cet étranglement : « Avec une coïncidence quasi mathématique, des manuscrits m’étaient rendus partout où j’avais quelques relations, des négociations, en cours ou proches de leurs conclusions, étaient rompues, des démarches laissées sans réponses. La terreur exercée contre toute attitude ou toute expression qui n’est pas intégralement conforme à ce qui est officiel a pris des proportions difficilement dépassables8. »
8Quelques semaines après l’accession des nazis au pouvoir, Benjamin retrouve donc la place de simple auditeur qu’il avait occupée jusqu’à la fin des années 1920. Toutefois, sa pratique intense du microphone l’a doté d’une vigilance et d’une expertise accrues en la matière, celles-là mêmes qu’il s’est efforcé de procurer à son auditoire au cours de ses nombreuses émissions. Pendant cette période d’exil qui ne fait que débuter, la radio va devenir pour lui, plus que jamais, un lien fondamental avec le monde et la politique. Alors qu’il séjourne chez son ami Brecht, dans une région reculée du Danemark, Benjamin adresse une lettre à Max Horkheimer le 16 septembre 1934 dans laquelle il insiste sur le besoin qu’il éprouve d’écouter les nouvelles retransmises sur les ondes : « Grâce à […] une bonne radio, le contact est maintenu avec le vaste monde. Cet été justement il eût été impossible d’y renoncer. Suivre le putsch autrichien depuis ses débuts – car il commença à Radio Vienne – comme je le fis par hasard, fut une expérience véritablement mémorable9. » C’est d’ailleurs depuis ce même endroit que Benjamin a découvert, horrifié, quelques mois plus tôt, la voix du Führer pour la première fois, lors de la retransmission de l’un de ses discours : « Au nombre des agréments de Svendborg, il y a une radio, plus utile aujourd’hui que jamais, remarque-t-il. C’est ainsi que j’ai pu entendre le discours de Hitler au Reichstag, et comme c’était la première fois que je l’entendais, tu peux imaginer l’effet10. » L’expérience marquera à jamais celui qui s’était évertué jusqu’ici à faire de la radio un instrument d’éducation et de découverte du monde. En tout point opposée à celle du conteur que Benjamin a été auprès des enfants de Berlin et Francfort, la voix de Hitler frappe par la rage et la haine qui l’habitent. Donnant l’impression d’être inépuisable, elle n’est que vocifération. Dans La tyrannie de la parole, l’écrivain Louis Gautier-Vignal décrit ainsi avec minutie l’étrangeté et la singularité de la voix de Hitler, qui n’est d’ailleurs pas sans contredire l’esprit de l’époque :
« Il hurlait, jappait, aboyait, s’étranglait. On s’étonne qu’un peuple aussi sensible à la musique que le peuple allemand, aussi exigeant sur la qualité des voix, ait pu se laisser fasciner par les rugissements, la Schreierei d’un Hitler. Cet homme intelligent, énergique et rusé se montrait dans ses discours un forcené dont le cas relevait de la pathologie. Ses discours étaient révélateurs des crises nerveuses, des transes sauvages dont l’Allemagne, l’Europe et le monde ont eu à subir les épouvantables conséquences11. »
9Écouter la voix de Hitler, c’est, en un sens, faire l’expérience d’une altérité radicale, dans tout ce que celle-ci peut avoir de plus effroyable, de plus monstreux, mais également de plus contagieux et hypnotique :
« Tout comme un staphylocoque vous infecte, la voix de Hitler est porteuse d’un virus émotionnel. La contagion est rapide. C’est une vocifération orgasmique nauséabonde. Sa voix est stridente, atterrante, et diabolique. Elle monte dans les suraigus pour s’arrêter brutalement dans un silence qui appelle les applaudissements et les hurlements de l’arène théâtrale de son discours. Il lui suffit d’aboyer pour que ses auditeurs se transforment en chiens fanatiques. L’individuel n’existe plus, le chien devient meute, irresponsable et asservi12. »
10Conscient de la puissance de la radio, Hitler décide, au lendemain de sa désignation comme chancelier du Reich, de prononcer sa « Proclamation au peuple allemand » à la radio, et non devant le Reichstag comme l’y invite pourtant la tradition parlementaire. Conscient des possibilités nouvelles qu’offre la diffusion massive d’une voix, le Führer témoigne ainsi des grands espoirs qu’il place alors dans le langage radiophonique. Déjà, en 1924, alors que la radio n’en était encore qu’à ses balbutiements, l’auteur de Mein Kampf insistait sur la puissance de l’oralité : « Je sais, notait-il, qu’on peut gagner les hommes moins par le mot écrit que, bien plus, par le mot parlé, que chaque grand mouvement sur cette terre doit sa croissance aux grands orateurs et non aux grands rédacteurs13 ». Contrairement au support imprimé qui, en s’offrant à l’analyse du lecteur, autorise le jugement critique, le discours oral se prête plus volontiers à la logique de persuasion. Échappant à toute mise à distance rationnelle, il sollicite plus facilement l’affect et l’adhésion de l’auditeur, et assure ainsi à la voix du dirigeant une plus grande efficacité, favorisant par là même la personnalisation du pouvoir : « La radio, notent Horkheimer et Adorno, devient la voix universelle du Führer ; elle surgit des haut-parleurs des rues et devient le hurlement des Sirènes annonciatrices de panique par rapport auxquelles la propagande moderne ne sera plus guère reconnaissable. Les nazis eux-mêmes savaient bien que la radio achevait de donner forme à leur cause, comme le fit la presse d’imprimerie pour la Réforme. Le charisme métaphysique du Führer inventé par la sociologie de la religion s’est révélé n’être finalement que l’omniprésence de ses discours radiodiffusés, parodie diabolique de l’omniprésence de l’esprit divin14. » Au moyen des ondes, la voix du Führer rayonne ainsi par son ubiquité qui lui confère simultanément une puissance inouïe, d’ordre divin. Désormais, plus aucun lieu n’est, par principe, à l’abri de la propagande nazie. Naturalisée puis intériorisée, la voix autoritaire d’Hitler s’inscrit dans le « bruit de fond » quotidien de l’Allemagne d’alors. À toute heure du jour comme de la nuit, elle s’insinue, tel un spectre, dans le foyer de millions d’auditeurs. Son omniprésence invisible rend sa localisation impossible, et c’est là que réside son plus grand atout. Mise au service d’un instrument de coercition généralisée, la voix radiodiffusée tend à faire s’interpénétrer la logique de la propagande et celle de la réclame publicitaire : « Il est inhérent à la radio de poser la parole humaine, le faux commandement comme un absolu. Une recommandation devient un ordre15 », remarquent Horkheimer et Adorno.
11Dès février 1933, écouter la radio devient, pour le peuple allemand, une « obligation politique d’État16 ». Les postes récepteurs qui envahissent le marché, au premier rang desquels se trouve le fameux Volksempfänger VE 301 (le « récepteur du peuple »), sont des appareils robustes et peu onéreux, qui doivent permettre au plus grand nombre d’écouter les grandes manifestations du Parti. En mars 1933, dans son premier discours devant les directeurs des stations nationales, Joseph Goebbels présente la radio comme « l’instrument le plus moderne et le plus important qui soit pour influencer les masses17 ». Celle-ci, explique-t-il, doit contribuer à la « mobilisation des esprits ». Avec l’arrivée des nazis au pouvoir, c’est en réalité la parité et le pluralisme des groupes sociaux et des organisations politiques qui se trouvent pris pour cibles. Au nom d’une prétendue « âme allemande », il ne s’agit plus de « former le peuple », comme l’envisageaient jusqu’alors les mouvements d’éducation populaire, mais de « former un peuple ». Profondément ancrée dans l’irrationalisme de l’idéologie hitlériste, l’aversion dont témoignent les dirigeants pour l’intelligentsia est ainsi mise à profit pour apporter aux programmes diffusés sur les ondes « une vie authentique et véritable ». Afin que le réseau radiophonique allemand soit le plus efficient possible, Goebbels va s’employer à moderniser la mise en forme des émissions : « La radio, avance-t-il, doit permettre de fondre le peuple allemand tout entier dans une volonté unique en pénétrant jusque dans la plus modeste chaumière18. » Lors de l’inauguration de l’Exposition de la radio en août 1933, il n’hésite pas à qualifier le médium de « huitième pouvoir », en référence à Napoléon qui, selon ses dires, désignait la presse sous le nom de « septième pouvoir ». Le ministre de la Propagande du Reich ne peut s’empêcher de pointer alors la teneur révolutionnaire de ce médium : « Ce que la presse a été pour le xixe siècle, la radio le sera pour le xxe siècle19. » En accordant une priorité absolue à ce moyen de communication moderne, c’est l’ensemble des différentes classes sociales qu’il espère endoctriner. Cette « métaphysique de la radio » censée fédérer le Reich autour de la voix du Führer va trouver en la personne d’Eugen Hadamovsky l’un de ses représentants les plus zélés. Depuis le 19 mars 1933, ce tacticien de la guerre psychologique a pris la place de commissaire des stations allemandes, occupée jusqu’alors par Hans Bredow, fervent défenseur – au grand dam de Benjamin – d’une radio de divertissement, qui a été démis de ses fonctions, tout comme l’a d’ailleurs été, l’année précédente, le directeur des programmes de la station francfortoise Ernst Schoen, ami d’enfance du philosophe berlinois. Hadamovsky entend remplacer l’idée de « communication » traditionnellement associée à la technique radiophonique par celle de « communion ». L’émission radiophonique (Sendung) doit devenir à ce titre une « mission » – c’est la seconde signification du mot allemand – au sens spirituel du terme, reflétant, de cette façon, la dimension religieuse de l’idéologie nationale-socialiste :
« L’art radiophonique veut quitter la place du marché pour entrer dans l’église, dans une église dont l’atmosphère puissante rassemblerait tous les auditeurs, qui supprimerait toutes les distances, semblable à la maison de Dieu, qui unit tout. Les personnes agissantes ne sont plus des destins individuels, elles sont des idées, des forces qui mettent en mouvement la communauté, qui font dire à une bouche ce qui anime beaucoup de personnes20 », s’exclame alors l’un des éditorialistes de l’époque.
12En alliant la force des mythes sacrés à la puissance de la technique moderne, Hadamovsky et ses collaborateurs cherchent ainsi à asservir la nation allemande. L’émission « L’Heure de la nation » poursuivra un tel objectif en s’efforçant de développer chez ses auditeurs le sentiment patriotique grâce à la diffusion ininterrompue de chants, de discours et de conférences qui, chacun à leur manière, vont évoquer les épisodes glorieux d’un passé fantasmé. Les programmes exaltant l’esprit guerrier de la Wehrmacht se multiplient ainsi dans le cadre d’un vaste mouvement de « régénération ». Plus qu’encouragée, l’écoute collective dans les lieux publics est organisée à grande échelle et contribue à soumettre, rapporte-on, les derniers opposants au régime.
13Au sein de cette refonte totale du réseau radiophonique allemand, les enfants et les adolescents ne sont pas oubliés, bien au contraire. Différents programmes mêlant divertissement et propagande sont diffusés quotidiennement afin de transmettre l’idéologie nationale-socialiste aux jeunes générations. Sous la forme de contes musicaux, d’histoires racontées empruntées au folklore allemand, ou bien encore de lectures de livres pour enfants, les auditeurs sont alors initiés, dès le plus jeune âge, à la culture du Troisième Reich. Contre toute attente, ce sont le plus souvent des oratrices qui, sur le ton de la confidence, leur prodiguent divers conseils de savoir-vivre, fortement empreints d’une doctrine nationaliste et antisémite. Issues pour la plupart d’entre elles de l’univers de la littérature jeunesse, ces représentantes de la Frauenfunk21 (« la radio des femmes »), recrutées, comme l’a été l’écrivaine berlinoise Paula Knüpffer, par le ministère de l’Éducation du Peuple et de la Propagande du Reich, vont redoubler leurs efforts pour œuvrer à cette même « mobilisation des esprits » formulée quelques années plus tôt par Goebbels. Jusqu’à la fin de la guerre, leur engagement au service de la propagande nazie consistera principalement à incarner, auprès des auditeurs, qu’il s’agisse aussi bien des parents que des enfants, les valeurs de domesticité et de maternité, chères au régime hitlérien.
14Pour beaucoup d’intellectuels allemands, les aiguilles des horloges s’arrêtent donc brutalement en 1933. Dès lors, un voile vient recouvrir toute une période d’expérimentation et de liberté artistiques qui étaient notamment à l’œuvre dans l’utilisation des nouveaux moyens techniques de communication. Cette tempête vient balayer sur son passage les enthousiasmes d’hommes et de femmes qui voyaient à travers le développement du médium radiophonique l’émergence d’une société nouvelle, résolument cosmopolite et tolérante. L’éveil émancipateur et l’instrument d’éducation populaire que Benjamin et ses amis avaient aperçus dans la radio cèdent alors la place aux discours de haine et à la glorification de l’esprit guerrier. De cette époque de créativité et d’espoir placée sous le signe d’une utopie des ondes, Brecht nous a laissé, en guise de témoignage, un magnifique poème :
« Petite boîte, toi que je serrais pendant mon échappée
Pour que tes boutons ne se cassent pas,
Toi que j’ai emportée de maison en bateau et de bateau en train,
Pour que mes ennemis puissent continuer à me parler
À mon chevet, pour ma douleur
Dernière chose le soir, première le matin,
De leurs victoires et de mes soucis,
Promets-moi de ne pas te taire tout à coup22
Notes de bas de page
1 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 226.
2 C’est ainsi que Benjamin choisit d’ouvrir sa conférence dédiée à « La littérature enfantine », in : Walter Benjamin, Enfance. Éloge de la poupée et autres essais, op. cit., p. 125.
3 Ce sauvetage sera d’ailleurs effectivement réalisé pour une partie importante de sa collection de livres pour enfants, aujourd’hui conservée à l’Institut für Jugendbuchforschung de l’université de Francfort-sur-le-Main.
4 « Le surréalisme peut se glorifier d’une surprenante découverte. Le premier, il a mis le doigt sur les énergies révolutionnaires qui se manifestent dans le “suranné”, dans les premières constructions en fer, les premiers bâtiments industriels, les toutes premières photos, les objets qui commencent à disparaître, les pianos de salon, les vêtements d’il y a cinq ans, les lieux de réunion mondaine quand ils commencent à passer de mode. Le rapport de ces choses à la révolution, voilà ce que ces auteurs ont mieux compris que personne. » (Walter Benjamin, « Le surréalisme », in : id., Œuvres, op. cit., t. II, p. 119 sq.)
5 Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le livre des passages, op. cit., p. 877 sq.
6 Walter Benjamin, « La littérature enfantine », op. cit., p. 133.
7 Walter Benjamin, Correspondance, op. cit., t. II, p. 77.
8 Ibid., p. 80-81.
9 Ibid., p. 129.
10 Ibid., p. 122.
11 Louis Gautier-Vignal, La tyrannie de la parole, Paris, Robert Laffont, 1949, p. 94.
12 Jean Abitbol, La belle histoire de la voix, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2019, p. 152.
13 Florent Brayard et Andreas Wirsching (dir.), Historiciser le Mal : une édition critique de Mein Kampf, Paris, Fayard, 2021, p. 7.
14 Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La dialectique de la Raison. Fragments philosophiques, traduit par Éliane Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974, p. 235.
15 Ibid., p. 236.
16 Sur l’histoire de la propagande radiophonique nazie, voir : H. J. P. Bergmeier et Rainer E. Lotz, Hitler’s Airwaves. The Inside Story of Nazi Radio Broadcasting and Propaganda Swing, New Haven, Yale University Press, 1997. Voir également : Muriel Favre, La propagande radiophonique nazie, Bry-sur-Marne, INA Éditions, 2014.
17 Cité in : Peter Reichel, La fascination du nazisme, traduit par Olivier Mannoni, Paris, Odile Jacob, 1993, p. 171.
18 Cité in : Pierre Albert et André-Jean Tudesq, Histoire de la radio-télévision, Paris, Puf, 1986, p. 51.
19 Cité in : Roger-Gérard Schwartzenberg, La politique mensonge, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 343.
20 Cité in : Peter Reichel, La fascination du nazisme, op. cit., p. 177.
21 Sur l’implication et le rôle des femmes au sein des programmes radiophoniques du Troisième Reich, voir : Kate Lacey, Feminine Frequencies: Gender, German Radio, and the Public Sphere, 1923-1945, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1996.
22 Bertolt Brecht, cité in : Antoine Sabbagh, La radio : rendez-vous sur les ondes, Paris, Gallimard, 1995, p. 95.
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