Chapitre 3. Le conte radiophonique pour enfants : émergence d’une forme moderne de narration
p. 135-245
Texte intégral
« Le conte est la première Aufklärung, autant qu’il est le modèle de la dernière, tant il est proche des hommes, et proche du bonheur ; c’est toujours la chronique enfantine menée par la ruse et la lumière contre les puissances mythiques et il finit par le conte du bonheur humain, par l’être reflété comme bonheur. »
Ernst Bloch, Héritage de ce temps (1935)
1L’expérience que fait Benjamin de la radio durant les dernières années de la république de Weimar lui permet, semble-t-il, de confronter une réflexion théorique sur la reproductibilité technique de l’œuvre d’art à la pratique d’un médium qui vient en bouleverser la perception. Cette pratique de la radio pose également la question paradoxale de l’émergence d’une nouvelle forme narrative au sein même d’une instance technique qui semble la conduire inévitablement à sa perte. De la même manière qu’il peut être observé dans les techniques modernes de reproduction de l’image, telles que la photographie ou le cinéma, le déclin de l’aura se ressent également dans la fin de l’art de raconter des histoires. Comme le souligne Benjamin, la modernité, de par le caractère destructeur de ses différentes manifestions, tend à faire disparaître les formes narratives traditionnelles et à appauvrir l’expérience qui en découle. Or, en réalisant de 1927 à 1933 des émissions radiophoniques à destination du jeune public – lesquelles s’inspirent de l’univers du conte –, Benjamin interroge de manière théorique et pratique un médium sur ses éventuelles potentialités artistiques. Dans quelle mesure le conte, conçu comme composante emblématique de la narration traditionnelle, peut-il alors être repris au cœur même d’un phénomène de la modernité qui tend à le faire disparaître ? Afin d’apporter à ce problème quelques éléments de réponse, nous nous attacherons, dans les développements qui suivent, à étudier l’analyse précise du déclin de la narration et de l’expérience qu’il propose dans sa réflexion philosophique afin de comprendre, par la suite, ce qui fait à la fois la singularité et la complexité de ces petits récits radiophoniques qu’il réalise à l’intention des jeunes auditeurs.
1. Crise de la narration et appauvrissement de l’expérience
2En rédigeant Expérience et pauvreté1 (1933) et Le Narrateur2 (1936), Benjamin va ouvrir de nouvelles pistes interprétatives à l’intérieur d’une réflexion personnelle sur l’œuvre d’art qu’il poursuit depuis le milieu des années 1910. Alors qu’il tentait, en 1935, dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, de conférer une valeur émancipatrice à l’élément à la fois novateur et destructeur de la technique de reproduction, de l’exposition publique et de la réduction de l’expérience, percevant par là même une promesse de transformation sociale, Benjamin semble, dès 1936, réviser quelque peu les conclusions qu’il avait émises auparavant. Si Le Narrateur prolonge le deuil des richesses d’un passé perdu dont l’essai sur la reproductibilité signalait l’achèvement, c’est que la compensation ne paraît pas être à la hauteur de l’attente. Le statut public des nouvelles formes de communication, le fait qu’elles se mettent désormais à la portée des masses et satisfont leurs exigences légitimes, ne contrebalancent nullement les pertes en substance traditionnelle. Car de la même manière qu’il peut être perçu dans les nouvelles techniques de la photographie et du cinéma, le déclin de l’aura est également sensible dans la fin de l’art narratif traditionnel, et plus généralement dans notre croissante incapacité à raconter. Il convient, toutefois, d’apporter une précision supplémentaire concernant la méthode que nous avons choisie d’adopter. L’analyse qui va être développée dans les pages qui suivent pourra paraître à notre lecteur quelque peu surprenante. En effet, les essais philosophiques que Benjamin consacre au problème de la narration sont rédigés durant une période ultérieure à celle de sa pratique de la radio. Or, c’est certainement grâce à cette expérience dans les studios de Berlin et de Francfort – du moins, nous le pensons – que le problème de la narration a suscité l’intérêt du philosophe. Dès lors, il semble que l’enjeu théorique du conte radiophonique, tel que Benjamin l’envisage, soit moins celui du médium technique en tant que tel, que celui des graves difficultés engendrées par la modernité à l’égard de la narration. Mais avant d’aborder ces questions, tentons d’abord d’analyser le sens que le philosophe confère à la crise de la narration ainsi qu’à l’appauvrissement de l’expérience que celle-ci va provoquer.
1. Appauvrissement et crise de l’expérience
3Si la question de la narration paraît essentielle aux yeux du philosophe allemand, c’est qu’elle concentre en elle, de manière exemplaire, les paradoxes de notre modernité. Benjamin va donner quelques premiers éléments de compréhension de ce phénomène dans un court texte intitulé Expérience et pauvreté. Cet essai s’ouvre d’ailleurs sur l’évocation d’un conte ancien, déjà présent chez Ésope, qui nous explique comment devenir riche. C’est l’histoire d’un père qui, dans les derniers mots qu’il prononce avant de mourir, révèle à ses trois fils qu’un trésor est caché dans sa vigne, et qu’ils le découvriront à condition de creuser et de piocher sans relâche. Les fils s’exécutent, ne trouvent aucun trésor mais leurs vendanges seront les plus abondantes du pays car ils n’ont pas mesuré leurs efforts. Ils reconnaissent alors que leur richesse ne vient d’aucun trésor mais de l’expérience que leur père leur a transmise au seuil de la mort. Or aujourd’hui, remarque Benjamin, de telles expériences ne se transmettent plus :
« L’expérience, on savait exactement ce que c’était : toujours les anciens l’avaient apportée aux plus jeunes. Brièvement, avec l’autorité de l’âge, sous forme de proverbes ; longuement, avec sa faconde, sous formes d’histoires ; parfois dans des récits de pays lointains, au coin du feu, devant les enfants et les petits-enfants. – Où tout cela est-il passé ? Trouve-t-on encore des gens capables de raconter une histoire ? Où les mourants prononcent-ils encore des paroles impérissables, qui se transmettent de génération en génération comme un anneau ancestral ? Qui, aujourd’hui, sait dénicher le proverbe qui va le tirer de l’embarras ? Qui chercherait à clouer le bec à la jeunesse en invoquant son expérience passée3 ? »
4Les premières lignes d’Expérience et pauvreté nous fournissent déjà quelques repères majeurs dans l’analyse de la notion d’Erfahrung (expérience) chez Benjamin. Premièrement, l’expérience s’inscrit dans une temporalité commune à plusieurs générations, et suppose donc une tradition partagée et reprise dans la continuité d’une parole transmise de père en fils. Ensuite, cette tradition n’est pas seulement d’ordre religieux ou poétique mais débouche aussi, nécessairement, sur une pratique commune. Les histoires du narrateur traditionnel ne sont pas simplement entendues ou lues mais elles sont écoutées et suivies, entraînant par là même une véritable formation, valable pour tous les individus d’une même collectivité. Enfin, l’expression privilégiée de cette expérience traditionnelle est la parole du moribond, non pas tant parce qu’il aurait un savoir personnel à nous révéler mais plutôt parce qu’au seuil de la mort, il approche, par une soudaine intimité, cet autre monde inconnu, et cependant commun à tous. Il convient d’ailleurs ici de rappeler que le mot Erfahrung vient du radical fahr – employé en vieil allemand dans son sens littéral de parcourir, de traverser une région durant un voyage. À la source de la véritable transmission de l’expérience se tient donc cette autorité qui vient auréoler le vieil homme à l’heure de sa mort. Car si la crise de la narration est un des problèmes majeurs posés par la modernité, l’appauvrissement de l’expérience et la disparition des traces en constituent les principaux piliers.
5En effet, au début d’Expérience et pauvreté, Benjamin affirme que la Première Guerre mondiale consacra cette « chute » de l’expérience et de la narration. Revenus muets des tranchées, les rescapés n’avaient pas d’expériences à partager ni d’histoires à raconter. Cette guerre manifeste ainsi l’asservissement de l’individu aux forces impersonnelles et toutes puissantes de la technique, qui ne fait que croître et transformer toujours davantage nos vies d’une manière si rapide que nous ne pouvons assimiler ces changements par la parole. C’est à partir de ce constat que Benjamin évoque deux réactions possibles à cette absence de parole commune, à cet éclatement des récits. La première caractérise le comportement de la bourgeoisie à la fin du xixe siècle, lorsque ce processus de perte de références collectives commença à devenir évident. Pour compenser l’homogénéisation et l’anonymat sociaux créés par l’organisation capitaliste du travail, la classe bourgeoise essaya de recréer un peu du confort, du Gemütlichkeit qu’elle avait perdu, au moyen d’un double processus d’intériorisation. D’une part, dans le domaine psychologique, les valeurs individuelles et privées remplacèrent de plus en plus la foi en des certitudes collectives, et l’histoire personnelle occupa progressivement le rôle laissé vacant par l’histoire commune. D’autre part, cette intériorisation psychologique s’accompagna d’une intériorisation spatiale : l’architecture commença à valoriser l’« intérieur ». La maison particulière devient alors un refuge contre un monde extérieur hostile et anonyme. C’est dans ce contexte particulier que Benjamin situe alors le surgissement d’un concept nouveau d’expérience en opposition à celui d’Erfahrung, celui de l’Erlebnis, qui renvoie à la vie solitaire de l’individu particulier. Afin de remédier à cela, l’individu bourgeois marque de son empreinte tout ce qui lui appartient en privé : ses expériences ineffables (Erlebnisse), ses sentiments, son épouse, ses enfants, son logis et ses objets personnels. Or, cette réaction ne fait que produire l’illusion d’être chez soi dans un monde aliéné. Elle ne parvient ni à masquer, ni encore moins à résoudre cette séparation entre public et privé revendiquée par la société capitaliste. D’ailleurs, tout un courant de l’art moderne va approfondir, de manière conséquente, cette rupture de la tradition et des récits, « construire avec presque rien », « faire table rase4 », comme le note Benjamin. Cette attitude, déjà présente chez les penseurs de l’Aufklärung, perçoit dans le manque d’autorité et de tradition l’opportunité pour un monde neutre de se former, avec moins de privilèges, certes, mais peut-être davantage de transparence. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, au début du xxe siècle, le velours fait place au verre, ce matériau transparent, « froid et sobre », qui ne protège pas le privé mais l’expose, se faisant par là même « l’ennemi du mystère » et de la « propriété5 ». En somme, un matériau sur lequel toute trace devient une tache à effacer.
6Au lieu d’inventer des illusions consolatrices, les avant-gardes artistiques du début du xxe siècle se veulent provocatrices. Sans surprise, le geste dénonciateur et l’énergie libertaire qui les caractérisent suscitent rapidement le scandale auprès du public. Benjamin voit d’ailleurs dans le refrain du premier poème du Manuel pour habitants de villes de son ami Bertolt Brecht – « Efface tes traces !6 » – une réplique cinglante à ce désir de l’homme bourgeois de laisser une trace dans le monde qui l’entoure. La seule expérience encore enseignable, conclut Benjamin, est celle de sa propre impossibilité, de l’interdiction du partage, et de la prohibition de la mémoire.
2. Ne plus raconter ?
7S’il définit, dans Expérience et pauvreté, la crise de l’expérience comme constitutive de la condition de l’homme moderne, Benjamin la met en rapport, dans son essai de 1936, avec celle qui caractérise alors la narration. « L’art de raconter est en voie de se perdre7 », affirme-t-il au début de son écrit sur Le Narrateur. L’origine de cette crise réside dans une expérience « quotidienne » :
« Il semble que nous ayons perdu une faculté que nous pouvions croire inaliénable, que nous considérions comme la moins menacée : celle d’échanger des expériences8. »
8Trois phénomènes complémentaires expliquent, selon Benjamin, les raisons de cette infirmité : le développement démesuré de la technique et la privatisation de la vie qu’elle entraîne ; le mutisme des soldats revenus de la guerre de 1914-1918, dépassés par le matériel employé pour la destruction massive ; et l’extension excessive de la sphère privée de l’existence, révélée notamment par la place accrue des grivoiseries, à travers lesquelles la vie privée envahit la communication publique de l’expérience. Mais de quelle manière Benjamin caractérise-t-il cet art de narrer qui semble sur le point de disparaître ?
9La narration traditionnelle est liée aux conditions d’une société artisanale, préindustrielle : transmission orale de l’expérience, porteuse d’une sagesse ancestrale ; distance spatiale ou temporelle conférant au récit l’aura des lointains ; autorité conférée par la mort. L’artisanat est la fusion de deux grandes écoles traditionnelles de la narration, celle du marin qui transmet l’expérience des voyages lointains, et celle du paysan qui vient raconter celle des temps éloignés. Dans l’artisanat, ces deux types archaïques de narrateurs s’interpénètrent. Ce qui distingue cette époque révolue des autres repose sans doute sur un contexte favorable à la transmission des récits : la société artisanale connaît encore l’ennui et trouve, dans les contes et légendes, le moyen de le dissiper. De plus, la narration traditionnelle permet à ceux qui écoutent de s’adonner à des activités manuelles :
« Plus l’auditeur s’oublie lui-même, plus les mots qu’il entend s’inscrivent profondément en lui. Lorsque le rythme du travail se rend maître de lui, il prête l’oreille aux histoires de telle façon que de lui-même le don lui advient de les répéter9. »
10Enfin, la narration correspond elle-même à une forme artisanale :
« Elle ne vise point à transmettre le pur “en-soi” de la chose, comme une information ou un compte rendu. Elle fait pénétrer la chose dans la vie même du narrateur et c’est à cette vie qu’ensuite elle l’emprunte. Elle imprime sur le récit la marque du narrateur, comme le potier laisse sur le vase d’argile la trace de ses mains10. »
11Dès que l’expérience ne peut plus être transmise oralement mais par le biais de l’écriture, la narration se voit confinée dans la littérature. Le narrateur et son public sont alors séparés et plongés, chacun de son côté, dans une solitude défavorable à la transmission de l’expérience. À l’origine, le narrateur traditionnel se caractérise par le sens pratique que présente le récit qu’il raconte :
« Explicite ou implicite, [ce dernier] présente toujours un aspect utilitaire. Cet aspect se traduit parfois par une moralité, parfois par une recommandation pratique, ailleurs encore par un proverbe ou une règle de vie – en tout cas, le narrateur est un homme de bon conseil. Si la formule aujourd’hui paraît vieillie, c’est que l’expérience devient de moins en moins communicable. Aussi, nous ne savons plus nous conseiller nous-même ni conseiller autrui11. »
12Selon Benjamin, le roman est la forme qui entérine le déclin de la narration. « Inséparable du livre », il « n’a pu se développer qu’avec l’invention de l’imprimerie12 ». C’est donc une technique de reproduction qui contribue essentiellement au déclin de la narration et de son caractère traditionnel en la privant de son « aura », c’est-à-dire de son authenticité originelle. Or, un élément central de la narration traditionnelle fait défaut au roman : le bon conseil. « Écrire un roman, c’est mettre en relief, dans une vie, tout ce qui est sans commune mesure13 » : autrement dit, le roman tente de retranscrire l’aspect irréductiblement individuel d’une expérience arrachée au cadre dans lequel elle pouvait s’échanger.
13Une seconde forme de communication moderne vient mettre un terme à la narration traditionnelle : celle de la presse ou de l’information. En privilégiant le fait divers, en s’immisçant dans la vie privée des individus et en s’attachant à satisfaire les intérêts les plus immédiats des lecteurs, la presse s’attaque à la fois au statut public de l’expérience et à l’autorité de la tradition. Ainsi, l’information dépouille la narration traditionnelle de sa sobriété en y introduisant une explication psychologique. Dès lors, le récit ne peut plus être réinterprété indéfiniment. Alors que l’auditeur du conte pouvait interpréter comme il le voulait la chose qui lui était transmise, le lecteur du journal reçoit l’information déjà accompagnée d’une explication, et donc d’une interprétation.
14Si ce goût pour la nouveauté découle des nouvelles formes de communication, c’est que l’idée d’éternité tend également à disparaître. Par conséquent, l’expérience que nous faisons désormais de la mort s’en trouve bouleversée :
« Au cours des derniers siècles, on peut constater combien, dans la conscience commune, l’idée de la mort a perdu de son omniprésence et de sa force suggestive. À ses dernières étapes, le processus s’est accéléré. Au xixe siècle, la société bourgeoise, avec ses institutions hygiéniques et sociales, privées et publiques, a obtenu un résultat accessoire, qui était peut-être inconsciemment son but principal : permettre aux hommes de ne plus assister à la mort de leurs congénères14. »
15Avec la dissimulation de l’acte de mourir, c’est donc une part d’humanité qui disparaît, celle précisément qui distingue la narration d’une information vidée de toute expérience. « La mort est la sanction de tout ce que peut rapporter le narrateur. À la mort il a emprunté son autorité. En d’autres termes : c’est à l’histoire de la nature que renvoient ses histoires15. » Ce terme d’« histoire de la nature », qui avait disparu dans l’essai sur la reproductibilité de l’œuvre d’art, rappelle notamment La tâche du traducteur16 et renvoie par là même à l’horizon théologique de la pensée benjaminienne. C’est dans ce cadre-là que le philosophe oppose alors à la figure de l’historien celle du chroniqueur, qu’il définit comme le « narrateur de l’histoire17 ». Benjamin souligne le fait qu’il n’y a pas de différence essentielle entre une narration qui subordonne « le récit des événements aux insondables desseins de la Providence divine » et celle qui les conditionne par un ordre de « causes naturelles18 ». En d’autres termes, « sous le visage du narrateur, c’est bien le chroniqueur qui se retrouve, transformé et pour ainsi dire sécularisé19 ».
16Autre élément important, le concept de tradition, tel qu’il est associé à celui de narration, amène Benjamin à modifier la théorie de la mémoire qu’il avait esquissée précédemment à propos de Proust. Dans l’essai sur L’image proustienne20 publié en 1929, la mémoire était apparue comme l’organisme d’une présence d’esprit intégrale, indispensable à l’action politique. Désormais, elle se rattache à la préservation des traditions ancestrales : « Le “souvenir” fonde cette chaîne de tradition qui transmet les événements passés de génération en génération21. » Benjamin distingue deux types de mémoires qui engendrent le roman et la narration. Celle qui correspond au roman est déjà présente dans les invocations solennelles qui ouvrent les poèmes homériques. Elles annoncent la mémoire éternisante du romancier, par opposition à la « brève mémoire du narrateur22 ». Reprenant le qualificatif de « forme du dépaysement transcendantal23 » qui, pour Georg Lukács, définit le roman, Benjamin explique de quelle manière, au sein de la tradition qui va de Miguel de Cervantes à Gustave Flaubert, « le sens de la vie bourgeoise, à l’époque où s’annonce son déclin, s’est déposé comme la lie au fond du verre24 ».
17Solitaire par définition, le lecteur de roman, incapable de transmettre une expérience, cherche en permanence à interroger, à travers des personnages, le sens de sa vie à partir de leur mort. Or, dans la narration, « la mort elle-même […] ne représente en rien un scandale ni une limite25 ». Les héros de la tradition orale ne meurent pas et rejoignent ainsi les personnages des contes de fées. Reprenant l’opposition de la vérité et du mythe à laquelle il a notamment consacré un essai en 192226, Benjamin perçoit dans ces contes de fées « les premières dispositions prises par l’homme pour dissiper le cauchemar mythique27 ». Nikolaï Leskov en est l’héritier et la résurrection prend chez lui le visage du désensorcellement. Ses personnages sont souvent des prêtres ou des gens simples, même si parfois la violence de leurs passions les rapproche de ceux de Fiodor Dostoïevski. Comme lui, il aperçoit « la soudaine métamorphose de la pire abjection en sainteté28 » car « le narrateur, c’est l’homme qui serait capable de laisser entièrement consumer la mèche de sa vie à la douce flamme de ses récits. […] Sous le visage du narrateur, le juste se trouve confronté à lui-même29 ».
18De même que le déclin de l’aura reste un phénomène ambivalent, le dépérissement de l’expérience qui correspond à la crise de la narration est porteur de significations contradictoires. En effet, la position de Benjamin sur la question de la narration est profondément complexe. En dépréciant la littérature romanesque en tant que forme qui accepte les conditions de la modernité, sa réflexion témoigne des affinités profondes qu’elle a avec les formes prémodernes ou avec les expressions d’un refus radical de la modernité. Toutefois, Benjamin n’est pas simplement un romantique tourné vers le passé et qui chercherait à opposer le mythe aux Lumières. S’il défend l’autorité de la tradition religieuse, c’est encore à des fins rationnelles, pour ainsi dire. En cela, il se distingue des tendances conservatrices du Romantisme allemand. Pas plus qu’il ne déplore la disparition de l’œuvre auratique, Benjamin ne songe aucunement à réhabiliter la narration traditionnelle. Le style d’expérience qui lui correspond s’est à jamais brisé contre la modernité. Or, si le caractère irrémédiable de la crise de l’expérience semble nié par Benjamin lui-même à travers ses récits rassemblés dans Rastelli raconte…, nous pouvons nous demander si la radio ne représentait pas pour lui la possibilité d’une narration moderne. En effet, les interventions radiophoniques qu’il fait à l’intention des enfants entre 1929 et 1933 ne peuvent-elles pas être considérées comme une possible expérimentation du philosophe dans le domaine de la narration moderne ? Si le conte de fées semble offrir, pour Benjamin, une dernière possibilité d’accéder au bonheur, les contes radiophoniques pour enfants ne témoignent-ils pas d’une volonté similaire de renouveler les conditions de l’expérience ?
2. Les contes radiophoniques de Walter Benjamin : l’escroc, la catastrophe et la ville
19Les contes radiophoniques de Benjamin ont, pour la plupart, été rassemblés dans le recueil posthume Lumières pour enfants. Bien qu’imposant, celui-ci est toutefois loin d’être complet. En effet, ces textes à destination de la jeunesse faisaient partie du fonds littéraire du philosophe. Abandonné dans son appartement parisien en 1940, il fut ensuite confisqué par la Gestapo, peu après l’entrée de l’armée allemande sur le territoire français. Comme le précise l’éditeur français de ces textes, l’ensemble des archives parisiennes de Benjamin furent accidentellement emballées puis sauvées avec celles de la Pariser Zeitung :
« La direction de la Gestapo comprenant que la guerre était perdue fit détruire, en application d’un décret de février 1945, tous les dossiers et papiers de ses propres archives. […] Les archives de la Pariser Zeitung échappèrent à la destruction grâce à un acte de sabotage de son rédacteur30. »
20À la suite de quoi, les manuscrits et papiers personnels de Benjamin furent transférés en Russie où ils restèrent une quinzaine d’années. Au début des années 1960, le rapatriement en République démocratique allemande de ces archives, dans lesquelles se trouvaient les textes des émissions pour enfants, fut ordonné et l’on classa ces documents dans les Archives centrales de Potsdam. Aujourd’hui, ces écrits, composés exclusivement de dactylographies, sont entreposés aux Archives Walter Benjamin, au sein même de l’Académie des arts de Berlin. Ces textes furent publiés pour la première fois en 1985, avant d’être traduits quatre ans plus tard en français. Ils réunissent l’ensemble des interventions que dédia Benjamin à la jeunesse sur les antennes de Berlin et Francfort, dans le cadre des émissions « Die Jugendstunde » (« L’Heure de la jeunesse ») et « Die Stunde der Jugend » (« L’Heure des jeunes »). Avant d’essayer de comprendre en quoi ces émissions pourraient correspondre à une forme moderne de narration, tentons, dans un premier temps, de cerner précisément la structure de celles-ci. En analysant certains textes de ces Lumières pour enfants, il s’agira pour nous d’en rechercher les liens possibles avec d’autres écrits, philosophiques ou littéraires, de Benjamin. Plus précisément, nous nous demanderons dans quelle mesure la pratique du conte radiophonique de Benjamin lui a permis, d’une part, de renouveler une certaine forme de narration et, d’autre part, de mettre au jour certaines difficultés théoriques. Mais avant cela, penchons-nous sur le contexte singulier des programmes radiophoniques à destination de la jeunesse de l’époque, dans lequel ces Lumières pour enfants vont s’inscrire.
1. Évolution historique des programmes radiophoniques pour enfants sous Weimar
21Lorsque Benjamin se voit confier, à partir de 1929, la tâche de réaliser sur les antennes de Berlin et Francfort des émissions radiophoniques à destination des enfants, il prend conscience des lacunes dont pâtit ce genre de programme à l’époque. Car si l’on note la présence de cette catégorie dans les premières grilles des stations, son développement, quant à lui, se caractérise par des productions de qualité inégale. En effet, les premières tentatives qui voient le jour à partir de 1924 se contentent de proposer des contes, des histoires et des récits d’aventures, sans prendre la peine de bien les distinguer, et surtout, sans viser une tranche d’âge en particulier. Alors même que la presse souligne, dès le milieu des années 1920, les possibilités pédagogiques des émissions pour enfants, il faudra patienter encore plusieurs années avant que des groupes d’âges distincts ne soient véritablement pris en considération. Figurent alors parmi les rares programmes diffusés par la Berliner Funkstunde des émissions empruntant directement à la littérature pour enfants des personnages tels que Funkprinzessin, Kapitän Funk ou bien encore Funkheinzelmann, adaptés, pour l’occasion, à la forme radiophonique. Toutefois, ces différents rendez-vous hebdomadaires vont se cantonner à de simples lectures ne dépassant pas, pour chacune, une trentaine de minutes. En 1925, la tentative d’Alfred Braun de créer un théâtre radiophonique pour enfants, afin de rendre les textes scolaires plus attrayants, échouera en raison des nombreuses difficultés techniques rencontrées et de sa forme inadaptée aux lois du médium. Les producteurs radiophoniques de l’époque prennent alors conscience de la nécessité de restructurer leurs programmes pour la jeunesse et vont progressivement en diversifier la nature tout en tenant compte du public visé et de l’horaire de diffusion. Ainsi, les programmes du matin (Schulfunk), en rapport direct avec les disciplines enseignées à l’école, permettent de consolider l’enseignement scolaire tandis que ceux de l’après-midi sont plutôt pensés en tant que divertissement. À Berlin, ce renouvellement des programmes se traduit par une diminution du temps accordé aux contes et histoires radiophoniques au profit de la mise en place d’un nouveau rendez-vous quotidien, la « Jugendstunde » (« l’heure de la jeunesse »). Dès lors, l’intérêt des jeunes auditeurs est véritablement pris en compte. Des thèmes d’actualité sont alors traités de manière adaptée à leur culture et à leur âge, en évitant le piège du pédagogisme. Il en sera de même pour la Südwestdeutscher Rundfunk de Francfort qui connaît, à partir de 1925, une restructuration sensiblement identique de ses programmes. S’efforçant constamment de proposer à ses jeunes auditeurs des émissions adaptées à leur demande, elle s’attache, tout particulièrement au début des années 1930, à les sensibiliser à l’actualité sociale, comme en témoigne cet éditorial du journaliste Hugo Ramm en 1930 :
« La jeunesse n’est pas dupe ! Elle ne veut pas non plus se laisser entraîner dans le labyrinthe de la spéculation. Elle n’exige rien d’autre que d’être informée de la vie sociale telle qu’elle se présente à elle aujourd’hui. La radio de Francfort pense avoir cerné et reconnu les intérêts actuels de la jeunesse. Elle veut servir la jeunesse pour la conduire jusqu’à la vie active. L’opinion selon laquelle la Kinderstunde ne comporterait que des contes et des gentilles petites histoires pour enfants est erronée. La jeunesse doit apprendre la vie ! La “Zeitberichte” (Hörspiel), les “Berichte aus dem täglichen Leben”, et les “Werkreportagen” sont déterminants pour la jeunesse. Par ce biais, elle peut apprendre et s’armer pour la vie future31. »
22C’est donc avec les nombreuses difficultés et les exigences particulières caractéristiques du médium radiophonique sous la république de Weimar que Benjamin va devoir composer à partir de 1929. Par sa pratique singulière de la radio, il va tenter de créer un espace de liberté et d’expérimentations pour les jeunes auditeurs en leur proposant des contes radiophoniques d’un nouveau genre.
2. Les thèmes de la catastrophe et de l’escroquerie dans les contes radiophoniques : traductibilité de deux notions
23C’est une émission d’une vingtaine de minutes sur les contrebandiers américains durant l’époque de la prohibition, « Les Bootleggers », qui amène Benjamin à raconter à ses jeunes auditeurs une « très jolie histoire32 » se déroulant dans une gare de la Nouvelle-Orléans :
« Des négrillons longent un train qui vient de s’arrêter, en cachant sous leurs habits des récipients de formes diverses, sur lesquels on peut lire en grandes lettres “thé glacé”. Après avoir fait un signe au vendeur, un voyageur achète, pour le prix d’un costume, un de ces récipients qu’il cache adroitement. Puis un deuxième, puis dix, puis vingt, puis cinquante. “Ladies and gentlemen”, implorent les négrillons, “attendez que le train soit parti pour boire votre thé”. Tout le monde cligne de l’œil, d’un air entendu… Coup de sifflet, le train démarre et tous les voyageurs de porter à la bouche leur petit récipient. Mais les nez s’allongent car ce qu’ils buvaient était vraiment du thé33. »
24L’efficacité de cette histoire réside dans sa capacité à faire coïncider l’illusion des termes employés avec la sensation décevante du thé s’écoulant dans les gorges desséchées des buveurs abusés. Les récipients marqués « thé » contiennent effectivement ce que les contrebandiers ont présenté comme tel, et la correspondance entre le nom et la chose, plutôt que de confirmer un quelconque ordre logique, se révèle être le résultat d’un double déplacement, d’une double trahison : non pas alcool pour « thé » mais plutôt « thé » pour thé.
25Or, si nous avons choisi de commencer notre analyse des textes radiophoniques par ce conte sur la contrebande, c’est moins pour souligner l’humour dont il fait preuve que pour ses résonances avec d’autres textes de Benjamin. En effet, l’histoire des Bootleggers n’est pas sans nous rappeler l’une des premières incursions que fit le philosophe dans le genre du conte, à savoir « Rastelli raconte ». Ce dernier relate l’histoire d’un jongleur dont le génie consiste dans la manipulation particulière d’une balle :
« Ceux qui avaient vu le maître à l’œuvre avaient l’impression qu’il jouait plutôt avec un complice vivant, tour à tour docile et récalcitrant, tendre et moqueur, prévenant et défaillant, qu’avec un objet sans vie34. »
26En réalité, le secret du « maître », ou plutôt son imposture, résidait dans le fait que sa balle contenait effectivement un être vivant. En effet, un nain, qui s’y trouvait secrètement caché, pouvait activer son mécanisme ingénieux grâce à un système complexe de ressorts internes. Le conte met ainsi en scène la meilleure performance du jongleur, mais également la plus risquée, qu’il réalisa devant un sultan capricieux et cruel. C’est seulement au moment de quitter le théâtre, après sa prestation, qu’on lui remit le message scellé du nain :
« Mon cher maître, ne soyez pas fâché contre moi. Aujourd’hui, vous ne pourrez paraître devant le sultan. Je suis malade et ne puis quitter le lit35. »
27En somme, « Rastelli raconte » narre l’histoire d’un « arroseur arrosé ». C’est justement sur ce point que l’épisode « Les Bootleggers » – que Jeffrey Mehlman intitule dans sa brillante étude le « Teezug36 » (le « train du thé ») – semble converger avec l’histoire du jongleur. De la même façon que le « maître » prévoit de tromper le sultan avec l’aide du nain, les passagers du train se moquent de la loi avec la complicité de leurs « négrillons ». Or, que cela soit dans l’un ou l’autre texte, le complice fait défaut à son « maître », que ce soit de manière intentionnelle (« Les Bootleggers ») ou non (« Rastelli raconte »). En résulte alors dans chaque cas la surprise du maître. Choqué du fait que les choses sont ce qu’elles paraissent être, il prend conscience qu’une concaténation de perceptions erronées peut donner lieu à ce que nous pourrions appeler le « miracle » de la vérité : la performance incroyable du maître est aussi sincère qu’elle le laissait entrevoir, le récipient marqué « Thé » contient réellement cette boisson, et, à chaque fois, la perception des individus se voit brusquement remise en question.
28Si le « train du thé » rejoint la fiction de Benjamin par le biais de « Rastelli raconte », il rencontre également son travail littéraire. En effet, son essai intitulé Franz Kafka, pour le dixième anniversaire de sa mort37, publié en 1934, débute par une anecdote que Benjamin emprunte à Ernst Bloch38 :
« On raconte que Potemkine souffrait de graves crises de dépression, qui revenaient plus ou moins régulièrement et pendant lesquelles personne n’avait le droit de l’approcher, l’accès de sa chambre étant alors strictement interdit. À la Cour on ne faisait aucune mention de cette maladie, et l’on savait en particulier que quiconque risquait une allusion en ce sens encourait la disgrâce de l’impératrice Catherine. Or l’une des crises du Chambellan dura un temps exceptionnellement long, ce qui entraîna de sérieux embarras. Dans les bureaux s’accumulaient des documents dont la tsarine réclamait l’expédition, laquelle était impossible sans la signature de Potemkine. Les hauts fonctionnaires ne voyaient aucune solution. Le hasard voulut alors qu’un petit greffier subalterne, Chouvalkine, se trouvât dans l’antichambre du Chambellan où, comme d’habitude, les conseillers d’État réunis faisaient entendre leurs plaintes désolées. Zélé, Chouvalkine leur demanda : “Qu’y a-t-il donc, Excellence ? En quoi puis-je aider vos Excellences ?” On le mit au courant de la situation, en regrettant de ne pouvoir recourir à ses services. “Si ce n’est que cela, répondit Chouvalkine, laissez-moi les documents. Je vous en prie.” N’ayant rien à perdre, les conseillers d’État se laissèrent persuader, et Chouvalkine, la liasse de documents sous le bras, traversa galeries et corridors jusqu’à la chambre à coucher de Potemkine. Sans frapper, sans même s’arrêter, il baissa la poignée de la porte. La chambre n’était pas fermée à clé. Dans la pénombre, vêtu d’une robe de chambre élimée, Potemkine était assis sur son lit et se rongeait les ongles. Chouvalkine s’avança jusqu’au bureau, plongea la plume dans l’encrier et, sans un mot, la mit dans la main de Potemkine ; puis il posa le premier document venu sur ses genoux. Après avoir jeté un regard absent sur l’intrus, comme en rêve, Potemkine signa le document, puis, un second, et tous les autres à la suite. Après avoir rangé le dernier en sûreté, Chouvalkine, sans autre forme de procès, quitta la chambre comme il était venu, son dossier sous le bras. Brandissant triomphalement les documents, il revint dans l’antichambre. Les conseillers d’État se précipitèrent sur lui, lui arrachèrent les papiers des mains. Le souffle court, ils examinèrent les pièces. Personne ne disait un mot ; le groupe restait figé. Chouvalkine s’approcha de nouveau, et de nouveau s’informa avec zèle de ce qui causait la consternation de ces messieurs. Alors, à son tour, il découvrit la signature. Tous les documents étaient signés : Chouvalkine, Chouvalkine, Chouvalkine39… »
29Une fois encore, le trompeur – en l’occurrence Chouvalkine – se révèle être trompé. Tout comme le récipient marqué « Thé » ne contenait pas d’autre boisson que celle inscrite dessus, la signature demandée par Chouvalkine indiquait : « Chouvalkine ». En résulte, une fois de plus, une double tromperie : l’initiative de Chouvalkine pour celle de Potemkine, le nom de l’employé pour celui du chancelier.
30Ainsi, comme le note Mehlmann, la figure ambivalente du « train du thé » devient un véritable leitmotiv dans l’œuvre littéraire et les travaux philosophiques de Benjamin. Situé à la confluence de ces deux domaines, le conte radiophonique paraît alors trouver son terrain de prédilection dans une région où, précisément, la distinction entre la fiction et la réalité ne tient plus. Or, il existe une autre source d’influence que le conte radiophonique sur l’escroquerie ne semble pas ignorer, celle que l’on peut penser être la principale source d’inspiration de « Rastelli raconte » : « Une mort héroïque » de Charles Baudelaire. D’une manière similaire aux histoires analysées jusqu’ici, ce texte nous raconte comment un artiste hors du commun reçut l’ordre de se représenter devant un despote sous peine de mort. En effet, reconnu coupable de conspiration contre son prince, le bouffon Fancioulle se voit offrir une ultime chance de pardon à la condition qu’il accepte de donner un spectacle à la Cour. Bien que le prince semble avoir été sensible à la performance de son bouffon, il ordonne à un page de courir précipitamment de l’autre côté du théâtre pour donner un coup de sifflet pendant l’un des plus sublimes moments du spectacle :
« Fancioulle, secoué, réveillé dans son rêve, ferma d’abord les yeux, puis les rouvrit presque aussitôt, démesurément agrandis, ouvrit ensuite la bouche comme pour respirer convulsivement, chancela un peu en avant, un peu en arrière, et puis tomba raide mort sur les planches40. »
31En prenant racine à la fois dans « Rastelli raconte » mais également dans les écrits baudelairiens et kafkaïens, le script radiophonique relatif au « train du thé » semble donc se trouver au croisement de plusieurs thèmes littéraires et théoriques abordés par le philosophe. À cela s’ajoute l’insertion de deux horizons philosophiques également incarnés par les écrits de Charles Baudelaire et Franz Kafka ayant inspirés « Les Bootleggers » : d’un côté, le monde des passages parisiens, centré sur l’œuvre de Baudelaire, et de l’autre, la relation de Benjamin au judaïsme pour lequel le principal accès restait, du point de vue littéraire, Kafka. Quoique léger en apparence, ce premier conte radiophonique sur l’escroquerie établit une passerelle avec ce que Gershom Scholem nomme la « sévère et finalement irréconciliable compétition » entre les deux domaines d’étude de Benjamin, et opère, par là même, un croisement de son travail pratique et théorique sur lequel nous reviendrons ultérieurement.
32Venons-en à présent à un autre script radiophonique intitulé « La catastrophe ferroviaire du Firth of Tay », qui n’est pas sans rappeler à plusieurs égards le précédent épisode sur les Bootleggers. Retransmis le 4 février 1932 sur les ondes berlinoises et le 30 mars de la même année par la radio de Francfort, « La catastrophe ferroviaire du Firth of Tay » se présente avant tout comme une méditation sur un désastre ferroviaire : la chute d’un train de passagers, le 28 décembre 1879, dans l’estuaire du fleuve Tay en Écosse. Notons, tout d’abord, que le pont du Firth of Tay avait déjà été évoqué dans un des écrits préparatoires de Paris, capitale du xixe siècle. Le livre des passages (Passagen-Werk), dans lequel Benjamin définissait alors cet édifice comme un moment significatif de l’histoire du développement de la construction en fer :
« Des luttes théoriques furent accompagnées de luttes pratiques en la matière. L’histoire de la construction du pont au-dessus du Firth of Tay est un cas particulièrement frappant. Le travail sur le pont dura sept ans, de 1872 à 1878. Peu de temps avant sa réalisation, le 2 février 1877, deux des principaux piliers du pont furent balayés par l’une de ces tempêtes qui éclate avec une violence inimaginable dans cette région et qui provoqua également la catastrophe de 187941. »
33De la même manière, Benjamin entend présenter à ses jeunes auditeurs l’accident, qui survint à la fin du xixe siècle, à l’intérieur de l’histoire de la technique, et particulièrement de celle de la construction métallique. Le fer, comme nous pouvons le lire dans le premier exposé de Paris, capitale du xixe siècle, fut le premier matériau « artificiel » de construction à être utilisé dans l’histoire de l’architecture42. En tant que tel, il jouissait, à l’époque, d’une gratuité non négligeable :
« Les premières constructions de ce type furent plutôt un jeu. La construction métallique s’essaya aux jardins d’hiver et aux passages, aux édifices de luxe, donc43. »
34Benjamin revient alors sur la polémique qui accompagna l’arrivée du transport ferroviaire, en sélectionnant pour ses jeunes auditeurs quelques « morceaux choisis » de ce qu’il nommera autre part la « réception déficiente de la technique » du xixe siècle. Une « réception déficiente » dont fera preuve, non sans excès, la faculté de médecine d’Erlangen qui était résolument opposée au voyage en train :
« La vitesse provoquerait immanquablement des lésions cérébrales chez les passagers, et l’on risquait l’évanouissement rien qu’en voyant passer ces bolides44. »
35La vitesse déshumanisante du voyage en train sera dénoncée de manière similaire par un savant anglais, cité par Benjamin :
« Se déplacer en chemin de fer, disait-il, ce n’est plus voyager, c’est simplement être envoyé à destination, comme un paquet45. »
36Quant à la catastrophe même – la chute du train dans les eaux glaciales du Tay –, Benjamin aurait voulu, sans doute, citer les souvenirs d’un témoin – telle est du moins, comme nous le constaterons ultérieurement, sa tendance dans d’autres scripts – mais étant donné l’absence de survivants, cela lui fut impossible. Benjamin va substituer à cela un extrait du poème de Theodor Fontane Die Brück’ am Tay, dans lequel Johnny, le conducteur de la locomotive, va défier la tempête :
« Und wie’s auch rast und ringt und rennt. Wir kriegen es unter, das Element46. »
37Alors que Johnny se souvient de l’amertume de son isolement, lorsque les fêtes de Noël se déroulaient de l’autre côté du fleuve, avant que le pont ne fût construit, le ciel, dans une brève illumination, semble prendre sa revanche sur l’utilisation démesurée de la technique :
« Denn wütender wurde der Winde Spiel,
Und jetzt, als ob Feuer vom Himmel fiel’
Erglüht es in niederschießender Pracht
Überm Wasser unten… Und wieder ist Nacht47. »
38Puisqu’il n’y eut aucun survivant, précise Benjamin, les circonstances dans lesquelles l’accident fut découvert sont particulièrement intéressantes. En effet, un éclair lumineux lointain avait été perçu par trois pêcheurs, mais ils n’avaient pas réalisé que sa source était la locomotive plongeant dans la Tay. Ce ne fut qu’après la perte de communication télégraphique avec le rivage nord qu’un train fut envoyé afin de vérifier les câbles attachés au pont. Seul un freinage brutal empêcha une seconde catastrophe : le conducteur « avait aperçu, à la clarté de la lune, un trou béant. La partie centrale du pont avait disparu48 ».
39Selon Mehlman, cette perte de communication permet d’établir, une nouvelle fois, une passerelle entre le « train du thé » de Benjamin et, note-t-il, ce qui est difficile de ne pas appeler le « Tayzug49 » (le « train de Tay »). En superposant « train du thé » et « train de Tay » – l’épisode de l’ingurgitation du thé glacé par les passagers et celui du fleuve Tay qui engloutit le train – nous assistons, pour ainsi dire, à la conversion d’un conte sur l’imposture en un conte sur la catastrophe, conversion similaire à l’activité du traducteur : « Car si la phrase est le mur devant la langue de l’original, la littéralité est l’arcade50. » La traduction, en l’occurrence, doit réussir dans un domaine qui vient perturber la signification (« train du thé » pour « train de Tay »), rappelant avec force l’idée chère à Benjamin selon laquelle la vérité devait être conçue comme un « phénomène exclusivement acoustique51 ».
40Quel sens pourrait-on donner, comme nous y invite Jeffrey Mehlman, à l’apparente traductibilité des contes sur l’imposture et la catastrophe ? Avant toute chose, assurons-nous que cette apparente traductibilité établie entre le « train du thé » et le « train de Tay » peut être généralisée. L’histoire de fraude la plus remarquable des contes radiophoniques de Benjamin se trouve probablement dans « Les escroqueries en philatélie52 ». Ce script est à plusieurs égards riche en significations. D’une part, il témoigne de l’esprit « lilliputien » de Benjamin, de sa passion pour les petites choses. Rappelons, en effet, que le philosophe était, en dehors de son œuvre théorique et littéraire, un grand collectionneur de livres pour enfants, d’objets hétéroclites, de citations, mais aussi de timbres. D’autre part, ce texte, consacré à la contrefaçon et aux autres formes de malhonnêteté des philatélistes, se distingue par l’originalité de l’analyse esthétique qu’il propose. Il va s’agir, pour notre conteur radiophonique, d’étudier un élément intermédiaire de la philatélie : non pas le timbre ni la contrefaçon, mais le cachet postal qui valide et oblitère le timbre.
41Lorsque la philatélie fut lancée sur le marché des collections, un certain nombre de petits États décidèrent de tirer profit du phénomène en ressortant des planches de leurs timbres les plus rares, avec l’intention de les vendre directement aux investisseurs. Ces États étaient ainsi devenus des faussaires de leurs propres productions. Pour contrer l’inflation ainsi provoquée par la malhonnêteté de ces derniers, plus d’un collectionneur eut tendance à faire sienne la maxime « ce timbre est faux, parce qu’il n’est pas oblitéré53 ». Mais la contrefaçon d’un cachet postal étant plus facile à réaliser que celle d’un timbre, rien ne pouvait plus les induire en erreur qu’un tel principe. Le cachet postal n’allait-il pas plutôt permettre au faussaire de masquer n’importe quel point faible ou imperfection laissés dans la contrefaçon ? Ainsi un principe plus fiable pour le collectionneur inverserait la maxime précédente : « le timbre est oblitéré, parce qu’il est faux54 ».
42Afin d’« écouler leurs produits », de « leur permettre de réaliser un bon chiffre d’affaires, mais aussi de se prémunir contre les condamnations », « les faussaires ont trouvé un truc formidable55 », précise Benjamin : proposer explicitement leur faux à la vente, moyennant un prix modeste. Désormais dotés d’une prétendue valeur scientifique, ces « vrais faux timbres » vont alors exempter leurs auteurs d’une quelconque responsabilité délictuelle. Ainsi, leurs revendeurs vont, à leur tour, devenir des escrocs en faisant passer ces contrefaçons pour des timbres authentiques, et ce, à des prix exorbitants. Pour parer cette tendance, certains suggèrent que les véritables timbres soient marqués par un sceau d’authenticité, détenu par une firme connue. L’objection, cependant, n’allait pas tarder à venir : « il leur fut objecté, et à juste titre, qu’un tampon commercial, aussi minuscule soit-il, dénaturerait un timbre authentique56 ». Il serait de loin préférable d’appliquer un tampon stigmatisant les contrefaçons.
43Du fait d’une certaine ambiguïté, le cachet de la poste se définit donc, selon Benjamin, comme un terme intermédiaire. C’est peut-être en cela qu’il représente une menace plus subtile et dévastatrice pour les timbres originaux que les contrefaçons elles-mêmes. Afin de parer aux pertes financières des systèmes postaux provoquées par l’utilisation de faux timbres, l’État avait projeté de supprimer les timbres en les remplaçant par des cachets postaux, note Benjamin. Telle aurait été d’ailleurs la fin du timbre, le crépuscule d’une ère à la suite de laquelle le tampon aurait pu devenir un nouvel objet de convoitise pour les collectionneurs. Benjamin conclut d’ailleurs son émission en ironisant sur l’émergence de ce qu’aurait pu être ce nouveau type de collection :
« Ceux d’entre vous qui ne voudraient pas être pris de court, feraient peut-être bien d’envisager une collection de tampons. Ils sont déjà plus variés, plus complexes et servent de support à la réclame. Les adversaires des timbres-poste, pour se gagner les collectionneurs, ont promis de les orner de paysages, de motifs historiques, de blasons, pour qu’ils deviennent aussi beaux que le furent les timbres dans le temps57. »
44Comme nous venons de le remarquer, le script « Les escroqueries en philatélie » souligne, de manière novatrice, une idée qui constituera l’une des principales questions soulevées par L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, celle de l’introduction des forces techniques dans le cœur même de la production artistique. Alors même que le film, de par sa nature reproductible, paraît avoir affecté définitivement le mode d’être de la peinture, les oblitérations ou les cachets postaux, tel que Benjamin les présente dans cette émission, semblent sur le point de supplanter les timbres eux-mêmes. Ce qui a décliné avec l’apparition de la photographie, puis du film, c’est l’aura de l’œuvre d’art, ce que Benjamin définit comme « une singulière trame de temps et d’espace : apparition unique d’un lointain, si proche soit-il ». Or, la collection de timbres ne cherche-t-elle pas à reconquérir l’aura du plus rares des timbres, « le un cent de la Guyane Britannique, un timbre provisoire émis en 1856 et dont il ne resterait qu’un seul exemplaire58 » ? C’est peut-être finalement cette singularité qui est dissoute par l’inhérente ambiguïté du statut des cachets postaux. Comme Benjamin le pressent : « Il est tout de même assez vraisemblable qu’au siècle de la mécanisation et de la technique, le timbre n’ait plus une très longue vie devant lui59. »
45La question de la reproductibilité technique et de ses conséquences sur la singularité, l’unicité de l’œuvre, se trouve donc au cœur du script « Les escroqueries en philatélie ». Ces derniers instants de l’aura qu’entraperçoit Benjamin dans l’arrivée des cachets postaux sont également relatés, durant les mêmes années, dans sa Petite histoire de la photographie (1931), où le philosophe repère dans le portrait l’ultime refuge de l’aura. Que ce soit dans ce timbre unique, « le un cent de la Guyane Britannique », ou dans « l’expression fugitive d’un visage humain », Benjamin parvient à déceler la présence de l’aura à l’intérieur même d’un art de reproduction mécanique. Comment d’ailleurs ne pas voir ici la mise en abyme du thème de la survie de l’aura ? Benjamin n’évoque-t-il pas, par le biais de la narration, les derniers instants de ce halo mystérieux qui nimbe toute œuvre d’art, sur l’antenne d’une radio, c’est-à-dire d’un médium de reproductibilité technique qui, par nature, tend à faire disparaître toute trace de ce phénomène ?
46Tournons-nous à présent vers un autre script portant sur le thème de la catastrophe, intitulé « La chute d’Herculanum et de Pompéi » et retransmis par la Berliner Funkstunde le 18 septembre 1931. Pompéi fut, semble-t-il, une référence constante pour Benjamin durant son travail sur les passages parisiens. Mentionnons ici l’une des références les plus frappantes que Benjamin emprunta à l’ouvrage Ce qu’on voit dans les rues de Paris de Victor Fournel :
« Qu’une éruption de la butte Montmartre vienne à engloutir Paris, comme le Vésuve a englouti Pompéi, on pourra, après quinze cents ans, retrouver sur nos enseignes l’histoire de nos triomphes militaires et celle de notre littérature60. »
47L’importance que Benjamin semble accorder à la catastrophe de Pompéi se confirme dans l’extrait qu’il emprunte à l’ouvrage de Léon Daudet61, Paris vécu :
« On regarde d’en haut ce peuple de palais, de monuments, de maisons, de masures qui a l’air rassemblé en vue d’un cataclysme, ou de plusieurs cataclysmes, soit météorologiques, soit sociaux62. »
48Tout comme Lyon et Marseille, Paris paraît comme marqué par le destin de Pompéi et la menace sous-jacente d’un effondrement imminent :
« Enfin, le besoin suicidaire est en lui, et, dans la société qu’il forme, plus vif que l’instinct dit de conservation. Aussi ce qui étonne quand on visite Paris, Lyon ou Marseille, du haut du Sacré-Cœur, Fourvières, de [Notre-]Dame de la Garde, c’est que Paris, Lyon, Marseille aient duré63. »
49Ainsi, l’instinct de mort et le « masochisme primaire », son équivalent dans la psychanalyse freudienne, s’inscrivent avec la même force aussi bien dans le paysage urbain, pour Benjamin, que dans la psyché humaine, pour Freud.
50Même si Benjamin hésita souvent à l’admettre, l’ouvrage de Daudet fut un modèle pour la rédaction, à partir de la fin des années 1920, du texte autobiographique Enfance berlinoise64, texte dans lequel l’aspect labyrinthique de la ville est également évoqué. De la même manière que Paris l’a initié aux méandres urbains, Pompéi se présente, dans son émission, comme « le plus grand labyrinthe, le plus grand dédale de la terre65 ». Comme à son accoutumée, Benjamin fonde son récit sur le témoignage d’un survivant. Il faut avouer, remarque-t-il, que « nous sommes aussi bien informés sur la disparition de Pompéi que si elle avait eu lieu de nos jours », et ce, « grâce à deux lettres qu’un témoin de l’éruption du Vésuve adressa à l’historien romain Tacite66 ». Se trouvant à Naples au moment de la catastrophe, l’auteur de ces lettres, Pline le Jeune, observa l’étonnant spectacle du désastre :
« Une nuée noire et effrayante, déchirée par des vapeurs incandescentes formant des sinuosités et des zigzags, s’ouvrait pour donner de longues traînées de feu ; ces dernières ressemblaient à des éclairs, mais elles étaient plus grandes67. »
51Le récit du jeune témoin décrit ainsi la catastrophe comme se produisant à coups d’éclairs dévastateurs. Or, ne retrouve-t-on pas là les « éclairs lumineux » dont faisait part le pêcheur dans le récit sur « La catastrophe ferroviaire du Firth of Tay » ? Par ailleurs, les empreintes capturées par les cendres du Vésuve et leur similarité avec les copies de timbres que les faussaires se sont révélés capables de reproduire confèrent alors à la notion de « trace » un sens significatif dans ces textes radiophoniques. Tel en est le cas dans un passage du script sur Pompéi :
« Les cendres se sont lovées dans les plis des vêtements, dans les nervures de l’oreille, entre les doigts, les cheveux et les lèvres des gens. Et surtout, elles se sont figées bien avant que les cadavres ne se décomposent, de sorte que nous possédons aujourd’hui une série d’empreintes fidèles de gens, certains tombés en pleine course et ayant lutté contre la mort, d’autres attendant calmement la fin68. »
52Ainsi, grâce à ces empreintes conservées dans la roche, nous possédons aujourd’hui « l’image parfaitement nette et parfaitement fidèle de gens qui ont vécu il y a deux mille ans69 ». À cette reproduction que nous pourrions qualifier de « naturelle » correspond la reproduction technique utilisée par les faussaires dans le texte radiophonique sur la philatélie :
« Ils envoient des dépliants à de petits marchands de timbres, vantant la reproduction parfaite de timbres qui n’ont plus cours, leurs factures remarquables grâce à un tout nouveau procédé, l’exactitude mathématique des illustrations, de la surcharge, des couleurs, du papier, des filigranes, des dentelures – sans oublier des oblitérations70. »
53C’est en l’occurrence cette étonnante fidélité de la reproduction qui se trouve au cœur de ces deux contes radiophoniques, permettant par là même à Benjamin d’établir, une fois encore, un pont entre le thème de l’escroquerie et celui de la catastrophe.
54Avant de s’intéresser à ces étonnantes empreintes laissées dans la pierre, Benjamin s’attache à raconter à ses jeunes auditeurs l’histoire du volcan, et ce, en faisant allusion à deux événements. D’une part, nous apprenons que le Vésuve servit de cachette au chef des esclaves romains, Spartacus, ainsi qu’à toute son armée – Benjamin percevant peut-être à travers le volcan l’emblème de la violence prolétarienne. D’autre part, Benjamin conclut son émission en insistant sur le temps qu’il fallut pour élucider les causes de ce phénomène naturel sans précédent. Parmi les nombreux vestiges retrouvés par les archéologues sur le site, Benjamin retient une inscription pour le moins énigmatique :
« Mais parmi ces centaines d’inscriptions, il en est une, dont nous avons tout lieu de croire qu’elle fut la dernière, et qu’elle est de la main d’un juif ou d’un chrétien, versé en ces choses, qui écrivit sur le mur en voyant le feu menacer la ville : “Sodome et Gomorrhe”, telle est l’ultime et inquiétante inscription murale de Pompéi71. »
55La référence théologique finit ainsi par obtenir le dernier mot, supplantant par là même toute référence au marxisme que nous avions pu déceler précédemment dans l’anecdote sur Spartacus.
56De « train du thé » à « train de Tay », des escroqueries en philatélie à la destruction de Pompéi, il n’y a, semble-t-il, qu’un pas à franchir pour Benjamin. Ce dialogue constant entre, d’un côté, la question de l’imposture, et de l’autre, celle de la catastrophe, découle, en réalité, de la méthode singulière que réclame l’interprétation de ces contes radiophoniques. En effet, comment aborder ces textes auxquels Benjamin n’a jamais véritablement consacré de réflexion théorique si ce n’est par le recours à ce que Ludwig Wittgenstein nommait la « ressemblance de famille72 » ? À l’origine, ce terme, rappelons-le, désigne le fait de rechercher dans la physionomie du nouveau-né des traits qui l’apparentent à tel ou tel membre de sa famille. Or, la « ressemblance de famille » ne se limite pas à une coutume de reconnaissance intime, et s’inscrit dans un paradigme qui structure notamment l’épistémologie des sciences, l’anthropologie, ou bien encore le langage, comme c’est le cas pour Wittgenstein. De manière similaire, notre analyse des contes vise à repérer des « airs de famille », des correspondances à l’intérieur même de ces textes, mais également entre ceux-ci et d’autres écrits philosophiques, esthétiques ou littéraires de l’œuvre de Benjamin.
57Si l’Ancien Testament et l’Apocalypse auxquels l’inscription mentionnée à la fin du script sur Pompéi fait référence constituent un élément de compréhension important dans le cadre de notre analyse, « La catastrophe du Firth of Tay » paraît également contenir une dimension théologique notable. En effet, la locomotive traversant le Tay semble accomplir une mission que nous pourrions presque qualifier de messianique ou d’« angélique », selon cette phrase du poète Ludwig Pfau, que Benjamin a retranscrite dans son essai sur Eduard Fuchs :
« Il est tout à fait inutile […] de devenir un ange, et les chemins de fer valent mieux que la plus belle paire d’ailes73 ! »
58Comme le remarque Jeffrey Mehlman, un dernier élément permet de souligner la traductibilité mutuelle entre les contes sur l’escroquerie et ceux sur la catastrophe. Il s’agit de l’allusion au cabaliste que fait Benjamin à propos du collectionneur, dans un texte singulier de Sens unique intitulé « Boutique de timbres » :
« Qui s’occupe des oblitérations doit être un détective qui possède les signalements des bureaux de poste les plus suspects, un archéologue qui possède l’art de dégager le torse des noms de lieu les plus exotiques, un cabaliste qui possède l’inventaire des dates pour tout un siècle74. »
59Tout en facilitant peut-être leur perméabilité, nous remarquons ici que le « cabalisme », le messianisme et l’Apocalypse investissent nos deux séries de récits radiophoniques portant sur l’escroquerie et la catastrophe. Toutefois, avant de développer plus précisément cette idée, nous aimerions approfondir notre analyse de la catastrophe telle que Benjamin la conçoit dans ses Lumières pour enfants en nous tournant, maintenant, vers « Le tremblement de terre de Lisbonne ».
60Si le fait que la ville antique de Pompéi fut elle-même le théâtre d’un séisme seize ans avant d’être détruite par le Vésuve peut constituer à lui seul le lien thématique entre le script de Pompéi et celui de Lisbonne, c’est précisément sur la différence entre ces deux phénomènes naturels que le script sur Lisbonne semble se fonder. Avant de raconter l’histoire de ce terrible événement, Benjamin se compare, dans sa tâche de journaliste radiophonique, à un scrupuleux pharmacien du temps :
« Mes poids, ce sont les minutes, et je dois peser combien de ceci et combien de cela pour réussir mon mélange75. »
61Son texte, qui combine, dans des doses précisément calibrées, témoignages, théories scientifiques, et récits historiques, offre ainsi un équivalent temporel de son travail de conteur radiophonique. Cela n’est pas sans rappeler le texte « À la minute ! », dans lequel est évoqué le silence de mort que doit affronter le journaliste au micro lorsque, submergé par l’émotion, il se met à confondre sur l’horloge l’aiguille des secondes et celle des minutes, et se retrouve contraint de combler quatre longues minutes de silence.
62D’un point de vue historique et culturel, le tremblement de terre de Lisbonne de 1755 fait son entrée dans l’imaginaire européen en devenant l’objet principal du débat philosophique des Lumières sur le thème de la Providence. Comme l’écrit Voltaire à Jean-Louis Tronchin le 24 novembre 1755, soit trois semaines après le désastre :
« Voilà, monsieur, une physique bien cruelle. On sera bien embarrassé à deviner comment les lois du mouvement opèrent des désastres si effroyables dans le meilleur des mondes possibles. Cent mille fourmis, notre prochain, écrasées tout d’un coup dans notre fourmilière, et la moitié périssant sans doute dans des angoisses inexprimables au milieu des débris dont on ne peut les tirer. Je me flatte qu’au moins les révérends pères inquisiteurs auront été écrasés comme les autres. Cela devrait apprendre aux hommes à ne point persécuter les hommes, car tandis que quelques sacrés coquins brûlent quelques fanatiques, la terre engloutit les uns et les autres76. »
63Une « physique bien cruelle » à laquelle personne n’échappe, Voltaire confirmant, par là même, son scepticisme à l’égard de la Théodicée de Gottfried Wilhelm Leibniz et de la bienveillance divine que ce dernier défend. Ironique à l’égard du philosophe allemand, il note que, à la suite de cette catastrophe, l’unique dégât dans sa demeure et peut-être même dans tout Genève est une « bouteille de vin muscat qui est tombée d’une table, et qui a payé pour tout le territoire ». Attentif aux séismes locaux, Voltaire informe l’Europe sur l’ampleur du séisme. Avec son Poème sur le désastre de Lisbonne rédigé en décembre 1755, il invite ceux convaincus par la Providence à contempler les ruines de Lisbonne pour examiner le mal présent dans la nature. En agissant de la sorte, le philosophe s’oppose également à Jean-Jacques Rousseau qui rédige sa Lettre sur la Providence dans le courant de l’été 1756. Disculpant la nature et incriminant la société, Rousseau y soutient la thèse optimiste du « Tout est bien ». Dans la lettre qu’il adresse à Voltaire le 18 août 1756, il mentionne le séisme du Valais pour relativiser celui de Lisbonne, en incriminant notamment l’entassement urbain comme facteur social amplificateur de la catastrophe. Pour Rousseau, la nature est innocente, l’organisation sociale est corrompue et le mal du séisme incombe aux hommes. Or, quelle réception Benjamin fait-il de ce débat philosophique, dans le cadre de son émission radiophonique ?
64L’aspect le plus frappant du traitement pédagogique que le philosophe fait de ce désastre réside paradoxalement dans un manque d’intérêt pour le contexte des Lumières. Il mentionne en passant la fascination d’Emmanuel Kant pour le tremblement de terre et son invention de la sismographie mais, quand vient l’heure pour Benjamin de conclure son intervention, les vues kantiennes sont jugées erronées, signifiant que l’émission ne concerne pas l’opposition entre l’ordre providentiel et le mal apparent, mais bien plutôt celle s’établissant entre les volcans et les tremblements de terre.
65« Des Grecs à Kant et jusque vers 187077 », on croyait que les tremblements de terre étaient provoqués par les gaz et les vapeurs provenant du centre de la Terre. Des découvertes plus récentes ont conduit à des conclusions radicalement différentes, précise Benjamin : les tremblements de terre « ne proviennent pas du centre de la Terre, qu’aujourd’hui encore on s’imagine liquide ou pour être plus précis boueux, de la boue en fusion, mais sont dus à des phénomènes dans la croûte terrestre78. » À l’intérieur de cette dernière, note Benjamin, règne une absolue instabilité : « Les masses s’y déplacent constamment pour maintenir un équilibre. » D’incroyables tensions sont ainsi générées au niveau des plaques, qui se heurtent et se répartissent en formant un nouvel équilibre ; telle est la présentation que propose Benjamin des plaques tectoniques. Ce qu’il y a de plus frappant en cela, c’est la rupture avec l’utilisation de l’image expressive du volcan, selon laquelle la surface recevrait la turbulence d’un centre interne. Au contraire, un tel recours à l’expressivité prouverait le manque de sérieux et de considération des séismes. À cela, Benjamin préfère souligner l’ampleur des dégâts causés par le tremblement de terre de Lisbonne : la zone touchée fut une incroyable surface de « 2,5 millions de kilomètres carré79 ». En insistant sur la violence d’une telle catastrophe et sur la tragédie humaine qu’elle provoque, Benjamin entend relativiser le sentiment de puissance dominatrice de l’homme sur la Nature, comme c’est le cas pour le conte suivant, « Le Mississippi et l’inondation de 1927 ».
66Si ce texte fut parmi les derniers de Benjamin à être radiodiffusés, il est sans conteste le plus « mouvant ». Benjamin commence son récit en évoquant l’apparente linéarité du grand fleuve telle qu’elle apparaît sur la carte : « Vous y verrez une ligne un peu sinueuse pleine de méandres mais se dirigeant finalement assez nettement du nord vers le sud […]80. » Cette apparente netteté est connue de ceux qui fréquentent le fleuve pour être une illusion, car le Mississippi est « constamment en mouvement81 » :
« À 10 ou même 50 miles du tracé actuel du fleuve, on trouve d’innombrables lacs, lagunes, marais et canaux, dont les formes prouvent bien qu’ils ne sont qu’un segment de l’ancien lit du fleuve, qui s’est entre-temps décalé vers l’ouest ou l’est82. »
67Le lit du Mississippi se trouve ainsi dans un état de changement permanent : « Jamais il ne se satisfait du lit qu’il a lui-même creusé83. » Le caractère imprévisible de la nature que souligne ici Benjamin contraste nettement avec les vains efforts humains destinés à maîtriser cette dernière. D’un point de vue formel, le problème central posé par le script de cette émission réside dans le maintien de la « linéarité » de la ligne – son Eindeutigkeit – et dont l’unidirectionnalité dépend de l’assurance de sa destination, à savoir : la grande ville commerciale de la Nouvelle-Orléans. En 1927, remarque Benjamin, cette dernière fut grandement menacée par la montée des eaux et les autorités décidèrent, en prenant le risque d’une guerre civile, de « dynamiter les digues en amont de la ville pour que l’eau trouve une échappatoire dans les champs84 ». Ordonnée par le gouvernement fédéral, la destruction de la levée de Caernarvon fut, selon Benjamin, « l’épisode le plus terrible et le plus désolant de la grande inondation de 1927 » : les paroisses de St. Bernard Parish et Upper Plaquemines furent plongées sous les eaux et des milliers de personnes trouvèrent la mort.
68Pour la première fois dans ces émissions pour enfants, l’ombre de l’autoritarisme politique fait son apparition. Sous la forme d’un gouvernement aveuglé par des intérêts stratégiques et économiques, le désastre prend une ampleur politique où le sacrifice de terres et de milliers d’individus devient une nécessité pour le sauvetage de la « capitale », mettant ainsi à nu le cynisme et la cruauté des dirigeants. Comme le note Benjamin, la réaction des populations civiles ne se fit toutefois pas attendre : une « guerre civile acharnée » entre « les farmers les plus pauvres85 » organisés en milices et les riches dirigeants de métropoles vint s’ajouter aux horreurs de la catastrophe. Afin de contrer cela, l’état de siège fut décrété et les forces armées envoyées. En pointant la destruction du réseau de digues du Mississippi, Benjamin dénonce ainsi la tendance autodestructrice d’un pays poussé, par ses propres intérêts, à commettre le pire, en réduisant à néant l’un des « plus grands travaux entrepris par la nation américaine86 ». Plus encore, le désastre de 1927 possède un pouvoir révélateur, non moins redoutable, de la terreur raciale opérant dans la « jungle humaine du Mississippi87 », celle-là même où sévit le Ku Klux Klan et à laquelle Benjamin promet de consacrer l’une de ses prochaines interventions.
69Parmi les différents éléments sur lesquels s’appuie Benjamin pour structurer son propre récit, l’histoire relative à la région de Natchez occupe une place singulière. On apprend ainsi que, durant l’inondation de 1927, trois frères se sont réfugiés sur le toit d’une ferme et voient l’espoir de leur sauvetage disparaître avec la montée des eaux. Louis, le survivant de ce drame, se souvient du bateau ignorant les cris et les appels de détresse lancés par lui et ses frères : « Je me rappelle simplement que nous étions devenus comme fous88. » Démuni, il assiste alors à la noyade de ses frères, emportés par le courant. Aussi brève que tragique, l’anecdote rapportée ici a sans doute eu l’effet d’un choc chez les jeunes auditeurs de l’époque. Or, comme le note très justement Susan Scott Parrish dans son étude, Benjamin semble avoir pris quelques libertés en présentant le récit de Louis comme authentique :
« L’histoire des trois frères, que Benjamin tient à ce que nous la considérions comme de première main, n’a jamais eu lieu. Ou du moins pas dans le Mississippi. Elle s’est passée dans le village français de Saint-Jory, ou plutôt se passe dans une nouvelle écrite par Émile Zola sur Saint-Jory en 1880 sous le titre L’Inondation. Du nom du narrateur – Louis – au frère qui crache dans le fleuve, au bateau qui tourne en cercles avant de disparaître et aux voix lointaines des survivants perchés sur le clocher de l’église, tout dans le récit de Natchez de Benjamin est tiré de l’histoire de la crue française de Zola, mais condensé en une sorte de fable89. »
70Si Benjamin se plaît ainsi à brouiller les pistes, quitte parfois à altérer la vérité historique, son apparente maîtrise du récit semble aussi le dépasser. Dans le passage précédemment évoqué, la narration le conduit involontairement à faire surgir chez lui un désir morbide inconscient. L’évocation de l’histoire – fictive – des trois frères prend en effet une signification presque prémonitoire quant au sombre destin qui l’attend. En cela, contrairement à la première partie de l’émission, le récit des trois frères frappe moins par ses liens avec La tâche du traducteur qu’avec l’anticipation de la vie future de Benjamin. Comment ne pas percevoir, dans la suite du témoignage cité par Benjamin, l’annonce de son propre suicide ? Car il s’agit bien de cela : juste avant que des bateaux n’arrivent sur les lieux pour le secourir, l’un des personnages, désespéré, se jette à l’eau et fait un dernier adieu à ses frères, leur avouant alors qu’il ne réapparaîtra jamais : « Mauvais nageur, sans doute ne fit-il rien pour se sauver. Il ne voulait pas survivre à notre ruine et à la mort des êtres chers90 ».
71Depuis longtemps déjà, l’idée du suicide avait effleuré l’esprit de Benjamin, bien avant qu’il ne décide d’évoquer en 1932 le récit des frères de Natchez. Comme le rapporte Gershom Scholem, le philosophe avait envisagé, dès l’année précédente, la possibilité de passer à l’acte soit dans sa chambre d’hôtel, soit dans un studio de radio : « La plupart du temps, je me posais des questions sur mon projet : était-il inéluctable ? Valait-il mieux le mettre à exécution ici au studio ou à l’hôtel91 ? » À cette époque, Benjamin n’hésite d’ailleurs pas à se comparer lui-même à « un naufragé qui reste à flot en grimpant jusqu’au sommet d’un mât qui est déjà en train de se désintégrer. Mais de là, il a encore une chance d’appeler au secours92 ». Difficile donc de lire les témoignages sur le « dernier jour » de Benjamin sans avoir à l’esprit le suicide du frère de Louis. Lisa Fittko, qui accompagna Benjamin à l’été 1940 dans la pénible traversée des Pyrénées, évoque les vains efforts du philosophe pour assurer son passage sur un bateau dans « l’atmosphère apocalyptique » de Marseille, son univers de « navires imaginaires » et de « capitaines légendaires93 ». Une remarque, une fois encore, qui résonne étrangement avec l’épisode radiophonique des frères de Natchez :
« Alors que le bateau passait, silencieux et noir, nous l’avons traité de lâche. Était-ce vraiment un bateau ? Je ne le sais toujours pas. Et en partant, il a emporté notre dernier espoir94. »
72Toutefois, ce qui semble le plus rapprocher le témoignage des frères de la mort de Benjamin correspond au rythme de sa conclusion. À peine apprenons-nous que Bill, l’un des frères, a sauté dans un ultime élan de désespoir, que les services de secours locaux décident, avec un retard tragique, de rechercher les disparus :
« On avait mobilisé plus de cinquante mille bateaux, canots à moteur, steamers. Le gouvernement alla jusqu’à réquisitionner les yachts, pour participer aux travaux de sauvetage. Des escadrilles d’avions prenaient l’air jour et nuit, à l’instar de ceux qui, l’année précédente, guidés par Charles Lindberg, avaient apporté vivres et médicaments aux Chinois affamés, coupés de tout moyen de communication, dans la vallée du Yang-tsé Kiang95. »
73Comme le note Lisa Fittko, il en sera de même pour la disparition de Benjamin :
« Tout ce qui comptait pour lui, c’était de mettre son manuscrit et sa personne hors d’atteinte de la Gestapo. L’ascension des Pyrénées l’avait épuisé et, il m’en avait avertie, il ne se jugeait pas capable de recommencer. Mais il avait tout prévu : il s’était muni d’une dose de morphine suffisante pour mettre fin à ses jours. Impressionnés et émus par son suicide, les Espagnols accordèrent aux Gurland l’autorisation de poursuivre leur route96. »
74Dans une lettre datée du 10 octobre 1940, Grete Freund, qui faisait alors partie des compagnons de route de Benjamin, considérera à son tour comme « la chose la plus tragique97 » le fait que ce dernier aurait pu, à quelques heures près, passer sans encombre la frontière espagnole.
75Qu’il s’agisse de la « route du rhum » ou de la linéarité du Mississippi, l’existence de la ligne se conçoit, à chaque fois qu’elle est abordée par Benjamin, comme une barrière face au débordement d’un liquide menaçant : l’alcool dans « Les Bootleggers » et le fleuve dans l’épisode sur l’inondation de 1927. Tel est, en tout cas, l’objectif des digues bordant le Mississippi ainsi que celui des patrouilles de gardes-côtes chargées d’empêcher toute entrée d’alcool dans les eaux territoriales. Cependant, dans le cas du fleuve, la ligne, dans la mesure où son existence dépend de sa finalité – la ville commerciale –, ne peut être protégée qu’à l’aide de « ses propres moyens », la Nouvelle-Orléans ne pouvant être sauvée des eaux que par la destruction des digues qui va inonder, par la suite, les fermes situées aux alentours. Un élément similaire ressort du texte sur les bootleggers. Benjamin y fait référence aux récentes élections nationales dans lesquelles la Prohibition a joué un rôle important. Si cette loi a rencontré un grand nombre d’opposants, c’est parce qu’elle était transgressée « par la moitié de la population, transformant ainsi les adultes en enfants désobéissants, tentés par l’interdit » et que son application coûtait « une fortune à l’État, et la vie à de nombreuses personnes98 ». Les seuls à demander le maintien de cette loi furent, contre toute attente, les bootleggers, remarque Benjamin. Ainsi, le maintien de cette ligne – la « route du rhum » – était défendu par ceux-là même qui profitaient de sa transgression, de la même manière que la linéarité du Mississippi ne pouvait être préservée qu’au moyen de sa propre violation, à travers la levée des digues.
76Cette permutabilité constante entre les récits de catastrophes et les histoires d’impostures trouve dans la conférence radiophonique consacrée à Naples, ne serait-ce que par la faible distance qui la sépare de Pompéi, un étonnant aboutissement. En effet, comme le note Jeffrey Mehlman, Naples, grâce à sa réputation de « capitale de l’escroquerie », allie la question de la contrebande et celle de la catastrophe. À plusieurs égards, « Naples » constitue un écrit unique au sein des Lumières pour enfants. S’il est le seul récit de voyage de cet ensemble, il est également la seule adaptation radiophonique d’un article précédemment écrit pour un public adulte99. En effet, Benjamin publie, en collaboration avec la dramaturge et révolutionnaire lettonne Asja Lacis, un texte éponyme, dans lequel les thèmes de l’escroquerie et de la catastrophe semblent se rejoindre :
« Tout ce que l’étranger convoite, admire et paie est “Pompéi”. “Pompéi” rend irréfutable l’imitation en plâtre des restes d’un temple, le collier fait à partir d’un bloc de lave et la personne pouilleuse du guide pour étranger. Ce fétiche est d’autant plus miraculeux qu’il a été vu par un très petit nombre de ceux qu’il nourrit100. »
77Ainsi, Pompéi parvient à signaler implicitement la tendance napolitaine à l’escroquerie à travers la notion de « fétiche » qui, comme un geste de l’Antiquité adressé à la modernité, nous rappelle le Livre des passages (Passagen-Werk). De plus, c’est durant un séjour à Naples, où il assistait à un congrès international de philosophie organisé à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de l’université, que Benjamin, s’éloignant très vite des festivités, visita Pompéi.
78D’une certaine façon, les auditeurs de Benjamin sont témoins d’« une seule et unique catastrophe101 » qui ne cesse de se répéter au fil des émissions. La catastrophe permanente à laquelle Benjamin fait allusion dans ses thèses présentées dans Sur le concept d’histoire constitue ainsi une méditation sur le messianisme entreprise dès le début des années 1930, période pendant laquelle il réalise ces contes radiophoniques, parallèlement à sa réflexion philosophique. Mais qu’en est-il alors des autres textes portant sur le thème de la contrebande ? Cette autre série de scripts radiophoniques regroupe beaucoup plus de personnages que ceux que nous avons analysés jusqu’ici. Il y a d’abord un texte portant sur « Les bandes de brigands dans l’ancienne Allemagne », un autre sur les impostures de Caspar Hauser, un troisième relatant les pratiques magiques du Docteur Faust, et un dernier sur les péripéties de l’infâme Cagliostro.
3. Histoires d’imposteurs et de « faux messies »
79À l’époque où il réalise ses émissions pour enfants, Benjamin porte une grande attention aux recherches théologiques de son ami Gershom Scholem sur la mystique juive et plus précisément sur Sabbataï Zevi102, le célèbre « faux messie » du xviie siècle. Ce fut un sujet dont Scholem et Benjamin discutèrent longuement en 1927 :
« Benjamin fut […] le premier à qui je racontai la découverte, pour moi très surprenante, de la théologie sabbatianique, c’est-à-dire d’un antinomisme messianique développé, à partir de concepts strictement juifs, à l’intérieur du judaïsme103. »
80Durant une soirée « inoubliable104 » passée au Café Dôme de Montparnasse, Scholem présenta à ses deux interlocuteurs, Walter Benjamin et Franz Hessel, le fruit de ses dernières recherches :
« Dans les écrits rédigés par Abraham Miguel Cardoso pour la défense de l’hérésie sabbatianiste, écrits que je venais d’étudier à Oxford, il y avait une sorte d’étincelle vive que j’avais ressentie et qui se communiqua aussi à mes interlocuteurs105. »
81Mais en quoi consiste la doctrine sabbatianiste ? Pour le comprendre, il ne semble pas exister de meilleur point de départ que la lecture du texte « Sabbatianisme et hérésie mystique106 » figurant dans l’ouvrage de Scholem intitulé Les grands courants de la mystique juive. À en croire son auteur, Sabbataï Zevi « possédait la constitution d’un maniaque déprimé107 » et s’adonnait à des « actes qui allaient à l’encontre de la loi religieuse108 ». Venant chercher des soins auprès du jeune Nathan de Gaza, celui-ci l’aurait alors convaincu de « l’authenticité de sa mission messianique109 ». Les deux hommes voyagèrent durant plusieurs semaines et traversèrent plusieurs régions de Palestine où Sabbataï fut acclamé comme le Sauveur des Juifs. Une théologie cabaliste fut alors développée par Nathan, le prophète de ce mouvement, afin d’adapter la psychose de Zevi à son nouveau rôle historique. Les choses devinrent plus délicates lorsque le sultan turc demanda au Messie sabbatéen de se soumettre à l’islam, sous peine de mort. Sabbataï Zevi obéit sur-le-champ, laissant ainsi les peuples qu’il avait ralliés à sa cause dans le terrible dilemme de la reconnaissance d’un messie apostat.
82C’est sur ce point que la théologie antinomiste du sabbatianiste, telle que Scholem la décrit, prend tout son sens. Celle-ci consiste finalement à relativiser le scandale d’un messie apostasié en le définissant comme la condition d’une possible rédemption. Autrement dit, la tâche du messie consiste à s’abaisser au niveau du Mal afin de le vaincre de l’intérieur. Une attitude qui se confirmera d’ailleurs dans l’évolution de ce courant puisque les « radicaux » sabbatianistes prétendaient que l’obligation leur était faite de suivre l’exemple de leur « roi » apostasié et de mettre en scène leurs propres transgressions de la Loi biblique. C’est « cette particularité qui donna au mouvement son caractère spécial à partir du moment où il fut reconnu comme une autorité religieuse110 » et qui conduisit Jacob Frank, leader sabbatianiste polonais du xviiie siècle, à inviter ses fidèles à se convertir au catholicisme. Le sabbatianisme était ainsi devenu une sorte de marranisme111 « volontaire », en vertu duquel on pouvait prétendre être juif sans en avoir l’apparence ou le faire-valoir.
83Dès lors, le tournant le plus surprenant dans la réflexion de Scholem repose sur le fait qu’il situe la Haskala112, non pas comme la prise de recul à l’égard d’une religion ou d’un mysticisme juifs, mais plutôt comme une réalité rendue possible surtout par la tradition sabbatianiste de la transgression mystique. En effet, la Haskala, tel que ce dernier la présente dans son ouvrage, se définit comme l’effort désespéré du judaïsme de masquer la conscience de ses origines dans un discours d’apocalypse et de résurrection représenté par le sabbatianisme. Quant à lui, Benjamin fera part, dans ses thèses Sur le concept d’histoire, d’une réflexion analogue à propos, cette fois-ci, de la social-démocratie qui, « en l’espace de trois décennies, […] parvint presque à effacer le nom de Blanqui, dont les accents d’airain avaient ébranlé le xixe siècle113 ».
84L’analyse des contes radiophoniques que nous avons menée jusqu’ici nous a permis de distinguer deux principales catégories à l’intérieur de ces petits textes fragmentaires : les histoires d’escroquerie, d’une part, et les récits de catastrophes, d’autre part. Suivant l’étude de Jeffrey Mehlman, nous nous sommes alors aperçus que ces catégories ont révélé, dans les trois exemples que nous avions sélectionnés, leur « traductibilité ». Désormais, nous pouvons repérer un troisième élément de caractérisation de ces écrits radiophoniques à destination de la jeunesse.
85De par ses liens fondamentaux avec la question de la catastrophe et la philosophie de l’histoire, la question du « faux messianisme » qu’étudie Scholem semble également apparaître dans les contes radiophoniques de Benjamin. Mais de quelle manière au juste se manifeste la figure du « faux messie » dans ces programmes destinés à la jeunesse ? Si tel est le cas, ne devient-elle pas également l’occasion pour Benjamin de « donner toute sa chance au ferment juif inhérent à sa pensée114 » ? Avant toute chose, revenons brièvement sur le personnage de Sabbataï Zevi, tel que Scholem nous le dépeint. Le « faux messie » de Smyrne nous est décrit comme un maniaco-dépressif contraint par la force d’abjurer ses convictions religieuses. Si Sabbataï Zevi peut apparaître au premier abord comme un imposteur, il s’agit surtout d’un homme ayant choisi de mener une existence dans le Mal et c’est peut-être l’une des principales caractéristiques du leader du mouvement sabbatianiste qui ait retenu l’attention de Benjamin. Parmi les différentes émissions réunies dans le recueil Lumières pour enfants, n’est-ce pas la figure du « faux messie » qui semble se profiler au travers des bandes de brigands, des sorcières, des escrocs et autres bootleggers en tous genres ? Car un des traits les plus importants de la vie de Sabbataï Zevi est d’avoir transgressé publiquement l’interdit religieux, d’avoir passé outre les principes fondamentaux de la Torah. Or, si l’on peut aisément ranger la figure du « faux messie » et de ses doubles parmi ce que Benjamin nomme « les manifestations les plus obscures de l’existence », la question prend une tout autre complexité lorsqu’on tente d’inscrire ces mêmes individus dans l’histoire. Quelle place y occupent donc, aux yeux du philosophe, le messie sabbatéen, les brigands, les escrocs ou bien encore les sorcières ? Et surtout, au sein de quelle histoire ?
86À partir de 1926, la question de l’histoire devient primordiale pour Benjamin, même si cette dernière sous-tendait déjà son livre sur le drame baroque allemand. Sa réflexion se tourne progressivement, au contact de Lacis et de Brecht, vers un matérialisme historique. S’effectue alors, comme le note Stéphane Mosès, « le passage du paradigme esthétique au paradigme politique de l’histoire » :
« Il s’agit d’une réinterprétation de l’instance de présent de l’historien, conçue dans l’Origine du drame baroque allemand comme une instance esthétique, et comprise, à partir des premières notes préparatoires au Livre des passages, comme une instance politique115. »
87Ce changement dans la conception benjaminienne de l’histoire se manifeste avant tout par une évolution de l’attitude de l’historien. Si ce dernier était représenté dans les travaux sur le Trauerspiel comme un artiste qui, par la contemplation des idées et une « écriture quasi poétique116 », parvenait à accéder à la compréhension des faits historiques, il en va tout autrement à la fin des années 1920, et ce, dès la rédaction des premières notes du Livre des passages. Désormais, l’historien se montre méfiant à l’égard d’une conception strictement contemplative et abstraite de l’histoire. Ce qui l’intéresse dorénavant se situe dans l’actualité de l’instant historique :
« Comprendre l’actualité comme l’autre face de l’éternité, celle qui est nichée dans l’histoire, et relever l’empreinte de cette face cachée117. »
88Autrement dit, la tâche de l’historien consistera à révéler, voire à « réveiller » cette face cachée de l’histoire. Pour Benjamin, l’objet historique n’est jamais donné mais doit être construit au moyen d’une écriture éclairée et « réveillée » :
« La nouvelle méthode dialectique de l’histoire […] se présente comme l’art de connaître le présent comme un monde de veille auquel se rapporte en vérité ce rêve que nous appelons passé. […] Le rêve est la révolution copernicienne, c’est-à-dire dialectique, de la remémoration118. »
89Remémorer les oublis du passé pour les réactualiser dans l’expérience présente, écrire l’histoire à l’envers, à partir du présent conçu comme le lieu même de la vérité, telles sont désormais les missions de l’historien. Quid alors des brigands, escrocs, sorcières et autres « faux messies » auxquels le philosophe redonne vie par le biais du microphone ? Certes, nous avons bien là des oubliés, des « sans-paroles » de l’histoire119. Cependant, force est de constater que l’existence de ces personnages dont parle le philosophe à ses jeunes auditeurs s’ancre dans le Mal : le brigand est un malfaiteur pillant à main armée, l’escroc celui qui obtient quelque chose d’une personne par artifice, la sorcière celle qui conclut un pacte avec le diable afin de prononcer des maléfices, le « faux messie » – du moins celui incarné par Sabbataï Zevi – celui qui, par une attitude profondément blasphématoire, se livre à des actes contraires à sa religion et exhorte ses fidèles à l’imiter. Pour quelles raisons Benjamin s’efforce-t-il donc de donner le droit de cité à ces « muets » de l’histoire ? Sa conception de l’histoire inspirée par le marxisme n’aurait-elle pas dû plutôt l’inciter à mettre en lumière la vie d’opprimés et d’esclaves ? Pourquoi s’intéresser à des personnes malveillantes ? La question est d’autant plus surprenante qu’elle se voit doublée d’une dimension morale, généralement étrangère à la réflexion connue du philosophe :
« Doit-on parler de ces choses aux enfants ? Doit-on leur parler des escrocs et des criminels qui, pour se faire une fortune en dollars, ne respectent pas les lois et à qui cela réussit le plus souvent ? Oui, c’est une question que l’on peut se poser, et j’aurais mauvaise conscience, je crois, si je me contentais de vous faire claquer les “pétards” aux oreilles120. »
90Derrière les délits et les maux commis par les bandes de brigands121, les escrocs et les sorcières, n’est-ce pas plutôt l’aspect à la fois mystérieux et lumineux de ces derniers que Benjamin tente de révéler ? Car, au fond, que ce soient les bootleggers, le comte Cagliostro, les impostures de Caspar Hauser ou bien les actes impies d’un « faux messie », ce sont surtout les différentes facettes de telles existences dans le Mal122 qui intéressent notre conteur radiophonique. De la même façon, c’est peut-être aussi l’occasion de (re)transmettre à ses jeunes auditeurs une « éducation à l’ambiguïté », pour reprendre les mots du philosophe Maurice Merleau-Ponty123, et l’idée que la réalité qui nous entoure se distingue avant tout par une profonde complexité, composée de mille couleurs. Les bootleggers sont bel et bien des contrebandiers d’alcools mais ce sont aussi des citoyens américains qui, au début des années 1930, ont défié la prohibition et le puritanisme en vigueur. Comment alors ne pas percevoir en eux les révélateurs de l’absurdité et de l’inefficacité de telles lois ? Des lois qui, enfreintes par la moitié de la population, ont pour principal effet, remarque Benjamin, d’infantiliser les individus tout en engageant de lourdes dépenses publiques.
91Quant aux sorcières qui mènent une vie au service du Mal, elles furent également les victimes, à partir du xve siècle, des persécutions orchestrées par l’Église sous couvert d’arguments politico-scientifiques. Les procès de sorcellerie, écrit Benjamin, « furent le plus terrible fléau de cette époque avec la peste124 » :
« Ils se propagèrent comme elle, comme elle passèrent d’un pays à l’autre, eurent leur point culminant pour décroître momentanément, n’épargnant ni enfants ni vieillards, ni riches ni pauvres, ni juristes ni maires, ni médecins ni scientifiques ni chanoines ; tous devaient monter au bûcher, qu’ils soient gens d’église ou charmeurs de serpents et bateleurs, sans parler des femmes, en nombre infini, de tout âge et de toute condition. »
92Allant à l’encontre de toute stigmatisation, Benjamin s’efforce donc d’attiser la curiosité de ses auditeurs à l’égard des marginaux dont il narre l’histoire et d’inciter ces premiers à devenir de plus fins observateurs de la réalité. Toutefois, notre étude s’avérerait incomplète si nous nous arrêtions à ces considérations somme toute préliminaires. Car comment ne pas percevoir, à travers la présence du « faux messie » dans les émissions radiophoniques du philosophe, le « ferment juif » qui est à l’œuvre ? Plus précisément, en quoi la figure de Sabbataï Zevi dont nous avons essayé de dévoiler la présence dans ces Lumières pour enfants permet-elle d’en révéler l’aspect théologique ?
93Dans son étude sur Les grands courants de la mystique juive, Scholem insiste sur la particularité des actes et des rituels sabbatianistes : les fidèles de Zevi étaient invités à accomplir des « actes contradictoires que [leur messie] sembl[ait] avoir regardés dans son état d’exaltation comme des actions sacramentelles125 ». Mais, finalement, notre conteur radiophonique ne pose-t-il pas ici la question du Salut ? Si ce dernier passe par la réminiscence des personnages oubliés, comme l’affirme Benjamin, il semblerait que l’écriture radiophonique réunisse les conditions nécessaires d’une possible rédemption de ces « mauvais esprits ». En énumérant au micro les méfaits des brigands et autres charlatans, le philosophe rend justice aux oubliés de l’histoire. Ces « vies infâmes » que Benjamin relate à ses jeunes auditeurs attestent également la singularité de la démarche de celui qui rédigera quelques années plus tard les thèses sur la philosophie de l’histoire. Comme le note très justement le philosophe Ami Bouganim, Benjamin vise « l’avènement d’une ère qui exclurait toute déchéance et toute décadence126 ». Pour ce faire, le philosophe emprunte à la théologie chrétienne la notion d’apocatastase127 qui désignait l’admission de toutes les âmes au paradis. Origène (185-250 ap. J-C) définit ce terme comme la rédemption et le salut final de tous les êtres, y compris ceux qui habitent l’enfer. Puisque la damnation est consommée sur Terre, nul besoin de craindre l’expiation de l’âme dans l’au-delà.
« Condamnée en 543 par le synode de Constantinople, écartée par conséquent par les vainqueurs, déchet théologique, cette doctrine ne pouvait pas ne pas retenir l’attention de Benjamin. Son apocatastase doit voir, elle, le triomphe du tiers exclu, cité lors de la “restitution du tout” couronnant dans le réveil suprême, le processus dialectique. Situation paradisiaque d’éveil, sans plus de décalage entre le rêve et la réalité, sans plus de fantasmagorie128. »
94Le dévoilement de la figure du « faux messie » cachée sous le masque du brigand et de l’imposteur nous permet de mieux comprendre les dimensions historique et théologique des Lumières pour enfants. Premièrement, Benjamin nous fait entrevoir la possibilité d’une réécriture de l’histoire, celle vécue du point de vue des « sans-paroles ». Métaphores de la figure du « faux messie », les brigands, les charlatans et les sorcières appartiennent à cette « histoire souterraine » que Benjamin tente de (re)construire à partir des ruines du passé. Sans pour autant tomber dans le misérabilisme, le philosophe berlinois livre à ses jeunes auditeurs les différents éléments d’une « éducation à l’ambiguïté » en illuminant les multiples visages de ces personnages. Deuxièmement, ces existences dans le Mal posent la question du salut et de la rédemption. En remémorant à ses auditeurs les figures du brigand, de la sorcière et de l’escroc, Benjamin semble réparer les torts causés à ces oubliés de l’histoire.
95Parmi les autres personnages maudits de l’histoire figure Le docteur Faust. Il s’agit, nous dit Benjamin, de « l’une des histoires les plus échevelées qu’[il] connaisse129 » :
« Un jour que Faust avait été invité par quelques joyeux drilles, ils lui demandèrent de réaliser devant eux une décapitation magique, suivie du recollement de la tête. Le valet se prête à l’expérience et Faust lui coupe la tête. Quand il va pour la recoller, cela ne marche pas, et Faust en conclut que l’un des convives lui a jeté un sort. Après avoir admonesté la compagnie en vain, le coupable ne rompant pas le sort, Faust fait jaillir un lys de la table, dont il coupe la tête d’un coup de couteau. Aussitôt, la tête du convive qui avait conjuré la magie de Faust se détacha du tronc. Faust recolla la tête du valet et poursuivit sa route130. »
96L’histoire du docteur Faust peut être considérée, nous allons le voir, comme faisant partie intégrante de la série de contes sur l’escroquerie. De la même façon que dans l’épisode de la décapitation du valet, le dernier exploit de Faust dans le théâtre de marionnettes vient confirmer notre idée. Benjamin présente d’ailleurs Faust dans cette anecdote comme responsable d’une « lamentable escroquerie131 ». Poursuivant avec acharnement Faust afin qu’il lui rende son argent, Arlequin, son valet, se voit proposer d’échanger ses habits avec son débiteur. Étant donné l’importante valeur financière de son costume, Faust pense que son valet ne pourra pas refuser son offre, et espère en cela tromper le diable qui doit venir le chercher. Bien qu’échouant dans son stratagème, Faust s’avère être un digne membre des escrocs de Lumières pour enfants.
97La première histoire de Faust que Benjamin vient raconter à ses auditeurs rejoint un autre sujet abordé dans les scripts radiophoniques : celui des relations entre la science et l’occultisme. En effet, nous apprenons dans l’épisode de la décapitation que
« ce genre de tours avait un nom savant à l’époque, on les appelait Magia innaturalis, c’est-à-dire magie dénaturée. Pour la distinguer de la Magia naturalis, la magie naturelle, ce qui correspond à nos physique, chimie et technique132. »
98Ainsi, la science n’était pas, à cette époque, considérée comme une discipline distincte de l’occultisme :
« Le qualificatif de magie naturelle pour la physique et la chimie nous prouve bien qu’elle n’était pas le contraire des pratiques magiques au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Lorsque, par exemple, la magie de Faust consistait, selon certains récits, à présenter à des princes curieux ou à des étudiants les portraits des Grecs, Homère, Hélène de Troie, ou à leur parler de la Lanterna magica – lanterne magique – on n’y voyait pas un démenti mais une confirmation de ses pouvoirs magiques. Savoir employer la Camera obscura, or la Lanterna magica repose sur le même principe, c’était de la magie pour eux, d’où le nom de Lanterna magica, lanterne magique133 […] »
99Cette question est développée plus longuement dans un autre texte radiophonique intitulé « Procès de sorcières134 », dans lequel Benjamin remarque que la chasse aux sorcières trouve son origine au xive siècle, une période de grandes avancées scientifiques. Dans quelle mesure le développement de la connaissance scientifique peut-il donc permettre une telle explosion de superstitions ? Benjamin tente d’apporter quelques éléments de réponse à cette question :
« Au Moyen Âge, les sciences spéculatives ou descriptives, que nous appelons théoriques, n’étaient pas séparées des sciences appliquées, notre technique, par exemple. Or, science appliquée et magie, c’était pareil ou très proche. L’on savait si peu de chose sur la nature. Explorer ou employer ses pouvoirs secrets passait pour de la magie. Tant qu’elle n’œuvrait pas pour le mal, cette magie était permise et pour la distinguer de la magie noire on l’appelait simplement la blanche : la magie blanche. Ainsi, tout ce que l’on découvrait sur la nature finissait directement ou indirectement par profiter à la croyance magique, celle qui croit aux astres, à l’art de fabriquer de l’or, etc. Et l’intérêt pour la magie blanche fit rebondir celui pour la magie noire135. »
100Ainsi, la magie blanche évoquée dans « Procès de sorcières » correspond à la « magie naturelle » dont fait état Benjamin à propos du docteur Faust, alors que la « magie noire » et la « magie dénaturée » semblent se confondre. Dans les deux cas, la science, que la modernité va opposer à la magie, trouve son origine dans un ensemble de discours et de pratiques où sa distinction de ce que nous appelons aujourd’hui l’occultisme n’existe pas. Or, Benjamin ne s’arrête pas là et définit la science de l’époque comme une pratique réprimant avec cruauté la « magie noire ». De fait, le discours scientifique va rejeter toute conscience de son propre enracinement dans ce que l’on nommait alors « magie ». D’où la fidélité des philosophes – « tous gens d’Église à l’époque136 » – à cette même réalité qu’ils étaient supposés éradiquer. Benjamin note ici un paradoxe surprenant dont un expert se fit le porte-parole en 1660 :
« Nier l’existence des sorcières, c’est nier l’existence des esprits, car les sorcières sont des esprits. Mais nier l’existence des esprits c’est nier Dieu car Dieu est un esprit. Ainsi nier les sorcières c’est nier Dieu137. »
101Benjamin insiste alors, dans la majeure partie de son émission consacrée aux procès de sorcières, sur la terrible « obstination des érudits » à défendre leur compétence alors même qu’ils prétendaient être enclins à s’en débarrasser. S’il est possible d’inclure ce conte radiophonique parmi ceux traitant de l’escroquerie, cela peut se faire non pas en vertu de la « marginalisation » des sorcières mais plutôt en raison de l’attitude des scientifiques et des érudits capables de produire une fausse discipline leur permettant d’éradiquer les sorcières.
102Au-delà de la question humaine, l’escroquerie des « magiciens blancs » (« Procès de sorcières ») et des « magiciens naturels » (Le docteur Faust) semble résider dans le déni de leur propre insertion dans le champ discursif et pratique de la magie. Leurs « Lumières » se fondent alors sur des croyances archaïques sinon mystiques. C’est justement sur ce point que ce conte radiophonique semble converger avec le travail de Scholem sur le sabbatianisme, d’où l’importance, pour notre analyse, d’un autre texte radiophonique dédié, quant à lui, aux « Bandes de brigands dans l’ancienne Allemagne ». Comme nous allons le voir, celui-ci introduit un élément de la tradition juive dans l’écriture benjaminienne des émissions pour la jeunesse.
103D’un point de vue politique, les bandes de brigands évoquées par Benjamin sont, à l’instar des sorcières persécutées, un groupe social marginalisé en proie à l’intolérance d’un puissant appareil étatique. Benjamin souligne d’ailleurs la parenté qui unit ces deux groupes : « Certains brigands ont eux-mêmes dû croire être des sorciers ou avoir conclu un pacte avec le diable138. »
104S’ils sont des praticiens avertis de l’escroquerie, les bandes de brigands sont également considérées comme des « masses barbares et dangereuses ». D’ailleurs, Benjamin n’hésite pas à évoquer, à ce propos, ce que Victor Hugo rendit célèbre, dans Notre-Dame de Paris, sous le nom de « cour des miracles » : l’endroit où les « fripons aveugles […] retrouvaient la vue, les muets la parole, les paralysés se remettaient à marcher et les sourds à entendre139 ». Ce sont donc là autant d’éléments qui nous incitent à classer les brigands parmi les escrocs des contes radiophoniques de Benjamin.
105Ce script se distingue également par son affinité avec le judaïsme. Précisant que certains « signes cabalistiques140 » ont été trouvés dans les archives des plus anciennes bandes de brigands, Benjamin insiste sur l’origine hébraïque de l’argot des brigands :
« Je serais obligé, pour aujourd’hui du moins, de passer sur leur plus beau secret, la langue verte, et leur écriture, qu’on appelait la “biseauté”. Cette langue nous dit déjà plein de choses sur leur origine. Car à côté de l’allemand, elle comporte beaucoup d’hébreu. Ce qui indique que les brigands ont toujours été en contact avec les Juifs. Certains Juifs sont même devenus des chefs de bandes redoutables, aux xvie et xviie siècles141. »
106Plus loin dans le texte, Benjamin cite l’extrait d’un curieux ouvrage datant de 1509 et intitulé Liber vagatorum – « livre des brigands » – qui prétendait alors décrire l’univers des voleurs afin de l’éradiquer de l’intérieur :
« Je juge utile qu’un tel livre ait non seulement été imprimé mais diffusé partout car il en ressort clairement, comment le diable régit le monde et que les gens sont incorrigibles. La langue verte du livre vient des Juifs, car elle est pleine de mots hébraïques. Ceux qui savent l’hébreu s’en apercevront142. »
107Les divers éléments que nous avons examinés jusqu’ici, à l’intérieur de trois scripts sur l’escroquerie, semblent donc faire émerger un discours rationnel ou pseudo rationnel – la magie « blanche » ou « naturelle » – dérivé de pratiques juives, et enclin à réprimer ses propres origines mythiques. Cela rejoint d’une certaine manière la lecture que fait Gershom Scholem des « Lumières » juives – la Haskala –, considérant celles-ci comme le pendant d’un antinomisme mystique cherchant à oublier ses propres origines. Nous voilà donc, une fois de plus, en présence du spectre du « faux messie ».
108Ces différentes remarques semblent être confirmées par la lecture d’un autre conte dédié, quant à lui, au « grand escroc143 » que fut Cagliostro144. La fascination que l’on peut avoir pour ce personnage, précise Benjamin dès le début de son émission, repose sur la renommée faussement religieuse qu’il réussit à acquérir au cours de ses voyages :
« Je vais vous parler, aujourd’hui, d’un grand escroc. Grand non seulement parce qu’il escroquait insolemment, crapuleusement mais parce qu’il le faisait à la perfection. Ses escroqueries le rendirent célèbre dans toute l’Europe, des dizaines de milliers de personnes le vénérèrent, presque comme un saint et de 1760 à 1780, son portrait sous forme de gravures, tableaux ou sculptures, fut diffusé partout145. »
109Mais ce qui semble retenir le plus l’attention de Benjamin concerne les raisons mystérieuses de cette célébrité. En effet, la dévotion quasi-mystique que Cagliostro inspira apparut au milieu du siècle des Lumières, « une époque où les gens étaient, comme vous savez, très méfiants à l’égard des traditions irrationnelles, ne se fiant, affirmaient-ils, qu’à leur propre liberté d’esprit146 ». Ne peut-on pas voir alors en la personne de Cagliostro la figure d’un « réprimé » des Lumières, de la même manière que le fait Scholem à propos de Sabbataï Zevi ? S’il semble difficile de se prononcer sur ce point, une profonde relation au judaïsme constitue néanmoins un ingrédient déterminant de la tradition qui entoure ce personnage tout au long du xixe siècle – c’est en tout cas un point sur lequel insistent les écrits de Thomas Carlyle et Gérard de Nerval. Selon ce dernier, Cagliostro et le comte de Saint-Germain147, bien que chrétiens, « ont été les plus célèbres cabalistes de la fin du xviiie siècle148 ». De la même manière, Carlyle, dans son essai sur le comte, se réfère à de nombreuses reprises au prétendu judaïsme de Cagliostro. Ses paroles, remarque-t-il, paraissaient être « un jargon digne de la Tour de Babel, qui nous poussait à croire qu’il était une sorte de Juif149 ». La référence hébraïque allait d’ailleurs bien au-delà de la simple rumeur. Dans le rituel de ce qui devint, pour ainsi dire, sa propre secte franc-maçonne, des instructions étaient données afin de « choisir une montagne isolée, de l’appeler Sinaï, et d’y construire un Pavillon aux douze côtés que l’on nommerait Sion150 ».
110Poursuivant la description du personnage, Benjamin fait alors allusion à une des « fantasmagories » de Cagliostro : celui-ci prétendait avoir découvert l’existence d’un Septième livre de Moïse151. Car, comme le précise Thomas Carlyle en reprenant une biographie du comte rédigée par un membre de l’Inquisition, Cagliostro vouait un culte pour le moins complexe au prophète hébreu :
« On trouve cependant ici un fait surprenant, qui, comme le conseille le biographe, doit servir à détromper tous les fidèles de Cagliostro, ou du moins, les faire rougir. “Le Grand Cophte, le restaurateur, le prophète de la Maçonnerie égyptienne, le Comte Cagliostro lui-même, atteste, dans la majeure partie de sa vie, du plus profond respect envers Moïse : et pourtant ce même Cagliostro déclara devant ses juges qu’il avait toujours ressenti à son égard l’antipathie la plus insurmontable”. Comment concilier ces deux inconsistances ? Oui, comment152 ? »
111Il semblerait donc que la pratique mystique ambivalente de Cagliostro se rapproche extrêmement de celle de Sabbataï Zevi, la subversion de la Torah pouvant devenir son véritable accomplissement, comme le précise Scholem. L’attitude équivoque dont fait preuve Cagliostro se retrouve notamment dans un étrange événement qui va provoquer sa ruine :
« [Cagliostro] avait écrit quelque part qu’à Médine, d’où il était censé venir, les habitants s’étaient débarrassés des lions, tigres et léopards en gavant d’arsenic leurs cochons, qu’ils lâchaient ensuite dans la forêt, où ils se faisaient dévorer par les bêtes sauvages, causant ainsi leur mort. Morand, l’éditeur du Europäischer Kurier, reproduisit la chose dans son journal. Cagliostro en fut très fâché et lui lança un étrange défi. Le 3 septembre 1786, il fit paraître une invitation, où il conviait Morand à partager avec lui, le 9 novembre, un cochon de lait gavé de la manière préconisée et il paria cinq mille florins que Morand en mourrait et pas lui153. »
112Morand déclina l’invitation et publia alors un recueil de rumeurs contre le comte, censé le conduire à son emprisonnement. Toutefois, avant d’analyser ce dernier événement, nous aimerions compléter notre étude en nous référant à ce que Carlyle considère comme l’origine de la vie d’escroc de Cagliostro. En effet, ce dernier commença sa « carrière » de voleur en tentant de dévaliser un vieillard du nom de Marano Goldsmith. Attiré vers une mine où l’attendaient des complices de Cagliostro, Marano vit surgir de l’ombre « six démons et le mordre presque comme un mouton154 ». Cependant, le vieil homme, armé d’un poignard, réussit à repousser ses assaillants. L’agression échoua et Cagliostro fut contraint de prendre la fuite et une vie d’escroc.
113Comme le fait très justement remarquer Jeffrey Mehlman, l’image du mouton paraît ici être employée afin de contraster avec le sens du mot « mar(r)ano » – le cochon, en espagnol155. La brève carrière de Cagliostro dans l’escroquerie fut donc rythmée par deux événements en relation avec des « cochons » !
114Le second épisode nous apprend que le Comte défia son adversaire à partager un porc empoisonné avec lui. C’est sur ce point que nous sommes enclins à nous rappeler que pour un Juif, un porc est toujours empoisonné, comme l’enseigne la Torah. De ce fait, la consommation en public de toute viande porcine prend ainsi la valeur de rituel blasphématoire. Ainsi, les deux épisodes ouvrant et clôturant la carrière de Cagliostro prennent donc, à travers le symbole du porc, un sens cohérent par rapport à l’interprétation que fait Scholem du sabbatianisme en tant que doctrine mystique prônant la réalisation d’actes blasphématoires. Selon Nerval, Cagliostro le « cabaliste » occupe une place importante pour celui qui souhaite comprendre les causes de la Révolution française. D’ailleurs, la première section de son essai sur le « Comte » ne s’intitule-t-elle pas « Du mysticisme révolutionnaire » ? Tout au long de son étude, Nerval fait référence à l’important héritage légué aux révolutionnaires par « la doctrine primitive des Hébreux156 ». Cela est d’autant plus significatif que Scholem met en rapport, à de nombreuses reprises, les différentes incidences du sabbatianisme sur la Révolution de 1789. Jacob Frank, leader des sabbatianistes radicaux polonais au xviiie siècle, certainement « la figure la plus hideuse et la plus inquiétante de toute l’histoire du messianisme juif157 », conduisit l’ensemble de ses fidèles dans une conversion massive au catholicisme. Scholem remarque d’ailleurs que les fidèles de Frank étaient très actifs dans certains cercles révolutionnaires parisiens et strasbourgeois.
115À cela s’ajoute une autre remarque non moins importante. Selon Scholem, l’une des principales caractéristiques de Sabbataï Zevi résidait, comme nous l’avons noté précédemment, dans une certaine insignifiance : « Il n’existe pas de “paroles du maître”, de discours inoubliables de Sabbataï Zevi et personne ne semble en avoir attendu de lui158 ». Thomas Carlyle caractérisa, de la même manière, Cagliostro qui, malgré ses prétentions rédemptrices, « ne pouvait pas parler, mais seulement émettre, à la place, de longs babillages ou des circonvolutions chaotiques159 ». Cette absence de relief semble donc définir aussi bien Cagliostro que Zevi. Or Cagliostro, nous dit Benjamin, compensait son manque de connaissances culturelles par un sens théâtral extraordinaire. La description qu’il fait de l’une des conférences du « Comte » suffit à comprendre l’incroyable succès de celui-ci :
« Ayant revêtu la robe et le chapeau noir aux immenses rebords, [Cagliostro] se tenait sur une espèce de trône, surmonté d’un baldaquin de brocart, dans une salle presque entièrement plongée dans l’obscurité et aux murs tendus de velours noir. Mais pour arriver au trône, il empruntait ce que l’on appelait la voie de fer, c’était une haie d’honneur, formée par les adeptes les plus distingués croisant le fer au-dessus de sa tête. Les chandelles, qui éclairaient faiblement le lieu, étaient toujours disposées par six ou neuf […] sur des candélabres. Sans oublier l’encens qui brûlait dans des récipients de cuivre et le jeu des lumières se reflétant dans une grande carafe remplie d’eau où Cagliostro prédisait l’avenir, ou le faisait prophétiser par un enfant160. »
116Ainsi, notre soi-disant rédempteur, promettant de conduire ses fidèles à « la perfection au moyen d’une régénération physique et morale161 », faisait résonner son appel messianique dans « la voie de fer ». C’est là une image qui n’est pas sans rappeler au lecteur de Benjamin l’apocatastase, l’« admission de toutes les âmes au Paradis162 », envisagée par le philosophe, à son niveau le plus profond, dans le Livre des passages et Le Narrateur. De fait, la figure de Cagliostro permet d’établir un pont entre l’inspiration de Benjamin pour la rédaction des Passages et la réflexion de Scholem sur le sabbatianisme. Comme aucun autre conte radiophonique n’a pu le faire jusqu’à présent avec autant d’efficacité, « Cagliostro » relie ainsi les deux séries d’émissions avec lesquelles nous avons commencé notre étude. Benjamin lui-même aurait-il envisagé la place singulière occupée par ce script ? Nous pouvons repérer un élément de réponse dans les rapports entretenus par ces émissions avec l’œuvre de Goethe.
117L’un des aspects pédagogiques de Lumières pour enfants repose sur l’incitation des jeunes auditeurs à la lecture, et notamment à celle des ouvrages de Goethe. Ainsi, le script sur les bandes de brigands de l’ancienne Allemagne fait référence au personnage de Karl Moor dans les Brigands de Friedrich von Schiller. Si un passage de Faust est inévitablement reproduit dans Le docteur Faust, le script sur « Les Tziganes » s’achève sur la recommandation des poèmes de Goethe et de la « Chanson tzigane, si inquiétante, si triste et passionnée163 » qui y figure. « Cagliostro » lui-même fait partie des textes radiophoniques nous conviant à la lecture de Goethe. Dans celui-ci, Benjamin fait référence à la pièce de théâtre de l’auteur allemand intitulée Le Grand Cophte et reprend ainsi le rôle que le « Comte » eut dans l’« affaire du collier164 », quelque temps avant la Révolution française. Mais Benjamin paraît encore plus intrigué par un événement rapporté dans Le Voyage en Italie, dans lequel Goethe se fit passer pour Cagliostro. Le poète apprend alors que la famille du « Comte » vit dans la pauvreté. Fasciné par le parcours de ce « grand escroc », il va exprimer le souhait de donner à sa famille, par le biais d’un intermédiaire, des nouvelles de sa récente libération de la Bastille. Deux rencontres sont par la suite organisées, durant lesquelles Goethe apprend les dettes qu’a le Comte envers ses parents. Une fois rentré à Weimar, il fait parvenir à ces derniers une importante somme d’argent, prétendant qu’elle provient de Cagliostro en personne. Ce témoignage étonnant sur la vie de ce dernier vient, semble-t-il, renforcer l’idée d’une certaine « faiblesse » de ce personnage.
4. Récits radiophoniques d’une enfance berlinoise : visions labyrinthiques de la ville
118Durant la première période de collaboration avec la Funkstunde de Berlin, Benjamin doit proposer des émissions en lien direct avec l’histoire de la capitale allemande. Si cette contrainte inhibe sans doute quelque peu la liberté du philosophe, elle va lui permettre, en même temps, de rapprocher sa pratique radiophonique du travail autobiographique sur son enfance berlinoise, qu’il était parallèlement en train de préparer. Examinons, à la lumière de ces considérations, « Le Berlin démoniaque », l’un des premiers textes radiophoniques rédigés sur la ville de Berlin et diffusé le 25 février 1930. Dans celui-ci, Benjamin revient sur la lecture qu’il fit des ouvrages d’Ernst Theodor Amadeus Hoffmann durant son enfance. Il évoque alors avec une certaine nostalgie les conférences et les lectures qu’organisaient ses professeurs en dehors du temps scolaire. Un soir, se souvient Benjamin, Auguste Halm, qui enseignait alors la musique dans l’établissement, vint lire aux élèves quelques-unes des histoires d’Hoffmann et conclut son intervention par une phrase qui allait marquer profondément Benjamin :
« “À l’occasion, je vous expliquerai dans quel but on écrit ce genre d’histoires”. Cette occasion, je l’attends toujours et comme le brave homme est mort entre-temps, il faudrait que l’explication me parvienne, si tant est que cela soit possible, par des voies si étrangement inquiétantes, que je préfère la prendre de vitesse et tenir, face à vous, une promesse qui m’a été faite, il y a tant d’années165. »
119Cette anecdote est d’autant plus significative que les parents de Benjamin lui avaient interdit de lire Hoffmann. Cela n’empêcha par pour autant le jeune amateur de contes de satisfaire sa passion :
« Je devais lire Hoffmann en cachette, le soir, quand mes parents étaient sortis. Je me souviens d’un soir où je lisais Les Mines de Falun, assis seul à l’immense table de la salle à manger, éclairée par la suspension – c’était encore Camerstrasse – dans une maison parfaitement silencieuse, et petit à petit, toutes les terreurs, tels des poissons aux gueules aplaties, sortirent de l’obscurité pour se rassembler aux coins de la table, forçant mon regard à s’accrocher à la page comme à une île salvatrice, alors qu’elle était la source de toutes mes terreurs, et une autre fois, plus tôt dans la journée – je me vois encore, debout devant la bibliothèque à peine entrouverte, prêt à jeter le volume dans l’armoire au moindre bruit, lisant le Majorat, pétrifié de terreur, une terreur renforcée par la peur d’être surpris, de sorte que je n’y ai rien compris166. »
120Cette dernière remarque est reprise sous une forme légèrement modifiée dans Enfance berlinoise :
« Je ne comprenais rien à ce que je lisais. Pourtant les terreurs que faisaient naître chaque voix spectrale, chaque coup de minuit et chaque malédiction se multipliaient et s’accomplissaient grâce aux angoisses de l’oreille qui guettait à chaque instant le bruit de la clé de l’appartement et le choc sourd de la canne de mon père qui tombait, dehors, dans le porte-parapluies167. »
121Alors que le texte radiophonique insiste sur la terreur qui empêchait le jeune Benjamin de comprendre le texte qu’il avait sous les yeux, l’extrait d’Enfance berlinoise souligne le fait que sa crainte d’être surpris lui procure une certaine compensation esthétique de ce qu’il n’avait pas réussi à saisir durant sa lecture.
122Ainsi, dans l’émission qu’il consacre au « Berlin démoniaque », Benjamin tente de répondre à la question qu’avait posée son vieux professeur : dans quel but écrit-on ce genre d’histoires ? L’art de conter que pratiquait Hoffmann était un art de la physionomie qui lui permettait de déduire le caractère des gens – leur intériorité – à partir de l’apparence physique et gestuelle – leur extériorité. Cela étant, c’est certainement cette théorie singulière des relations entre l’intériorité et l’extériorité qui constitue le résultat le plus fécond de la rencontre de Benjamin avec l’œuvre d’Hoffmann, théorie que l’on retrouve dans deux autres causeries consacrées à la ville de Berlin.
123La première d’entre elle, intitulée « Un gamin des rues berlinois » et retransmise le 7 mars 1930, se présente comme l’équivalent de « la marqueterie dans le discours168 », précise Benjamin, où chaque souvenir, chaque place, chaque scène se trouvent pour ainsi dire « incrustés ». Construit autour des mémoires du critique musical Ludwig Rellstab, ce texte est l’occasion pour le philosophe d’évoquer des quartiers qui lui sont chers, et dont le lecteur retrouvera la trace dans Chronique berlinoise. En témoigne la première des trois scènes évoquées. Après avoir rappelé la description que fit Rellstab du Tiergarten en 1815, Benjamin choisit de citer celle que fit son ami Franz Hessel dans Promenades à Berlin, quatre-vingts ans plus tard :
« Tout compte fait, dans la pénombre surannée d’aujourd’hui il est resté aussi broussailleux et désorientant qu’il y a trente ou quarante ans, avant que le dernier Kaiser ne transforme le parc naturel en un lieu plus dégagé et plus présentable169. »
124Les promenades de Rellstab et Hessel contribuent à élaborer une véritable « mythologie du Tiergarten », considérée par Benjamin comme la nécessaire approche préliminaire à toute réflexion sur la ville. Pour autant, notre conteur radiophonique ne s’arrête pas là. Après avoir fait part à ses jeunes auditeurs de la fascination qu’éprouvait le jeune Rellstab pour l’univers de la magie, il choisit d’« incruster » un nouvel élément dans son histoire, évoquant alors sa lecture d’un livre étonnant d’Ottokar Fisher sur la prestidigitation, Das Wunderbuch der Zauberkunst, où des centaines de tours sont expliqués aux enfants :
« Un coup d’œil sur la table des matières vous tire des larmes tant il existe de tours de magie. N’ayez pas peur de ne plus aimer les spectacles de magie, après toutes ces explications. Bien au contraire : celui qui sait observer attentivement, sans se laisser attraper par les propos agiles du prestidigitateur et sans perdre de vue ce qui importe – celui-là seulement sait que leur adresse incroyable, leur agilité fruit de l’entraînement et du zèle, tient de la sorcellerie170. »
125Le commentaire que propose Benjamin de ce livre n’est pas sans rappeler la structure de « Rastelli raconte ». De la même manière que ce dernier s’achève par la performance incroyable du jongleur, la démystification qu’opère Benjamin des tours du prestidigitateur ne fait qu’élargir encore plus l’univers de la magie.
126La troisième et dernière « incrustation » benjaminienne nous conduit à l’une des images récurrentes de Chronique berlinoise : celle du labyrinthe. Après avoir fait allusion à la couverture d’un livre de Rellstab qui représentait les méandres du Tiergarten, Benjamin émet une dernière recommandation à l’attention de son jeune public :
« Pour ceux qui aiment les labyrinthes, voici ma dernière incrustation. Je vais leur dire où ils peuvent admirer les plus beaux labyrinthes que j’aie jamais vus. Chez Paul Grape, qui a réservé une salle entière de sa belle et grande librairie aux drôles de labyrinthes de villes, de montagnes, de vallées, des châteaux forts et de ponts que le peintre munichois Hirt a griffonnés d’une plume incroyablement précise, et où vous pourrez promener vos regards171. »
127Cette passion pour les labyrinthes fut pour la première fois satisfaite à Paris, comme le souligne Benjamin :
« Paris m’a appris cet art de l’égarement ; il a exaucé ce rêve dont les plus anciennes traces sont le labyrinthe sur les feuilles de papier buvard de mes cahiers d’écolier172. »
128Dans ce même texte, Benjamin se remémore également l’envie soudaine qu’il ressentit, alors qu’il était assis au café parisien des Deux Magots, de schématiser sa vie sous la forme d’un graphique. Il en résulta un « labyrinthe », écrit-il, des « relations originelles », dont chaque entrée représentait « une relation avec un être […] rencontré […] par le voisinage, la parenté, la camaraderie à l’école, par méprise, en voyage173 ». Ainsi, la relation entre Paris et Berlin évoquée dans cette dernière « incrustation » d’« Un gamin des rues berlinois » résonne avec le souvenir du labyrinthe que Benjamin avait griffonné sur un papier pour représenter sa vie. Derrière le souvenir du labyrinthe berlinois de l’enfance se dissimule le fantasme du Paris labyrinthique.
129À l’intérieur du cycle d’émissions que Benjamin consacre à Berlin174 se trouve un autre texte, tout à fait différent de celui que nous venons d’étudier. S’inspirant de l’étude de l’urbaniste Werner Hegemann publiée en 1930 sur le sujet175, « Les cités-casernes » relate le développement historique de la ville au cours duquel Berlin devint à la fois « la plus grande cité-caserne du monde176 » et le lieu d’une lutte engagée, dès 1925, contre ces constructions. Ce phénomène trouve son origine à la fin du xviiie siècle dans le statut traditionnel de « ville de garnison » qu’avait Berlin. En effet, « l’effroyable cruauté » du régime militaire prussien était telle que des soldats tentaient régulièrement de s’échapper. Frédéric le Grand prit alors la décision de loger les soldats avec leurs familles dans des habitations collectives, les privant ainsi de tout autre refuge. La population civile était ainsi militarisée : l’âge des cités-casernes avait débuté. Ce qui aggrava cette situation fut la décision de Frédéric le Grand de développer la capitale non pas horizontalement mais verticalement, prenant ainsi Paris comme modèle. En agissant de la sorte, il commit une erreur « injustifiable », précise Benjamin :
« Paris était une ville fortifiée, ne pouvant s’étendre au-delà de la zone des forts et des bastions, or avec ses cent cinquante mille habitants, elle était la plus grande d’Europe, et les Parisiens durent se résoudre à construire des maisons à plusieurs étages. Berlin ne fut jamais une ville fortifiée, pas plus sous le régime de Frédéric le Grand que maintenant. Rien n’empêchait donc la ville de s’étendre au sol177. »
130De la même façon que, dans le récit précédent, les labyrinthes de Berlin et l’euphorie de leur parcours trouvaient leur origine dans la capitale française, les cités-casernes de Frédéric le Grand et leur austérité déprimante furent inspirées par l’architecture parisienne. Dans ces deux premiers contes radiophoniques sur Berlin, la dimension presque mythologique de la ville se révèle être le fruit d’un emprunt à l’histoire de Paris. Autrement dit, le labyrinthe du Tiergarten et les cités-casernes se voient rattrapés par une expérience de la désorientation qu’il est difficile de définir autrement que labyrinthique.
131Au milieu des années 1930, Georges Bataille, que Benjamin rencontrait alors régulièrement au Collège de sociologie, développera une réflexion similaire à celle que nous avons repérée dans les textes radiophoniques sur la politique urbaine de Berlin. Dans L’Expérience intérieure, l’écrivain compare l’instance hiérarchique de contrôle des agissements de l’être humain à une pyramide :
« Cette fuite se dirigeant vers le sommet (qu’est, dominant les empires eux-mêmes, la composition du savoir) n’est que l’un des parcours du labyrinthe. Mais ce parcours qu’il nous faut suivre de leurre en leurre, à la recherche de l’être, nous ne pouvons l’éviter d’aucune façon178. »
132Le renouveau urbain des casernes de Berlin semble être à l’inverse des barricades, contre lesquelles luttait la rénovation haussmannienne de Paris. Pour Benjamin, l’« embellissement stratégique » du Paris d’Haussmann, avec l’augmentation rapide des locations et la destruction des vieux bâtiments, fut une catastrophe d’ordre quasi biblique. Comme il le note encore dans Paris, capitale du xixe siècle : « Les Jérémiades d’un haussmannisé, la prise de conscience des parisiens étrangers à leur propre ville, prennent la forme d’une lamentation biblique179 ». À l’instar de l’architecture haussmannienne, la rénovation urbaine de Berlin, qui consacra l’ère des « cités-casernes », provoqua, aux yeux de Benjamin, une catastrophe similaire :
« Or, il s’avéra que de nombreuses routes planifiées traversaient des terrains privés. L’État, initiateur du plan, aurait dû indemniser les propriétaires. Cela aurait coûté très cher, d’autant qu’il n’y avait pas encore de loi d’expropriation d’intérêt public. Pour construire des routes sans rien débourser, l’État devait se gagner les propriétaires fonciers. Et quelques fonctionnaires roublards se sont dits : nous allons autoriser ces gens à bâtir de telle façon que les loyers leur rapportent plus d’argent qu’ils n’en auraient tiré de la vente des parcelles dont nous avons besoin. Et cette roublardise provoqua la catastrophe180. »
133L’État dédommagerait les propriétaires fonciers des pertes qu’ils pourraient encourir du fait de la réquisition de leurs terres pour la construction de routes, en autorisant, de manière irresponsable, la construction (ou la location) de logements à loyers plus onéreux. Ainsi, cette catastrophe indissociable d’une certaine forme de corruption de l’État nous ramène, une fois encore, à l’idée d’une « traductibilité », chère à Jeffrey Mehlman, des récits d’escroqueries et de catastrophes.
134Parmi les émissions de Benjamin les plus révélatrices sur la ville de Berlin figure « Promenade des jouets berlinoise ». Retransmise en deux épisodes les 15 et 22 mars 1930, cette émission propose aux auditeurs une réflexion sur l’évolution du monde des jouets. Il convient d’ailleurs de remarquer que ce n’est pas la première fois que Benjamin produit un texte sur cette question. S’il aborde déjà ce sujet dans son Journal de Moscou181 en 1927, il dédiera un des textes de Sens unique182 ainsi que plusieurs recensions à la fin des années 1920183 à la thématique du jouet.
135« Promenade des jouets berlinoise » est aussi l’occasion pour Benjamin de raconter un conte populaire, Sœurette Tinchen, bien connu des enfants de l’époque. Un jour, une fée promit à cinq orphelins de les préserver de tout enlèvement à condition que leur entente ne soit jamais remise en cause. Or, un sorcier arriva et sema la discorde parmi les enfants en leur promettant de leur offrir de merveilleux cadeaux. Les quatre garçons furent alors pris au piège et capturés. Seule la petite sœur, Tinchen, qui n’avait pas été tentée par les cadeaux du sorcier, fut épargnée et se vit alors confier la mission de sauver ses frères :
« On ne lui demande qu’une chose pour délivrer ses frères, ne pas s’arrêter, même un instant, dans sa traversée du pays du méchant magicien – jusqu’à ce qu’elle arrive à sa caverne. Le magicien, pour l’empêcher de réussir, essayera de la retenir avec des chimères. Qu’elle s’écrie, ne serait-ce qu’une fois : “Je veux rester ici”, et elle tomberait en son pouvoir184. »
136Or, c’est à ce moment précis que l’histoire de Tinchen, qui aurait pu se terminer idéalement par le sauvetage des quatre frères, subit un changement étonnant de destination :
« Elle traversa ainsi plusieurs royaumes, l’oiseau surgissant toujours au bon moment, et nous pourrions la suivre pas à pas, si cette émission ne s’appelait pas L’Heure berlinoise et si je ne devais pas, tandis que Tinchen est au pays enchanté, retourner à Berlin par des voies mystérieuses et souterraines185. »
137De ce fait, le retour du périlleux voyage des petits orphelins va être remplacé par l’évocation des jouets berlinois. En effet, le sauvetage des quatre garçons est éclipsé au profit de la description des galeries marchandes berlinoises :
« Vous avez hâte d’arriver à Berlin mais moi, j’y suis déjà. Car ce que je vous ait dit sur le pays enchanté que doit traverser la petite fille courageusement sans s’attarder, je pourrais le dire des galeries marchandes de Berlin, où vous êtes tous passés courageusement sans vous attarder. Et parfois, même, quand votre mère avait le temps, en vous attardant. Vous me voyez venir, je pense, vous voyez où se trouvent ces longues galeries de jouets sans fée et sans magicien, plein cœur de Berlin. Dans les grands magasins186. »
138À la suite de quoi le reste de l’émission est consacré à l’évocation du charme des différents jouets exposés dans les boutiques de Berlin. Benjamin endosse alors le rôle de Tinchen, oubliant la mission qui lui avait été confiée, à moins que ce ne soit plutôt celui du mauvais magicien, observant l’excitation du désir des petits berlinois devant les marchandises des magasins.
139Il semble difficile de lire le « pays enchanté » du mauvais magicien et sa contrepartie, les boutiques de jouets « enchantés » de Berlin, sans avoir à l’esprit la critique que fait Benjamin de la fétichisation de la marchandise dans le Livre des passages : « Les expositions universelles de Paris », où cette fétichisation fut consacrée, « donnent accès à une fantasmagorie où l’homme pénètre pour se laisser distraire187. » Cet ouvrage contient d’ailleurs une version plus longue de l’histoire de Tinchen :
« Lorsque Hackländer utilisa pour un de ses contes cette “toute nouvelle invention du luxe industriel”, il a, lui aussi placé les poupées merveilleuses dans le dangereux passage que Tinchen doit traverser, sur ordre de la fée Concordia, pour délivrer ses pauvres frères188. »
140Benjamin y cite alors un extrait du conte dans lequel Tinchen semble être sur le point de succomber au charme des magnifiques jouets qui se trouvent autour d’elle, et amorce une comparaison entre la marchandise et le désir sexuel :
« L’enfant peut encore ne pas vouloir entendre les jouets qui parlent, mais le sortilège maléfique de cette passe dangereuse prend volontiers, aujourd’hui encore, la forme de grandes poupées qui vont et viennent. Mais qui se souvient encore aujourd’hui du lieu où les femmes, dans la dernière décennie du siècle passé, présentaient à l’homme leur apparence la plus séduisante, lui faisaient la plus intime promesse de leur silhouette ? Dans les salles asphaltées et couvertes où l’on apprenait à faire de la bicyclette. C’est la femme cycliste qui dispute à la chansonnette la première place sur les affiches de Chéret et qui donne à la mode sa ligne la plus osée189. »
141Dès lors, l’attirance sexuelle, dans le Livre des passages, semble avoir pris la place de la marchandise aguicheuse telle que Benjamin la présente dans sa « Promenade des jouets berlinoise ». La différence entre ces deux, cependant, ne s’avère toutefois pas déterminante puisque la mode, rappelle Benjamin dans l’un des textes d’Enfance berlinoise intitulé « Éveil du sexe », en tant que phénomène produit par le « culte de la marchandise », a toujours eu comme principale caractéristique d’être le « sex-appeal du non-organique190 » :
« C’est dans une de ces rues que plus tard je parcourus la nuit dans des errances qui n’en finissaient pas, que me surprit, lorsque ce fut l’époque, l’éveil du désir sexuel, et dans les plus étranges circonstances. C’était lors du Nouvel An juif et mes parents avaient pris des dispositions pour me caser dans quelque cérémonie religieuse. Il s’agissait probablement de la communauté réformée, pour laquelle ma mère, par tradition familiale, nourrissait quelque sympathie, tandis que le rite orthodoxe était de naissance familier à mon père. Mais il dut céder. On m’avait pour ce jour de fête confié à la garde d’un parent éloigné que je devais rejoindre chez lui. Mais, soit que j’eusse oublié l’adresse, soit que je n’eusse point retrouvé mon chemin dans ce quartier, il se fit de plus en plus tard et mon errance devint de plus en plus désespérée. Il ne pouvait être question pour moi d’oser aller à la synagogue par mes propres moyens, car mon protecteur avait les cartons d’entrée. La responsabilité de mon infortune devait être essentiellement imputée à mon peu d’attirance pour le presque inconnu qu’on m’avait assigné et à ma défiance envers les cérémonies religieuses, qui ne laissaient augurer que de l’embarras et de la gêne. Alors que j’étais en plein désarroi, d’un seul coup, une vague brûlante d’angoisse m’envahit – “trop tard, c’est raté pour la synagogue” – et, avant qu’elle eût reflué, exactement au même instant, une autre survint, mais cette fois d’insouciance parfaite – “advienne que pourra, je m’en fiche”. Et ces deux vagues unirent irrésistiblement leurs élans dans le premier grand sentiment de plaisir : la profanation du jour de fête s’associa à la rue maquerelle, qui me fit pressentir ici pour la première fois les services qu’elle devait rendre aux adultes191. »
142Dans ce texte, le « pays enchanté » et la mission qui incombe à Tinchen de « sauver ses frères » ont cédé la place aux rues arpentées par le flâneur, et la visite, impromptue, de la synagogue. Mais alors que la mission de sauvetage paraît être oubliée par Benjamin, l’échec de la visite de la synagogue, vécu comme une profanation du jour saint, devient centrale dans la vie sexuelle inaugurée par cet épisode. Or comment ne pas voir dans ce récit, comme le suggère Jeffrey Mehlman, le refus que Benjamin fera à son ami Gershom Scholem, quelque temps plus tard, de l’accompagner en Palestine ?
3. L’enfant au cœur d’une esthétique de l’écoute radiophonique
143En concevant les contes radiophoniques à destination de la jeunesse, Benjamin s’attache à réaliser une série de petits essais expérimentaux qui surprennent autant par leur écriture que par leur originalité. En endossant le rôle de « narrateur radiophonique », le philosophe se propose de résoudre, sur le plan pratique, un problème théorique fondamental posé par la modernité : celui de la réactualisation éventuelle de la figure archaïque du conteur au sein même d’un moyen technique de communication, la radio, qui contribue à sa disparition. Comment les contes radiophoniques benjaminiens peuvent-ils, dès lors, tout en prenant acte du déclin de l’aura et de la déperdition de l’expérience, réactualiser la figure du narrateur ? Sur quels éléments Benjamin fonde-t-il sa pratique du « conter » radiophonique ? Pour répondre à ces questions, nous tenterons de comprendre de quelle manière ces petits essais expérimentaux, qui viennent sonder la réalité de l’enfance, empruntent leurs éléments à la tradition du conte de fées, d’une part, et s’adaptent, d’autre part, aux conditions techniques posées le médium radiophonique.
1. Narration traditionnelle et contes de fées
144Tout d’abord, il convient de remarquer qu’un premier élément permet de relier la narration traditionnelle et son éventuelle réactualisation dans le champ radiophonique, celui du matériau sonore. En effet, comme le remarque très justement Anne Boissière192, la narration, chez Benjamin, engage une théorie du sonore, et ce, au titre de deux motifs déterminants qui ne sont autres que deux aspects du caractère artisanal de la narration. D’une part, le philosophe introduit, à propos de l’utilité de toute vraie narration, une conception singulière de l’écoute :
« Si l’expression “être de bon conseil” commence aujourd’hui à paraître désuète, c’est parce que l’expérience devient de moins en moins communicable. C’est pourquoi nous ne sommes plus de bon conseil, ni pour nous ni pour autrui. Porter conseil, en effet, c’est moins répondre à une question que proposer une manière de poursuivre une histoire (en train de se dérouler)193. »
145Benjamin insiste donc sur le fait que la narration doit permettre avant tout à l’autre de raconter à son tour une histoire, sa propre histoire. Autrement dit, il ne peut exister de narration sans écoute :
« On ne raconte jamais d’histoires que pour qu’elles soient répétées, et l’on cesse de narrer dès que les récits ne se conservent plus194. »
146D’autre part, si la narration traditionnelle, telle que Benjamin la caractérise dans son essai en 1936, engage une théorie du sonore, cela s’explique également par la place importante qu’elle attribue à la mémoire. Car « écouter » ne signifie pas ici « comprendre » mais bien plutôt « retenir » :
« On n’a généralement pas tenu assez compte de ce que la relation naïve de l’auditeur au narrateur est dominée par son intérêt à retenir l’histoire qu’on lui raconte195. »
147La narration, telle que Benjamin la conçoit, ne trouve pas seulement son utilité dans la sagesse ou le bon conseil. Elle permet aussi de constituer une mémoire qui est en train de décliner progressivement en raison de l’émergence de la reproduction technique, et ce, précisément depuis que les histoires ont pu être imprimées. Si la narration se trouve étroitement liée à l’artisanat, c’est donc parce qu’avant toute chose l’écoute et la mémoire représentent les piliers d’un art de narrer aujourd’hui en péril. Or, de quelle manière l’écoute et la mémoire de l’auditeur peuvent-elles encore être activées au sein de l’expérience, médiate par définition, que propose la radio ? Au rapport personnel, direct, presque charnel du narrateur à son récit se substitue le rapport distancié du « conteur radiophonique » à l’enfant auditeur. C’est peut-être en empruntant ses composantes à la tradition du conte de fées que le conte radiophonique pourra proposer une expérience sonore d’un nouveau genre.
148S’il « reste le premier conseiller de l’enfance », le conte de fées correspond également, selon Benjamin, à « la première forme de narration authentique196 », d’où l’importance pour lui de poursuivre, en quelque sorte, son écriture à travers le médium radiophonique. Non seulement le conte de fées permet de donner à celui qui en fait l’expérience un bon conseil, mais c’est lui qui est le plus à même de porter secours à l’homme, là où « la détresse » est la plus grande :
« Cette détresse est celle du mythe. Le conte de fées nous montre les premières dispositions prises par l’homme pour dissiper le cauchemar mythique197. »
149Car si le conte suscite chez Benjamin un tel intérêt, c’est que celui-ci permet, d’une certaine façon, d’indiquer à l’enfant les voies de son émancipation, l’univers du conte s’opposant à celui du mythe qui se définit par son aspect aliénant. En combinant « la ruse et l’insolence198 », le conte de fées nous livre ainsi plusieurs enseignements :
« Grâce au personnage du naïf, il nous apprend comment l’humanité se protège du mythe en “faisant la bête” ; grâce au personnage du frère cadet, il nous indique que les chances de l’homme grandissent à mesure qu’on s’éloigne des temps originaires du mythe ; grâce au personnage qui partit pour des expéditions périlleuses, il nous enseigne que les choses qui nous effraient peuvent livrer leur secret ; grâce à la figure du sage, il nous montre que les questions que pose le mythe sont aussi simples que celles du sphinx ; grâce aux visages d’animaux qui, dans la féerie, viennent en aide aux enfants, il nous révèle que la Nature ne se sait pas seulement obligée à l’égard du mythe, mais bien plus volontiers rassemblée autour de l’homme199. »
150L’interprétation benjaminienne du conte de fées converge sur de nombreux points avec celle que proposera Ernst Bloch dans Héritage de ce temps (1935) et Le principe espérance (1954-1959). Dans ce dernier, le philosophe allemand cite en exergue un extrait de Mein Leben und Streben (Ma vie et mon œuvre) de Karl May dans lequel un jeune garçon, ne pouvant s’endormir en l’absence de son père, se plonge dans la lecture d’un conte intitulé La grotte aux brigands de la Sierra Morena. À l’arrivée de son père, l’enfant s’endort enfin pour être bientôt tiré du lit par un espoir irrépressible. Il s’habille, rédige une note à son père pour lui confier que, ne pouvant supporter de le voir travailler jusqu’à sa mort, il part trouver de l’aide en Espagne. Il sort alors dans la rue, traverse la ville, le pays entier, arrive en Espagne où, « dans ce pays de nobles voleurs200 », il compte trouver ceux qui l’aideront. Ainsi, l’échappée nocturne de l’enfant, à laquelle l’a invité le conte, éclaire son avenir. De cette manière, chez Bloch, les aspects clair-obscur du conte confondent l’attention de l’enfant, dont l’utopie se nourrit, avec l’attente des rêves :
« L’heure la plus propice aux contes est celle de la nuit tombante, alors que les objets familiers s’estompent et s’éloignent, et que le lointain, où tout semble meilleur, se rapproche de nous201. »
151C’est dans une intention similaire, semble-t-il, que la diffusion des contes radiophoniques de Benjamin était programmée juste avant l’heure du coucher des enfants. L’atmosphère particulière de la maison, lorsque la nuit était déjà tombée, apportait les conditions requises pour permettre aux jeunes auditeurs de s’abandonner aux « rêves éveillés », juste avant de s’endormir.
152Nous rêvons tous éveillés, suggère Bloch. À chaque moment du jour, nous souhaitons une autre vie, une vie meilleure, une transformation du monde, et parfois aussi, plus égoïstement, la richesse, le pouvoir et la vengeance. L’enfance offre, toutefois, à ces petits rêves éveillés l’espace le plus pur, le plus délié des contraintes de la vie sociale et des travers idéologiques. Le vecteur que constitue le « rêve éveillé » devient pour Bloch l’élément fondamental de la compréhension de l’utopie. Critiquant Freud, il tente de réhabiliter la fonction anticipatrice des rêves et se penche en particulier sur cet aspect négligé par la psychanalyse que constituent « les rêves éveillés ». Ceux-ci ont une vocation différente de celle des rêves nocturnes, ayant moins à voir avec les mécanismes inconscients du désir qu’avec la volonté de se projeter dans un monde idéal. Renversant le principe de la théorie freudienne qui guide l’analyste vers les contenus figés de l’inconscient afin de tirer au jour des significations, Bloch amène d’emblée le contenu des rêves nocturnes à la lumière d’une conscience anticipatrice, de telle sorte que ce contenu entre, lui aussi, dans le vaste champ de la conscience utopique, non pas sous la forme de « résidus » mais comme véritable foyer d’actions politiques. Le contenu manifeste du rêve cesse ainsi d’être, selon Bloch, un « déguisement », comme le prétendait la psychanalyse freudienne.
153De plus, si Bloch puise dans le courage de l’enfant parti à la recherche des voleurs de la Sierra Morena, c’est parce que la mise en route de l’enfant figure l’espérance. L’enfance n’appelle pas pour Bloch une lecture réductrice et régressive du monde, mais quelque chose qui l’arrache toujours d’emblée à elle-même. C’est sur le modèle du rêve éveillé que Bloch conçoit l’intuition propre à l’espérance, soit la découverte du « non-encore-conscient » qui est en rapport avec tout ce qu’il y a d’auroral dans le monde. Bloch est d’ailleurs convaincu que depuis ce réveil, depuis la chambre même où l’enfant s’éveille à la vie, alors que « très tôt déjà, [il] cherche », « l’image-souhait202 » guide toute espérance. Dès lors, du moment où la politique n’a pas d’autre structure que celle du rêve éveillé et que le peuple a conservé cette faculté à s’éveiller à l’espérance d’un monde meilleur, la révolution devient réalisable.
154Cette métaphore du réveil, dans laquelle Ernst Bloch perçoit les germes de l’utopie naissante, se retrouvera chez Gaston Bachelard, accompagnée d’une signification sensiblement différente. En effet, le philosophe français n’hésitera pas à affirmer, en 1950, que « la radio est en possession de rêves éveillés extraordinaires203 ». De plus, elle a ceci de particulier de pouvoir toucher l’inconscient humain. Or, pour ce faire, l’heure précédant le coucher sera la plus appropriée, permettant à l’auditeur de recevoir « la bonne philosophie du repos204 ». À ces conditions, celui qui écoute la radio pourra alors faire l’expérience du « rêve éveillé ». C’est du moins ce que les contes radiophoniques de Benjamin semblent proposer à ses jeunes auditeurs.
155Plus encore, le philosophe paraît s’engager dans une ultime tentative de sauvetage tout en tenant compte de la crise de la narration. Il cherche à transformer la force d’un récit contemporanéisé en instrument de résistance politique et littéraire, en renouant, grâce à la radio, avec une pratique de l’oralité libérant une parole à nouveau humaine. Contre l’extinction du récit traditionnel désormais inopérant, il évoque la nécessité de prendre en compte la tradition orale : « De tous les écrivains qui ont recueilli des histoires, les plus grands sont ceux dont le récit est le moins infidèle à la tradition orale des conteurs anonymes205. » Tout comme il insiste sur le rapport à reconstruire entre celui qui raconte et celui qui écoute activement l’histoire racontée : « Qui écoute une histoire forme société avec qui la raconte206. »
2. Pédagogie communiste et radiophonie
156En empruntant à l’art ancestral de narrer certains éléments tels que la dimension sonore et la tradition des contes de fées, Benjamin va tenter de faire émerger, à travers l’écriture de ses contes radiophoniques, une forme moderne de narration. Pour ce faire, il va intégrer à sa pratique du médium des éléments hétérogènes.
157Premièrement, la tâche que lui confient les radios de Berlin et Francfort de réaliser des émissions radiophoniques pour enfants est l’occasion de mettre en pratique une conception singulière de la pédagogie à laquelle il réfléchit depuis le milieu des années 1910207. Lorsqu’en 1929, il propose au jeune public de la radio de découvrir ses fantaisies radiophoniques, Benjamin rédige parallèlement le Programme pour un théâtre d’enfants prolétarien208, rendant un hommage aux expérimentations théâtrales qu’Asja Lacis a menées au lendemain de la révolution bolchevique de 1917. Cependant, Benjamin ne destine pas sa réflexion à la pratique de la jeune dramaturge lettone : il s’intéresse au mouvement communiste berlinois des années 1930, qui tente de développer une contre-culture offensive dont les techniques d’agit-prop209 constituent un élément. Le philosophe accorde d’ailleurs la plus grande valeur au fait que l’enfance y prenne sa place, non en se soumettant à des objectifs déterminés par les adultes mais bien plutôt en se réalisant pleinement comme telle. Quant à Asja Lacis, il s’agit de ramener à une vie commune, à travers le théâtre prolétarien, des enfants abandonnés et livrés à eux-mêmes. Pour cela, elle ne sépare pas l’entente sociale recherchée par le jeu de la productivité individuelle et collective, ni celle-ci de l’improvisation qui promet « bonheur et aventure ». Par sa conception du théâtre pour enfants, Asja Lacis converge avec Benjamin dans une certaine idée de l’éducation communiste, incluant solidarité, polyvalence et spontanéité. De la même façon que le théâtre permet à l’enfant de s’éveiller et de « s’activer », le conte radiophonique semble proposer une pédagogie de la narration et de l’écoute qui invite le jeune auditeur à se réapproprier le monde qui l’entoure, tout en lui garantissant, comme c’était le cas dans le Programme pour un théâtre d’enfants prolétarien, le sentiment de son enfance.
158Chez Benjamin, les questions de l’enfance et de la révolution ne sont jamais éloignées. À la fois flâneur, collectionneur, et révolté, l’enfant vit, quoi qu’on en dise, dans l’expérience pleinement autonome. Sa vie n’est pas encore marquée par l’habitude ou les critères de l’utile. En cela, l’enfant, malgré toutes les tentatives de domination que peut exercer sur lui son entourage, se définit comme un être résolument libre. Il ne connaît pas encore le renoncement, la soumission. La manière dont il appréhende les choses n’est pas régie par l’intérêt matériel mais bien plutôt par l’énigme. Les choses les plus banales prennent à travers son regard une dimension fantastique. Avec lui, le cour d’école devient forêt, la ville se fait labyrinthe, l’usine se transforme en créature monstrueuse. Dépourvu d’objectif prédéfini et d’arrière-pensée, l’enfant, lorsqu’il porte son attention à une chose, se place au-delà de la rationalité instrumentale, il s’intéresse à la chose en soi, la contemple, par goût pour l’émerveillement. Plus encore que l’adulte, il est sensible à l’effet de « choc » que produisent sur lui la découverte des objets du quotidien. C’est précisément sa candeur, son innocence, en un mot son manque d’expérience, qui le placent dans un sentiment d’étonnement permanent : « L’enfant voit tout en nouveauté ; il est toujours ivre210 », écrit Baudelaire dans Le Peintre de la vie moderne. Le plaisir à comprendre le monde qui entoure et agit sur l’enfant est à la mesure des innombrables interrogations qui l’assaillent : « Qu’est-ce qu’un ciel ? Pourquoi le vent gémit-il ? D’où vient que les fleurs des prés se fanent et que ces prés refleurissent ? D’où viennent la pluie et la neige ? Pourquoi sommes-nous riches alors que notre voisin le ferblantier est pauvre ? Où le soleil s’en va-t-il le soir211 ? », se souvient ainsi Hermann Hesse dans son autobiographie.
159Loin d’envoûter l’individu en réduisant sa liberté, le choc qui, selon Benjamin, tire son origine de l’inexpérience enfantine protège ainsi sa liberté. Il entretient l’intensité du sentiment immédiatement perçu, que celui-ci soit d’ailleurs agréable ou rebutant. Au contraire de l’habitude, le choc maintient la vigueur de l’indignation, la force de la révolte. Ce n’est pas un hasard si Benjamin trouve dans les poèmes de Baudelaire et Blanqui, mais aussi dans les écrits des surréalistes, ce goût affirmé pour la révolte. À l’entendre, ces « enfants adoptifs de la révolution212 » ont réussi, mieux que quiconque, à dépasser la cohérence en transgressant les règles de la langue, en s’affranchissant des catégories du sens, inscrivant ainsi leur art « entre langue pure et langage humain213 », cette position intermédiaire propre à l’enfance selon Giorgio Agamben. Et surtout, ils n’ont pas trahi l’enfant insurgé qu’ils ont été autrefois. S’il est une leçon à retenir du recueil Enfance berlinoise, et plus largement des écrits que Benjamin dédie à l’enfance, ce serait celle-ci : nous avons envers l’enfant qui est en nous la même responsabilité qu’envers les espérances toujours en souffrance du passé. L’idée d’enfance est donc directement liée chez Benjamin à une tradition des opprimés qu’il veut réhabiliter. Une histoire matérialiste qui redonne la parole aux vaincus et autres oubliés de la mémoire officielle, de l’historicisme dominant.
160Par les éclairs de souvenirs que fait surgir notre mémoire involontaire, l’enfance détient le pouvoir de briser la continuité de cette histoire progressiste. À l’instar de l’historien matérialiste qui cherche à redonner la parole aux oubliés et aux vaincus de l’histoire, l’adulte doit avoir, selon Benjamin, la même préoccupation vis-à-vis de l’enfant qu’il a été jadis : « Nous avons envers l’enfant mort qui est en nous la même responsabilité qu’envers les espérances toujours en souffrance du passé214 », note Jean Lacoste dans sa préface à Enfance berlinoise. Chez Benjamin, l’idée d’enfance est donc étroitement liée à une tradition des opprimés qu’il s’agit de réhabiliter. Par les éclairs de souvenirs qui reviennent soudainement à notre mémoire, l’enfance brise la continuité de l’histoire dominante. Chaque souvenir d’enfance contient la promesse utopique d’un monde où les choses, la nature et les hommes seraient définitivement libérés de la nécessité d’apparaître utiles. Revient alors aux jeunes auditeurs de déceler, dans chacune des interventions que Benjamin distille sur les ondes, la promesse utopique de ce monde, un monde libéré de toute forme de domination. À commencer par celle de la nature. Contrairement à la conception capitaliste et marchande qui la considère comme un ensemble de matières brutes mis à la disposition de l’homme, la nature n’est pas vouée à l’exploitation commerciale et industrielle. Elle participe bien plutôt d’un rapport harmonieux avec l’individu qui s’en empare de manière ludique, puisque « c’est dans le jeu […] que s’ébauche la première forme d’expérience individuelle215 ». À l’asservissement de la nature et son corollaire, l’anéantissement de l’individu, Benjamin oppose donc le jeu, clef, selon lui, de ce qu’il qualifie de « seconde technique », et ses valeurs émancipatrices.
161Ce faisant, la révolution et l’activité ludique se nourrissent l’une et l’autre au sein d’un même processus de libération du corps et de l’esprit enfants. Maître du jeu, l’enfant devient par là même un révolutionnaire, et inversement. Les révolutions, note Benjamin, sont « les tentatives d’innervation de la collectivité qui pour la première fois trouve ses organes dans la seconde technique216 ». La singularité de l’enfance, si l’on ne devait en désigner qu’une seule, tient à sa proximité avec l’utopie : « De même qu’un enfant qui apprend à saisir tend la main vers la lune comme vers une balle à sa portée – l’humanité, dans ses tentatives d’innervation, envisage, à côté des buts accessibles, d’autres qui ne sont d’abord qu’utopiques217 », remarque encore Benjamin. Ignorant les limites posées par l’impossible, l’enfant est, pour cette même raison, un utopiste qui se tient debout face au chaos du monde. Quitte à être moqué, il n’hésite pas à tendre sa main toujours plus haut vers le ciel, repoussant sans cesse le domaine du possible et du rêve. Toujours à l’affût d’une nouvelle découverte, d’une nouvelle rencontre avec le monde qui l’environne, l’enfant refuse, par nature, la logique du compromis et de la concession. À vrai dire, il ignore tout d’eux. Ses désirs, il les exprime avec une spontanéité irrémédiablement impatiente qui exige tout, tout de suite. L’enfant est, par essence, un révolutionnaire des temps modernes, un insurgé permanent, retors à la discipline. Toujours à fleur de peau, son instinct, étranger à toute forme de complaisance ou d’opportunisme, lui permet de reconnaître aisément les situations de domination. Assumant sa soif d’absolu, l’enfant ne cesse jamais d’être aux aguets, traquant sans relâche l’injustice des adultes, il est Kasperl venant troubler la tranquillité des hommes de la radio, Peter Munk, le charbonnier du conte de Hauff, luttant pour son bonheur, ou bien encore le « petit bossu » de la légende populaire, auquel s’identifiait le jeune Benjamin qui percevait en lui toute l’ambivalence dont recèlent la malchance et la maladresse de l’enfance. Car, dans la fragilité du geste enfantin se niche une exceptionnelle clarté de vue qui vient contraster avec l’inconstance et le manque d’audace des adultes. Emporté par son désir de connaître le monde, cette candeur lui permet paradoxalement de prendre son destin en main, d’affronter la réalité en toute spontanéité. En osant agir de la sorte, l’enfant parvient à s’emparer de ce qui n’était pourtant pas à sa portée, et c’est la révolte qui lui donne l’élan nécessaire.
3. Le conteur radiophonique
162La lecture de certains textes de Lumières pour enfants a permis de lever partiellement le voile sur les intentions de Benjamin. Tout d’abord, dans les histoires qu’il raconte à ses jeunes auditeurs sur le vieux Berlin, notre homme de radio s’attache à (re)découvrir une ville qui, par la complexité de son histoire et de sa réalité présente, lui reste énigmatique. S’il n’hésite pas pour cela à puiser des anecdotes dans les souvenirs de sa propre enfance (« Le Berlin démoniaque »), il s’adresse à son jeune public pour lui transmettre, semble-t-il, le désir de se l’approprier. N’affirmera-t-il pas, dans Enfance berlinoise, que « s’égarer dans une ville comme on s’égare dans une forêt demande toute une éducation218 » ? En essayant de dissiper chez l’enfant les visions habituelles qu’il peut avoir de la ville, Benjamin souhaite faire surgir de façon impromptue une multitude de traces et de détails qui deviennent par là même autant de mystères dévoilés. De la promenade des jouets aux cités-casernes en passant par le Tiergarten, l’auteur plonge ses interlocuteurs au cœur d’une vie palpitante, parce que fondamentalement pluridimensionnelle. Dans les moindres recoins de la mémoire de Berlin et dans la fureur de son animation actuelle, des moments d’étonnement et de crainte rythment la déambulation labyrinthique du « promeneur-auditeur ».
163Si Benjamin revisite le passé, nulle nostalgie ne s’expose. Au contraire, il souligne la relation étroite qui unit l’ancien et le nouveau : « Plus question de regretter le vieux Berlin. Il est toujours là, dans le nouveau219 », proclame-t-il. En outre, Benjamin ne considère pas que ses interventions puissent supplanter l’expérience concrète d’une déambulation physique dans les rues de Berlin, mettant l’individu dans une situation de corps à corps avec la métropole. D’où l’incitation à prolonger le cheminement esquissé par la parole radiophonique qu’il formule à l’attention d’un auditeur qu’il souhaite pleinement actif :
« Vous savez, inutile d’attendre. Promenez-vous dans Berlin, en ouvrant grand vos yeux et vos oreilles, et vous récolterez bien plus de belles histoires que vous n’en avez entendues aujourd’hui à la radio220. »
164Dans « l’ici et le maintenant », Benjamin recueille des éléments épars du merveilleux, mettant en scène les effets d’un dépaysement toujours renouvelé. En écho aux Promenades dans Berlin de son ami Franz Hessel, il arpente des contrées éloignées, saisissant une atmosphère, un ensemble de petits riens pourtant significatifs. Ainsi, Naples n’est pas seulement la ville dominée par le Vésuve, elle est également une réalité sociale avec sa misère et son grouillement de visions, d’odeurs et de son, qu’il convient de décrypter.
165C’est la pratique du flâneur qui est ici mise en acte, trouvant « son aliment dans ce qui est perceptible à la vue », tout en s’emparant « du simple savoir, des données inertes221 ». Ces « lointains » – qu’il s’agisse de pays ou d’époques – jaillissent dans notre « paysage » et notre « instant présent222 », bouleversant la surface lisse de notre réalité établie. Benjamin, ici « conteur radiophonique », agit donc en flâneur mais également en colporteur, traçant « de ses songes des légendes pour les images223 », des images qui, pour l’objet qui nous occupe, seraient avant tout des « images sonores ».
166Benjamin en est persuadé : c’est le texte lui-même de son émission qui doit servir de décor, faisant alors naître dans l’esprit de son audience des images sonores, sorte de « paysages de l’âme » que tout un chacun façonnera en fonction de son vécu et de sa sensibilité. À l’idée d’un théâtre « pour aveugles », au moyen duquel on se contente habituellement de retransmettre une pièce en plantant un micro au milieu de la scène, Benjamin oppose celle d’un auditeur actif, pour lequel l’absence d’images n’est pas un défaut mais une richesse qu’il s’agit de mettre à profit. « Seule la radio permet de vivre les rêves les plus extraordinaires, pour autant qu’elle n’indique pas le décor mais laisse les auditeurs libres de l’édifier à leur idée. L’auteur fournit un tremplin : les auditeurs font le reste – chacun à sa manière. De sorte que le même thème dans le même instant peut donner lieu à autant d’interprétations qu’il y a d’auditeurs à l’écoute. L’absence de vision, loin d’être un obstacle, est comme la porte miraculeuse de l’évasion. Et, dans une certaine mesure, c’est la vue, avec toutes les limitations qu’elle apporte, qui est l’infirmité224 », écrira Jean Thévenot quelques années plus tard. Dépourvu de sa capacité de vision, l’auditeur de radio ne se conçoit pas pour autant comme un aveugle infirme, à qui il manquerait une dimension de la représentation. Bien au contraire, il est celui qui, au sein du dispositif radiophonique, parvient à capter dans son intégralité l’essence d’une action, d’un raisonnement, d’une interprétation grâce au travail minutieux du speaker et du metteur en ondes. Les auditeurs de radio sont autre chose que des aveugles, il sont des « sur-auditifs », écrit à la même période le poète Carlos Larronde : « Sachons leur donner tout ce que l’ouïe, le sens subtil et intérieur par excellence, peut accueillir de lyrisme, de rêve ou d’évocation ; sachons en faire des voyants225. » La réflexion sur l’aménagement acoustique des studios de radio, qui ne sont ni des scènes de théâtre, ni des salles de concert, conduit, durant l’entre-deux-guerres, les ingénieurs du son à réunir dans ces espace clos dédiés à l’enregistrement et à la diffusion toutes sortes d’appareils, tels que des micros, des instruments de musique, des gramophones, ou bien encore des machines spécifiquement conçues pour la mise en ondes. Qu’on songe ici à l’appareil de réverbération artificielle employé pour donner forme à l’esprit de Lipsuslapsus lors de la mise en ondes de « Charivari autour de Kasperl » par Carl Heil en 1932, ou bien au gramophone servant à accompagner, durant la réalisation de cette même pièce, les dialogues des comédiens au moyen de musiques et d’ambiances de fête foraine. Seul, en effet, l’enregistrement en studio offre les conditions idéales à une véritable création radiophonique, le micro employé s’apparentant tantôt à un confident, tantôt à un partenaire de jeu. Tel est le rôle des auteurs de radio, qu’ils soient speakers ou ingénieurs du son, animateurs ou réalisateurs : tous doivent s’efforcer, chacun à leur manière, de stimuler la fantaisie de l’auditeur en réalisant un dialogue suffisamment évocateur pour pouvoir se dispenser de décors réels. S’ils parviennent à leur fin, les images évoquées par la vision intérieure remplaceront à coup sûr le facteur principal de la « théâtralité », l’objectif poursuivi étant d’exalter la sensibilité intérieure de l’auditeur, de provoquer en lui « les cristallisations imaginatives de l’inconscient226 », comme le déclare à la même période le journaliste Georges Barbarin. « Il n’est pas interdit de prévoir et d’espérer que la “vision” mettra subitement en valeur l’intérêt non plus négatif mais positif et proprement artistique de la non-vision, comme l’hiver met en valeur les avantages de l’été et la dictature ceux de la démocratie227 », s’exclame de son côté Jean Thévenot. Désormais, la pièce radiophonique doit être envisagée comme une œuvre éminemment collaborative : le jeu automatique des associations et l’imprégnation des images mentales dans l’inconscient n’incombent plus obligatoirement à l’auteur mais au public.
167Cette approche singulière de la narration, Benjamin la décline à travers une autre série de contes où il aborde la question de la catastrophe naturelle, dont la mémoire humaine garde des traces ineffaçables. Par le rappel de ces tragédies, il introduit le moment du désastre comme élément constitutif de l’histoire des sociétés humaines, thèse qu’il confirmera une dizaine d’années plus tard dans Sur le concept d’histoire. Chacun de ces événements apparaît ainsi comme un « coup de tonnerre dans un ciel serein228 », ce qui incite à relativiser le sentiment de puissance dominatrice de l’homme sur la Nature. Mais, tout en mesurant le devenir historique au regard de cette succession d’accidents qui lui donne sens, Benjamin se garde de développer un pessimisme radical. Sans se ranger du côté de ceux qui s’enthousiasment sans restriction face aux promesses d’un progrès idéalisé, ici encore, la technique semble de bon secours. Aux limites du progrès, qu’il ne sous-estime nullement, s’adjoint un mouvement qui fait dire à l’auteur : « Mais la technique, là comme ailleurs, finira par y remédier, ne serait-ce que par le détour de la prévision229. » Benjamin envisagera, de même, l’idée de « péripétie », « dans un combat où les hommes ont triomphé et triompheront toujours » – « à moins qu’ils ne réduisent à néant leur propre travail230 », conclut-il malgré tout comme pour tempérer son propos optimiste.
168Les contes radiophoniques de Benjamin ne sont donc jamais dépourvus de contenu philosophique et conservent ce rapport étroit avec les hypothèses que développe leur auteur dans le cadre de publications théoriques. En un sens, ils répondent à une logique de réappropriation du monde au cœur de laquelle l’enfant et l’adolescent se trouvent mobilisés. L’élaboration de ces textes destinés à la mise en ondes s’appuie sur un principe énoncé dans Paris, capitale du xixe siècle, en vertu duquel la « vraie méthode pour se rendre les choses présentes consiste à se les représenter dans notre espace231 ». Et Benjamin de préciser : « Ce n’est pas nous qui entrons en elles, ce sont elles qui entrent en nous232. » Nous voilà prêts à succomber au vertige, face à ce vide qu’il nous faut combler en une expérience inédite. Comme si le texte était « le tonnerre qui fait entendre son grondement après [l’éclair]233 », une fulgurance qui nous éblouit et fait surgir le sens même de notre avenir incertain. Or c’est précisément là que semble résider le projet hautement politique et philosophique des Lumières pour enfants. En puisant dans l’univers du conte, il s’agit pour Benjamin de (re)transmettre aux jeunes auditeurs une force suffisamment puissante pour affronter le fascisme et autres avatars du pouvoir autoritaire, cette même force que le philosophe éprouvera quelques années plus tard, lors de son séjour chez son ami Bertolt Brecht : « Tandis qu’il parlait, je sentis agir sur moi une force qui était de taille à affronter celle du fascisme, je veux dire une force qui a des racines aussi profondes dans l’histoire que la force fasciste234 ». Éclairer le jeune public consiste avant tout à l’intégrer à une communauté de pensée, réunie par les valeurs démocratiques et humanistes : « Nous ne devons à aucun prix laisser les enfants hors de l’affaire235 », consigne Benjamin dans l’un de ses carnets. Éclairer l’enfance par la voix de la Raison et les lumières du savoir, selon les principes mêmes de l’Aufklärung, revient, remarque Anne Roche dans son essai sur le philosophe allemand, à proposer « en petit, l’esprit de l’Encyclopédie, non seulement par la variété des sujets traités […], mais par la perspective proposée : défaire les certitudes a priori, partir du principe que l’enfant n’a pas de préjugés, l’inciter à observer, à s’instruire, à ne rien prendre pour acquis236 ». C’est seulement à cette condition que l’esprit critique, en germe chez l’enfant, peut s’épanouir, lui offrant alors de précieuses armes pour déjouer les pièges de l’« Enchanteur », du « preneur de rats » et autres doubles de la figure menaçante du Führer. À travers la diffusion de ses Lumières pour enfants, Benjamin formule un appel à la résistance. Hors de question d’assagir les auditeurs en livrant à leurs oreilles des histoires mièvres et ennuyeuses. Bien au contraire, il est de la responsabilité même du speaker de répondre à toutes les questions que se pose son jeune public, sans exception, quitte à heurter parfois la sensibilité des parents, eux aussi à l’écoute : « Les enfants veulent tout connaître, s’exclame Benjamin. Et si on ne leur montre que la face sage et gentille du monde, ils se dépêcheront d’aller voir par eux-mêmes comment est l’autre237. » Dès lors, le « charivari » – ce « chahut » bon enfant dans lequel le moindre désir trouve satisfaction – qu’évoque Benjamin au sujet de Kasperl entre en résonance avec un chaos autrement plus menaçant, qu’il faut combattre au moyen de la parole – une parole résolument engagée, dont l’expression doit se faire dans l’urgence. C’est sans doute là que réside le contre-pouvoir de la parole radiophonique, nécessaire, selon Benjamin, pour faire face à la catastrophe nazie qui menace le pays, et en premier lieu sa jeunesse. À l’instar du linguiste Victor Klemperer qui, à la même époque, s’attache, dans son journal, à déconstruire la rhétorique de l’hitlérisme et la façon dont celle-ci s’immisce dans les esprits238, Benjamin tente de répondre au chaos ambiant au moyen d’un usage éclairé de l’écriture et de la langue. Alors que la république de Weimar, marquée par la crise économique et la montée du national-socialisme, connaît ses dernières heures, l’engagement de celui qui s’adresse aux jeunes auditeurs de Berlin et Francfort bénéficie, rappelons-le, d’une certaine notoriété auprès du public. À la fin des années 1920, Benjamin est considéré comme l’un des critiques les plus éminents de son pays. En effet, son nom est bien connu des lecteurs des principaux journaux littéraires d’Allemagne, où il publie régulièrement chroniques et articles. Définissant son activité de critique comme celle d’un « stratège dans le combat littéraire239 », Benjamin n’hésite pas à prendre position, lorsque l’occasion lui est offerte, voire à polémiquer contre les théories conservatrices ou fascistes. De la même façon, sa liberté de ton l’amène également à critiquer vivement les intellectuels de gauche, comme le remarque Bernd Witte :
« La polémique contre ces intellectuels culmine dans un compte rendu des poèmes d’Erich Kästner, sous le titre “Mélancolie de gauche”, écrit pour la Frankfurter Zeitung, mais refusé par la rédaction à cause de son extrême agressivité de ton, et qui ne parut qu’en 1931 dans Die Gesellschaft. Partant d’une analyse des milieux réceptifs à la poésie de gauche, qu’il croit pouvoir déterminer comme constitué dans la classe moyenne des clercs et des nouveaux riches prudhommesques, il assigne à Kästner une position politique “à gauche du possible en général”. Au lieu de contribuer à la décision dans la crise sociale, il n’obtiendrait de ses poèmes aucun autre effet – et cela est caractéristique de la littérature des “radicaux de gauche du genre de Kästner, Mehring ou Tucholsky” – que de transformer le combat politique “de l’obligation de prendre parti en un objet de satisfaction, d’un moyen de production en un article de consommation”240. »
169Sous l’apparence d’histoires enchantées, les émissions que Benjamin destine à la jeunesse sont, en réalité, les instruments d’une révolte imminente. Dans une période traversée par les crises, elles répondent à l’impérieuse nécessité d’agir. Vectrices d’utopie, elles formulent le souhait que le cours de l’histoire puisse encore être changé. Tel est du moins le projet politique auquel souscrivent les Lumières pour enfants. Toutefois, la conception que propose Benjamin de la tradition des Lumières mérite d’être précisée. Son interprétation particulièrement critique de l’Aufklärung fait de lui un penseur à part : « Il n’est pas un homme de la rationalité, n’exclut pas les champs de l’irrationnel241 », souligne Anne Roche. L’approche singulière qu’il défend trouve une illustration particulièrement frappante dans l’émission consacrée à Cagliostro. Dénonçant l’aveuglement auquel peut aboutir un usage excessif de la Raison, Benjamin note : « Les gens étaient si fermement convaincus que les choses du surnaturel étaient fausses, qu’ils ne se sont jamais donné la peine d’y réfléchir sérieusement, et ne pouvaient qu’être victimes d’un Cagliostro. […] Le sens de l’observation et la connaissance des hommes comptent souvent bien plus que les opinions, aussi assurées et défendables soient-elles242. » S’il est une leçon que doit retenir la jeunesse, c’est bien celle, selon Benjamin, de savoir user de l’esprit rationnel, y compris dans l’exploration des mondes obscurs, régis par la loi des superstitions et des croyances populaires : les jeunes doivent « avancer avec la hache de la raison, et sans regarder ni à droite ni à gauche, pour ne pas succomber à l’horreur qui, du fond de la forêt vierge, cherche à [les] séduire243 ». En cela, éduquer n’est pas empêcher l’enfant de connaître certaines contrées de l’univers, c’est plutôt l’inviter à son observation attentive et critique, tout en lui faisant comprendre que la raison fait partie intégrante de la « forêt mythique ». C’est à cette condition qu’il pourra réinvestir, à l’aide de ses propres armes, le monde des forces archaïques dont le totalitarisme constitue l’une des figures modernes.
170Ce faisant, la lecture benjaminienne des Lumières ne peut s’envisager indépendamment de la place singulière qu’elle confère à l’enfant. Éloignée de la conception romantique qui ferait d’elle l’incarnation d’un être en harmonie avec la nature, la figure enfantine se distingue par sa profonde ambivalence. Chez elle, l’émerveillement et la spontanéité côtoient en permanence la cruauté et la barbarie destructrice dont l’adolescent peut témoigner lors de certains jeux. L’analyse du caractère parfois despotique de l’enfance participe de cette même volonté, à travers ces émissions, de contribuer à une étude historique. Au fond, en abordant le sujet sur les ondes, Benjamin en appelle à la prise en compte politique et sociale des changements dont la question de l’enfance fait l’objet : « Il a fallu longtemps pour qu’on prenne conscience, à plus forte raison pour que la poupée montre par elle-même, qu’avec les enfants il n’est pas question d’hommes ou de femmes à l’échelle réduite. Le vêtement pour enfant ne s’est lui-même émancipé, comme on sait, que très tardivement de celui des adultes. Ce fut amené par le xixe siècle. Il pourrait maintes fois sembler que le nôtre fasse encore un pas de plus et, bien loin d’interpeller les enfants comme de petits hommes ou de petites femmes, veuille même ne les considérer qu’avec réserve comme de petits êtres humains. On s’est heurté à l’aspect cruel, à l’aspect grotesque, l’aspect courroucé de la vie enfantine244. » Fortes de ces considérations, les « lumières radiophoniques » de Benjamin participent, à leur façon, au vaste élan d’émancipation de l’enfant, dont se réclame, durant les mêmes années, Asja Lacis : « À l’heure où gisent à terre les politiciens en qui les adversaires du fascisme avaient mis leur espoir, à l’heure où ils aggravent encore leur défaite en trahissant leur propre cause, nous voudrions libérer l’enfant du siècle des filets dans lesquels ils l’ont entortillé245. »
4. « Penser et voir avec les oreilles »
171S’il n’existe pas à proprement parler de théorie benjaminienne de la radio, certaines des émissions que nous avons analysées jusqu’ici permettent toutefois de dégager ce qui pourrait s’apparenter à une méthode, ou du moins, à une volonté de proposer une forme nouvelle d’éducation à l’écoute. Sur ce point, « Les cités-casernes » semble offrir un modèle pédagogique particulièrement représentatif de la pensée benjaminienne, attestant du désir de son auteur de s’éloigner à la fois des discours officiels de l’institution scolaire et du cadre étriqué de l’académisme. En réalité, l’évocation du thème de l’architecture sur les ondes est l’occasion pour Benjamin de relever un défi, à savoir celui de décrire, par le seul biais du langage, un objet visuel. N’est-ce pas là une « idée vaseuse246 », comme lui-même le note en introduction de son programme dédié à l’œuvre picturale de Theodor Hosemann ?
a. Cartographier l’écoute radiophonique
172Face à cette difficulté, Benjamin opte, contre toute attente, pour une méthode radicalement différente qui lui permet d’éviter le recours à la technique traditionnelle de l’ekphrasis – technique bien connue des hommes de radio en vertu de laquelle l’emploi exclusif du langage permettrait, à lui seul, de restituer la présence d’un objet. En effet, la préférence de Benjamin va à une autre forme rhétorique, fondée sur trois éléments stratégiques. Tout d’abord, il s’agit de solliciter directement l’expérience vécue des auditeurs, et ce, pour compenser l’insuffisance d’une éventuelle description orale des objets étudiés. En guise d’introduction à ses interventions, Benjamin avertit ainsi son jeune public qu’il ne se livrera pas à une description fastidieuse – et probablement rébarbative – des objets à l’ordre du jour : « Inutile […] de vous décrire les cités-casernes, je le crains. Vous les connaissez tous. Et beaucoup, les connaissent même de l’intérieur247. » Benjamin réserve d’ailleurs le même sort aux œuvres du peintre Hosemann, dans son émission diffusée le 14 avril 1930 par la radio berlinoise :
« Il n’est évidemment pas question que je m’installe ici pour vous décrire les dessins de Hosemann. Mais même sans cela, il me suffira de vous dire comment il en est venu à peindre, à dessiner, à faire des illustrations, ce que les gens ont pensé de ses tableaux, comment ils les ont accueillis, pour que vous compreniez vite quel homme il était et aussi, pourquoi il a sa place dans notre émission berlinoise, bien qu’ayant vu le jour dans le Brandebourg248. »
173Quoi de plus vain, s’exclame Benjamin, que de décrire Berlin à ces jeunes habitants ? Sentir, penser la ville, ne revient pas seulement à en contempler le spectacle qui s’offre à nous. C’est aussi éprouver, à chacun de nos pas, ce qui nous relie secrètement à elle. C’est arpenter la surface des choses, savoir en saisir l’essence, à l’instar du flâneur. Comme le remarque très justement Florent Perrier à travers la généalogie du concept benjaminien de « marche » qu’il retrace dans sa préface à l’ouvrage de Jean-Michel Palmier, ce fameux « demi-pas de retard249 » évoqué dans Enfance berlinoise, dépasse largement la simple gestuelle. En l’occurrence, il ne s’agit nullement ici d’interrompre brutalement le mouvement de la marche en se figeant, par exemple, au milieu de la foule, ou bien encore, en se retournant pour se frayer un chemin à contre-courant. Cette tenue du corps singulière que situe Benjamin à l’origine de toute insurrection, celle-là même qui, espère-t-il, fera advenir une autre société, se fonde plutôt sur le rythme que sur la direction à suivre. Il s’agit alors pour lui de prêter attention à une temporalité à la fois subjective et collective. En cela, « vaincre le capitalisme par la marche à pied250 » est bien plus une affaire de temps que d’espace. Aux yeux de Benjamin ce qu’esquisse ce « demi-pas de retard » relève donc à la fois de la physiologie et du politique : résultant d’une véritable discipline du corps, il impose une distanciation physique, un mise à l’écart volontaire de la foule et du système capitaliste, attitude nécessaire, selon lui, à l’action politique. À la mise au pas de la pensée mise en œuvre sous le Troisième Reich, le « demi-pas de retard » benjaminien oppose ainsi une forme d’éloignement conçue comme préalable nécessaire à la découverte des failles qui jalonnent le monde urbain. Il est ce décalage indispensable, ce contretemps rythmique au moyen duquel le flâneur est en mesure de penser l’Histoire. C’est d’ailleurs là que se trouve le plus grand héritage que Benjamin reçoit de Franz Hessel, à savoir cet art de la flânerie qu’on peut lire dès l’incipit de Promenades dans Berlin, et qui deviendra rapidement, comme on le sait, l’un des principes fondamentaux de la pensée benjamienne : « Marcher lentement dans les rues animées procure un plaisir particulier. On est débordé par la hâte des autres. C’est un bain dans le ressac251. » Ainsi transposée à l’univers radiophonique, la flânerie est présentée aux auditeurs comme une mise en question radicale de nos habitudes corporelles tout autant que de nos habitudes réflexives. À l’instar du geste dansé chez Oskar Schlemmer, la pratique benjaminienne de la marche, note encore Perrier, propose une nouvelle grammaire des mouvements qui vient rompre avec une tradition devenue trop pesante : « Partir de la position du corps, de sa présence, de la position debout, de la marche, et en dernier lieu seulement, du saut et de la danse. Car faire un pas est un événement prodigieux ; lever une main, remuer un doigt ne le sont pas moins. Avoir autant de crainte que de respect à l’égard de chacun des mouvements du corps humain, en particulier sur la scène, ce monde à part, vivant, cette seconde réalité ou tout se trouve entouré d’une aura magique252 ». Si la marche à pied constitue en soi un art de l’insoumission, c’est en raison de la force spécifique qui l’anime, celle intransigeante d’un corps et d’une âme susceptible de faire vaciller le flâneur lorsqu’il prend la mesure politique de son « pas de côté ». Or c’est précisément dans cet acte volontaire de retarder la marche que tire son origine le refus benjaminien de l’ordre mythique du monde, celui-là même qu’il désigne comme la « grande chance des vaincus », à savoir celle de pouvoir « déplacer le combat dans une autre sphère253 ». À la même période où il s’adresse aux auditeurs berlinois, Benjamin écrit dans Le Livre des passages : « Les phénomènes qui sont pour les autres des déviations constituent pour moi les données qui déterminent ma route254. » Il y a d’ailleurs dans la démarche même de Benjamin quelque chose qui, comme le rappelle Gershom Scholem, traduit directement sur le plan physique cette tension intérieure, ce mouvement syncopé nécessaire à l’émergence des images dialectiques dont regorgent les paysages urbains, de ce moment opportun où, comme l’indique Benjamin, la mémoire de la ville se révèle :
« Son maintien avait ceci de particulier qu’il se tenait presque toujours légèrement incliné en avant ; je crois que je ne l’ai jamais vu se tenir droit, la tête haute. Sa démarche était très caractéristique : elle était lente et comme tâtonnante […]. Il n’aimait pas marcher vite ; ainsi […], il était quelque peu difficile de marcher à ses côtés et à son rythme. Très fréquemment, il s’arrêtait tout en continuant à parler. De dos, on le reconnaissait à sa démarche, et cette particularité très caractéristique allait devenir encore plus marquée au fil des années255. »
174Or, si comme l’indique Philippe Ivernel, l’art de flaner revient pour l’adulte à renouer avec « des gestes “perdus” […], qui attendent toujours leur délivrance, leur transmutation en conscience réfléchie par l’étude, ou mieux par la remémoration […], sur lesquels il coûte tant de peine de se retourner256 », il en va tout autrement de ceux à qui le philosophe adresse ses « Lumières » radiophoniques. En effet, l’invitation à faire un « demi-pas de retard » ne concerne pas l’enfant. Contrairement à l’adulte, remarque Benjamin, le petit homme bénéficie de cette naïveté première qui lui garantit une ouverture à la poésie du monde urbain :
« Pour l’enfant, il y a la même évidence à marcher à reculons qu’en avant. Avancer ne s’impose qu’après un processus de sélection. Quand l’enfant tire un cheval derrière lui, c’est donc en partie une expression de son indifférence aux catégories du devant et du derrière. Il faudrait peut-être chercher d’autre part quelque chose comme une suppléance dans son propre dos – quelque chose comme un dos vivant et autonome. Joie de tirer un petit cheval, de conduire un train. Être suivi sur son propre chemin. Faire du bruit derrière soi. Il y a une chose que l’adulte peut faire : marcher – mais il y a une chose qu’il ne peut plus faire – apprendre à marcher257. »
175Seul l’adulte, le parent, dont Benjamin suppose la présence derrière chacune des jeunes oreilles qui l’écoute, doit, dans sa redécouverte de la ville, se prémunir contre toute valorisation aveugle du présent. À rebours de toute nostalgie réactionnaire, il doit chercher dans le passé ce qui s’apprête à revivre. S’il est un devoir benjaminien de l’adulte, c’est bien celui de se rendre attentif, comme le dit très justement Jean-Christophe Bailly, aux « dormances » présentes de l’architecture urbaine, aux images enracinées entre les fictions impossibles et les vérités perdues, dont le flâneur et l’enfant, contrairement aux gardiens de la cité, savent saisir les signes et la beauté :
« La ville, écrit-il, en son tissu vivant et tactile, est comme un gigantesque dépôt d’images, d’images souvent perdues qui n’appartiennent qu’à la mémoire du passant et qui stagnent, en attente, comme une réserve que le pas longe et parfois éveille. Toute ville est comme une mémoire d’elle-même qui s’offre à être pénétrée et qui s’infiltre dans la mémoire qui la traverse, y déposant un film discontinu de flocons. […] Mais la ville, toute ville, a des gardiens. Et les gardiens, les édiles, ne savent rien, ou très peu de choses, des pensées de ceux qui marchent dans la ville. Leur juridiction s’exerce sur les moments, les accès, la voirie, mais n’a pas connaissance de ces images, de ces envois que pourtant elle peut détruire258. »
176Second élément de l’approche benjaminienne de la radio : la conception inédite qu’il propose de l’oralité en se fondant sur l’image. À l’instar des « images en trois dimensions » (Raumbilder) que Siegfried Kracauer glanait dans les rues et qu’il considérait comme l’enveloppe des « rêves de la société » (Traumbilder), les « images de pensée » (Denkbilder) que Benjamin tente de transmettre par la voie des ondes forment, telles des constellations d’instantanés, une mosaïque d’observations singulières, un montage de miniatures urbaines. L’usage qu’il fait de sa voix, la prosodie qui lui est propre et dont ses amis font régulièrement l’éloge, la malice qu’il instille dans la moindre de ses syllabes, conduit le « narrateur » hors pair qu’il est à assumer le redoutable processus de « désincarnation » auquel le soumet le dispositif radiophonique. En un sens, Benjamin n’est plus qu’une voix pour ses auditeurs. Détachée de son corps, elle se propage et rayonne largement, dans un monde désormais régi par le son et l’invisibilité. Ce faisant, la parole du conteur radiophonique acquiert, dans cet univers purement acoustique, un statut particulier. Comme Benjamin le rappelle dès les premières lignes de « Charivari autour de Kasperl », le domaine de la radio est celui, où, précisément, la vue ne s’avère d’aucun secours :
« Aïe, j’ai failli mettre le pied dans l’eau, par cette brume, il est impossible de voir quelque chose. Mais s’il est impossible de voir quelque chose, comment se fait-il que je vois la brume ? Il me semble qu’on ne peut pas voir non plus la brume, à cause de toute cette brume. Alors, je la vois, la brume, ou je ne la vois pas ? ! – Si je ne la vois pas, alors je dois forcément voir autre chose. – Et si je la vois, alors justement je vois, et ce ne peut pas être brumeux259. »
177Cette dialectique du visible et de l’invisible qu’exprime avec humour le personnage de Kasperl formule, en réalité, l’épineux problème posé par la technique radiophonique. Vox in absentia : parler au micro, c’est savoir se rendre présent à l’auditeur en l’absence de son propre corps. C’est délivrer un message au moyen d’une voix sans visage, et dont l’anonymat empêche toute reconnaissance visuelle :
« Quand je veux me faire une petite fête, je vais me promener, entre quatre et cinq, aux halles de la Lindenstrasse. Je vous y croiserai peut-être. Mais nous ne nous reconnaîtrons pas. C’est le mauvais côté de la radio260. »
178S’il est un sortilège du dispositif radiophonique – ce « mauvais côté de la radio » que semble déplorer Benjamin –, c’est bien celui qui consiste à déposséder simultanément l’orateur et les auditeurs de leur présence charnelle, celle-là même qui, jusqu’alors, constituait leur physionomie, leur identité, et plus largement leur appartenance au monde d’ici-bas, comme l’indique le speaker en ouverture de la pièce radiophonique « Le Cœur froid » :
« Quand on veut entrer au pays des voix, il faut se faire modeste, se dépouiller de toute parure et de toute beauté extérieure, si bien qu’il ne subsiste de vous que la voix. Alors celle-ci sera entendue à coup sûr, comme vous le désirez, par plusieurs milliers d’enfants à la fois261. »
179La radio relève de l’aérien, de l’éther, du céleste – c’est d’ailleurs à partir d’elle que prend naissance la logosphère chère à Bachelard262 – mais aussi et surtout du caché, de l’occulte, de l’invisible. Le terme allemand Schattenseite (traduit ici par l’expression « mauvais côté ») qu’emploie à dessein Benjamin insiste ainsi sur la « part d’ombre », le côté obscur inhérent à cette technique. « Enregistrer, c’est voler des ombres, et la radio est le théâtre des ombres sonores manipulées263 », écrit Jean-Christophe Bailly. Ce « théâtre d’ombres » placé sous le règne de l’invisible est justement le cadre dans lequel se déroule l’intrigue de la pièce « Le Cœur froid », pièce dans laquelle la brume s’avère, une fois encore, omniprésente :
« Ici, tout n’est que brouillard gris. On n’y voit généralement rien, il faut dresser les oreilles sans arrêt, et moi je les dresse maintenant des heures durant. […] Non, trouver quelque chose ici au pays des voix, c’est un jeu de colin-maillard pur et simple264. »
180À plusieurs reprises, Benjamin revendique au micro ce primat de l’ouïe sur la vision. C’est notamment le cas de l’une de ses émissions consacrées à l’industrie berlinoise :
« J’imagine qu’en entendant “Visite d’une fabrique de laiton” à la radio, on se dit : “Encore une de ces idées idiotes. On ne peut pas décrire ce genre de choses, il faut aller les voir.” Si cet auditeur n’a pas déjà tourné le bouton de son appareil, je lui demanderai encore un petit peu de patience car c’est à lui, justement, que je m’adresse. Il a raison sur un point : on ne peut décrire qu’une infime partie de ce que l’on y voit265. »
181En adressant cet avertissement à ses jeunes auditeurs, Benjamin insiste par là même sur l’impossibilité du langage, fût-il aussi détaillé que celui proposé par un observateur éclairé, tel que l’écrivain ou l’ingénieur, à rendre l’entièreté de l’expérience visuelle. En tant qu’art du langage, la rhétorique, Benjamin le sait bien, a beau multiplier les signes, elle demeure, dans sa tentative de représenter l’intégralité des couleurs et des nuances du monde qui nous entoure, vouée à l’échec. Or, tout en soulignant apparemment les limites de l’ouïe par rapport à la vue, Benjamin renverse brusquement ce raisonnement, suggérant que lorsqu’on perçoit, d’un point de vue subjectif, les machines dont dispose une fabrique de laiton, on est comme submergé par l’expérience sensorielle qui nous envahit alors, et donc incapable de les apprécier à leur juste valeur :
« Quel intérêt y aurait-il à décrire ces machines du dehors ? Elles ne sont pas faites pour être regardées, si ce n’est par quelqu’un qui, connaissant parfaitement leur mécanisme, leur productivité, leur destination, saurait exactement ce qu’il doit regarder. On ne comprend bien de l’extérieur que ce que l’on connaît de l’intérieur, cela vaut pour les machines comme pour les êtres vivants266. »
182Or c’est précisément sur ce point que réside, selon Benjamin, la force du dispositif radiophonique. Semblable à la « nacelle d’un ballon-captif », la médiatisation qu’autorise l’écoute reste, à ses yeux, le procédé le mieux adapté une connaissance distanciée du monde :
« Plus l’on veut se familiariser avec les différents processus d’une usine aussi colossale et avoir une petite chance d’y comprendre quelque chose, si l’occasion de la visiter se présente, plus il faut prendre du recul267. »
b. La voix de la radio : « Je est un autre »
183Comme l’observe Mathilde Lévêque, le choix délibéré du médium radiophonique pour la diffusion de ces textes « n’est pas sans incidence sur le statut du “je” qui s’adresse aux enfants268 ». En effet, l’opération consistant à déterminer l’identité de celui qui s’adresse ici aux jeunes auditeurs s’avère des plus complexes. Si la logique nous pousse naturellement à associer le narrateur avec la personne de Benjamin, celle-ci semble, pour le cas qui nous occupe, être mauvaise conseillère : « Le “je” qui s’adresse aux enfants est […] dans l’ombre, il reste invisible, il n’est pas à proprement parler une personne réelle269. » En cela, le « je » qui vient personnifier la voix de la radio serait plutôt à rapprocher du concept d’« auteur implicite » (implied author) proposé par Wayne Clayton Booth270 puis repris par Barbara Wall271, par opposition à la fois à l’« auteur réel » (real author) et au « narrateur » (narrator). « Cet auteur implicite, précise Booth, est toujours différent de “l’homme réel” – quoi que l’on imagine de lui – et il crée, en même temps que son œuvre, une version supérieure de lui-même. [Il est] une version de l’auteur extrêmement raffinée et purifiée, plus avisée, plus sensible, plus réceptive que la réalité272. » Transposé dans le champ radiophonique, l’« auteur implicite » devient celui dont l’existence ne tient qu’à la seule dimension acoustique. Dissimulé derrière un « je » invisible, il est une voix – rien qu’une voix – qui vient guider et rassurer les jeunes auditeurs. « On a juste besoin de réfléchir à ce qu’il en est quand les auditeurs de la radio, à l’opposé de tout autre public, reçoivent chez eux, à domicile, […] la voix comme un hôte, en quelque sorte273 », remarque Benjamin. Dès lors, la parole radiophonique, de par sa spécificité, induit une relation singulière avec le public disséminé derrière chaque poste de radio. Dans un texte consacré à « la voix de la radio », Adorno souligne ainsi le surprenant effet que produit ce dispositif de reproduction sonore, en particulier chez les jeunes auditeurs :
« La radio a-t-elle une voix qui lui est propre ? […] L’instrument grâce auquel on entend le programme radiophonique s’appelle un “haut-parleur”, indiquant par là que la radio “parle en son nom propre”. Ce n’est bien sûr pas le cas. Elle se contente de transmettre les voix de différentes personnes. Mais en appelant cet instrument “haut-parleur”, la langue semble indiquer que la radio elle-même, selon toute apparence, semble parler – bien qu’il devienne parfois complètement irrationnel de prêter une voix à la radio. Les enfants, en particulier, réagissent souvent de cette façon, comme on a pu le remarquer au cours de programmes pédagogiques. […] S’agissant des gens qu’il entend à la radio, l’auditeur se sent suffisamment proche du speaker pour se faire une opinion sur sa personnalité ; s’aidant de la voix qu’il entend, l’auditeur construit un personnage aussi réel, d’un certain point de vue, qu’un individu qu’il aurait réellement rencontré. L’illusion de proximité donne à l’auditeur l’impression de se trouver réellement à l’endroit d’où est émis le programme ou d’où il est censé être émis. […] La cause de cette illusion d’une radio douée de parole doit manifestement être cherchée dans le fait que l’auditeur fait face à l’appareil et non à la personne qui parle […]. Dès lors, l’outil visible devient le support et l’incarnation d’un son dont l’origine est invisible. En attribuant le son de la radio au poste de radio réel, présent, les gens qui ne se concentrent pas profondément oublient l’irréalité de ce qu’ils écoutent. Dès lors, ils seraient plutôt enclins à croire, du fait de cette illusion de proximité, que tout ce que leur communique la “voix de la radio” est réel. […] Elle vaut lettre de recommandation : c’est la radio qui l’a dit. […] Il serait intéressant de mener des recherches afin de savoir si les enfants […] sont pleinement conscients que la radio est un outil où s’ils ne l’identifient pas à la voix qu’ils entendent, voire s’ils ne personnifient pas la radio elle-même. Le fait qu’ils soient confrontés à des “voix” sans pouvoir répondre à celui qui parle, sans même vraiment savoir qui parle de l’homme ou de la machine, peut contribuer à fonder l’autorité de l’outil. L’absence de tout individu visible rend la “voix de la radio” plus objective et plus infaillible encore qu’une voix entendue directement et il est possible que les mystères d’une machine qui peut parler se fassent sentir dans notre vie psychique274. »
184S’il est une leçon que l’on peut tirer des émissions que Benjamin destine à la jeunesse, c’est bien celle-ci : la radio apparaît d’abord comme voix. Elle est cette technologie qui ne retient des facultés expressives de transmission que celle d’émettre des sons. Non pas des gestes, ni des regards, mais seulement la vibration des cordes vocales. La radio émet des voix. Et il faut sans doute prendre cette expression à la lettre, de la même manière que l’on dit « entendre des voix ». En cela, la radio se définit comme structurellement hallucinogène. Cela ne signifie pas qu’elle soit délirante, mais plutôt qu’elle place de facto l’auditeur en position de délirer. Or, c’est dans ce contexte précis qu’opère la voix du conteur radiophonique. Se distinguant à la fois de celle de l’auteur et du narrateur traditionnel, elle correspond, en quelque sorte, à une entité abstraite, une construction inférée par l’auditeur, à partir des différentes composantes de l’émission diffusée. Avec l’apparition et la multiplication des techniques modernes de reproduction sonore depuis la fin du xixe siècle, la situation est telle que, désormais, à chaque coin de rue, dans chaque foyer, des voix surgissent, traversant l’espace et le temps, et introduisent une sorte de flottement narratif de l’expérience du monde. En cela, la voix narrative diffusée sur les ondes s’apparente au procédé cinématographique et télévisuel de la voix off : littéralement abstraite, impossible à localiser, elle vient, sous la forme d’une autorité transcendante, se superposer en continu à l’expérience individuelle du monde. Et cette superposition affecte nécessairement l’expérience d’un degré nouveau d’irréalité, ou encore, pour reprendre un terme cher à Guy Debord, de séparation275, c’est-à-dire de coupure entre la vie psychique du sujet et son activité immédiate.
c. Repenser l'oralité
185Parallèlement aux événements complexes qu’elle met à jour sur le plan phénoménologique et politique, l’expérience radiophonique offre également la possibilité de penser, et plus encore de « voir avec les oreilles ». D’une part, elle est une invitation à se rendre sensible au ton, à l’accent, à l’intensité d’une voix – celle de Benjamin – qui, à travers un rythme et un souffle qui lui sont propres, infuse dans l’esprit de celui qui écoute une réflexion sur le monde, de telle façon qu’il serait dès lors possible d’écouter une œuvre philosophique comme on écoute un paysage sonore276. D’autre part, elle renoue avec la possibilité d’une « vision acoustique » – autre que celle permise par l’optique rétinienne –, une vision que favoriserait en l’occurrence, selon Benjamin, la technique radiophonique, à travers la production d’« images sonores » dans l’esprit de l’auditeur. Comme si l’art d’écouter la radio, de par sa force de suggestion mentale, consistait à « voir avec les oreilles277 ». Un tel recours à l’image – a fortiori dans le cadre d’un dispositif qui n’en autorise que la forme mentale (Rudolf Arnheim et Pierre Schaeffer employaient les termes d’« écoute aveugle » ou de « cinéma pour l’oreille » pour qualifier les images mentales générées par la radio) – s’inscrit ainsi dans un vaste mouvement artistique et littéraire. Benjamin appartient à cette génération d’auteurs qui, de Hugo von Hofmannsthal à Ernst Jünger, en passant par Siegfried Kracauer, s’efforce de traduire l’expérience sensorielle inédite propre à la culture urbaine moderne sous la forme de « miniatures », ces courts textes en prose, publiés dans les colonnes des journaux de l’époque, et auxquels l’historien Andreas Huyssen consacre son essai Miniature Metropolis278. En effet, il y a chez Benjamin, philosophe et auteur de radio, cette même volonté, certes paradoxale, de faire advenir la connaissance conjointement par l’image et le regard, et non par le discours. Les idées relèvent non pas de l’explication mais de l’exposition, et, à ce titre, la vérité se contemplerait de la même manière qu’une œuvre picturale.
186Revient alors à l’homme de radio qu’est Benjamin la tâche délicate de faire surgir ces idées par le biais du seul canal acoustique, en les faisant littéralement apparaître dans l’esprit de ses auditeurs, si bien que, précise-t-il, « la tâche de présentation de l’idée, ce n’est rien de moins que de dessiner cette image en réduction du monde279 ». Ce que Benjamin désigne sous le nom d’« images de pensées » (Denkbilder) consiste en une forme de savoir à l’état de sommeil, dont l’enfant, tout comme le flâneur, serait en mesure de percer les mystères s’il réussit à s’emparer d’elle. Une forme de connaissance fondamentalement ancrée dans le domaine du sensible et du psychisme humain, comme le rappelle Kracauer : « Les images en trois dimensions (Raumbilder) sont les rêves de la société. Chaque fois que le secret d’une image de ce genre est découvert, écrit-il, c’est le fond même de la réalité sociale qui se manifeste280. » Ce faisant, la parole radiophonique, telle que l’envisage Benjamin, pointe les limites du langage discursif, préfigurant l’analyse proposée par Michel Foucault dans Les Mots et les choses : « Le langage ne peut pas représenter la pensée, d’emblée, en sa totalité ; il faut qu’il la dispose partie par partie selon un ordre linéaire281. » De par sa fonction analytique, le langage – contrairement à l’épiphanie visuelle qui se donne d’un coup et que s’efforce de provoquer Benjamin – est incapable de saisir une idée dans son entièreté. Au contraire, le développement conceptuel doit céder la place au langage iconique. Aux longs bavardages, il faut préférer la puissance symbolique des images, mieux à même, selon Benjamin, d’évoquer la réalité qui nous entoure. C’est ainsi que l’œuvre de Paul Klee, Angelus Novus, fait office chez lui de principe matriciel, la figure représentée sur le tableau devenant alors le support métaphorique de l’Ange de l’Histoire. Fasciné par ce tableau dont il avait fait l’acquisition en 1921, Benjamin en proposa une description restée célèbre dans ses Thèses sur le concept d’histoire (1940) :
« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule “Angelus Novus”. Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressemble l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès282. »
187S’appuyant sur le modèle de l’Ange de l’Histoire, toutes les images benjaminiennes – les choses vues dans Sens unique, les nombreuses allégories qui rythment les récits de son Enfance berlinoise, les objets qui composent sa collection de jouets et de livres pour enfants, et bien sûr, ses causeries radiophoniques pour la jeunesse – visent à créer des images de pensée qui, dans leur fulgurance, donnent à voir la Vérité. Cette primauté donnée au regard qu’érige ici en principe Benjamin rappelle la formule savoureuse prononcée par l’un de ses contemporains, Otto Pächt, dernière grande figure de l’École de Vienne : « Ma conviction relativement à l’histoire de l’art : au commencement était le regard, et non le verbe283. » La démarche d’observation historique de Pächt qui permet, grâce au labeur de l’historien de l’art, de transformer des substrats matériels, les « choses d’art » (Kunstdinge), en phénomènes artistiques, les « œuvres d’art » (Kunstwerke), trouve en effet un écho retentissant dans l’élaboration de la méthodologie benjaminienne en matière radiophonique. Comme si, au fond, l’auteur de Lumières pour enfants n’oubliait jamais que ses auditeurs sont également des spectateurs. Dès lors, s’il sollicite souvent leur imagination, il fait aussi confiance à leur capacité de remémoration, à leurs souvenirs, à la connaissance visuelle du monde qui les entoure et, plus généralement à tout ce qui, chez eux, permet de mettre au jour un travail perceptif. Tout comme Otto Pächt, Benjamin combat vigoureusement ceux qui croient « pouvoir éliminer les incertitudes du visible en faisant appel à des documents écrits en noir sur blanc284 ». Qu’il s’agisse de l’architecture berlinoise ou des tableaux de Hosemann, en aucun cas la signification d’une œuvre d’art ne doit être réduite à l’habillage artistique d’un contenu textuel. Telle est la tâche que le speaker partage avec l’historien de l’art pour qui, rappelle Pächt, l’étude « des objets directement placés dans le domaine visuel » passe avant tout par la recherche d’une « signification qui se trouve non pas derrière l’image, mais dans l’image285 ». Revient alors au jeune auditeur, par un subtil jeu de questions-réponses, la responsabilité de se figurer l’objet évoqué. En somme, Benjamin tente d’appliquer au champ radiophonique l’analyse formaliste soutenue par Pächt à la même période, qui repose sur la conviction que la forme de l’œuvre d’art se définit par un système de tensions qui parviendrait à une cohérence interne et une sorte d’équilibre propres à chaque époque. En cela, l’œuvre d’art ne fait pas référence au monde, mais le contient, comme se plaît à le répéter Pächt dans ses travaux.
d. Flâneries sonores
188Partant, comprendre, par exemple, l’édification des cités-casernes consiste surtout pour Benjamin à interroger la genèse de ce processus, et ce afin de faire éprouver à ses auditeurs « l’égoïsme, la myopie politique, l’outrecuidance286 » du régime militaire prussien qui, depuis des décennies, conduit à entasser des familles d’ouvriers dans des logements insalubres et indignes. En traduisant sur les ondes sa propre expérience de flâneur qui transforme la ville par l’acuité de son regard, Benjamin dévoile au jeune public les coulisses de l’architecture berlinoise, espérant trouver chez ceux qui tendent l’oreille l’attention nécessaire à la prise en compte de détails et anecdotes, parfois sombres et violents, dont regorge l’histoire de leur ville. Cet appel à la sensibilité visuelle de l’enfant se retrouve également dans l’évocation d’images diffusées dans la presse de l’époque, auxquelles Benjamin n’hésite pas à prêter des qualités anthropomorphiques pour souligner à nouveau la cruauté qui est à l’origine des cités-casernes : « C’est encore plus manifeste sur des photos prises d’avion. On y voit bien mieux qu’au sol, combien les cités-casernes sont âpres, dures, sombres et guerrières […]287. » Mais encore faut-il que l’auditeur soit à la hauteur de la tâche à accomplir. À quelles conditions l’immense liberté que confie Benjamin à son public peut-elle aboutir à une véritable compréhension du monde ? N’existe-t-il pas un danger à se perdre dans cet univers fourmillant d’images et de symboles ? Certes, le risque est grand mais il est à la mesure de la barbarie ambiante. En un sens, accorder une si grande liberté à l’auditeur, c’est, pour Benjamin, faire le pari de nouvelles modalités d’écouter le monde, en adressant une réponse cinglante à la culture radiophonique d’une époque crépusculaire, celle-là même qui, « après des années de pratique », a « délaissé » son public, alors « plus ou moins réduit au sabotage (à éteindre le poste) ». En lieu et place de cette situation « désastreuse » doit être favorisée l’émergence de « l’expertise des auditeurs » : « C’est la voix, la diction, la langue – en un mot l’aspect technique et formel de l’affaire – qui […] peuvent [les] captiver avec les matières les plus éloignées (il y a des speakers qu’on écoute même à propos de la météorologie). C’est par conséquent cet aspect technique et formel, et lui seul, sur lequel pourrait se former l’expertise des auditeurs échappant à la barbarie288. »
189L’exemple du peintre Theodor Hosemann auquel Benjamin consacre l’une de ses causeries vient confirmer à la fois l’efficacité d’une méthode fondée sur le regard et les potentialités de transformation dont recèlent les techniques modernes de reproduction, à l’instar de la lithographie et de la radio auxquelles se forment respectivement les deux hommes. De la même manière que Benjamin s’efforce de transmettre à travers les ondes son goût immodéré pour la flânerie, Hosemann, en se confrontant à la technique lithographique, tente d’y puiser de nouvelles sources d’inspiration, quitte à déplaire à la majorité des Berlinois : « La sobriété de ses observations, la précision de son trait, son sens du drolatique, une certaine sentimentalité même, le lièrent si intimement à son sujet, Berlin, qu’il nous en traça, au cours des cinquante années passées dans cette ville, un portrait aux multiples facettes289. » Hosemann et Benjamin partagent ainsi cette approche baudelairienne de la vie urbaine, tâchant de se tenir au plus près des choses réelles. Si le recours à la description doit être limité, c’est en raison de l’incapacité dont pâtit le langage à s’emparer totalement de la réalité sensible. Trop souvent compromis par les codes dominants, l’usage des mots doit alors laisser place à une résistance, en quelque sorte préverbale, qui passerait par l’image. En cela, l’expérience radiophonique représente pour Benjamin un véritable laboratoire où sont testées de nouvelles théories qu’il développera par la suite ; la méthode singulière qu’il expérimente sur les ondes, fondée sur la perception visuelle de l’enfant-auditeur, serait probablement à relier à la fameuse « faculté mimétique290 ». Car il y a dans les causeries de Benjamin quelque chose qui préfigure le concept de « pouvoir d’imitation », qu’il forgera quelques mois après la diffusion de sa dernière intervention sur les ondes. Or, ce mode de cognition préverbal, au moyen duquel le corps et l’esprit de l’homme – à commencer par ceux des enfants – seraient en mesure d’établir un rapport subtil d’affinités et de ressemblances avec le monde, contient en lui les germes de l’action révolutionnaire. C’est là que se tient le pouvoir de transgression de l’enfance, la possibilité qui s’offre à elle de subvertir l’ordre établi. Et Benjamin de rappeler à juste titre que la « faculté mimétique » possède une « histoire au sens phylogénétique non moins qu’au sens ontogénétique ». « De ce dernier point de vue, note-t-il, le jeu est à maints égards son école. Le jeu des enfants abonde en conduites mimétiques, dont le champ ne se limite nullement à l’imitation d’un individu par un autre. L’enfant ne joue pas seulement au marchand ou au maître d’école, il joue aussi au moulin et au chemin de fer291. » S’il existe un lien privilégié entre l’utopie et le monde de l’enfance, celui-ci doit beaucoup, comme le souligne Benjamin, à la propension qu’ont les enfants à fréquenter les endroits où s’effectue de manière visible le travail sur les choses : « Ils se sentent irrésistiblement attirés par les déchets qui proviennent de la construction, du travail ménager, ou du jardinage, de la couture ou de la menuiserie. Ils reconnaissent dans les résidus le visage que l’univers des choses leur présente à eux seuls. » Benjamin précise alors que les enfants utilisent les détritus « pour instaurer une relation nouvelle, changeante, entre des matières de nature très différente, grâce à ce qu’ils parviennent à en faire dans leur jeu. Les enfants créent ainsi eux-mêmes leur monde de choses, petit monde dans le grand ». Et Benjamin de conclure : « Il faudrait toujours avoir à l’esprit les normes de ce petit monde quand on veut créer de manière préméditée pour les enfants292. »
e. Raviver l’âme des choses
190Si l’enfance détient un pouvoir extraordinaire aux yeux de Benjamin, c’est bien celui de donner vie au monde inanimé des objets. C’est, du moins, à l’aune de ce troisième et dernier point qu’il détermine son approche théorique et pratique de la radio. Sous l’influence du surréalisme, sa conception de la perception enfantine hérite des scènes de rues parisiennes où Louis Aragon, dans Le paysan de Paris, décrit notamment ces cannes qui, soudainement, se déplacent comme par magie dans la vitrine d’une boutique. L’enfant partage avec les surréalistes cette vision utopique de l’univers des choses, désormais placé sous le règne de l’autonomie et du libre mouvement. À l’époque où Benjamin se penche sur ces questions, ses correspondants ne cachent pas leurs réserves à ce propos, à commencer par Brecht et Adorno qui n’hésitent pas à pointer là une dérive mystique. Mais pour Benjamin, l’enjeu est tout autre : sous l’impulsion de son regard, l’enfant est en mesure de réveiller l’âme des choses pétrifiées, et dès lors, de transformer le monde qui l’entoure. C’est à cette condition qu’il est en mesure d’établir des liens privilégiés avec l’utopie. Irréductible à la seule contemplation, le regard enfantin, que vient solliciter la voix du speaker, agit au sens premier du terme. De la même manière que la dramaturgie brechtienne se définit comme un « théâtre d’intervention », la pièce radiophonique, dont les enfants tiennent les rôles principaux, se conçoit chez Benjamin comme l’occasion d’une incursion dans la réalité sensible, politique et sociale, incursion qui ne peut être détachée de l’utopie et des rêves. Parallèlement à ses interventions radiophoniques, Benjamin développe, dans les premières notes préparatoires au Livre des passages, une théorie de la connaissance au sein de laquelle chaque époque entretient, à travers la figure enfantine, un rapport exceptionnel avec le monde onirique : « L’expérience de la jeunesse pour une génération a beaucoup de points communs avec l’expérience du rêve. Sa figure historique est une figure de rêve. Chaque époque a ce côté tourné vers des rêves, qui est son côté enfantin293. » Placé au cœur de l’activité ludique, le désir de transformation chez l’enfant relève moins de l’imitation du travail des adultes que de la volonté d’instaurer un rapport nouveau entre les différents éléments issus de leur interaction avec le monde matériel. En cela, ce désir de changement exprime le vœu des contes de fées de réveiller la vie immobile des choses inanimées tout en conjurant le processus de réification des marchandises. Au dressage social des enfants, qui consiste à imiter les machines, Benjamin oppose la visée communiste d’une nature humanisée, en harmonie avec son environnement. Dans les nombreuses réflexions qu’il publie sur le thème des jouets, le philosophe esquisse une étonnante théorie de l’objet « magique » : il note, dans une formule savoureuse, que « depuis toujours la crécelle est un instrument pour chasser les mauvais esprits, instrument à mettre dans la main du nouveau-né294 ». S’attelant à l’analyse minutieuse de la psychologie enfantine, il tente de repérer, dans la littérature des contes de fées et dans les jeux, les traces d’un sens animiste perdu, où l’agentivité « surnaturelle » des objets se mêle à la capacité révolutionnaire de transgresser le monde des adultes. Ce n’est pas un hasard si Gershom Scholem voyait en Benjamin à la fois un « métaphysicien à l’état pur295 » et un « théologien égaré dans un monde profane296 » :
« Tout au long de sa vie, le monde de l’enfance n’a cessé de le fasciner par sa magie, et l’on tient là sans doute l’un des traits qui caractérisent le mieux l’homme. […] Il approche en métaphysicien le monde encore intact de l’enfance et de son imagination créatrice, avec un émerveillement fait de respect qui sait décrire tout en pénétrant297. »
191Qu’il s’agisse des livres pour enfants, des jouets ou des contes radiophoniques, c’est à chaque fois cette même collaboration secrète qui opère entre Benjamin et ses jeunes destinataires, à rebours de la pédadogie officielle. En faisant siens ces différents modes d’appréhension du réel de l’enfance, le philosophe tente, à travers ses émissions pour la jeunesse, d’éveiller chez elle une conscience capable de reconfigurer la société d’alors, en lui révélant les rouages et les structures secrètes, quelques années seulement avant que le nazisme n’utilise la radio à d’autres fins.
5. L’« inconscient acoustique » et l’éveil à la temporalité
192Dans les écrits qu’il consacre à la question de la reproduction technique, Benjamin pointe, nous l'avons vu, la capacité du dispositif photographique à montrer la nature à travers une perspective inédite. Grâce à la neutralité et l’exactitude de l’objectif, il est désormais possible de voir apparaître ce qui, généralement, se dérobe au regard ordinaire, à savoir : l’« inconscient visuel ». À travers cette expression, Benjamin entend définir un espace qui, du fait de son élaboration inconsciente, serait en mesure de révéler des détails inconnus :
« La nature qui parle à l’appareil est autre que celle qui parle à l’œil – autre, avant tout, en ce qu’à un espace consciemment travaillé par l’homme se substitue un espace élaboré de manière inconsciente. Par exemple : si l’on se rend généralement compte, fût-ce en gros, comment les gens marchent, on ne sait certainement plus rien de leur attitude en cette fraction de seconde où ils “allongent le pas”. La photographie, avec ses auxiliaires que sont les ralentis, les agrandissements, montre ce qui se passe. Elle seule nous renseigne sur cet inconscient visuel, comme la psychanalyse nous renseigne sur l’inconscient pulsionnel298. »
193Pour penser l’inconscient visuel, Benjamin convoque également le modèle cinématographique. De la même manière que la psychanalyse peut être considérée comme le médium par lequel l’inconscient du patient peut être appréhendé et compris par l’analyste, le cinéma, de par ses possibilités techniques, permet d’isoler l’inconscient visuel et de l’étudier :
« En même temps qu’elle les isolait, la méthode de Freud a permis l’analyse de réalités qui jusqu’alors se perdaient, sans qu’on y prît garde, dans le vaste flot des choses perçues. En élargissant le monde des objets auxquels nous prenons garde, dans l’ordre visuel et désormais également dans l’ordre auditif, le cinéma a eu pour conséquence un semblable approfondissement de l’aperception299. »
194En supposant qu’une telle mise à jour nécessite la prise en compte d’un support technique, l’analyse proposée par Benjamin ne pourrait-elle pas être transposée, comme il le suggère lui-même, dans « l’ordre auditif », de sorte qu’un « inconscient acoustique300 » pourrait être repéré dans le champ radiophonique ? Comment, en effet, ne pas considérer les techniques modernes de reproduction du son et de la voix (gramophone, téléphone, radio) comme les instruments nécessaires à la « révélation » de cet équivalent de l’inconscient visuel dans le domaine de l’audible ? Dès lors, la radiophonie, puisque c’est elle qui nous occupe ici, ne contribuerait-elle pas à modifier notre perception de la réalité sonore, en portant à nos oreilles ce qui, généralement, échappe à notre conscience ?
a. L’enfance de l’écoute
195Alors que l’écoute dite utilitaire, celle que nous pratiquons quotidiennement, tend à nous assoupir dans l’automatisme, en nous faisant seulement re-connaître les bruits et les sons qui nous entourent, l’écoute radiophonique semble présenter l’avantage, selon Benjamin, de raviver notre perception auditive figée par l’habitude. En occupant la position d’intermédiaire – on retrouve là l’étymologie latine du mot « médium » – la radio met à distance l’être sonore de celui qui l’écoute. Or, comme l’avance Benjamin, cet éloignement qu’autorise le recours à la technique moderne produit un « effet d’étrangeté » sur l’auditeur qui l’amène à découvrir l’objet sonore sous un nouveau jour. Et c’est là, selon nous, que réside précisément tout le paradoxe benjaminien de l’écoute radiophonique : la modernité dont cette dernière est empreinte rejoint un ensemble de traditions ancestrales liées à l’histoire de la perception humaine. En un sens, la radio permet de renouer avec cette sorte de « première écoute », celle-là même que Barthes décrit comme étant tendue « vers des indices » et qui, toujours sur le qui-vive, serait à rapprocher d’une « alerte301 ». Bien avant lui, Nietzche s’était interrogé, dans Aurore, sur cette même enfance de l’écoute : « L’oreille, organe de la peur, n’a pu se développer aussi amplement qu’elle l’a fait que dans la nuit ou la pénombre des forêts et des cavernes obscures, selon le mode de vie de l’âge de la peur, c’est-à-dire du plus long de tous les âges humains qu’il y ait jamais eu : à la lumière, l’oreille est moins nécessaire302. »
196L’usage que suggère Benjamin de la radio correspond justement à cet « art de la nuit et de la pénombre » dont parle Nietzsche dans son texte. L’obscurité des cavernes propice à l’émergence de l’écoute attentive du monde n’est d’ailleurs pas sans rappeler la « bouche d’ombre303 » dont parle Jean Cocteau au sujet de la radio. L’appareil qui retransmet à distance les voix du monde est, à l’instar du coquillage que l’on porte à l’oreille, une cavité mystérieuse d’où sortent des bruits et des sons, plus ou moins articulés, et qui nous tiennent en haleine. En s’insinuant dans la sphère de l’intime, la voix de la radio vient nous happer. Avec elle s’opère soudainement une sorte de « dépaysement ». Au sein de ce qui est nous est le plus proche, le plus familier, la radio fait surgir un lointain inconnu, et agit sous la forme d’une « défamiliarisation304 ». Ce faisant, pour paraphraser Benjamin, nous pourrions dire que la nature qui parle au microphone n’est pas la même que celle qui parle à l’oreille. La voix que viennent capter les différents procédés d’enregistrement et de diffusion radiophoniques se présente ainsi dans une pure unicité. La quotidienneté de la moindre parole, mille fois répétée, acquiert à travers ce dispositif médiatique un statut à part d’événement. Alors que dans le vacarme du monde où le grain de la voix, la diction et l’intonation se trouvent noyés et passent, de ce fait, inaperçus, ils reconquièrent, par l’entremise de la radio, la force de l’événement, en nous invitant à nous rendre disponibles à d’autres significations – cet « entendre autrement305 » dont parle Jacques Derrida dans l’un de ses textes. De même que le ralenti ou l’agrandissement de l’image au cinéma donne à voir des mouvements jamais observés auparavant, le ralentissement ou l’accélération d’une voix enregistrée met à jour des objets sonores littéralement inouïs. Telle pourrait être, du moins, cette nature « autre » qui « parle » au microphone, une nature dont l’accès n’est permis qu’au moyen d’une technique de reproduction sonore.
197Le concept d’« inconscient acoustique » que nous proposons dans le cadre de notre réflexion sur la radio implique un dernier élément caractéristique. De loin le plus complexe, celui-ci, qui concerne la question de la temporalité, mérite d’être quelque peu explicité. Comme nous l’avons vu, le dispositif radiophonique se conçoit chez Benjamin comme l’instauration d’une relation inédite entre le speaker et l’auditeur, où la psychologie de ce dernier doit être prise en compte. Or la réception de la voix radiophonique et du « message » qu’elle formule ne peut s’envisager sans un rapport fondamentalement subjectif au temps. La médiatisation de la parole sollicite non seulement le rêve et l’imaginaire, mais également la mémoire humaine. En renouvelant notre rapport aux phénomènes acoustiques, la radio reconfigure simultanément notre rapport au monde. À l’instar du film, qui découvre dans « les formes de mouvement que nous connaissions déjà[,] d’autres formes, parfaitement inconnues, qui n’apparaissent nullement comme des ralentissements de mouvements rapides, mais comme des mouvements singulièrement glissants, aériens, surnaturels306 », la radio met à la disposition des auditeurs une « sur-nature » en proposant une expérience inattendue de l’inouï. La situation d’écoute inédite dans laquelle ceux-ci se trouvent placés semble ainsi correspondre sur le plan acoustique à ce que la psychologie, depuis la fin du xixe siècle, désigne, dans le domaine visuel, sous le nom de « déjà-vu » – et que reprend d’ailleurs à son compte Benjamin dans les textes d’Enfance berlinoise – pour qualifier le sentiment étrange et troublant d’avoir déjà été témoin d’un événement présent. À lire les rares écrits que Benjamin consacre au problème de la perception sonore, il semble en effet pertinent de considérer sa pratique de la radio comme la volonté de mettre en évidence la place importante de l’inconscient acoustique dans notre rapport au monde, en tentant de comprendre en quoi le pendant acoustique du phénomène de « déjà-vu » – que nous pourrions qualifier de « déjà-entendu » – englobe sous ce terme les événement sonores qui échappent à notre conscience. Pour mesurer de quelle manière cette notion de « déjà-vu » peut être transposée dans le domaine de l’audible, il convient de se reporter à certains textes autobiographiques de Benjamin où se trouve évoquée l’interpénétration de l’univers urbain avec celui de l’enfance.
198Car, faut-il le rappeler, il y a dans la pensée benjaminienne de la radio quelque chose qui tient à la fois du repli et de l’ouverture au monde, et dont l’origine remonte sans doute à l’étude du Paris haussmannien. Les travaux de Benjamin montrent à quel point l’expérience des passages parisiens peut dévoiler, à ceux qui les traverse, la ville en tant que « paysage » tout en les enfermant « comme [dans une] chambre ». De par la logique architecturale à laquelle il répond, le passage partage ainsi avec le dispositif radiophonique cette même faculté à rendre poreuse la frontière qui sépare la sphère privée et la sphère publique. Ouverte à la circulation des flux, la radio profane, de la même manière que le passage parisien, la dimension sacrée de l’intérieur bourgeois. Elle ne se contente pas de relier le speaker et les auditeurs par le biais des ondes mais représente, d’un point de vue phénoménologique, le franchissement d’un seuil où la voix sans visage de celui qui parle au micro s’insinue dans l’intimité de ses auditeurs. En cela, la voix de la radio, de par son ubiquité, participe d’une logique d’envahissement de l’espace privé307. À ce titre, l’« espace » que met au jour le dispositif radiophonique se définit comme une zone de transition, fondamentalement hybride, qui expose les chuchotis de l’intime au tumulte de la ville, à l’instar des passages parisiens. Plus encore, en transgressant l’ordre des choses, il semble indiquer une autre voie à emprunter. De la même manière que le passage parisien correspond, chez Benjamin, au dépôt d’un dépassement onirique, la radio recèle d’utopies qu’il revient à l’auditeur d’activer grâce à l’écoute. Dresser l’oreille, comme nous y invite Benjamin, revient alors à se tenir sur le seuil d’un autre monde possible, d’une utopie à venir. En un sens, le studio est, comme le passage, cette chambre d’écho depuis laquelle l’éveil de l’auditeur peut avoir lieu. De cette faculté remémorative et de ce qu’elle libère comme énergie, Benjamin donne une description saisissante dans l’un des textes d’Enfance berlinoise :
« J’habitais le xixe siècle comme un mollusque habite sa coquille, et ce siècle maintenant se trouve devant moi, creux comme une coquille vide. Je la porte à mon oreille. Ce que j’entends ? Je n’entends pas le bruit des canons de campagne ou la musique de bal d’Offenbach, pas plus que le hurlement des sirènes d’usine ou les cris qui résonnent à midi, à la corbeille de la Bourse ; je n’entends pas même le piétinement des chevaux sur les pavés ou les marches militaires de la relève de la garde. Non, ce que j’entends, c’est le bref fracas de l’anthracite qui tombe du seau en métal dans un poêle en fonte, la sourde explosion quand s’allume la flamme du bec Auer et le grincement du globe de la lampe sur la griffe de laiton lorsqu’une voiture passe dans la rue. D’autres bruits encore308… »
199Or, c’est semble-t-il dans ce fragment que Benjamin formule pour la première fois l’expérience de ce que nous avons choisi d’appeler l’« inconscient acoustique ». Lorsqu’il porte à son oreille la coquille vide, l’auteur d’Enfance berlinoise décrit ce qu’il entend, mais surtout, ce qu’il n’entend pas. Au lieu d’écouter la musique d’Offenbach ou les sons de l’artillerie qu’il juge aisément identifiables, Benjamin préfère prêter l’oreille à ses propres souvenirs d’enfance afin de perturber la signification communément admise de ce à quoi peut ressembler le siècle qui l’a vu naître. Telle une image-souvenir du siècle passé, la « coquille vide » renferme une trace sonore, immatérielle qui ne demande qu’à être réveillée d’un long sommeil. La description du geste de l’adulte à l’écoute de ce souvenir endormi porte en lui une charge éminemment performative. Les sons que Benjamin perçoit dans le coquillage sont des signaux émis qu’émet encore sa vie passée, en aucun cas l’écho de grands événements historiques. Aucun d’eux, dit-il, ne parvient à percer à travers les fines parois du passé miniaturisé. En percevant le pouls des moments qui ont rythmé son enfance, Benjamin réussit un véritable tour de force sensoriel : portée à son oreille, la « coquille vide » se révèle riche de sons et de sens, et vient répondre à la tâche que le philosophe s’est fixée de révéler l’essence de son expérience du temps de l’histoire. Or, à la même période où il consigne ses souvenirs dans Enfance berlinoise, Benjamin semble appliquer cette méthode de remémoration à l’écriture de ses émissions. Au début de ses interventions, il n’hésite pas à interpeller ses auditeurs au moyen d’une énigme ou d’une question en lien avec l’histoire de l’Allemagne. Ainsi, dans « Un gamin des rues berlinoises », Benjamin fait-il appel à la mémoire de son jeune public : « Je suis sûr qu’en cherchant un peu, vous vous souviendrez de ces armoires, aux portes décorées de paysages, de portraits, de fleurs, de fruits ou autres motifs colorés incrustés dans le bois309. » Ce faisant, le haut-parleur devient le réceptacle de toutes sortes de souvenirs et d’images du passé, prolongeant à sa manière la cavité mystérieuse du coquillage qu’avait porté autrefois le jeune Benjamin à son oreille. « La radio, écrit Pierre Schaeffer, c’est bien la coquille à notre oreille : à demi-mot elle nous offre l’inépuisable ressource du monde ; et en sourdine, elle déchaîne l’imaginaire310. »
200Le processus de remémoration auditive que semble rechercher Benjamin dans ses émissions à destination de la jeunesse tire également son origine de deux autres fragments d’Enfance berlinoise. Le premier d’entre eux, intitulé « L’annonce d’une mort », est sans doute celui qui, dans l’œuvre benjaminienne, suggère le plus fortement l’idée sous-jacente d’« inconscient acoustique » :
« On a souvent décrit le déjà-vu. Est-ce que la formule est vraiment heureuse ? Ne faudrait-il pas parler d’événements qui nous parviennent comme un écho dont l’appel qui donna naissance semble avoir été lancé un jour dans l’obscurité de la vie écoulée. Au reste, à cela correspond le fait que le choc, par lequel un instant se donne à notre conscience comme déjà vécu, la plupart du temps nous frappe sous la forme d’un son311. »
201Le concept de « déjà-vu » que convoque ici Benjamin, et que l’on retrouvera d’ailleurs reformulé, quelques années plus tard, à travers l’idée de « seconde nature » dans la dernière version de l’essai « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », doit être compris à sa juste valeur. Tout d’abord, en s’emparant de cette notion, il ne s’agit pas pour Benjamin de se demander, comme toute une tradition psychologique a pu le faire avant lui, si le déjà-vu relève ou non d’une hallucination visuelle ou d’une erreur d’interprétation, mais plutôt de s’intéresser à « l’anachronisme » qui caractérise cette expérience, à ce qui, à travers lui, « retourne une expérience visuelle sur le paradoxe de sa propre dimension temporelle312 », et de ce fait, peut présenter, aux yeux du spectateur, une « fonction utopique ». À un détail près, la notion de « déjà-vu » reprend l’idée d’inconscient visuel formulée l’année précédente par Benjamin dans sa « Petite histoire de la photographie ». Si le philosophe profite de l’évocation de ses souvenirs d’enfance pour prolonger sa réflexion sur ce thème, cette fois-ci, il inscrit définitivement la question du « déjà-vu » dans le domaine de l’acoustique : « C’est un mot, un bruissement, un coup sourd qui a le pouvoir de nous appeler à l’improviste dans le tombeau glacial du passé, de la voûte duquel le présent semble nous revenir comme un simple écho313. » Sans doute Benjamin écrit-il cela en ayant encore une fois à l’esprit le « choc » que peuvent engendrer, à cette même période, ses prises de parole dans la psychologie de ses jeunes auditeurs. Dans le champ radiophonique, l’« inconscient acoustique » – ou « déjà-entendu » – recouvre à la fois les sons du présent, ceux-là même qui accompagnent au quotidien les auditeurs, et les sons du passé, enfouis dans leur mémoire, et que Benjamin tente de réveiller, à travers l’évocation de ses souvenirs d’enfance.
b. Lumières et ténèbres téléphoniques
202Un dernier fragment d’Enfance berlinoise joue, selon nous, un rôle déterminant dans la conception benjaminienne de l’écoute, et peut fournir certains éléments de compréhension quant à l’approche radiophonique que soutient son auteur. « Le téléphone » est l’un des textes qui, selon nous, exprime le plus clairement l’emprise de la technique dans le corpus benjaminien314. Cette forme d’aliénation moderne dont se souvient Benjamin, encore ému par l’effroi ressenti à l’égard de l’appareil, participe d’une sorte d’ensorcellement de l’enfant, et dont ce dernier, qui en est l’objet, cherche à tout prix à se déprendre. Décrivant la frayeur que provoquait en lui la sonnerie du téléphone comme un sentiment venant « amplifier les terreurs de l’appartement berlinois », Benjamin montre l’ascendant qu’avait alors cette collusion de la technique et du monde des adultes sur lui, en l’enfermant dans un état de sidération mortifère :
« Lorsque j’arrivais alors, à peine encore maître de mes sens, après avoir longtemps tâtonné dans le boyau obscur pour mettre fin au tumulte, que j’arrachais les deux écouteurs qui pesaient comme des haltères et que j’enfonçais ma tête entre eux deux, j’étais sans recours livré à la voix qui parlait là. Il n’y avait rien qui adoucît la violence étrange et inquiétante avec laquelle elle fondait sur moi. Je souffrais, impuissant, qu’elle m’arrache le respect du temps, du devoir et des résolutions, annule ma propre réflexion, et comme le médium qui obéit à la voix qui de l’au-delà s’empare de lui, je cédais à la première proposition qui me parvenait par le téléphone315. »
203La technique téléphonique a ceci de particulier, note Benjamin, qu’elle nous impose certains états d’âme dont nous pouvons parfois être conscients, mais sur lesquels nous n’avons, en revanche, aucun contrôle. Il y a dans l’appel téléphonique, en ce qu’il vient interrompre brusquement le cours de la vie quotidienne, quelque chose qui relève de l’injonction impérieuse, voire de la soumission, comme le remarque très justement la philosophe Avital Ronell : « Que signifie répondre au téléphone, se mettre en état d’y répondre dans une situation dont la syntaxe gestuelle signifie déjà oui, même si l’affirmation devait être suivie d’un point d’interrogation : Oui ? Quel que soit le partage, de part et d’autre de sa ligne, reste qu’il n’y a pas d’appel gratuit. D’où l’inflexion interrogative d’un oui qui accepte d’en faire les frais316 ? » En impactant directement le système nerveux, la voix téléphonique est, en un sens, despotique : elle fragmente le sujet écoutant et transmet le contrôle de la parole et de l’action à une volonté qui lui est étrangère. C’est ainsi que, malgré ses efforts pour maîtriser ses émotions, le jeune Benjamin perd tout contrôle dès l’instant qu’il colle son oreille au récepteur et se retrouve livré à la voix de son interlocuteur invisible, comme magnétisé :
« Cela peut venir de la construction des appareils ou du souvenir, mais il est certain que les bruits des premières conversations téléphoniques résonnent dans mon oreille de tout autre manière que celles d’aujourd’hui. C’étaient des bruits nocturnes. Aucune muse ne les annonce. La nuit dont ils venaient était celle qui précède chaque vraie renaissance. Et elle était vraiment nouvelle-née, la voix qui sommeillait dans les appareils317. »
204De ses premiers émois ressentis à l’écoute du téléphone, Benjamin ne semble retenir que les « bruits nocturnes » et la stupeur qui en découle318. Le « choc » qu’il perçoit alors n’est pas seulement dû à la voix transmise par l’appareil mais à la voix de l’appareil lui-même. La « voix stridente » entendue à l’autre du bout du fil paraît provenir de l’« au-delà », explique-t-il, donnant ainsi à la conversation téléphonique l’allure d’une communication d’outre-tombe. Le trouble qui s’empare de Benjamin est symptomatique d’une époque où l’on observe, dans les premiers débats que suscite la reproductibilité sonore, une grande proximité entre le monde des vivants et le monde des disparus. Au tournant du siècle, l’omniprésence dans les écrits relatifs aux dispositifs d’enregistrement et de diffusion sonores de la possibilité d’invoquer les « voix défuntes » traduit, à sa manière, l’angoisse particulière qui accompagne les premiers contacts avec ces techniques. Cette frayeur partage de nombreux traits avec l’« inquiétante étrangeté » freudienne qui, comme nous l’a appris la psychanalyse, « se rattache aux choses connues depuis longtemps et de tout temps familières319 ». L’ère de la téléphonie et de la radiophonie est également celle, faut-il le rappeler, durant laquelle apparaît le spiritisme. Car au fond que sont ces voix invisibles qui résonnent encore dans l’oreille de Benjamin, sinon des phénomènes répondant à une logique de hantise et de revenance ? Comme l’affirme Avital Ronell, « le téléphone n’a cessé dans son histoire d’être hanté par la rhétorique du défunt320 ». Cette fascination suscitée pour une frontière en passe de s’estomper devant la possibilité d’entendre la « voix des morts » se retrouve également dans les témoignages des premiers auditeurs de radio, certains n’hésitent pas alors à attribuer à cette technique une origine « surnaturelle ». Cette prétendue qualité « médiumnique » des ondes se propage jusque dans l’esprit du public qui s’en trouve pareillement doté. Le musicologue David Toop remarque sur ce point que le son est souvent envisagé au xixe siècle comme « un événement instable et fortuit, qui se situe d’une manière ambiguë quelque part entre l’illusion psychologique, le phénomène scientifique vérifiable et la convocation de forces spectrales », laquelle, note-t-il, constitue un trope récurrent de la « fiction surnaturelle321 » de l’époque.
205La capacité de l’instrument technique à solliciter l’imaginaire s’accompagne également d’une mobilisation spécifique de la conscience chez les utilisateurs. Le téléphone et la radio présentent comme trait commun la capacité « de déclencher un mécanisme complexe au moyen d’un seul mouvement brusque de la main322 ». Ce phénomène, que Benjamin mesure en termes d’« innervations323 », correspond à l’impact psychologique des outils techniques : la technique, remarque-t-il, pénètre les corps et les transforme de l’intérieur, aiguisant ainsi la sensibilité des individus. À rebours de la théorie d’Ernst Kapp, qui concevait les appareils techniques comme une « projection d’organes324 », Benjamin décèle dans le domaine technique quelque chose qui, pour ainsi dire, s’introduit dans l’organisme, en modifie le fonctionnement. Ce n’est pas depuis l’analogie de la machine et du corps humain que doit être comprise la transformation qui s’établit, mais bien plutôt depuis l’électricité et ses différentes manifestations qui mettent en mouvement les organismes comme les machines. L’électricité est ce phénomène naturel qui vient effranger la frontière entre le corps vivant et l’objet technique. Le monde contemporain est un espace constellé de corps et de courants électriques, où chacun s’expose à ces « innervations » nouvelles dont la radio et le téléphone figurent parmi les principaux agents. À l’ère du capitalisme marchand et des communications à distance, l’existence devient avant tout affaire de « déclics325 » avec lesquels le corps et l’âme doivent apprendre à vivre.
206La logique d’interruption à laquelle répond le dispositif téléphonique préfigure, comme nous l’avons montré, l’écoute radiophonique dans l’indétermination et le trouble que celle-ci va instiller chez l’auditeur. Avec l’arrivée du téléphone se produit dans les foyers un phénomène similaire à celui observé lors de l’installation des premiers postes de radio, à savoir la fin d’une époque où la sphère domestique, jusqu’ici considérée comme un espace clos et protégé, devenait subitement poreuse au brouhaha extérieur :
« Parmi ceux qui l’utilisent aujourd’hui, rares sont ceux qui savent encore quels désastres a provoqués jadis son apparition au sein de la famille. Le bruit avec lequel il sonnait entre deux et quatre heures, lorsqu’un camarade d’école voulait encore me parler, était un signal d’alarme qui ne troublait pas seulement la sieste de mes parents, mais aussi l’époque de l’histoire du monde au milieu de laquelle ils faisaient cette sieste326. »
207L’avènement des techniques modernes de télécommunication sonne ainsi le glas d’un mode d’être au monde où le repos et le repli sur soi régissaient la vie des appartements bourgeois. Toutefois, le bruit du téléphone ne marque pas seulement, sur le plan sonore, la fin d’une époque. En passant du couloir sombre à la pièce principale du logement, il incarne également, de manière symbolique, une possibilité d’espoir pour une génération future :
« Chaque jour et chaque heure le téléphone était mon frère jumeau. Et c’est ainsi que je pus voir comment sa noble carrière surmonta l’humiliation des premiers temps. Car, alors que le grand lustre, le paravent du poêle et le palmier d’appartement, la console, le guéridon et les rambardes en avancée qui paradaient jadis dans les salons étaient depuis longtemps morts et gâtés, l’appareil, semblable à un héros de légende, jadis exposé dans un ravin de montagne, abandonnait le corridor obscur et faisait une entrée royale dans les pièces lumineuses et plus claires qu’habitait maintenant une génération plus jeune327. »
208Si le téléphone représente une voie d’émancipation pour les laissés-pour-compte, c’est en raison des communications avec l’extérieur qu’il autorise de jour comme de nuit, communications qui contribuent à atténuer, chez eux, le sentiment d’angoisse en devenant « la consolation de la solitude » :
« Il brillait, aux yeux des désespérés qui voulaient quitter ce monde mauvais, avec l’éclat du dernier espoir. Il partageait le lit des délaissés. Il fut aussi en mesure de feutrer la voix stridente qu’il avait conservée de l’exil, de lui donner la chaleur d’un bourdonnement. Car qu’avait-il besoin d’autre, là où tout espérait en rêvant son appel ou l’attendait en tremblant comme un pécheur328. »
209Comme le remarque Benjamin, l’une des conséquences les plus notables du dispositif téléphonique sur le plan psychologique réside probablement dans les nouvelles façons de dire et d’entendre que celui-ci met à jour, à travers notamment l’« effet d’un manque des corps aux voix » où, selon Louis Marin, dominent l’« oblitération des corps » et l’« offuscation de la vue »329. En instaurant une situation communicationnelle inédite, l’apparition du téléphone s’accompagne au sein de l’espace domestique de nouveaux comportements focalisés sur l’écoute, tels qu’une concentration spéciale sur la voix, qui, comme nous l’avons déjà montré, va préparer la mise en place du système radiophonique au lendemain de la Grande Guerre. Cette attention aux voix sans visage qu’avait déjà fait émerger l’invention du phonographe et du gramophone se trouve alors amplifiée et complexifiée avec la dimension d’instantanéité propre à la communication téléphonique. En décrochant son combiné, l’utilisateur du téléphone est sommé d’identifier la voix à l’autre bout du fil, s’appuyant pour ce faire sur la charge affective qui l’accompagne. Qu’on songe, à cet égard, à la description de la voix téléphonique proposée par Proust dans À la recherche du temps perdu : « Présence réelle que cette voix si proche – dans la séparation effective… Mais anticipation aussi d’une séparation éternelle… Bien souvent écoutant de la sorte, sans voir celle qui me parlait de si loin, il m’a semblé que cette voix clamait des profondeurs d’où l’on ne remonte pas, et j’ai connu l’anxiété qui allait m’étreindre un jour quand une voix reviendrait ainsi… murmurer à mon oreille des paroles que j’aurais voulu embrasser au passage sur des lèvres à jamais en poussière330. » Symbole de séparation des corps et des âmes, la communication téléphonique est perçue, à ses débuts, comme une source de tension émotionnelle où la sensibilité prend souvent le dessus sur la raison. Mais au gré des avancées technologiques, la « voix stridente » des interlocuteurs va cèder peu à peu la place à la « chaleur d’un bourdonnement ». Désormais, le téléphone s’impose comme un « héros de légende » et trône au centre de la vie familiale, place qu’occupera à son tour le poste de radio, quelques années plus tard. Benjamin décèle d’ailleurs une affinité notable entre les deux appareils, en ce qu’ils offrent tous deux à leurs utilisateurs un certain réconfort. L’accent mis par Benjamin sur la dimension consolatrice que peut présenter la voix vis-à-vis de la perception enfantine découlerait, selon lui, d’un mode de narration spécifique, dispensé à l’heure du coucher, qui, favorisé par le relâchement de l’attention, se prêterait plus volontiers à la rêverie.
c. Dévoiler les coulisses de la radio
210La séquence finale de « Charivari autour de Kasperl » au cours de laquelle M. Forgengueul fait écouter l’enregistrement sur disque participe de cette même logique de dévoilement de l’inconscient acoustique. Le timbre « légèrement dégradé331 » de la voix de Kasperl, que viennent souligner, sur le plan sonore, les parasites et autres « bruits de la radio332 », vise à produire dans l’esprit de l’auditeur cet « effet de distanciation » (Verfremdungseffekt) que Maurice Blanchot traduit par « l’effet d’étrangeté ou d’éloignement, […] de dépaysement333 ». Comme le note Brecht dans ses Écrits sur le théâtre, ce procédé a pour finalité de rendre « étranges » les processus sociaux les plus banals « afin d’amener le spectateur à considérer ce qui se déroule sur la scène d’un œil investigateur et critique334 ». Dans l’article qu’il consacrera quelques années plus tard aux « Problèmes de sociologie du langage », Benjamin, encore marqué par l’influence brechtienne sur son propre travail, insistera, en se référant aux travaux du pédagogue russe Lev Vygotsky, sur l’importance du rôle joué par les événements perturbateurs dans le développement cognitif de l’enfant : « La pensée n’entre en action que lorsque se trouve interrompue une activité qui se déroulait jusqu’alors sans difficulté335. » Ce désir, chez Benjamin, de donner à la radio une dimension épique au sens brechtien du terme, en rendant ostensibles le moindre de ses rouages de ce dispositif médiatique, grâce notamment à l’emploi fréquent de métalepses narratives336 et autres procédés d’interruption du récit, est affirmé, de façon encore plus explicite, à la même époque où il rédige ses Hörspiele pour enfants, dans l’article « Théâtre et radio » :
« Ce n’est pas le lieu de développer ici la théorie du théâtre épique, à plus forte raison d’exposer comment sa découverte et figuration de l’élément gestuel ne signifie rien d’autre qu’une reconversion des méthodes du montage déterminantes à la radio et au cinéma, reconversion transmuant une opération technique en événement humain. Il suffit de dire que le principe du théâtre épique repose, tout comme celui du montage, sur l’interruption. Sauf que l’interruption n’a pas ici un caractère d’excitant, mais une fonction pédagogique. Elle immobilise l’action en cours, oblige par là l’auditeur à prendre position par rapport au processus, et l’acteur par rapport à son rôle337. »
211L’écoute de la voix enregistrée de Kasperl participe ainsi de cette « immobilisation » de l’action en train de se dérouler dont parle Benjamin au sujet du théâtre brechtien. Contraignant à la fois le personnage principal de l’émission et les jeunes auditeurs à « prendre position par rapport au processus » dramaturgique, celle-ci occasionne ainsi le moment d’une réflexion sur l’essence et le fonctionnement du dispositif radiophonique, mais également sur les effets que ce dernier engendre dans le domaine psycho-acoustique. La déconstruction à laquelle s’emploie Benjamin de façon pratique dans ses émissions n’est évidemment pas sans lien avec les conséquences philosophiques et politiques de l’apparition, à la fin du xixe siècle, des techniques modernes de reproduction de l’image et du son. Dans l’un des articles qu’il consacre à Franz Kafka, Benjamin pointe ainsi l’aliénation à laquelle aboutissent, durant la seconde révolution industrielle, l’essor du capitalisme marchand et le développement des outils de télécommunication : « L’époque où les hommes sont devenus au plus haut point étrangers les uns aux autres, où ils ne connaissent d’autres relations que médiatisées à l’infini, est aussi celle, remarque-t-il, où l’on invente le cinéma et le gramophone. Au cinéma, l’homme ne reconnaît pas sa démarche, sur le disque, il ne reconnaît pas sa propre voix338. » L’effet d’étrangeté que souligne Benjamin dans son texte sur Kafka est semblable à la situation à laquelle se trouve confronté le personnage de Kasperl : alors qu’au début du récit, la découverte de la radio augurait de nouvelles possibilités d’émancipation, voire de transgression, elle devient par la suite la source d’une période de trouble pour le personnage, désormais assailli de questionnements intérieurs quant à son identité et l’emprise que peuvent avoir sur elle les techniciens de la radio.
212Une autre scène mérite d’être évoquée sur ce point : il s’agit de la rencontre entre Kasperl et l’esprit Lipsuslapsus, dans l’un des chapiteaux de la fête foraine. L’intervention de cet étonnant personnage dans le récit offre, une nouvelle fois, au héros – et par extension aux auditeurs – l’opportunité d’une réflexion sur la reproduction de la voix humaine. Elle propose également, sous la forme parodique, une critique de la cure psychanalytique. Le dialogue qui s’instaure avec Lipsuslapsus se caractérise en effet par un jeu savoureux d’échos et de répétition syllabique où le lapsus langagier, habituellement défini comme l’emploi involontaire d’un mot pour un autre, devient, comme l'observe Robert Ryder dans son étude, un lapsus « de l’oreille ». Si la voix que perçoit à ce moment du récit Kasperl correspond, selon lui, à celle de « l’invisible, l’omniscient, l’immense magicien et enchanteur » qu’est Lipsuslapsus, tout semble indiquer qu’il ne s’agit là que d’un simple phénomène d’écho produit par la voix du personnage dans cette « chambre acoustique » de fortune que représente le chapiteau :
« Kasperl. – Permets, Lipsuslapus, que sur ma vie future je t’interroge.
Lipsuslapsus, écho. – Interroge !
Kasperl. – Quelle voie dois-je suivre pour ne pas pleurer plus tard sur mon infortune ?
Lipsuslapsus. – Une !
Kasperl. – Mes capacités, comment m’y prendre pour les vérifier ?
Lipsuslapsus. – Vérifier !
Kasperl. – Ne dois-je pas étudier peut-être la sagesse universelle ? Car qu’est-ce que l’homme sans philosophie ?
Lipsuslapsus. – Fi339 ! »
213Contrairement aux bruits nocturnes qui sidéraient le jeune Benjamin lors de ses premières conversations téléphoniques, les échos de Kasperl, que l’auteur de l’émission décrit avec humour, apparaissent sous un jour nettement plus favorable à la stimulation intellectuelle qu’ils vont instiller dans l’esprit des jeunes auditeurs. Avec eux, la pratique de la psychanalyse, représentée sous la forme d’une série comique d’échos, passe presque au second plan. Elle devient alors un prétexte pour évoquer l’envahissement progressif de la vie quotidienne par la technique moderne. Car si l’esprit de Lipsuslapsus vient, dans cet épisode, se substituer, du moins au premier abord, au psychanalyste, en singeant la méthode d’interprétation freudienne, il incarne, en réalité, une critique bien plus profonde des modes de perception humaine. Sous l’aspect d’une voix mécanique, semblable à celle d’une machine dépourvue de conscience, qui se contente de renvoyer l’image sonore de la personne analysée, le personnage de Lipsuslapsus exprime surtout le projet pédagogique benjaminien d’une éducation à l’écoute. En faisant allusion au fameux concept d’« attention flottante340 » mis en avant par Freud dans ses écrits, Benjamin cherche ici à définir auprès de son auditoire celui d’« écoute flottante », caractéristique de la radio. Comme il le remarquera à ses dépens, quelques années plus tard, dans son texte « À la minute », les speakers, aussi bien que les directeurs de stations, savent combien leurs programmes s’adressent à des auditeurs distraits, volages, occupés à d’autres tâches, qui, pour ces mêmes raisons, ne sont pas toujours en mesure de comprendre précisément ce qui leur est donné à entendre. Pour autant, cette distraction ne doit pas être simplement considérée comme une faiblesse du dispositif radiophonique, selon Benjamin. Au contraire, elle recèle la possibilité de se détacher de toute attente, de mettre en suspens, à l’instar du phénoménologue, notre connaissance du monde, de sorte qu’on soit réceptif à ce qu’on ne sait pas. En nous plaçant dans une certaine disposition d’esprit, en nous rendant capable de saisir la signification profonde des paroles retransmises sur les ondes, l’écoute radiophonique, de par son caractère « flottant », nous enseigne l’art de nous détacher du sens premier des mots, de nous désaccoutumer de ce qui relève en eux de l’évidence et de l’intention. En cela, le comportement distrait de l’auditeur de radio se rapproche de l’attitude du flâneur, chère à Benjamin, comme le note l’écrivain André Carpentier :
« L’approche du flâneur consiste ainsi à se présenter en être parmi les êtres tout en maintenant une vigilance flottante quant aux choses du quotidien. J’entends un genre de vigilance qui suspend la pensée programmée et qui rend le flâneur disponible au monde ambiant, généralement sans les ressources de l’analyse spécialisée, juste en se mettant en présence des choses et en laissant œuvrer la sensation. Cela exige une forme de détachement proche du lâcher prise, doublée d’une mise à nu des sens, ordinairement la vue et l’ouïe en premier. Certes, le flâneur n’est jamais parfaitement détaché de toute visée exploratoire, mais il refuse d’y sacrifier sa liberté de musarder. En fait, le flâneur hésite sans cesse entre serrer au plus près le factuel et pratiquer une forme de détachement critique, qui sont les deux pôles attractifs de sa présence sensible341. »
214Au-delà de la simple dimension comique que présente la conversation entre Kasperl et l’esprit de Lipsuslapsus, c’est surtout l’idée d’éveiller l’auditeur à ce qui distingue le dispositif radiophonique qui compte aux yeux de Benjamin, à travers notamment la mise en lumière des effets produits par la médiatisation de la voix et des nombreuses manipulations qui en découlent. Car le phénomène répété d’écho dont fait l’objet Kasperl, et que Benjamin relie à l’univers de la radio, provoque chez lui un effet d’étrangeté, une aliénation au sens étymologique du terme. La capture de sa voix permise par le microphone le rend « étranger à lui-même » en l’empêchant de reconnaître sa propre voix. Alors que dans les « charivaris » précédents, Kasperl était parvenu à rester maître de ses interventions au micro, malgré l’aspect décousu de ses paroles et leur possible incompréhension par les auditeurs, il se retrouve sous la tente de la fête foraine à la merci d’un phénomène acoustique qu’il ne parvient pas à saisir. Si les dernières syllabes des mots qu’il prononce, celles-là mêmes que se plaît à répéter Lipsuslapsus, paraissent se détacher de lui, comme s’il en était en quelque sorte dépossédé, elles mettent également en scène la façon singulière dont le langage peut, dans certaines situations, se séparer de lui-même. À travers ce dialogue, c’est en somme le caractère artificiel de la radiodiffusion que met en lumière Benjamin. Il en dévoile le processus presque magique – ou plutôt diabolique – qui s’en trouve à l’origine, processus que désignera plus tard Raymond Murray Schafer sous le nom de « schizophonie342 », apparentant, de cette façon, la reproduction mécanique de la voix à la perte partielle de l’identité du locuteur. Une perte envisagée sous le signe du démembrement et de la dislocation.
215Toutefois, l’intention de Benjamin s’avère plus complexe qu’elle n’y paraît et ne s’en tient pas à de telles conclusions. À la simple dénonciation du système radiophonique et du processus d’aliénation qu’il semble favoriser, comme pourrait ainsi l’y conduire une lecture orthodoxe de la théorie marxiste, le philosophe opte, en effet, pour une conception plus nuancée de l’usage du microphone. S’il ne manque pas de souligner les dangers que ce dernier représente, à travers notamment le risque de nous « désaccorder » avec le réel, le discours que tient Benjamin à l’égard du médium radiophonique distille, en filigrane, une distinction entre les notions de « reproduction » et de « restitution » du son, qui s’avère riche d’enseignements. En s’attachant à caractériser la finalité propre des machines parlantes auxquelles appartient la radio, Benjamin lève le voile sur la part d’illusion que recouvre cette dernière : ce qu’elle capte et fait entendre n’est jamais que l’empreinte d’une voix, la trace qu’elle dépose dans les différents supports d’inscription phonographique, et non la voix en elle-même. La radio re-produit la voix, elle la re-présente. En aucun cas, elle ne la restitue. L’authenticité de la voix d’une personne, la singularité de ses paroles, le hic et nunc de ses propos – en somme, ce que Walter Benjamin désigne sous le nom d’« aura » – relèvent du domaine de l’inaliénable.
216Un dernier élément illustre de manière frappante l’intention benjaminienne de révéler à son auditoire l’inconscient acoustique à l’œuvre dans le domaine radiophonique, à savoir la présence du speaker tout au long de la pièce « Le Cœur froid ». En attirant l’attention des enfants sur le fonctionnement de ce médium, les interventions intempestives de ce dernier placent, en effet, dès les premières paroles prononcées par les personnages de ce Hörspiel, l’ensemble de l’émission sous le signe de l’interruption et de la distanciation brechtiennes :
« Le speaker. – En voilà un vacarme d’enfer, ici à la radio, comment réaliser ainsi l’Heure de la jeunesse, nom d’un petit bonhomme ! Eh bien, entrez quand même !
Chuchotements.
Vous perturbez toute une Heure de la jeunesse. Eh oui, qu’est-ce que c’est que ça ? Vous en êtes d’étranges figures ! Que venez-vous donc chercher ici ?
Peter Munk le charbonnier. – Nous sommes les personnages du conte de Wilhelm Hauff, “Le Cœur froid”.
Le speaker. – “Le Cœur froid” de Wilhelm Hauff ? Vous tombez vraiment à pic ! Mais comment êtes-vous arrivés là ? Vous ne savez pas qu’ici, c’est la radio ? Et qu’on n’y entre pas comme dans un moulin ?
Peter Munk le charbonnier. – C’est vous le speaker ?
Le speaker. – Bien sûr que c’est moi !
[…]
Peter Munk le charbonnier. – Pour vous avouer la vérité, monsieur le speaker, nous aimerions énormément pénétrer une fois dans le pays des voix.
Le speaker. – Dans le pays des voix ? Peter Munk le Charbonnier, comment dois-je l’entendre ? Expliquez-vous un peu plus clairement !
Peter Munk le charbonnier. – Voyez-vous, monsieur le speaker, voilà déjà une centaine d’années que nous sommes dans le livre de contes de Wilhelm Hauff. Nous ne pouvons y parler qu’à un seul enfant à la fois. Or, la mode veut à présent que les personnages des contes sortent des livres et se rendent au pays des voix, où ils peuvent se présenter à des milliers d’enfants à la fois. C’est bien ce que nous avons l’intention de faire, et l’on nous a dit que vous, monsieur le speaker, vous êtes précisément l’homme qu’il faut pour nous y aider.
Le speaker, flatté – Ce peut être juste, si vous pensez au pays des voix radiophoniques.
Michel le Hollandais, grossièrement – Bien sûr qu’on pense à lui. Donc, laissez-nous entrer, monsieur le speaker, sans faire de manières !
Ézéchiel, grossièrement – Ne jacasse donc pas à tout-va, Michel. Au pays des voix, il n’y a rien à voir !
Peter Munk le charbonnier. – Sûr qu’on peut voir au pays des voix. Mais on ne peut être vu. Et c’est bien cela qui te vexe, je le note. Tu n’es pas heureux, naturellement, si tu ne peux faire étalage de tes chaînes, de tes colliers et de tes mouchoirs. Mais songe un peu à ce que tu gagnes en échange. Tous ces gens qui peuvent t’entendre, aussi loin que porte ton regard depuis la plus haute cime de la Forêt-Noire, et même au-delà encore, et cela sans que tu aies besoin de hausser la voix, ne serait-ce qu’un peu.
[…]
Le speaker. – Et si quoi que ce soit n’allait pas, je suis là pour y remédier, moi le speaker. Nous autres de la radio, nous connaissons comme notre poche le pays des voix.
[…]
Peter Munk le charbonnier. – Et alors je me dis, vous qui êtes de toute façon le garde-frontière du pays des voix, ne pourriez-vous pas nous y accompagner comme guide ?
[…]
Le speaker, flatté – Eh bien d’accord, je vous guiderai, seulement ne vous inquiétez pas si mes papiers bruissent parfois – Bruissements de papier – car sans mon plan je ne m’y retrouve pas non plus, moi, dans ce pays des voix343. »
217Nous retrouvons concentrée dans cet extrait toute la dimension épique que confère Benjamin à ses émissions pour enfants : l’interruption de la narration, l’effet de distanciation produit sur l’auditeur, la mise en exergue de la fonction du médium radiophonique, sans oublier le procédé de « métalepse ontologique » dont il fait un usage répété, presque systématique, jusqu’à la fin de la pièce radiophonique. Sans cesse, le speaker, censé se limiter à la présentation de l’intrigue, outrepasse son rôle, interpellant alors régulièrement les personnages du conte de Hauff ou faisant entendre volontairement les froissements de papier, lorsqu’il manipule la carte du « pays des voix » qu’il tient entre ses mains. De la même manière que les échanges qu’il peut avoir avec les protagonistes de l’histoire du « Cœur froid », les « bruissements » de papier qui viennent rythmer le récit du speaker au micro sont une manière pour Benjamin de révéler, sous la forme d’un discours méta-radiophonique, l’inconscient acoustique secrètement à l’œuvre dans le procédé de mise en ondes. Ils permettent de rendre ostensible, pour ainsi dire, la source technologique d’où proviennent les voix et les sons retransmis par la radio, de rendre transparent le moindre de ses rouages, en plaçant l’auteur, le narrateur ainsi que les auditeurs sur un même pied d’égalité. En s’efforçant de mettre en lumière l’inconscient acoustique que déploie la radio, Benjamin invite l’auditeur à réfléchir non seulement à ce qu’il entend mais aussi à la manière dont il écoute.
218Dans cette même logique de porter à la connaissance des enfants le fonctionnement du médium radiophonique, le procédé brechtien d’interruption permet également à Benjamin d’insister auprès de ses jeunes auditeurs sur la nécessité de prendre en considération non seulement la temporalité historique mais également celle de la radio. Les indications qu’il donne au cours de ses émissions quant au respect de l’horloge sont autant d’avertissements que d’opportunités, pour lui, d’éveiller l’enfant au temps de l’histoire. À chaque mot prononcé, l’émission de radio anticipe, d’une certaine manière, sa propre fin. Elle rappelle aussi bien à celui qui parle qu’à ceux qui dressent l’oreille ce qui fait la brièveté de la vie et détermine la liberté d’agir sur le monde. Au grès de nombreux apartés et digressions, Benjamin se plaît ainsi à rappeler à ses jeunes auditeurs que le temps lui est compté :
« Maintenant que vous savez tout ce qu’il y aurait à dire et où vous adresser au besoin, et en vous rappelant que nous ne disposons que de vingt minutes, vous admettrez que cela n’aurait aucun sens de chausser des bottes de sept lieues pour avancer plus vite et qu’il vaut mieux s’attarder à quelques étapes, bien choisies344. »
219En attirant l’attention de ses jeunes auditeurs sur le redoutable cours du temps, Benjamin aborde avec eux la délicate question de la finitude, mais les éveille, en même temps, aux utopies qu’ils portent en eux, les invitant alors en prendre en main leur existence.
6. Conjurer les « fantasmagories du capital »
220Enfin, l’ambition que poursuit Benjamin dans l’élaboration de ses émissions témoigne d’une volonté de conjurer les « fantasmagories du capital345 » et les illusions produites par le système marchand. Qu’il s’agisse de la question des circuits de production et de distribution (« Visite d’une fabrique de laiton », « Borsig », « Promenade des jouets berlinoise »), de l’analyse des rapports de classes (« Le dialecte berlinois », « Une augmentation de salaire ? ! Où avez-vous donc la tête ? »), ou bien encore de l’histoire de l’architecture berlinoise (« Les cités-casernes »), les interventions de Benjamin peuvent également être considérées comme une forme de vulgarisation du matérialisme historique, et plus largement de la pensée marxiste. Plus qu’une simple initiation à la critique du consumérisme, elles sont un appel à la mise en pratique concrète d’une subversion, à l’intérieur même des temples du capitalisme : « Les grands magasins sont devenus des points stratégiques. Ils seraient les premiers à être occupés par les lapins de Pâques si jamais ils planifiaient une attaque346 », note avec humour Benjamin dans l’une de ses causeries.
221Sur ce point, le concept de « marchandise », tel que Benjamin l’étudie dans ses émissions, offre un exemple particulièrement saisissant. À aucun moment, les auditeurs ne sont incités à posséder un objet. Il s’agit plutôt, pour Benjamin, de les rendre sensibles à ce qui constitue la beauté d’une chose, de permettre à ceux qui l’écoutent de l’apprécier pour ses qualités esthétiques, mais aussi de comprendre le processus complexe qui s’en trouve à l’origine. Ainsi en va-t-il des jouets et des livres pour enfants que décrit longuement Benjamin au fil de ses prises de parole, surtout lorsqu’il est question de l’art de collectionner. Cette pratique, dont Benjamin est à la fois un adepte et l’un des rares théoriciens, entre, elle aussi, en résonance avec la théorie marxiste. Si le collectionneur devient, au gré de ses trouvailles, l’heureux acquéreur de nouveaux objets, son action, malgré les apparences, relève moins de la logique d’appropriation que de celle de la soustraction, de l’interruption, de la résistance, voire du sabotage dans le cadre de l’économie capitaliste. Collectionner revient en somme à détacher les objets de leur fonctionnalité pour créer un autre monde de toutes pièces : en les arrachant au rapport marchand, la pratique de la collection consiste à rendre les choses à leur nudité matérielle. À mille lieues des expositions universelles où les spectateurs viennent, comme en pèlerinage, contempler la marchandise fétichisée, le collectionneur opte pour une attitude diamétralement opposée. Si parfois son activité s’apparente à un véritable culte, quitte à faire surgir chez lui le besoin irrépressible de contempler et toucher ses dernières acquisitions, le collectionneur se définit avant tout comme celui qui est parvenu à soustraire ces objets au cours prosaïque de la vie. Déchus de leur utilité, leur valeur marchande a cédé la place à leur valeur sentimentale. Désormais, ce ne sont plus de vulgaires marchandises mais des œuvres au plein sens du terme. En un mot : des fins en soi. Or, n’est-ce pas une même logique qui se trouve à l’œuvre dans le travail radiophonique de Benjamin ? Ne met-il pas à profit sa propre pratique de la collection pour rassembler les anecdotes et les récits nécessaires à la composition de ce qu’il désigne sous le nom évocateur d’« encyclopédie magique347 » ? Plus encore, derrière le collectionneur et le conteur radiophonique se cache la figure de l’enfant qui s’imagine sauver les choses de leur déchéance. En les portant à la connaissance des auditeurs, l’homme de radio ressuscite ainsi les histoires du passé, restituant pour chacune d’elles leur aura perdue. À l’instar du collectionneur, il « se transporte en rêve non seulement dans un monde lointain ou disparu, mais aussi dans un monde meilleur, où certes, les hommes sont tout autant que dans le monde de tous les jours démunis de ce dont ils ont besoin, mais où les choses se trouvent dispensées de la corvée d’être utiles348 ».
Notes de bas de page
1 Walter Benjamin, « Expérience et pauvreté », op. cit., p. 364-372.
2 Walter Benjamin, « Le Narrateur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov », in : id., Rastelli raconte…, op. cit., p. 143-178.
3 Walter Benjamin, « Expérience et pauvreté », op. cit., p. 364 sq.
4 Ibid., p. 367.
5 Ibid., p. 369.
6 Ibid., p. 370.
7 Walter Benjamin, « Le Narrateur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov », op. cit., p. 145.
8 Ibid., p. 145 sq.
9 Ibid., p. 156.
10 Ibid., p. 157.
11 Ibid., p. 149.
12 Ibid., p. 150.
13 Ibid.
14 Ibid., p. 159.
15 Ibid., p. 160.
16 Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », in : id., Œuvres, op. cit., t. I, p. 244-262
17 Walter Benjamin, « Le Narrateur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov », op. cit., p. 162.
18 Ibid.
19 Ibid.
20 Walter Benjamin, « L’image proustienne », in : id., Œuvres, op. cit., t. II, p. 135-155.
21 Walter Benjamin, « Le Narrateur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov », op. cit., p. 164.
22 Ibid., p. 165.
23 Ibid.
24 Ibid., p. 166.
25 Ibid., p. 169.
26 Il s’agit de « Les Affinités électives de Goethe », op. cit., t. I, p. 274-396. Dans cet essai, le mythe apparaît à Benjamin non seulement comme une vaine tentative d’explication du tout de l’univers mais aussi comme le fond obscur d’où se détachent la philosophie, l’œuvre d’art et les catégories essentielles de l’existence humaine.
27 Walter Benjamin, « Le Narrateur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov », op. cit., p. 169.
28 Ibid., p. 175.
29 Ibid., p. 177.
30 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., « note éditoriale », p. 8.
31 Hugo Ramm, « Generation der Technik? », Der Deutsche Rundfunk, 11 avril 1930, cité in : Sabine Schiller-Lerg, Walter Benjamin und der Rundfunk, op. cit., p. 83. Nous traduisons.
32 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 204.
33 Ibid.
34 Walter Benjamin, « Rastelli raconte », in : id., Rastelli raconte…, op. cit., p. 126.
35 Ibid., p. 129.
36 Jeffrey Mehlman, Walter Benjamin for Children: An Essay on His Radio Years, Chicago, University of Chicago Press, 1993, p. 9.
37 Walter Benjamin, « Franz Kafka, pour le dixième anniversaire de sa mort », in : id., Œuvres, op. cit., t. II, p. 410-453.
38 Initialement rapportée par Pouchkine, cette anecdote fut exploitée pour la première fois par Ernst Bloch dans Traces (1930). Voir : Ernst Bloch, « La signature de Potemkine », in : id., Traces, Paris, Gallimard, 1968, p. 99 sq.
39 Walter Benjamin, « Franz Kafka, pour le dixième anniversaire de sa mort », op. cit., p. 410 sq.
40 Charles Baudelaire, « Une mort héroïque », in : id., Le Spleen de Paris, in : Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1961, p. 272.
41 Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le livre des passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Cerf, 1989, p. 883.
42 Ibid., p. 36.
43 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 244.
44 Ibid., p. 245.
45 Ibid.
46 Ibid., p. 247 : « Souffle, court, frappe et tempête. Élément, tu baisseras la tête. »
47 Ibid. : « Souffle et crache, l’ouragan, enfle avec le vent. Un éclair splendide, et puis, sur l’eau en dessous… reviens la nuit. »
48 Ibid., p. 247.
49 Jeffrey Mehlman, Walter Benjamin for Children, op. cit., p. 9.
50 Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », op. cit., p. 257.
51 Hannah Arendt, Walter Benjamin. 1892-1940, traduit par Agnès Oppenheimer-Faure et Patrick Lévy, Paris, Allia, 2007, p. 57 : « Chez Benjamin, citer est nommer, et c’est ce “nommer” plutôt qu’un “parler”, le nom et non la phrase, qui portent au jour la vérité. La vérité, pour Benjamin, comme on peut le lire dans l’avant-propos de l’Origine du drame baroque allemand, doit être considérée comme un phénomène exclusivement acoustique. »
52 La date de diffusion de cette émission n’a pu être établie. Voir sur ce point : Sabine Schiller-Lerg, Walter Benjamin und der Rundfunk, op. cit., p. 533.
53 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 190.
54 Ibid.
55 Ibid., p. 191.
56 Ibid.
57 Ibid., p. 195 sq.
58 Ibid., p. 188.
59 Ibid., p. 195.
60 Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le livre des passages, op. cit., p. 79.
61 Écrivain et homme politique, Léon Daudet (1867-1942) fut notamment le directeur de la revue antisémite Action française.
62 Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le livre des passages, op. cit., p. 125.
63 Ibid.
64 Walter Benjamin, Sens unique précédé de Enfance berlinoise et suivi de Paysages urbains, op. cit.
65 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 217.
66 Ibid.
67 Ibid., p. 221.
68 Ibid., p. 222.
69 Ibid.
70 Ibid., p. 191.
71 Ibid., p. 225.
72 Le terme de « ressemblance de famille » est défini par Ludwig Wittgenstein dans Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2005 [1953], § 79.
73 Walter Benjamin, « Eduard Fuchs, collectionneur et historien », in : id., Œuvres, op. cit., t. III, p. 185.
74 Walter Benjamin, « Boutique de timbres », in : id., Sens unique…, op. cit., p. 210 sq.
75 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 226.
76 Voltaire, Correspondance avec les Tronchin, Paris, Mercure de France, 1950, p. 433.
77 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 230.
78 Ibid.
79 Ibid., p. 231.
80 Ibid., p. 250.
81 Ibid.
82 Ibid., p. 251.
83 Ibid.
84 Ibid., p. 252.
85 Ibid. p. 249-250.
86 Ibid.
87 Ibid., p. 255.
88 Ibid., p. 253.
89 Susan Scott Parrish, 1927, la grande crue du Mississippi. Une histoire culturelle totale, traduit par Olivier Salvatori, Paris, CNRS éditions, 2019, p. 236-237.
90 Ibid.
91 Gershom Scholem, Walter Benjamin. Histoire d’une amitié, op. cit., p. 201-202.
92 Lisa Fittko, Le chemin Walter Benjamin, Paris, Seuil, 2020, p. 200.
93 Ibid.
94 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 255.
95 Ibid., p. 256.
96 Lisa Fittko, Le chemin Walter Benjamin, op. cit., p. 208. Désireux de franchir la frontière espagnole, Henny Gurland et son fils Joseph, alors âgé de seize ans, accompagnèrent Benjamin sur le chemin des Pyrénées, après l’avoir rencontré à Marseille quelques jours plus tôt. Tout comme leur compagnon, ils craignaient d’être refoulés à la frontière et livrés à l’occupant allemand, avant de devoir traverser à nouveau les Pyrénées.
97 Lettre de Grete Freund du 9 octobre 1940, in : Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, op. cit., vol. 5.1, p. 1 195. Nous traduisons.
98 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 204.
99 Co-écrit avec Asja Lacis, l’article consacré à la ville de Naples est publié en 1926 dans le Frankfurter Zeitung. Benjamin et Lacis rédigeront également ensemble, deux ans plus tard, le Programme pour un théâtre d’enfants prolétarien, lequel ne semble pas être sans lien avec les intentions pédagogiques apparemment poursuivies par le philosophe dans sa pratique radiophonique. Notons que l’émission consacrée à la fameuse ville italienne est aussi la seule que Benjamin a réalisée pour les programmes de la « radio scolaire » (Schulfunk). Parmi les notes des Gesammelte Schriften figure un court texte dans lequel notre auteur précise son intention : « Pour la génération de nos parents, Naples était avant tout un théâtre romantique, un objet d’inspiration pour les peintres, qui trouvaient dans les étranges perspectives des longues et abruptes rues en escaliers, dans les précieux effets de lumière, dans les monuments à moitié en ruines mais aussi dans les formes errantes des mendiants en guenilles, des jeunes pêcheurs, ou bien encore des joueuses de mandoline, tout autant d’ornements que de détails à mettre en scène dans leurs tableaux. C’est le Naples du dolce far niente, une invention de l’industrie touristique, à la fois vraie et illusoire, comme les clichés le sont toujours. Bien au contraire, nous voulons essayer de rendre visite aux forces vives de l’histoire et surtout à la vie de ce peuple qui, dans la beauté sauvage et barbare de la ville, s’est trouvé involontairement étouffé par cette vision artistique. Nous voulons présenter Naples dans la série des grandes villes portuaires, et montrer que ces dernières dotent tous leurs habitants de quelque chose de particulier ; nous voulons montrer que Naples – la ville la plus populaire d’Italie – est aussi celle du marché et de l’industrie. Par ailleurs, on se doit de mettre des mots sur la vie souterraine de cette ville : la Camorra, celle contre laquelle la police livre un combat depuis tant d’années et qu’elle n’a toujours pas remporté, mais aussi le jeu du loto, véritable passion des pauvres dans toutes les grandes villes du Sud ; nous montrerons la vivacité d’esprit et l’inventivité des petits commerçants Napolitains, qui, en pleine rue, vendent leurs produits à la criée ; il faudra dire un mot de la superstition, le malocchio (le mauvais œil) ; enfin, nous voulons rendre visite à ce peuple à l’occasion des grandes fêtes, celle de Saint Januarius, le saint patron de Naples, celle de Piedigrotta en septembre, et l’Épiphanie, le jour où les Napolitains installent leur célèbre crèche. Ainsi, nous allons faire la connaissance de tous les autres “Naples”, celui à propos duquel Goethe a attiré l’attention le premier, lors d’un voyage en Italie : la ville de tous les conflits et de tous les désagréments, qui, encore aujourd’hui, attire vers elle les voyageurs » (Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, op. cit., t. VII, p. 602 sq.). Nous traduisons.
100 Walter Benjamin, « Naples », in : id., Images de pensée, traduit par Jean-François Poirier et Jean Lacoste, Paris, Christian Bourgois, 1998, p. 10.
101 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », op. cit., p. 434.
102 Sabbataï Zevi (1626-1676) fut considéré comme le Messie par une large part de la communauté juive de l’Empire ottoman. Sa pensée est à l’origine de la fondation de la secte turque des sabbatéens au xviie siècle, et de celle des frankistes, en Pologne, au siècle suivant.
103 Gershom Scholem, Walter Benjamin, traduit par Paul Kessler, Paris, Hachette, 2001, p. 159. L’antinomisme est l’opposition ou l’indifférence à la Loi, par volonté de mieux communier avec Dieu. Il s’agit d’une tendance récurrente dans les mouvements mystiques.
104 Ibid.
105 Ibid.
106 Gershom Scholem, Les grands courants de la mystique juive, Paris, Payot, 1994, p. 305-342.
107 Ibid., p. 308.
108 Ibid., p. 309.
109 Ibid., p. 313.
110 Ibid., p. 311.
111 Les marranes (dérivé de l’espagnol et du portugais marrano : cochon, lui-même de l’arabe محرّم muharram signifiant « rituellement interdit », se référant à la prohibition de la viande de porc des religions juive et musulmane), étaient des Juifs séfarades (Juifs de la Péninsule ibérique), plus rarement des Maures ou des musulmans, qui furent forcés d’adopter une identité chrétienne, soit par la force suite aux persécutions des juifs par l’Inquisition espagnole ou portugaise, ou qui se convertirent de leur propre gré à la religion catholique lors de la Reconquista et plus tard encore. Beaucoup d’entre eux durent fuir dans le sud de la France, en Flandre ou en Italie mais aussi dans l’Empire ottoman voire en Amérique du Sud. Nombre de marranes poursuivant leurs traditions ancestrales, appelés « crypto-juifs » ou « conversos », continuèrent à pratiquer leur judaïsme en secret, tout en professant publiquement le catholicisme.
112 La Haskala (השכלה) est un mouvement de pensée juif du xviiie siècle et xixe siècle fortement influencé par le mouvement des Lumières.
113 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », op. cit., p. 438.
114 Guy Petitdemange, Philosophes et philosophies du xxe siècle, Paris, Seuil, 2003, p. 58.
115 Stéphane Mosès, L’ange de l’histoire : Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Gallimard, 2006 [1992], p. 202 sq.
116 Ibid., p. 203.
117 Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, op. cit., t. IV/2, p. 910. Nous traduisons.
118 Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le livre des passages, op. cit., p. 405.
119 Il est d’ailleurs difficile de ne pas penser ici à l’écriture de l’histoire du point de vue des « vaincus », tâche éminemment révolutionnaire que Benjamin confiera en 1940 à l’historien matérialiste dans ses Thèses sur la philosophie de l’histoire. Il est probable que les figures de charlatans, d’escrocs et de brigands présents dans Lumières pour enfants soient une des sources de conception de la notion de « vaincus ».
120 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 197.
121 Dans ses écrits sur Charles Baudelaire, Benjamin n’hésite pas à affirmer que le poète français a joué un rôle majeur dans le dévoilement de ce mythe moderne du criminel considéré comme figure véritablement héroïque : « L’apache surgit ici dans l’âge du héros […]. L’apache renonce aux vertus et aux lois. Il résilie une fois pour toutes le contrat social […]. Baudelaire est le premier à avoir exploité cette veine du héros criminel. » (Walter Benjamin, Charles Baudelaire : un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Payot, 2002, p. 116 sq.)
122 Comment ne pas percevoir également à travers ces existences dans le Mal ce que Carl Schmitt nomme les “accélérateurs” de la catastrophe ? En effet, les figures du faux-messie rencontrées dans les émissions de Walter Benjamin semblent appartenir à une conception gnostique de l’histoire. Dans une telle optique, l’histoire est perçue comme un déclin au sein duquel la catastrophe précède l’arrivée du Messie. Que ce soient les orgies, les actes impies des sabbatianistes ou bien les méfaits et les escroqueries des brigands, tous paraissent concourir à l’accélération de la catastrophe. Autrement dit, si le monde se conçoit pour les gnostiques comme une détérioration croissante, il semble difficile de ne pas voir à travers ces existences dans le Mal les artisans de l’accélération de ce processus.
123 Nous faisons référence ici au concept de « perception ambiguë » qu’emploie Maurice Merleau-Ponty dans son cours Les relations avec autrui chez l’enfant (Paris, Centre de documentation universitaire, 1975, p. 13 sq.). Le phénoménologue s’inspire notamment des travaux en psychologie d’Else Frenkel-Brunswik. Cette dernière s’attache à mettre en évidence le lien entre la tolérance à l’ambiguïté perceptive et la tolérance à l’ambiguïté des sentiments dans la maturation de la relation avec autrui. Frenkel-Brunswik définit la « rigidité psychologique » comme l’attitude des sujets qui, à toute question, donnent des réponses tranchées, sans nuances et sont peu aptes à reconnaître des événements discordants ainsi qu’à percevoir tout phénomène de transition. D’une manière générale, la rigidité psychologique se traduit souvent par une rigidité perceptive et intellectuelle : quel que soit l’énoncé d’un problème, le sujet rigide psychologiquement conservera la même méthode tout en ayant tendance à ramener au déjà connu toute situation nouvelle. Il faut d’ailleurs souligner qu’en 1950, Else Frenkel-Brunswik co-écrira l’étude sur La personnalité autoritaire avec Adorno, ouvrage dans lequel cette dernière se voit définie comme une personnalité refusant les interprétations ambiguës et préférant des réponses fermes et définitives, le plus souvent en termes de bien et de mal (Theodor W. Adorno, Études sur la personnalité autoritaire, traduit par Hélène Frappat, Paris, Allia, 2007).
124 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 127.
125 Gershom Scholem, Les grands courants de la mystique juive, op. cit., p. 311.
126 Ami Bouganim, Walter Benjamin, le rêve de vivre, Paris, Albin Michel, 2007, p. 167.
127 La première trace de cette notion au sein du corpus benjaminien se trouve dans son étude sur la narration, où il développe l’idée selon laquelle la conception du conte chez Leskov aurait été influencée par les « spéculations d’Origène […] concernant l’apocatastase » : « L’influence d’Origène sur Leskov a été très importante. Le conteur russe projetait de traduire le De principiis. Conformément aux croyances populaires russes, il comprenait la résurrection moins comme une transfiguration que […] comme un désensorcellement » (Walter Benjamin, « Le conteur », in : id., Œuvres, op. cit., t. III, p. 142).
128 Ami Bouganim, Walter Benjamin, le rêve de vivre, op. cit.
129 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 169.
130 Ibid.
131 Ibid., p. 176.
132 Ibid., p. 169 sq.
133 Ibid., p. 174.
134 « Procès de sorcières » fait partie d’un cycle d’émissions diffusées, pour la majeure partie d’entre elles, sur les ondes de Francfort, et entamé en 1929 par Wolf Zucker. Principalement constitué d’histoires d’escrocs et d’opprimés de toutes origines, le cycle « Sagen und Abenteuer » ne saurait être complet sans sept émissions datées mais malheureusement restées sans trace écrite et que Sabine Schiller-Lerg a pris le soin de recenser dans son ouvrage (Walter Benjamin und der Rundfunk, op. cit., p. 167 sq.) : « Wie die Zauberer es machen » (« Comment font les magiciens ») diffusée le 1er juillet 1931, « Wie die Tierbändiger es machen » (« Comment font les dompteurs d’animaux ») diffusée le 16 septembre 1931, « Von Seeraübern und Piraten » (« À propos des pirates ») diffusée le 19 janvier 1933, « Das Leben des Antos » (« La vie d’Anto ») diffusée le 17 janvier 1931, « Theodor Neuhoff, der König von Korsika » (« Théodore de Neuhoff, roi de Corse ») diffusée le 11 février 1931, « Vom Leben der Autos » (« À propos de la vie des voitures ») diffusée le 20 septembre 1930, sans oublier « Leben und Meinung des Hieronymus Jobs von Kortum » (« Vie et pensées de Hieronymus Jobs de Kortum »), texte resté à l’état d’ébauche.
135 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 123 sq.
136 Ibid., p. 124.
137 Ibid., p. 126.
138 Ibid., p. 138.
139 Ibid., p. 137.
140 Ibid., p. 138.
141 Ibid., p. 132.
142 Ibid., p. 135.
143 Ibid., p. 179.
144 Giuseppe Balsamo (1743-1795), dit Alessandro, comte de Cagliostro, était un aventurier sicilien, connu pour ses nombreuses escroqueries, sa pratique controversée de l’occultisme et de l’alchimie, ainsi que ses relations tumultueuses avec la franc-maçonnerie. Voir : Alain Quéruel, Cagliostro : une vie d’errance, Monaco, LiberFaber, 2016.
145 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 179.
146 Ibid.
147 Le comte de Saint-Germain (vers 1691-1784) est probablement l’une des figures les plus étranges du xviiie siècle. Féru d’alchimie, il aurait, dit-on, réussi à percer le mystère de l’immortalité, traversant alors les siècles et fréquentant, au cours de ses différentes vies, les plus grands monarques. La légende qui l’entoure est à l’origine d’un grand nombre d’œuvres littéraires et artistiques. Voir : Pierre Ceria et François Ethuin, L’Énigmatique comte de Saint-Germain, Paris, Albin Michel, 1970.
148 Gérard de Nerval, « Cagliostro », in : id., Les Illuminés. Récits et portraits, Paris, Victor Lecou, 1852, p. 306.
149 Thomas Carlyle, Le Comte Cagliostro, Fribourg, Egloff, 1945, p. 43.
150 Ibid.
151 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 184.
152 Thomas Carlyle, Le Comte Cagliostro, op. cit., p. 25.
153 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 185 sq.
154 Thomas Carlyle, Le Comte Cagliostro, op. cit., p. 67.
155 Jeffrey Mehlman, Walter Benjamin for Children, op. cit., p. 54 sq. Voir également supra, note 111.
156 Gérard de Nerval, « Cagliostro », op. cit., p. 323.
157 Gershom Scholem, Les grands courants de la mystique juive, op. cit., p. 326.
158 Ibid.
159 Thomas Carlyle, Le Comte Cagliostro, op. cit., p. 70.
160 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 183 sq.
161 Thomas Carlyle, Le Comte Cagliostro, op. cit., p. 72.
162 Walter Benjamin, « Le conteur », op. cit., p. 142.
163 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 147.
164 L’affaire dite du « collier de la reine » est une escroquerie survenue en 1785, qui eut pour victime le cardinal de Rohan, évêque de Strasbourg. Deux joailliers hongrois, Böhmer et Bassenge, cherchaient depuis longtemps à vendre un collier d’une qualité exceptionnelle composé de six-cent-quarante-sept diamants. Ils ont trouvé en la personne de la comtesse de la Motte l’intermédiaire idéale pour faire part de leur offre à Marie-Antoinette, bien que cette dernière l’avait déjà refusée. La comtesse s’empara du bijou et parvint alors à persuader le cardinal de Rohan de s’en porter acquéreur pour le compte de la reine. À l’insu de l’homme d’Église, le contrat de vente, orné de fausses signatures de Marie-Antoinette, fut ainsi transmis et accepté par les deux joailliers. Mais au bout de quelques mois, Rohan se trouvant dans l’impossibilité de payer les traites qu’on lui réclamait, Böhmer et Bassenge décidèrent d’aller réclamer le solde à la reine, lui présentant alors le protocole de vente. Le pot aux roses fut découvert et les auteurs du délit, parmi lesquels figurait Cagliostro, « conseiller » de Rohan, furent démasqués. Indignés, les époux royaux ordonnèrent aussitôt l’arrestation de la comtesse de la Motte et exigèrent que Rohan fût traduit en justice. Si le procès démontra que la reine était totalement étrangère à l’escroquerie orchestrée par la comtesse et ses complices, il provoqua un scandale dans tout le pays et contribua à ternir grandement la réputation de Marie-Antoinette, l’opinion publique ne retenant de ce récit que le fait que le collier avait été fabriqué pour la reine et acheté en sous-main par Rohan.
165 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 40.
166 Ibid., p. 41.
167 Walter Benjamin, « Enfance berlinoise », in : id., Sens unique…, op. cit., p. 105.
168 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 47.
169 Ibid., p. 49.
170 Ibid., p. 52.
171 Ibid., p. 54.
172 Walter Benjamin, « Chronique berlinoise », in : id., Écrits autobiographiques, Paris, Christian Bourgois, 1990, p. 250.
173 Ibid., p. 285.
174 Dans un souci d’exhaustivité, il faudrait mentionner quatre autres émissions consacrées à Berlin dont les traces écrites ont malheureusement disparu et à propos desquelles Sabine Schiller-Lerg tente d’apporter quelques informations dans Walter Benjamin und der Rundfunk (op. cit., p. 141 sq.) : « Berliner Baugeschichte » (« L’histoire architecturale de Berlin ») – émission à laquelle fait allusion son auteur dans « Les cités-casernes » (« Vous vous souvenez de l’émission d’il y a quinze jours, sur l’histoire architecturale de Berlin sous Frédéric-Guillaume Ier […] », in : Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 83) – ; « Berliner Schulen » (« Les écoles berlinoises ») ; « Berliner Verkehr » (« Le trafic berlinois ») ; « Besuch im Kupferwerk » (« Visite d’une fabrique de cuivre »).
175 Werner Hegemann, Das steinerne Berlin: Geschichte der größten Mietskasernenstadt der Welt, Berlin, Ullstein, 1963 [1930].
176 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 82.
177 Ibid., p. 84.
178 Georges Bataille, « L’Expérience intérieure », in : id., Somme athéologique, Paris, Gallimard, 1970, p. 112.
179 Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le livre des passages, op. cit., p. 44.
180 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 86.
181 Walter Benjamin, Journal de Moscou, traduit par Jean-François Poirier, Paris, L’Arche, 1983.
182 Walter Benjamin, « Jouets », in : id., Sens unique, op. cit., p. 197-204.
183 Walter Benjamin, « Kulturgeschichte des Spielzeugs » (1928), « Spielzeug und spielen » (1928), « Lob der Puppe » (1930), « Altes Spielzeug », in : id., Gesammelte Schriften, op. cit., t. III.
184 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 56.
185 Ibid., p. 57 sq.
186 Ibid., p. 59.
187 Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le livre des passages, op. cit., p. 39.
188 Ibid., p. 878.
189 Ibid.
190 Ibid., p. 51.
191 Walter Benjamin, « Éveil du sexe », in : Enfance berlinoise, in : id., Sens unique…, op. cit., p. 52 sq.
192 Anne Boissière, « La part gestuelle du sonore : expression parlée, expression dansée. Main et narration chez Walter Benjamin », Déméter, mars 2007.
193 Walter Benjamin, « Le Narrateur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov », op. cit., p. 149.
194 Ibid., p. 156.
195 Ibid., p. 163.
196 Ibid., p. 169.
197 Ibid.
198 Ibid.
199 Ibid., p. 169 sq.
200 Ernst Bloch, Le Principe espérance, t. I, traduit par Françoise Wuilmart, Paris, Gallimard, 1991, p. 420.
201 Ibid., p. 421.
202 Ibid., p. 33.
203 Gaston Bachelard, « Rêverie et radio », in : id., Le droit de rêver, Paris, Quadrige, 1970, p. 216-232.
204 Ibid., p. 29.
205 Walter Benjamin, « Le Narrateur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov », op. cit., p. 146 sq.
206 Ibid., p. 167.
207 Le passage que fait Benjamin, en tant que jeune pensionnaire, de 1904 à 1906, au célèbre Landerziehungsheim Haubinda, situé en Thuringe, jouera un rôle décisif dans l’intérêt qu’il portera toute sa vie à la question de l’éducation. Fondé par Hermann Lietz en 1901, dirigé à partir de 1904 par Paul Geheeb et Gustav Wyneken, l’Haubinda développait une pédagogie progressiste, comprenant des activités théoriques et pratiques, où la structure hiérarchique entre maîtres et élèves était abolie.
208 Asja Lacis, Profession : révolutionnaire, op. cit., p. 50-57.
209 Voir à ce sujet supra, chapitre 1, note 33.
210 Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, in : id., Œuvres complètes, op. cit., p. 1 158.
211 Hermann Hesse, Mon enfance, Paris, Mille et une nuits, 1995.
212 Walter Benjamin, « Le Surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne », op. cit., p. 117.
213 Giorgio Agamben, Enfance et histoire. Destruction de l’expérience et origine de l’histoire, Paris, Payot, 2000, p. 79.
214 Jean Lacoste, « Préface », in : Walter Benjamin, Sens unique…, op. cit., p. 13.
215 Walter Benjamin, Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 182.
216 Ibid., p. 149.
217 Ibid.
218 Walter Benjamin, « Enfance berlinoise », op. cit., p. 29.
219 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 29.
220 Ibid., p. 20.
221 Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le livre des passages, op. cit., p. 435.
222 Ibid., p. 438.
223 Ibid., p. 437.
224 Jean Thévenot, L’âge de la télévision et l’avenir de la radio, Paris, Les Éditions ouvrières, 1946, p. 58.
225 Carlos Larronde, Théâtre invisible. Le douzième coup de minuit. Le chant des sphères, Paris, Denoël et Steele, 1936, p. 5.
226 Georges Barbarin, « Le radio-théâtre sera-t-il centrifuge ou centripète ? », Comoedia, 11 novembre 1932.
227 Jean Thévenot, L’âge de la télévision et l’avenir de la radio, op. cit. p. 52.
228 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 231.
229 Ibid., p. 233.
230 Ibid., p. 243.
231 Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le livre des passages, op. cit., p. 223.
232 Ibid., p. 224.
233 Ibid., p. 473.
234 Walter Benjamin, « Notes prises à Svendborg, été 1934 », in : id., Écrits autobiographiques, op. cit., p. 364.
235 Ibid.
236 Anne Roche, Exercices sur le tracé des ombres : Walter Benjamin, Cadenet, Les Éditions Chemin de Ronde, 2010, p. 273.
237 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 92.
238 Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich : carnets d’un philologue, traduit par Élisabeth Guillot, Paris, Albin Michel, 2002. Voir également : Frédéric Joly, La langue confisquée : lire Victor Klemperer aujourd’hui, Paris, Premier Parallèle, 2019.
239 Walter Benjamin, « Défense d’afficher », in : id., Sens unique…, op. cit., p. 172.
240 Bernd Witte, Walter Benjamin, une autobiographie, op. cit., p. 140.
241 Anne Roche, Exercices sur le tracé des ombres : Walter Benjamin, op. cit., p. 281.
242 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 185-186.
243 Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le livre des passages, op. cit., p. 471.
244 Walter Benjamin, « Jouets anciens », in : id., Enfance. Éloge de la poupée et autres essais, op. cit., p. 89.
245 Walter Benjamin, « Huitième thèse sur le concept d’histoire », in : id., Œuvres, op. cit., t. III, p. 435.
246 IWalter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 90.
247 Ibid., p. 81.
248 Ibid., p. 90.
249 Walter Benjamin, Chronique berlinoise, in : Écrits autobiographiques, op. cit., p. 256, cité dans F. Perrier, « Envers et contre tout adossé à l’espoir », dans Jean-Michel Palmier, Walter Benjamin. Le Chiffonnier, l’Ange et le Petit Bossu, op. cit., p. XII.
250 Walter Benjamin, Fragments, traduit de l’allemand par Christophe Jouanlanne et Jean-François Poirier, Paris, Puf, 2001, p. 113, cité dans F. Perrier, ibid., p. XI.
251 Franz Hessel, Promenades dans Berlin, traduit de l’allemand par Jean-Michel Beloeil, présenté par Jean-Michel Palmier, Paris, L’Herne, 2012, p. 41.
252 Oskar Schlemmer, Théâtre et abstraction, traduit de l’allemand par Éric Michaud, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1978, p. 142, cité dans F. Perrier, ibid., p. XII. Nous soulignons.
253 Walter Benjamin, « Théories du fascisme allemand », op. cit., p. 71, cité dans F. Perrier, ibidem.
254 Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le livre des passages, op. cit., p. 473, cité dans F. Perrier, ibidem.
255 Gershom Scholem, Walter Benjamin. Histoire d’une amitié, op. cit., p. 17-18, cité dans F. Perrier, ibid., p. XIII.
256 Philippe Ivernel, « Du nom au geste », Europe, Revue littéraire mensuelle, n° 804 spécial Walter Benjamin, 1996, p. 122, cité dans F. Perrier, ibidem.
257 Walter Benjamin, Fragments, op. cit., p. 238-239, cité dans F. Perrier, ibid., p. XIV.
258 Jean-Christophe Bailly, La Phrase urbaine, Paris, Seuil, 2013, p. 87.
259 Walter Benjamin, « Charivari autour de Kasperl », in : id., Écrits radiophoniques, op. cit., p. 56.
260 Walter Benjamin, « Les marchands ambulants et les marchés du vieux et du nouveau Berlin », in : id., Lumières pour enfants, op. cit., p. 25.
261 Walter Benjamin, « Le Cœur froid », in : id., Écrits radiophoniques, op. cit., p. 26.
262 Gaston Bachelard, « Rêverie et radio », op. cit., p. 218. Voir également : Philippe Baudouin, « Gaston Bachelard au pays des voix », Cahiers européens de l’imaginaire, n° 10, janvier 2021, p. 118-129.
263 Jean-Christophe Bailly, Description d’Olonne, Paris, Christian Bourgois, 2010, p. 70.
264 Walter Benjamin, « Le Cœur froid », op. cit., p. 49.
265 Walter Benjamin, « Visite d’une fabrique de laiton », in : id., Lumières pour enfants, op. cit., p. 99.
266 Ibid.
267 Ibid.
268 Mathilde Lévêque, « Voyage en “Stimmland” : les textes radiophoniques pour la jeunesse de Walter Benjamin », Strenæ, n° 1, mis en ligne le 15 juin 2010.
269 Ibid.
270 Wayne C. Booth, Rhetoric of Fiction, Chicago, University of Chicago Press, 1961.
271 Barbara Wall, The Narrator’s Voice. The Dilemma of Children’s Fiction, New York, St Martin’s Press, 1991.
272 Wayne C. Booth, « Distance et point de vue », in : G. Genette et T. Todorov (dir.), Poétique du récit, Paris, Seuil, 1961, p. 93.
273 Walter Benjamin, « Réflexions sur la radio », in : id., Écrits radiophoniques, op. cit., p. 174. Nous soulignons.
274 Theodor W. Adorno, « La voix de la radio », in : id., Current of Music : éléments pour une théorie de la radio, op. cit., p. 67-68.
275 Pour Guy Debord, le concept de « séparation » se définit comme une forme de défaillance propre à nos sociétés bureaucratiques, une « tare » au sens pathologique du terme qui viendrait, en quelque sorte, scléroser l’individu en conditionnant l’exercice de sa liberté au respect des limites d’une existence civilisée par la maîtrise des savoirs établis. Voir Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Gallimard, 2018.
276 Voir sur ce point le bel essai du philosophe François Noudelmann auquel nous empruntons ici le titre : Penser avec les oreilles, Paris, Max Milo, 2019.
277 Voir sur ce point l’article d’Andreas Zeising : « “Mit den Ohren sehen”, Kunstgeschichte im Rundfunk der Weimarer Republik », Kritische Berichte. Zeitschrift für Kunst und Kulturwissenschaften, vol. 1, 2009, p. 112-126.
278 Andreas Huyssen, Miniature Metropolis. Literature in an Age of Photography and Film, Cambridge, Harvard University Press, 2015.
279 Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, op. cit., p. 46.
280 Siegfried Kracauer, « À propos de bureaux de placement », in : id., Rues de Berlin et d’ailleurs, Paris, Les Belles Lettres, 2017, p. 72.
281 Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1999, p. 96.
282 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », op. cit., p. 434.
283 Otto Pächt, Questions de méthode en histoire de l’art, Paris, Macula, 2017, p. 41.
284 Ibid., p. 109.
285 Ibid., p. 127.
286 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 87.
287 Ibid.
288 Walter Benjamin, « Réflexions sur la radio », op. cit., p. 174.
289 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit., p. 93.
290 Walter Benjamin, « Sur le pouvoir d’imitation », in : id., Œuvres, op. cit., t. II, p. 359-363.
291 Ibid., p. 359.
292 Walter Benjamin, « Chantier », in : id., Sens unique, op. cit., p. 150-151.
293 Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le livre des passages, op. cit., p. 405.
294 Walter Benjamin, « Jouets et jeux », in : id., Enfance. Éloge de la poupée et autres essais, op. cit., p. 93.
295 Gershom Scholem, Fidélité et utopie : essai sur le judaïsme contemporain, Paris, Calmann-Lévy, 1978, p. 113.
296 Ibid., p. 126.
297 Ibid, p. 117.
298 Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », op. cit., p. 300-301.
299 Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », op. cit., p. 303-304.
300 Voir sur ce point : Robert Ryder, The Acoustical Unconscious: From Walter Benjamin to Alexander Kluge, op. cit., p. 127-154.
301 Roland Barthes, « Écoute » (1976), repris in : id., L’Obvie et l’obtus. Essais critiques, t. III, Paris, Seuil, 1982, p. 217 sq.
302 Friedrich Nietzsche, Aurore. Pensées sur les préjugés moraux, traduit par Éric Blondel, Ole Hansen-Love et Théo Leydenbach, Paris, Flammarion, 2012, p. 250.
303 Jean Cocteau, « La machine se moque de nous », La Nef, n° spécial « La Radio cette inconnue », 1951, p. 38.
304 La traduction de ce terme que l’on doit à l’écrivain formaliste russe Victor Chklovski reste particulièrement problématique. Le principe d’éloignement de la notion de « défamiliarisation », également qualifiée d’« ostranenie » par Chklovski, a, par ailleurs, été traduite en français par « estrangement ». Introduit à l’origine par Antoine Vitez pour l’appliquer au concept de distanciation brechtienne, ce terme est celui qui a été retenu par Pierre-Antoine Fabre, traducteur d’un article de Carlo Ginzburg à ce sujet : « L’estrangement. Préhistoire d’un procédé littéraire », dans Carlo Ginzburg, À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, 2001 [1998]. Voir également Victor Chklovski, L’Art comme procédé, traduit par Régis Gayraud, Paris, Allia, 2008 [1917]. Voir également l’anthologie de textes formalistes russes, édités et traduits par Tzvetan Todorov : Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes, Paris, Seuil, 2001 [1965].
305 Jacques Derrida, « Fors. Les mots anglés de Nicolas Abraham et Maria Torok », in : Nicolas Abraham et Maria Torok (dir.), Cryptonomie. Le verbier de l’homme aux loups, Paris, Flammarion, 1976, p. 8.
306 Rudolf Arnheim, Le Cinéma est un art, cité in : Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », op. cit., p. 305.
307 Sur cette logique d’« envahissement », voir : Manuel Cirauqui, « Radiotopie », Volume. What you see is what you hear, Revue d’art contemporain sur le son, n° 2, décembre 2010-juin 2011, p. 49-55.
308 Walter Benjamin, « La commerelle », in : id., Sens unique…, op. cit., p. 69.
309 Walter Benjamin, « Un gamin des rues berlinoises », in : id., Lumières pour enfants, op. cit., p. 46.
310 Pierre Schaeffer, Machines à communiquer, t. I, Paris, Seuil, 1970, p. 116.
311 Walter Benjamin, « L’annonce d’une mort », in : id., Sens unique…, op. cit., p. 53.
312 Georges Didi-Huberman, Imaginer recommencer. Ce qui nous soulève, t. II, Paris, Minuit, 2021, p. 511.
313 Walter Benjamin, « L’annonce d’une mort », op. cit., p. 53.
314 Sur ce point, voir : Lee Sang-Gil, « “Le téléphone” de Benjamin », Sociétés, 2008/2, n° 100, p. 53-68.
315 Walter Benjamin, « Le téléphone », in : id., Sens unique…, op. cit., p. 40-41.
316 Avital Ronell, Telephone Book. Technologie, schizophrénie et langue électrique, traduit par Daniel Loayza, Paris, Bayard, 2006, p. 11.
317 Walter Benjamin, « Le téléphone », op. cit., p. 39.
318 En transmettant les voix « désincarnées » directement à l’esprit du récepteur, la technique téléphonique fut, à ses débuts, assimilée aux sciences occultes. Thomas Watson, l’assistant d’Alexander Graham Bell, relate dans son autobiographie que l’invention « prétendument occulte » de son maître plaisait en particulier aux personnes atteintes de schizophrénie qui voyaient dans cette nouvelle technologie une surprenante similarité avec les hallucinations acoustiques dont ils étaient l’objet. L’un d’entre eux suggéra même à Watson d’ouvrir son crâne, où il serait certain d’y trouver un mécanisme similaire à celui du téléphone. Comme d’autres savants de son temps, Watson était persuadé, en bon adepte du spiritisme qu’il était, de la dimension surnaturelle de la téléphonie. Considérant l’électricité comme une « force occulte », il était fasciné, tout comme Benjamin, par le bruit électrique généré par les câbles téléphoniques lors de ses premières expériences. Watson décrit notamment dans son journal comment il passait des nuits entières à écouter ces sons étranges, dont certains lui rappelaient étonnamment le chant des oiseaux. Voir : Thomas A. Watson, Exploring Life: The Autobiography of Thomas A. Watson, New York, Londres, D. Appleton & Co., 1926, p. 37-99. Nous traduisons.
319 Sigmund Freud, « L’inquiétante étrangeté », in : id., Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1978, p. 165.
320 Avital Ronell, Telephone Book: technology, schizophrenia, electric speech, Lincoln, University of Nebraska Press, 1989, p. 438. Nous traduisons (ce passage ne figure pas la traduction française).
321 David Toop, Sinister Resonance. The Mediumship of the Listener, Londres, New York, Continuum, 2010, p. 130. Nous traduisons.
322 Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », op. cit., p. 360.
323 Walter Benjamin, « Matériel pédagogique », in : id., Sens unique, op. cit., p. 167.
324 Ernst Kapp, Principes d’une philosophie de la technique, Paris, Vrin, 2007.
325 Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », op. cit., p. 360.
326 Walter Benjamin, « Le téléphone », op. cit., p. 40.
327 Ibid., p. 39.
328 Ibid.
329 Louis Marin, Lectures traversières, Paris, Albin Michel, 1992, p. 274.
330 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. II, Paris, Gallimard, 1968, p. 134.
331 Walter Benjamin, « Charivari autour de Kasperl », op. cit., p. 77.
332 Walter Benjamin, « Kasperl et la radio. Une histoire avec du bruit », in : id., Écrits radiophoniques, op. cit., p. 84.
333 Maurice Blanchot, « L’effet d’étrangeté », in : id., L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 532.
334 Bertolt Brecht, « Description succincte d’une nouvelle technique d’art dramatique produisant un effet de distanciation », in : id., Écrits sur le théâtre, t. I, Paris, L’Arche, 1989, p. 541.
335 Walter Benjamin, « Problèmes de sociologie du langage. Un compte-rendu collectif », in : id., Œuvres, op. cit., t. III, p. 36.
336 Selon Gérard Genette, la figure de la métalepse désigne le passage des frontières entre le monde de la narration et celui des événements narrés. Remettant en cause la limite séparant la réalité de l’imaginaire, elle consiste à changer, au sein même du récit, de niveau narratif, une façon pour le narrateur ou l’auteur de s’adresser directement aussi bien aux personnages qu’au lecteur de la fiction. La métalepse contribue ainsi à l’interpénétration des deux domaines narratifs censés rester distincts. Voir : Gérard Genette, Métalepse. De la figure à la fiction, Paris, Seuil, 2009. Je remercie vivement Anne Roche d’avoir attiré mon attention sur l’usage benjaminien de la métalepse dans ses émissions radiophoniques.
337 Walter Benjamin, « Théâtre et radio », op. cit., p. 177.
338 Walter Benjamin, « Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort », op. cit., p. 450.
339 Walter Benjamin, « Charivari autour de Kasperl », op. cit., p. 67.
340 En psychanalyse, l’attention flottante se définit comme une règle d’observation, qui se caractérise chez l’analyste par une absence de focalisation et une attention globale, grâce à laquelle l’analyste peut, selon Freud, étudier le discours de son patient sans idée préconçue. En cela, elle est une contrepartie, pour l’analyste, de la règle fondamentale d’association libre.
341 André Carpentier, « Être auprès des choses. L’écrivain flâneur tel qu’engagé dans la quotidienneté », Observatoire de l’imaginaire contemporain, 2009 [En ligne : http://oic.uqam.ca/fr/publications/etre-aupres-des-choses-lecrivain-flaneur-tel-quengage-dansla-quotidiennete] cité dans : Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014, p. 170-171.
342 « En forgeant ce terme de schizophonie, j’ai voulu souligner le caractère pathologique du phénomène voisin de schizophrénie, je le chargeais même du sens d’aberration et de coupure de la réalité, en fait le massacre opéré par les gadgets “hi-fi” qui […] crée un paysage sonore synthétique dans lequel les sons naturels sont de plus en plus remplacés par des sons artificiels et où les signaux qui ponctuent la vie moderne ne sont plus que des substituts fabriqués par des machines. » (Raymond Murray Schafer, Le Paysage sonore, traduit par Sylvette Gleize, Paris, J.-C. Lattès, 1979, p. 135).
343 Walter Benjamin, « Le Cœur froid », op. cit., p. 22-27.
344 Walter Benjamin, « Visite d’une fabrique de laiton », op. cit., p. 102.
345 Nous empruntons ce terme à l’essai de Marc Berdet, Fantasmagories du capital. L’invention de la ville-marchandise, Paris, La Découverte, coll. « Zones », 2013.
346 Walter Benjamin, « Promenade des jouets berlinoise I », in : id., Lumières pour enfants, op. cit., p. 61 : « J’ai failli oublier de vous dire qu’il y a déjà plein de lapins de Pâques, dans l’allée des animaux. Les grands magasins étant évidemment les points stratégiques que les lapins de Pâques occupent en premier ». Nous retraduisons.
347 Walter Benjamin, Je déballe ma bibliothèque, traduit par Philippe Ivernel, Paris, Payot & Rivages, 2000, p. 43.
348 Walter Benjamin, « Paris, capitale du xixe siècle », in : id., Œuvres, op. cit., t. III, p. 57.
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