Chapitre 2. La radio, médium de reproductibilité technique
p. 53-134
Texte intégral
« Dans ce local destiné à la technique et à l’homme régnant par elle, m’envahit un frisson nouveau qui toutefois s’apparentait au plus ancien que nous connaissions. Je me prêtai à moi-même l’oreille, à laquelle maintenant, tout à coup, ne retentissait que mon propre silence. Et je le reconnus comme étant celui de la mort, qui m’emportait à présent dans mille oreilles et mille pièces de séjour en même temps. »
Walter Benjamin, « À la minute » (1934).
1Lorsque Walter Benjamin réalise sa première émission radiophonique en 1927, le médium alors émergent se trouve au cœur de nombreux débats théoriques. Les nouvelles possibilités techniques dont il dispose suscitent l’intérêt du public mais également celui d’un certain nombre de penseurs tels que Rudolf Arnheim ou Bertolt Brecht. Or, la position de Benjamin à l’égard de ces problématiques inédites va se distinguer par une singularité supplémentaire. En effet, sa réflexion sur la radio va être alimentée par une pratique personnelle intensive du médium de 1929 à 1933. En quoi réside alors l’originalité de la radio selon le philosophe ? Quelles intentions tente-t-il d’y concrétiser ? De plus, de quelle manière Benjamin contribue-t-il à la création de nouvelles formes d’écritures radiophoniques ? Afin d’apporter des éléments de réponse à ces problèmes, il est intéressant de réfléchir sur le possible statut conféré à la radio à la lumière de l’essai sur L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Mais avant cela, nous souhaiterions étudier les conditions techniques, sociales et culturelles d’émergence de ce médium ainsi que les interrogations théoriques qu’il va provoquer au cours des années 1920.
1. Nouveau médium, nouvelles possibilités : la radio de Weimar au cœur des discussions théoriques
1. Petite histoire de la radiophonie : appréhensions, approches et discussions théoriques
2L’année 1920 marque la naissance de la radiophonie. Alors que le premier émetteur est mis en fonction au mois de novembre de cette même année au États-Unis, les stations de la BBC et Radio Paris sont créées en 1922. En Allemagne, l’émetteur de Königs Wusterhausen retransmet pour la première fois un concert de musique classique le 22 décembre 1920. Le premier programme radiophonique continu voit le jour le 29 octobre 1923 à la Funkstunde de Berlin et propose alors huit heures de programmations quotidiennes. L’organisation administrative de la radio allemande prévoit à la fois une implantation des stations par Länder et une certaine centralisation, ainsi qu’une gestion mixte, au moyen de sociétés financées par des capitaux privés mais dans laquelle l’État conserve la majeure partie des actions. Dès 1924, on crée par simple arrêté un abonnement mensuel de deux marks afin de financer les neuf stations installées entre 1923 et 1924 successivement à Berlin, Leipzig, Munich, Francfort, Hambourg, Stuttgart, Breslau, Königsberg et Cologne, chacune constituée en société d’intérêt public à capitaux privés puis regroupée, en 1925, dans la Reichs-Rundfunk-Gesellschaft (RRG) dont le capital est contrôlé à 51 % par le ministère des Postes. Une dixième société, la Deutsche Welle, station nationale dédiée aux programmes éducatifs et culturels, est créée et adjointe à la RRG en 1926. Deux lois, du 1er mars 1926 puis du 14 janvier 1928, confirment le monopole de la RRG en mettant en place des commissions de surveillance auprès de chaque station. Si les programmes sont essentiellement musicaux, récréatifs ou éducatifs, les émissions d’information sont, quant à elles, très surveillées et jouissent d’une liberté variable selon la politique propre à chaque radio. En juin 1932, le chancelier Franz von Papen accentue la centralisation du système, et, pour cela, impose à toutes les stations de reprendre « L’heure du gouvernement allemand », émission d’information ouvrant les ondes aux partis politiques – excepté le parti communiste – pour la campagne électorale.
3Hormis les difficultés posées par cette homogénéisation progressive des programmes radiophoniques allemands, le succès de ce nouveau médium est toutefois immédiat, stimulé par l’intérêt du public, les efforts des producteurs et la multiplication des revues radiophoniques. C’est notamment à l’intérieur de celles-ci mais aussi dans certaines publications telles que Rundfunk und Musikpflege1 d’Alfred Szendrei que les aspects techniques, politiques, culturels ou psychologiques de la radio sont débattus. De la même manière, d’importants congrès, à l’image de celui de Göttingen en 1928, sont organisés et rassemblent aussi bien réalisateurs, journalistes, écrivains que responsables des pouvoirs publics ou hommes politiques. Il s’agit alors de questionner le médium radiophonique afin de savoir ce qu’il fait de mieux par rapport à ceux déjà existants, puis ce qu’il fait autrement, les apports nouveaux ou les changements qu’il produit dans la perception de la parole, des œuvres musicales, et des sons.
4De telles discussions témoignent de l’appréhension ressentie vis-à-vis d’un nouvel outil technique qui pourra alors varier sensiblement entre ce que son concepteur a imaginé et la perception qu’en aura son utilisateur. Ce fut le cas notamment de la photographie, longtemps réduite dans les milieux ruraux à une utilisation partielle, pour conserver des souvenirs des événements familiaux. De la même façon, bien qu’inventé et conçu par Thomas Edison comme un moyen d’archiver les sons, le phonographe sera en définitive commercialisé en tant qu’instrument de diffusion de musique enregistrée. Nous remarquons ainsi qu’à l’apparition d’un nouveau médium, une période d’installation est nécessaire, pendant laquelle celui-ci doit trouver une place dans l’ensemble des médias existants. Ce temps d’adaptation s’effectue à travers des projections utilisant soit des catégories anciennes – la photographie « picturaliste » entendue comme concurrente de la peinture académique – soit des connotations temporaires – le téléphone fut longtemps associé à la conversation féminine. Ces différentes représentations collectives vont permettre précisément de mettre au jour l’apport nouveau du médium émergent : si l’on s’étonne que le phonographe conserve à la fois la parole, le timbre et l’accent d’une voix, l’usage du téléphone révèle dans la voix de l’interlocuteur ce que nous ne percevons pas lorsque nous nous trouvons face à lui. C’est du moins l’expérience évoquée par Marcel Proust alors que sa mère est en deuil :
« Et dans le téléphone tout d’un coup m’est arrivé sa pauvre voix brisée, meurtrie, à jamais une autre que celle que j’avais toujours connue, pleine de fêlures et de fissures ; et c’est en recueillant dans le récepteur les morceaux saignants et brisés que j’ai eu pour la première fois la sensation atroce de ce qui s’était à jamais brisé en elle2. »
5Bien que préparée par l’accoutumance au gramophone, au téléphone, voire au théâtrophone3 permettant de suivre depuis son domicile une pièce de théâtre ou un opéra retransmis, la perception de la radio présente à ses débuts un caractère à la fois fascinant et inquiétant, que l’on retrouve d’ailleurs dans les thèmes retenus pour la réalisation des premières pièces radiophoniques en Allemagne. Si certains commentateurs n’hésitent pas à évoquer la puissance « démoniaque4 » du nouveau médium, il est pour le moins frappant que les premiers Hörspiele traitent une thématique liée au danger, aux voix spectrales et aux revenants : tandis que les premiers textes lus à Radio Berlin en décembre 1923 reprennent le prêche du capucin au début du Wallenstein de Friedrich von Schiller et un extrait de Der Tor und der Tod (Le fou et la mort) de Hugo von Hofmannsthal5 – soit deux pièces de théâtre –, une Gespenstersonate (« Sonate des Esprits ») de Rolf Gunold, d’après E. T. A Hoffmann, est diffusée à Breslau en juillet 1925.
6Au début des années 1920, la nouveauté de la radio repose donc sur trois principes : celui d’un service continu de diffusion à domicile, l’idée de participation en direct à un événement, ainsi que la constitution d’une communauté d’auditeurs. En outre, l’expérience inédite procurée par la radio n’est pas sans laisser insensible le champ littéraire. Le romancier Arnold Zweig dédie en 1927 un poème « À l’émetteur, notre voisin », dans lequel il célèbre la « verticale victorieuse » de la tour de radio : « Dans tes nervures se résument l’industrie humaine, le génie technique de l’homme et ses aspirations profondes, ce sens obscur qui pénètre tout ». Le poète est également subjugué par le rayon circulaire situé au sommet de la tour qu’il compare à « […] la lance d’un chevalier fantomatique, une corde d’acier, l’antenne sur laquelle l’éther produit sa musique. C’est dans ces ondes que se rencontrent l’esprit humain et la loi de résonance des puissances inconnues6 ».
2. La radio et ses auditeurs : approches musicologiques d’un nouveau médium
7Sous la république de Weimar, les tentatives de délimitation du champ radiophonique recourent régulièrement à la comparaison avec des objets connus. Tandis que certains journalistes critiquent sévèrement la qualité sonore des œuvres diffusées en affirmant, de surcroît, que la radio ne doit pas être une sorte de gramophone collectif mais plutôt proposer du direct, d’autres la définissent comme un instrument de musique mécanique et ne tardent pas à l’assimiler à la Hausmusik7. Ainsi, Richard H. Stein compare la radio à un piano d’un nouveau genre :
« Pour rendre justice à la radio, nous ne devons pas seulement la considérer comme un intermédiaire qui diffuse des prestations artistiques et qui couvre de grandes distances, mais en somme comme un nouvel instrument, qui n’a pas encore trouvé son maître8. »
8Considérant le médium comme un nouvel instrument de musique, les sociétés radiophoniques allemandes iront même jusqu’à faire parvenir des partitions aux auditeurs qui le désirent à l’occasion de diffusions de ce que l’on nommera plus tard des enregistrements minus one, enregistrements dans lesquels une ou plusieurs parties de l’œuvre manquent. Comparée à des objets de la vie quotidienne ou bien opposée à d’autres, la radio de la république de Weimar fait ainsi l’objet de vives interrogations théoriques, et ceci dans un contexte idéologique particulier, caractérisé par la polarisation extrême entre l’individu et la collectivité.
9En effet, tout geste nouveau effectué dans le domaine politique ou culturel est immédiatement évalué en fonction de ce critère et déprécié s’il rappelle un tant soit peu une activité individualiste, introvertie, relevant de l’intellectualisme ou de l’art pour l’art. On oppose alors à l’individualisme soit une collectivité de type internationaliste, soit une communauté enracinée dans un territoire, liée à un peuple, ces deux entités ayant pour ennemi commun l’idéologie bourgeoise, tenue pour responsable de la Première Guerre mondiale. Dans le champ musical, la valorisation de l’activité collective se traduit notamment dans le mouvement des jeunesses musicales ou dans l’idée de la Gebrauchsmusik, c’est-à-dire d’œuvres exécutables par tout un chacun, d’une musique à l’aspect ludique, vitaminé. Comme le remarque Hanns Eisler :
« [Les] cocktails glacés et les plats végétariens, amaigrissants, de la Nouvelle Objectivité remplacèrent alors la nourriture calorique et grasse des Romantiques, à laquelle appartenait également d’une certaine façon l’avant-garde du début du siècle9. »
10Dès lors, de vifs débats font état de la crise du concert, considéré par beaucoup comme une forme dépassée, liée à un rituel bourgeois obsolète. Dans son journal, l’écrivain Alfred Döblin se félicite ainsi de la quasi-disparition des concerts. Or si on la compare au concert, l’écoute radiophonique présente un paradoxe notable : elle est à la fois individuelle et collective, puisque s’adressant à un nombre quasi illimité d’auditeurs rassemblés dans le même temps, sinon dans le même espace. En 1925, le musicologue Heinrich Besseler aborde, dans un article, les Questions fondamentales de l’écoute musicale, en les étudiant sous l’angle de la situation du concert et de sa crise récente. Ainsi, l’expérience esthétique suscitée par un objet se doit d’être remplacée par l’inscription de l’œuvre dans une quotidienneté. L’écoute radiophonique s’inscrit alors dans une évolution qui a vu l’émergence d’une spécialisation extrême de l’interprétation musicale, produite devant des auditoires de plus en plus restreints, à l’instar de la Société d’exécutions musicales privées de Schoenberg. Besseler remarque à ce propos :
« Il faut enfin se débarrasser du préjugé tenace qui veut qu’il s’agirait ici simplement de l’irruption de forces mécaniques dans le royaume de l’esprit, comme si la technique n’empruntait pas précisément les voies que notre structure intellectuelle lui a tracées depuis longtemps. Un homme de l’antiquité aurait considéré comme absurde et incompréhensible l’idée de détacher la parole parlée ou chantée de celui qui la profère. Mais pour ce qui est de la musique occidentale, elle en représente la conséquence ultime et logique, après que le concert a déjà réduit au minimum tout lien physique et corporel. Avec la radio, le public s’est élargi effectivement vers une masse illimitée, totalement atomisée, et le gramophone dissout encore le lien temporel qui l’unissait10. »
11D’une manière encore plus virulente, le critique d’art Richard Baum condamne au début des années 1930 la transformation du sentiment « spatio-temporel » et l’absence de tout ce qui a trait à une « communauté ». Selon lui, ces facteurs
« […] réduisent de façon considérable la possibilité d’une expérience vivante. La musique en tant qu’œuvre d’art ne repose pas sur elle-même, comme une image ou une architecture, elle est dépendante d’une représentation par l’homme, qui la recrée à chaque fois. La participation immédiate à ce processus de création toujours unique est une condition essentielle pour une participation spirituelle à une musique11 ».
12Face à de telles affirmations, Alfred Szendrei avance l’idée que l’ensemble des auditeurs d’une émission ne correspond pas à une masse anonyme, mais plutôt à une foule constituée, devant être décrite selon des critères nouveaux. Si l’on prend l’exemple de la salle de concert traditionnelle, ce n’est guère un espace unique mais toujours formé de celui de l’estrade et de la salle, qui se rassemblent en un « espace idéal » uniquement en des cas exceptionnels, lorsqu’un sentiment esthétique vient à relier l’interprète et le public. Or, ce sentiment, nous dit Szendrei, est justement représenté par l’onde sonore radiophonique :
« L’espace commun est formé d’un ensemble de cellules, tout comme un cloître par exemple est certes constitué de différentes cellules et de ceux qui les habitent, ou qu’une ruche est faite de rayons et des abeilles ; cependant, la multiplicité des cellules se rassemble à travers l’idée du cloître au service de la même idée, autant que celle de la ruche au moyen de l’état que forment les abeilles. Pour ce qui est des auditeurs de radio, on aboutit à une comparaison simple : malgré leur isolement, ils sont situés comme sous une cloche – c’est-à-dire l’éther précisément, qui porte l’onde sonore, et le “podium” omniprésent qu’elle comprend – au sein d’un second espace qui représente la salle de concert. Ainsi tous les auditeurs formeront en effet une communauté d’expérience, certes invisible, de même que les ondes ne le sont pas, mais en vue de la contemplation d’une idée supérieure […]. Dans cet espace de concert fictif, pour ainsi dire “espace en soi”, dans ce cosmos de l’éther, se réalise alors la nouvelle communauté radiophonique. Et tout comme l’auditeur qui s’adonne librement et avec sérieux à cette expérience, qui est de différentes façons “auprès de soi”, du point de vue de l’espace, de la conscience et de l’expérience, il sera en même temps “auprès des autres”, il ressentira la communauté et son contact spirituel, même s’il ne la voit pas12. »
13Si Szendrei défend l’idée que l’expérience esthétique procurée par un objet radiophonique diffusé en direct n’est aucunement désavantagée par rapport à la situation de concert, d’autres penseurs perçoivent dans la radio une capacité d’objectivisation. « Ennemie de toute expression individuelle, de l’ésotérisme artistique », la radio, écrit Heinrich Strobel en 1929, « désentimentalise une musique qui se présente à l’auditeur de façon objective13 ». L’un des avantages de la radio très souvent souligné est celui de démasquer le soliste, symbole d’une culture musicale éculée – la radio propage un « anonymat actif » et, dès lors que l’auditeur n’a plus la possibilité de voir, la radio « dévoile cruellement à quel point la virtuosité des doigts et des cordes vocales est vaine et même ridicule. Ceux-là uniquement qui ont un cœur et une âme pourront produire ici quelque effet14 ». Dès lors, si certains écrivains ou esthéticiens accueillent le nouveau médium en dénonçant la virtuosité comme une activité artificielle, d’autres proposent une critique beaucoup plus conservatrice de la radio. C’est notamment le cas de Martin Heidegger pour qui le rapport essentiel que chaque peuple entretient avec ses « voisins métaphysiques » est brouillé par les conquêtes de la technique :
« Dès lors que n’importe quel événement en n’importe quel endroit et à n’importe quel moment est devenu accessible aussi rapidement qu’on le veut, dès lors qu’on peut “vivre” en même temps un attentat sur un roi en France et un concert symphonique à Tokyo, quand le temps n’est plus que vitesse, instantanéité et simultanéité et que le temps historial a disparu du destin des peuples, quand le boxeur est considéré comme le grand homme d’un peuple et que les chiffres à plusieurs millions des rassemblements de masses sont un triomphe – alors, et alors vraiment, la question : à quoi bon ? – où allons-nous ? – qu’en adviendra-t-il ? continuera de hanter comme un spectre toute cette fantasmagorie15. »
14La radio crée ainsi, selon Heidegger, une communauté factice où les questions véritables ne sont pas traitées mais viennent nous hanter sous une forme spectrale.
3. Écoute musicale et écoute radiophonique
15Les différents questionnements que nous avons recensés jusqu’ici soulignent donc la complexité des problèmes posés par la radio. Mais quels sont-ils précisément ? Sur quels points particuliers le médium radiophonique suscite-t-il d’importantes interrogations esthétiques ? Tout d’abord, il semble que la question de la radio soit avant tout liée au domaine musical. En permettant la diffusion, la retransmission, et donc la reproduction technique d’œuvres musicales, la radio soulève de vives discussions concernant, d’une part, son utilisation, et d’autre part, les conditions de l’interprétation musicale. Car si la radio, de par le caractère exclusivement sonore des œuvres qu’elle diffuse, retire à l’interprétation de celles-ci tout aspect visuel, elle va par là même provoquer une crise de la musique, ou du moins, de la conception traditionnelle de l’interprétation musicale.
16L’objet principal des discussions théoriques engendrées par l’émergence de la radio semble être celui de la forme du concert. On s’interroge alors sur la nécessité et l’intérêt de poursuivre des représentations musicales sous cette forme. Avec les nouvelles possibilités que propose la radio, le concert présente-t-il encore une actualité ? À cette question, un certain nombre de critiques et de musicologues de l’entre-deux-guerres, favorables au développement de ce nouveau médium, sont tentés de répondre par la négative, et ce, pour deux raisons principales. D’une part, la réception massive d’une œuvre musicale par le biais du médium radiophonique permet, comme nous l’avons vu, de mettre fin au « rituel bourgeois » que représente le concert. L’écoute de telle ou telle symphonie n’est désormais plus l’affaire de quelques privilégiés et s’offre ainsi à un nombre quasi illimité d’auditeurs. Dès lors, l’écoute de l’œuvre musicale qui était réservée à un groupe restreint d’auditeurs s’ouvre à un public extrêmement vaste, elle s’« exotérise ». D’autre part, l’écoute radiophonique d’une création musicale présente l’avantage de « désentimentaliser » et d’objectiver la perception que l’on va en avoir. La radio permet notamment de dévoiler l’œuvre à l’auditeur tout en lui faisant prendre conscience de l’artificialité de la virtuosité. Autrement dit, la « neutralité » d’une œuvre musicale, que l’écoute radiophonique rend possible, permet à son tour de préciser et d’affiner la perception que l’auditeur va en avoir. Or, la question de la diffusion radiophonique d’œuvres musicales peut-elle se comprendre uniquement au moyen des qualités et des avantages qu’elle présente à l’égard de son public ? La reproduction technique d’une symphonie, d’une cantate ou bien encore d’un opéra que réalise le médium radiophonique ne va-t-elle pas dénaturer l’essence même de l’œuvre ? En dématérialisant l’œuvre musicale, la radio dissout le lien spatio-temporel qui unissait jusque-là l’exécutant et son public dans le cas du concert. De plus, la diffusion individualisée de l’œuvre dans chaque foyer atomise littéralement le public qui en fait l’expérience. Comment dès lors parler d’une communauté des auditeurs autrement qu’en termes de facticité, de virtualité ? Les différentes lectures bienveillantes ou conservatrices de la radio que proposent les réflexions des théoriciens et critiques de l’époque témoignent ainsi du statut profondément ambigu de cet outil technique moderne et de la place qu’il va accorder à la création artistique.
17De 1925 au début des années 1930, un autre problème va être au cœur de tous les débats, celui du son radiophonique. Si certains analystes estiment que la distorsion de la musique est insupportable quand d’autres soulignent la précision analytique de l’écoute ainsi rendue possible, certains producteurs d’émissions plus pragmatiques, dirons-nous, tentent d’adapter ce qui est diffusé aux contraintes imposées par le nouveau médium. En raison de l’état de la technique et de l’effet psychologique de la soustraction de la vision, la qualité sonore de la musique radiodiffusée est notamment décrite comme « aplatissante », si bien que l’on remarque nettement les scories dans l’exécution musicale cachées habituellement par la perception visuelle des interprètes lors du concert. L’écoute aveugle proposée par la radio est vécue par d’autres comme une possibilité inédite de préciser et d’expérimenter plus finement la perception que l’auditeur peut avoir de l’œuvre sonore diffusée, tout en développant une attitude nouvelle :
« La faculté de juger et de discerner les nouvelles qualités sonores a dû s’établir sur de nouvelles bases. Alors que toute aide visuelle faisait défaut, cela n’était possible qu’à l’aide de nouvelles associations musicales, qu’il fallait trouver. L’écoute radiophonique devient ainsi un processus totalement intériorisé, non influencé par des perceptions extra-acoustiques et qui demande le développement de nouvelles facultés psychologiques16. »
18Szendrei développe ici une théorie de la « complémentation » par l’imagination que va susciter l’écoute aveugle de l’œuvre radiophonique, théorie que récusera Rudolf Arnheim au profit de l’idée d’une autonomie de ce qui est diffusé et qu’il faut appréhender comme un monde en soi. En 1925, Wolfgang Martini relève également les capacités inédites de la radio :
« Grâce à la radio, nous sommes aiguillés vers une écoute plus tranchante et plus claire. Dans le repli concentré des écouteurs, tout décalage dans les voix, tout bruit dans les tutti est ressenti davantage que dans la salle de concert ou au théâtre comme un bruit […]. Chacun demeure fermé sur lui-même. Son écoute devient une affaire privée. Cela aura sans aucun doute des répercussions sur le style musical contemporain. La radio désentimentalise17. »
19Si l’auditeur gagne en concentration, l’interprète doit alors, dans un studio sans public, trouver une nouvelle tension intérieure. L’attitude plus pragmatique de certains critiques consiste ainsi à observer quelles sonorités sont mieux adaptées, et à concevoir selon ces critères des compositions nouvelles : les voix de femmes aiguës sont difficiles à capter, les timbales considérées comme une catastrophe, le quatuor à cordes reste séduisant mais l’orchestre perd en dynamique sonore. Les nouvelles œuvres commandées par la radio portent d’ailleurs la marque de cette sélection dans la formation musicale choisie, en même temps que les progrès techniques de la prise de son : alors que la Musique pour orchestre de radio de Max Butting élimine, en 1929, les violons, les contrebasses et les timbales, sa Musique allègre pour petit orchestre réintègre l’année d’après la contrebasse. Hormis la création d’un tel répertoire ad hoc, on peut remarquer que certaines œuvres du répertoire peuvent être restituées fidèlement. Par exemple, la radio de Leipzig fait exécuter en direct cinq fois de suite le prélude de Lohengrin de Richard Wagner avec différentes dispositions de microphones, afin que les auditeurs puissent faire part de leurs impressions à la station. C’est dans une logique de véritable interactivité entre le producteur et l’auditeur que les radios organisent et programment leurs retransmissions de concerts. Enfin, la question de la durée des œuvres à diffuser fait également l’objet d’importantes discussions. Sur les ondes de la radio de Francfort, certains actes de Tristan et Isolde et du Ring des Nibelungen, également de Wagner, sont diffusés et précédés de conférences qu’illustrent des exemples musicaux joués par l’orchestre. À en croire le critique Robert-Aloys Mooser, la longueur des œuvres radiodiffusées tend à détourner les classes populaires de la musique classique retransmise. Pour que l’écoute de ces œuvres soit bénéfique et profitable à l’auditeur de radio, certains critiques préconisent de rechercher dans celles-ci les « beaux passages », pour reprendre les mots d’Adorno, de découper les pièces musicales en plusieurs extraits ou bien encore de sélectionner des musiques nettement contrastées18. Parmi les formes classiques les mieux adaptées au médium radiophonique de l’époque, l’oratorio correspond, selon les considérations du compositeur Kurt Weill, à une œuvre dite « proto-radiophonique19 ». En effet, les éléments caractéristiques de ce type d’œuvre lyrique qu’est l’oratorio l’auraient comme prédestiné à sa radiodiffusion : l’absence de rôles individualisés, la possibilité laissée à un même chanteur d’interpréter plusieurs personnages, et surtout une composition qui n’est pas destinée à la représentation scénique. Cette économie de la représentation visuelle sur scène, et par là même de ce que nous pourrions qualifier de parasites visuels ou sonores, confère à l’oratorio les qualités semble-t-il idéales attendues d’une musique radiophonique. Ce sont là autant d’éléments qui permettent d’expliquer la parenté des premiers opéras radiophoniques allemands, tels que Mord de Walter Gronostay (1928) ou Tempo der Zeit de Hanns Eisler (1929), avec l’oratorio profane.
20Au-delà de la simple retransmission radiophonique de concerts ou d’opéras, certains écrivains, réalisateurs ou dramaturges vont proposer une utilisation inventive, avant-gardiste, ou proprement artistique de la radio et de l’enregistrement. C’est le cas notamment de Brecht qui, comme nous l’avons cité précédemment, en appelle, en 1927, à faire de la radio un outil de la démocratie, c’est-à-dire à ne pas se satisfaire de musiques enregistrées et commentées, mais plutôt à se rapprocher au plus près des véritables événements de la vie politique, afin que tout soit délibéré devant les citoyens. L’écrivain revient en 1932 sur la radio et exhorte les réalisateurs et producteurs à adapter les méthodes de production à cette nouvelle matière première. Dans un premier temps, constate Brecht, la radio fut simplement un ersatz du théâtre, du concert et de la conférence. L’auditeur se retrouvait alors devant un « grand magasin acoustique ». Aux yeux de Brecht, il faut au contraire transformer cet « appareil de distribution20 » en « appareil de communication ». De là découle l’interactivité que Brecht mettra en œuvre dans son Badener Lehrstück vom Einverständnis, où il transposera à la fois les principes du théâtre épique21 afin de dépasser les « états d’ivresse » visés par l’opéra traditionnel et la dramaturgie shakespearienne cherchant l’identification de « l’auditeur isolé et non pas d’une foule » aux sentiments du personnage. Or, malgré ces tentatives, un tel usage de la radio restera minoritaire – excepté les travaux de Brecht, et surtout, de Benjamin – jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
21Pour autant, la question de la nouvelle attitude développée par la radio chez l’auditeur est notamment abordée par Rudolf Arnheim et Theodor W. Adorno. Si le premier s’intéresse aux effets psychologiques de la radio sur l’auditeur, Adorno souligne, quant à lui, le caractère analytique de l’écoute radiophonique. C’est du moins la thèse qu’il défend dans un écrit intitulé « De l’usage musical de la radio22 », rédigé dans les années 1930. Dans celui-ci, Adorno met en avant la vertu positive de la décomposition, qui dévoile de manière critique la perfection simulée de l’œuvre d’art classique. Pour cela, le philosophe soutient l’idée que, grâce à l’« aplatissement » sonore dû au microphone et à la diffusion sur les ondes, la symphonie radiophonique est comme « dévoilée ». L’« autorité symphonique » habituellement imposée à l’auditeur se défait alors. La prétendue perfection par laquelle l’art dissimule la misère du monde s’écroule. La conception adornienne de la radio consiste en la mise en valeur de successions de sensations isolées, de timbres grossis et de chocs. Le travail du réalisateur radiophonique doit s’abstenir de toute perspective englobante, qui voudrait capter l’espace et la forme totale. Il s’agit, en fin de compte, de proposer une écoute précise, analytique, des « beaux passages », qui va détruire l’homogénéité symphonique à l’aide d’une « disposition changeante des microphones ». Une fois encore, une telle utilisation expérimentale du médium radiophonique, en vue de proposer une écoute précisée, restera exceptionnelle, emportée par un désir de naturalisme sonore dont la stéréophonie sera le fer de lance.
2. La question de la reproductibilité technique de l’œuvre d’art : création radiophonique et destin de l’aura
22Si Benjamin s’intéresse aux arts photographique et cinématographique du point de vue distancié de l’esthéticien, il en va autrement de la radio, qu’il pratique dans les studios de Berlin et Francfort. Toutefois, le philosophe ne consacrera à ce médium aucun essai au sens strict du terme, hormis quelques articles que nous analyserons par la suite. Cela est d’autant plus surprenant que la radio appartient bel et bien à cette vague de nouveaux médias envahissant l’Europe à partir des années 1920, phénomène que Benjamin étudiera dans son célèbre essai L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Au-delà de la question de savoir si l’expérience qu’il fera sur les ondes de Berlin et Francfort de 1927 à 1933 peut être considérée comme le point de départ d’une réflexion sur ces nouveaux moyens techniques, nous tenterons dans un premier moment de clarifier la notion d’aura qu’élabore Benjamin à partir des années 1920, afin de pouvoir proposer une possible interprétation du destin de l’aura dans le champ radiophonique. Il convient toutefois de préciser la raison de l’étude de cette notion benjaminienne au sein même de la radio : en effet, à la différence du cinéma et de la photographie, cette dernière ne se définit pas a priori comme un art. La radio est avant tout un médium, c’est-à-dire un support technique de communication et de diffusion d’informations. Dans quelle mesure est-il alors possible de concevoir un art radiophonique ? La notion d’aura, si celle-ci souligne pour Benjamin la valeur d’art, peut-elle être transposée à la radio ? Une étude attentive des différentes significations que Benjamin donnera à ce concept à partir de 1931 pourra nous permettre de mieux saisir le destin particulier de l’aura dans le champ radiophonique.
1. Reproduction mécanique et déclin de l’aura : définitions et concepts
23Dans son essai sur L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique23, Benjamin élève la notion de reproduction au rang de fil directeur de sa réflexion sur la photographie et le cinéma.
a. La question de la reproductibilité technique
24Avec la photographie et le cinéma, il n’existe plus, pour ainsi dire, que des copies, des reproductions. De la même façon que l’image photographique se caractérise par la multiplicité des tirages que permet le négatif, le film se définit par la multiplicité des bandes projetées sur l’écran. Multiples par essence donc, la photographie et le film remettent en cause l’unicité de l’œuvre d’art. Tel est du moins l’un des postulats que formule l’esthétique benjaminienne en proposant une définition singulière de la notion de reproduction qui échappe aux deux grandes conceptions de la copie que l’on trouve habituellement dans l’histoire de la philosophie. Ainsi, Benjamin remet en question à la fois la conception platonicienne définissant l’art comme mimesis – l’art correspondant alors à l’imitation au second degré d’une réalité, d’une essence elle-même invisible – et la conception kantienne qui, définissant la notion de bel-art comme art du génie, légitime a contrario, à travers la copie, l’originalité du bel-art.
25Les réflexions de Benjamin déplacent les catégories esthétiques auxquelles nous sommes habitués et ruinent, par là même, un certain nombre de lieux communs de la tradition philosophique. Elles défont, tout d’abord, l’équivalence communément admise entre art et peinture, non parce qu’elles intègrent la photographie et le cinéma dans le champ esthétique, mais bien plutôt parce qu’elles refusent de s’appuyer sur la conception représentative de l’art que conforte le médium pictural. À travers la photographie et le cinéma, Benjamin tente de théoriser un statut de l’image que le recours à la peinture risque d’obscurcir plutôt que d’éclairer. Au lieu de penser ces deux arts à partir de la peinture, il propose donc de redéfinir structurellement l’art tout en relativisant le moment pictural. Ensuite, il développe une conception de l’image qui, certes, se dégage des présupposés platoniciens qui font de l’art un simulacre, mais surtout qui remet en chantier la conception philosophique traditionnelle de l’art comme apparence. Concevant la mimesis non pas comme représentative mais comme pratique, Benjamin délaisse le champ de la visibilité pour penser les images photographiques et cinématographiques et introduit les termes d’un rapport entre apparence et jeu. Enfin, ce faisant, il remet en cause le dualisme entre production et perception utilisé lorsque l’on distingue à propos de l’art le pôle productif, le pôle réceptif, et éventuellement entre les deux le pôle objectif de l’œuvre. Benjamin envisage ce dualisme comme le résultat d’une histoire qui caractérise en effet un moment de l’art, à savoir celui de la peinture à partir de la Renaissance. Il entend également démontrer que ce dualisme n’est qu’un moment historique dépassé par l’émergence de la photographie et du cinéma. En somme, Benjamin propose indissociablement, à travers le problème de la reproductibilité technique, une réflexion sur la production et la perception, l’idée majeure étant que les médias contribuent à modifier structurellement la perception humaine.
26Un des éléments qu’il importe de souligner réside dans une conception de l’art profondément ancrée dans l’histoire que Benjamin développe, et qui n’a pas toujours été constante dans sa pensée. En effet, l’essai sur la reproduction doit être lu comme le moment du passage d’une conception de l’œuvre classique, dont l’approche était encore déterminée par le romantisme et la philosophie du langage, à une conception résolument politique. Les thèses qui s’y trouvent développées sont à replacer dans une réflexion globale sur l’œuvre d’art qui s’articule, on peut le penser, autour de trois principaux moments.
27Le premier d’entre eux, s’étalant de 1916 à 1928, est inséparable d’une philosophie de l’art largement inspirée par la philosophie du langage où prédomine la catégorie de la nomination. L’essai sur Les Affinités électives24 de Goethe et l’ouvrage sur le drame baroque allemand constituent les pièces maîtresses de cette période. Benjamin y insiste sur un certain type de vérité qui se dégage de l’œuvre d’art. En s’inspirant du romantisme, de telles recherches s’attachent à définir une ontologie de l’œuvre. L’idée de reproductibilité technique intervient, quant à elle, au deuxième moment de l’œuvre du philosophe, qui correspond à ce que certains commentateurs nomment le « tournant matérialiste ». En effet, à partir de 1928, date à laquelle il publie Sens Unique25, Benjamin infléchit sa pensée en direction de préoccupations historiques et politiques absentes dans les années précédentes, et ce, au contact d’Asja Lacis, Bertolt Brecht ainsi que des théoriciens de l’École de Francfort. L’œuvre d’art n’est alors plus interrogée à partir de sa vérité métaphysique mais placée au cœur du champ social et historique. Elle n’est plus jugée seulement sur des critères esthétiques mais aussi sur son impact politique. À l’ère de la reproductibilité technique, Benjamin perçoit alors la perte par l’art de sa fonction artistique. Enfin, le dernier moment de sa réflexion esthétique, qui émerge à la fin des années 1930, semble découler de son travail sur la crise de la narration et de l’essai sur Baudelaire26. Sans pour autant modifier sensiblement la définition qu’il donne de l’œuvre d’art, Benjamin s’interroge sur les problèmes que cette évolution suscite et sur lesquels il ne porte plus, désormais, un jugement exclusivement positif.
28La question de la reproductibilité technique, comme nous l’avons vu, est abordée durant la période d’inspiration marxiste de Benjamin. Ce dernier ne manque d’ailleurs pas de se référer explicitement à l’auteur du Capital dans le premier paragraphe de L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, afin de définir l’optique dialectique qu’il entend adopter sur l’art. Bien qu’il reprenne la thèse marxiste selon laquelle l’évolution du mode de production instaure les conditions de possibilité de la suppression des rapports d’oppression pour appréhender l’évolution de l’art, Benjamin n’introduit pas de parallèle entre l’évolution de la société et celle de la sphère artistique. À ce sujet, le philosophe avance deux principaux arguments.
29D’une part, l’époque est marquée par l’instauration de nouvelles conditions qui rendent possible la formulation d’exigences révolutionnaires pour l’art. L’évolution de la technique et en particulier les découvertes mécaniques qui ont contribué à l’émergence de la photographie et du cinéma en constituent une part essentielle. Ce n’est pas la photographie qui est envisagée sous l’angle révolutionnaire, mais bien plutôt les conditions qu’elle instaure pour le devenir de la création artistique. D’autre part, Benjamin souligne le caractère éminemment contradictoire de l’histoire de l’art, affirmant alors que « dans les conditions présentes de la production27 » celle-ci s’annonce sous un jour conflictuel du point de vue social. L’évolution de l’art, dans les conditions nouvellement instaurées par la technique, peut être mise au service d’exigences révolutionnaires mais peut également servir des objectifs fascistes.
30Aux yeux de Benjamin, ce qui importe est d’étudier les incidences des nouveaux moyens de reproduction technique sur la perception de l’œuvre d’art – « la perception sensible modifiée par la technique28 ». C’est en cela que l’approche benjaminienne de la production est artistique et non pas économique comme chez Marx, partant du principe que l’esthétique désigne d’abord une théorie de la perception.
b. Genèse d’une notion complexe : l’aura
31Proximité immédiate des choses, destruction de la distance, reproduction frappante de l’image par les nouveaux médias techniques : le bouleversement que Benjamin observe dans la perception que nous avons de l’œuvre d’art s’opère dans ce concept-clef qu’est l’aura, et qui, jusqu’à cette époque, a déterminé le destin de l’art. Or cette notion se distingue à la fois par une ambiguïté et une évolution propre au sein des écrits théoriques du philosophe.
32Selon Benjamin, la conscience d’une crise de l’aura trouve son origine au début du xixe siècle, dans l’œuvre du philosophe Hegel. Ayant « entrevu le problème », ce dernier remarque :
« Nous n’en sommes plus à pouvoir vénérer religieusement les œuvres d’art et à leur vouer un culte ; l’impression qu’elles produisent est à présent plus tempérée, plus rassise, et ce qui s’éveille en nous par leur intermédiaire nécessite encore une plus haute pierre de touche29. »
33Comme le notera plus tard le sociologue Max Weber, non seulement l’art paraît être condamné à un second rôle à côté de la science, mais il subit, de surcroît, les conséquences de la désacralisation qui affecte toute la réalité moderne30. Sans pour autant qualifier l’art de « désacralisé », celui-ci ne peut plus prétendre, selon Hegel, au statut de suprême expression d’une vérité métaphysique. C’est en cela que cette interprétation diffère de la thèse wébérienne selon laquelle la rationalisation moderne entraîne un désenchantement global du monde, si bien que l’art, désormais privé de ses effets sur la vie publique, ne survit plus que dans la sphère privée. C’est justement à ce déclin que Benjamin réagit. Selon lui, il convient non pas, comme le propose Nietzsche, de célébrer l’apparence pure et simple, mais plutôt de sacrifier l’art au sens traditionnel du terme pour préserver le statut public et l’efficacité de ses productions. Contrairement à Weber, Benjamin ne se contente pas d’observer d’une façon générale le désenchantement de l’art, mais s’efforce de mettre en avant et de façon précise les modifications que connaissent à la fois certains arts et le contexte social de leur réception.
i. « Petite histoire de la photographie » : une première formulation
34Benjamin introduit son concept d’aura en 1931 dans un article intitulé « Petite histoire de la photographie31 », où il s’attache à proposer une analyse d’un aspect historique de la photographie.
35L’aura trouve sa source à la fois dans les conditions techniques de l’époque (notamment le halo qui nimbait les sujets) et dans le statut de la photographie d’alors. Selon Benjamin, elle est le fruit d’une correspondance rigoureuse entre objet et technique :
« En particulier certaines images de groupes conservent encore une fois cette gaieté d’être ensemble, telle qu’elle apparaît un bref instant sur la plaque, avant de disparaître sur ce qu’on appellera plus tard la “prise de vue originale”. C’est ce halo que parfois enserre, de façon belle et pertinente, l’ovale à présent démodé de la découpure. […] Ces images sont nées en des lieux où le client voyait d’abord dans le photographe un technicien de la nouvelle époque, mais où le photographe voyait dans le client un représentant de la nouvelle classe montante, avec une aura qui se nichait jusque dans les plis de la redingote bourgeoise ou de la lavallière. Car cette aura n’est certes pas le simple produit d’une caméra primitive32. »
36Or, si l’aura existe aussi bien dans la réalité que sur la plaque sensible, elle va disparaître simultanément dans ces deux dimensions, l’industrialisation de la photographie faisant alors face à la dégénérescence de la classe dominante. Pour remédier à cela, les photographes de la fin du xixe siècle font appel à des artifices afin de créer l’illusion du halo, et à de faux décors (colonnes, tentures). Benjamin salue l’abandon de ces techniques d’illusion chez Atget et ses photographies de rues désertes, que le philosophe considère comme l’annonce d’un dépérissement de l’aura factice :
« Le premier il désinfecte l’atmosphère suffocante qu’ont répandue sur une époque de décadence toutes les conventions du portrait photographique. Il assainit cette atmosphère, mieux encore il la purifie ; il introduit cette libération de l’objet par rapport à l’aura, qui est le mérite le moins contestable de la plus récente école photographique33. »
37Or c’est à ce moment précis de l’analyse des portraits d’Atget que Benjamin s’emploie à définir l’aura :
« Qu’est-ce proprement que l’aura ? Une trame singulière d’espace et de temps : unique apparition d’un lointain, si proche soit-il34. »
38Si l’aura se définit à partir de deux éléments – d’une part, un moment unique d’apparition temporelle, et d’autre part, un éloignement malgré une proximité possible –, il s’agit là de principes dont la nature s’avère incompatible avec les besoins de la société moderne :
« […] rapprocher les choses de soi, ou plutôt des masses, c’est chez les hommes d’aujourd’hui une disposition exactement aussi passionnée que leur tendance à maîtriser l’unicité de tout donné en accueillant la reproduction de ce donné. De jour en jour le besoin s’impose davantage de posséder l’objet dans la plus grande proximité possible, dans l’image ou plutôt dans la copie35. »
39À lire Benjamin, le déclin de l’aura correspond à une nouvelle ère, placée sous le signe de rapports inédits avec l’objet artistique. Il n’est alors plus question du besoin d’appropriation des œuvres par les masses, mais plutôt d’un sens de l’identité réduisant toute particularité à l’unité multipliable qui fait abstraction des différences :
« Dépouiller l’objet de son voile, en détruire l’aura, c’est bien ce qui caractérise une perception devenue assez apte à “sentir tout ce qui est identique dans le monde” pour être capable de le saisir aussi, par la reproduction, dans ce qui est unique36. »
40De même que pour Benjamin, Atget libère l’objet de son aura, August Sander introduit un regard nouveau. Ses clichés – des visages d’anonymes qui ne semblent pas désirer se faire photographier – se voient attribuer une finalité cognitive. Il ne s’agit plus de « portraits » mais d’une autre signification donnée au visage, où l’individu devient le représentant d’une certaine hiérarchie sociale. Désormais, le statut de la photographie se définit non seulement par une certaine authenticité reconquise et un accès égalitaire aux images, mais aussi par une fonction quasi-scientifique qui va dans le sens d’un progrès de la connaissance37.
41L’esthétique benjaminienne s’attache ainsi à définir l’art, non pas en termes de beauté ou d’harmonie, mais plutôt en se fondant sur les notions de « maîtrise » et d’« utilité ». Quatre ans après la publication de l’article sur la photographie, l’essai sur L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique va reprendre la notion de l’aura avec, cette fois-ci, un angle plus large, en soulignant explicitement son influence de la pensée wébérienne du désenchantement du monde.
ii. L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique : l’aura liquidée
42Alors que l’aura, telle qu’elle était définie dans la « Petite histoire de la photographie », était liée à des conditions d’ordre technique et humain, elle se voit rattachée, dès l’essai de 1935, à l’« unicité » de la présence de l’œuvre, « au lieu où elle se trouve38 ». Dorénavant, Benjamin ne considère plus l’aura comme une qualité liée à un art précis, à une période historique donnée – la photographie à ses débuts –, mais bien plutôt comme un caractère propre à l’ensemble des arts plastiques avant leur reproduction mécanique. Quelles sont alors les conséquences d’un tel phénomène ?
43À travers la reproduction, c’est l’autorité et l’authenticité de la chose qui sont ébranlées39. Avec les techniques de reproduction, Benjamin avance l’idée selon laquelle l’objet subit un « détachement » du domaine de la tradition, l’autorité de celle-ci présupposant l’unicité d’un objet qui ne peut être ni approché ni approprié. Mais en quoi la tradition est-elle liée au « hic et nunc », à l’ici et au maintenant ? Pour quelles raisons l’extension de la diffusion d’une œuvre permise par la reproduction viendrait-elle bouleverser l’autorité de la tradition ?
44Sur ce point, l’exemple de l’imprimerie nous paraît riche d’enseignements. En permettant une plus large diffusion de l’écriture, celle-ci, à partir du xve siècle, a provoqué sa désacralisation. Peut-on pour autant affirmer qu’elle a porté atteinte à l’autorité de la tradition ? D’une certaine manière, Benjamin répond par l’affirmative à cette question. Observons le cas de la Bible : sa divulgation a engendré, d’une part, la démocratisation de ces écrits, en donnant la possibilité à chaque lecteur d’accéder lui-même au texte et en lui permettant par là même de se forger un jugement critique, et, d’autre part, la fin de l’autorité de l’Église sur la Bible ainsi que la perte de son contrôle sur la diffusion des écritures saintes. Appliquée à la tradition picturale, sculpturale et architecturale, la reproduction technique autorise ainsi une certaine « démocratisation » des images40.
45Mais en quoi consiste cet « ébranlement » ? Benjamin répond ceci : la tradition n’est plus protégée par une transmission réservée à l’initié, au privilégié ; une véritable « exotérisation » de la culture de masse se produit. Aux yeux du philosophe, ce phénomène s’accomplit avec la plus grande efficacité dans le champ cinématographique. De par son caractère destructeur41, le film va « liquider » l’autorité de la tradition. Ainsi, le risque que représentent les nouveaux moyens de reproduction technique ne se trouve pas en eux-mêmes mais plutôt dans la possibilité qu’ils ouvrent, hors des processus traditionnels de transmission, de n’utiliser l’héritage culturel qu’à des fins mercantiles ou propagandistes.
46Après avoir introduit la notion d’aura à partir des conséquences qu’a sur elle la reproduction technique, Benjamin choisit d’aborder la question du changement de la perception humaine. Il constate, tout d’abord, que les masses de son temps tendent à maîtriser l’unicité et l’éloignement des images auxquelles elles demandent d’accéder. Dans le domaine artistique, Benjamin donne un sens positif à la désacralisation. L’autorité de la tradition artistique et l’authenticité qui lui sont propres lui apparaissent alors indissociables d’une notion de culte qui a perdu sa légitimité42.
47Selon Benjamin – et c’est là une nouveauté théorique par rapport à son essai sur la photographie –, la notion de beauté est à relier à celle de rituel :
« Quel que puisse être le nombre des intermédiaires, cette liaison fondamentale est encore reconnaissable, comme un rituel sécularisé, à travers le culte voué à la beauté, même sous ses formes les plus profanes. Né au temps de la Renaissance, ce culte de la beauté, prédominant au cours de trois siècles, garde aujourd’hui, en dépit du premier ébranlement grave qu’il a subi depuis lors, la marque reconnaissable de cette origine43. »
48Or, le processus historique de désacralisation entraîne le déclin de la beauté et du rituel, de la même façon qu’il permet à l’œuvre d’art de s’émanciper de son rôle traditionnel. De cette constatation, Benjamin tire une conclusion pour le moins radicale :
« Dès lors que le critère d’authenticité n’est plus applicable à la production artistique, toute la fonction de l’art se trouve bouleversée. Au lieu de reposer sur le rituel, elle se fonde désormais sur une autre forme de pratique : la politique44. »
49Ce faisant, la politique – celle d’inspiration marxiste – prend le relais du fondement sacré de l’art. Selon Benjamin, il ne s’agit pas d’appréhender l’art d’un point de vue représentatif mais pratique. Si Kant rattachait la perception aux formes a priori de la connaissance45, Benjamin, lui, situe le bouleversement des modes de perception dans le champ de l’histoire et de la modernité technique. Ce changement radical trouve son origine, selon lui, dans l’apparition des masses comme sujet historique. Contrairement au spectateur classique qui valorisait l’unicité de l’œuvre, la masse désire faire sien l’objet en abolissant toute distance et en reproduisant son image, l’unicité et la durée cédant alors la place à la fugacité et la répétition. Son lien qui la rattachait au cultuel s’effaçant, l’œuvre d’art entre, malgré elle, dans l’univers de l’éphémère. Avec l’apparition de la photographie au xixe siècle, elle acquiert un nouveau statut et la notion d’original disparaît. Avec le cinéma, la reproduction cesse d’être extérieure à l’œuvre : « Sa technique de production fonde directement sa technique de reproduction46 ». C’est dans ce cadre-là que la distinction introduite par Benjamin entre la « valeur cultuelle » et la « valeur d’exposition » prend alors tout son sens.
50Inséparable de sa fonction magico-religieuse, la valeur cultuelle appartient à la naissance même de l’art. L’œuvre d’art classique se manifeste par une apparition unique, et ce en vue d’honorer une finalité religieuse ou spirituelle qui lui est extérieure. Dès lors, la perception de cette œuvre est réservée à quelques spectateurs initiés, rigoureusement sélectionnés. L’œuvre cultuelle, c’est aussi celle qui est à la fois proche et lointaine, présente mais inapprochable. Dans la pénombre des lieux de culte, les œuvres se manifestent en se voilant. Ce n’est qu’à la Renaissance qu’émerge la valeur d’exposition, époque durant laquelle la beauté se met au service de la réalité profane. Contemporaine de la montée de la sécularisation, la destruction de l’aura accompagne, en cela, le mouvement de l’histoire dans le processus de « désenchantement du monde », tel que le conçoit Max Weber. La fonction de l’art devient politique et non plus rituelle. Benjamin voit dans l’art non auratique – celui qui échappe précisément au domaine de la belle apparence – une puissance d’instruction, mais qui se paie de l’abandon de sa dimension presque esthétique. Dans l’art moderne, la valeur d’exposition remplace la valeur cultuelle, le musée prend le relais de l’église, les masses se substituent aux quelques spectateurs initiés, et Benjamin, sous l’influence de Brecht, ne perçoit dans la fonction « artistique » des œuvres qu’un effet secondaire. En somme, les techniques de reproduction ont non seulement modifié radicalement les rapports entre la valeur cultuelle et la valeur d’exposition, mais n’ont pas épargné la texture même de l’œuvre, la valeur artistique devenant, même par rapport à la fonction politique, presque accessoire.
51« Déclin » de l’aura, « liquidation » de la tradition, remise en cause de l’unicité et de l’authenticité au profit d’une désacralisation de l’art, les thèses défendues dans l’essai de 1935 soulignent nettement les effets bénéfiques des nouvelles techniques de reproduction. Or, à partir de 1936, la lecture critique de Benjamin sur l’aura et sa position favorable aux nouveaux modes de création artistique va être nuancée et se transformer en lecture « nostalgique » des mutations que subit l’œuvre d’art avec la modernité. Car si l’on peut voir dans Benjamin un penseur des « ruines », c’est que sa réflexion sur les changements profonds de l’œuvre d’art et de sa perception donne également à penser ce qui disparaît avec la perte de l’aura. Quel est donc le prix à payer pour accéder à la modernité ?
iii. « Sur quelques thèmes baudelairiens » : une redéfinition de l’aura
52Hormis le constat d’une crise de la perception, nous découvrons, à la lecture de l’essai que Benjamin consacre à Baudelaire en 1939, une appréciation de la photographie qui se distingue nettement de celles contenues dans les écrits antérieurs du philosophe. S’inspirant des écrits de Freud et de Proust, Benjamin voit dans le déclin de l’aura une défaillance spécifique de la mémoire, due aux chocs dont est victime l’homme moderne :
« Si l’on admet que les images surgies de la mémoire involontaire se distinguent des autres parce qu’elles possèdent une aura, il est clair que, dans le phénomène qu’on peut appeler “le déclin de l’aura”, la photographie a joué un rôle décisif. Ce qui devait paraître inhumain, on pourrait dire mortel, dans le daguerréotype, c’est qu’il forçait à regarder (longuement d’ailleurs) un appareil qui recevait l’image de l’homme sans lui rendre son regard47. »
53En employant l’expression « rendre le regard », Benjamin propose ainsi une reformulation de l’expérience de l’aura, plus précisément en rapport avec des réalités non humaines : « Sentir l’aura d’une chose, c’est lui conférer le pouvoir de lever les yeux48 ». Contrairement au tableau qui peut posséder une aura, la photographie, selon Benjamin, exclut l’échange de regards en confrontant l’homme à l’appareil. C’est ici encore un point sur lequel Benjamin va reformuler sa pensée. Alors que dans l’essai de 1935, la peinture était considérée comme un art incapable de s’adresser à un public de masse, l’essai sur Baudelaire revient à des conceptions plus traditionnelles. Étrangère à la mémoire involontaire, la photographie ignore le beau, nous dit Benjamin. Mais qu’entend-il précisément par là ? Pour le philosophe, la photographie est entièrement fonction de la mémoire volontaire – Benjamin reprend ici la philosophie bergsonienne –, autrement dit une mémoire étrangère au lointain du temps, à l’aura, à la mémoire de la préhistoire et des origines qui caractérisent la mémoire involontaire et le beau en général. En fin de compte, l’expérience auratique, telle que Benjamin la définit dans son essai sur Baudelaire, est celle qui nous rapproche de notre humanité. Que ce soit celle, naïve et authentique, qui caractérise les anciennes photographies, ou bien celle, terrible, dont témoignent les corps mutilés d’un tableau de Francis Bacon, l’aura nous émeut en nous rappelant que nous partageons tous cette fragile humanité. Autant dire que l’aura ne peut être réduite seulement à ce qu’il y a d’artistique dans une œuvre. Elle se définit bien plutôt comme une certaine charge affective, reçue de l’esprit du temps. Cela peut être notamment un air de scandale dont témoignent par exemple l’urinoir de Marcel Duchamp et les boîtes Brillo d’Andy Warhol. De la même manière qu’il y a dans le beau un aspect de hasard que ne maîtrise pas l’artiste, l’aura semble être un signe de bonheur ou de menace de mort. C’est finalement une certaine part d’humanité menacée que va capter l’œuvre d’art.
54Au fil de ses écrits, Benjamin attribue à la notion d’aura plusieurs significations, parfois ambiguës, parfois contradictoires. Traitant de la « liquidation de l’aura » observée dans la photographie, l’article de 1931 formulait, pour la première fois, la définition de l’aura, en se cantonnant à un aspect spécifique de celle-ci. Quatre ans plus tard, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique présente une radicalisation des premières thèses. Benjamin s’attaque alors aux fondements religieux de l’art, tels qu’ils commandent l’expérience esthétique au sens traditionnel, qu’il qualifie de contemplative et fétichiste. Se substitue au rituel sous-jacent à toute œuvre non pas une expérience autonome mais la politique. Le récepteur n’est plus le spectateur privilégié et initié mais le public de la classe combattante. L’aura se trouve alors dévoilée, au profit d’une désacralisation et d’une démocratisation de l’œuvre d’art. Enfin, à partir de 1936, Benjamin remet en question les thèses audacieuses sur l’aura, teintées d’optimisme, qu’il avait défendues en 1935, pour insister sur la charge affective qu’elle représente, en nous liant à une humanité définitivement fragile et éphémère. Alors, quel destin réservent précisément les nouveaux moyens de reproductions techniques ? De quelle manière la photographie entame-t-elle le processus de dépérissement de l’aura ? En quoi l’image cinématographique est-elle considérée par Benjamin comme la plus efficace dans l’entreprise de liquidation de l’aura ? Enfin, et surtout, quelle définition l’aura se voit-elle attribuée dans la radiophonie ?
c. Photographie, cinéma et reproduction
i. Le portrait photographique : dernières traces de l’aura
55L’article que rédige Benjamin en 1931, « Petite histoire de la photographie », est, à tous points de vue, capital sur la question du déclin de l’aura. Tout d’abord, parce qu’il contient l’essentiel des thèses benjaminiennes sur ce médium mais également parce qu’il peut être considéré comme le texte générateur d’analyses ultérieures telles que celles du rapport entre l’image photographique, l’image perçue et le portrait, de son rôle comme technique de reproduction et de création, et, enfin, de sa fonction politique et sociale, le portrait étant considéré par Benjamin comme le dernier refuge de l’aura et serait vecteur de la dernière possibilité d’une expérience auratique.
56Évoquant l’histoire de la photographie, le philosophe berlinois note que « sa plus belle période – celle des Hill et des Cameron, des Hugo et des Nadar – coïncide avec sa première décennie d’existence49 », autrement dit celle précédant son industrialisation. Ce qu’il retient de cette phase d’expérimentation réside dans le bouleversement de notre conception de l’image provoquée par la reproduction du réel. Pour Benjamin, les premières photographies révèlent une richesse du réel insolite, voire inédite. C’est d’ailleurs notamment sur ce point qu’il va distinguer le statut du sujet peint de celui de l’individu photographié.
57Quand bien même le peintre ne choisit pas de modèles anonymes, ses sujets le deviendront quoi qu’il en soit après plusieurs décennies pour ne refléter, finalement, que le talent de l’artiste. À l’inverse, le réel figé par le photographe nous interpelle toujours car la mort s’inscrit en lui. Tandis que la peinture semble faire entrer le sujet dans l’éternité, la photographie souligne sa finitude. Avec le portrait que réalise le photographe, c’est quelque chose qui refuse, nous dit Benjamin, d’« entrer » complètement dans l’art50.
58Benjamin prolonge son analyse en évoquant le portrait du photographe Max Dauthendey, « au temps de ses fiançailles avec cette femme qu’un jour, peu après la naissance de son sixième enfant, il trouva les veines ouvertes dans sa chambre à coucher de Moscou51 ». Il précise alors la singularité que présente ce portrait :
« Le spectateur est malgré lui forcé de chercher dans une pareille image la petite étincelle de hasard, d’ici et de maintenant, grâce à laquelle le réel a, pour ainsi dire, brûlé le caractère d’image52. »
59Avant de la considérer comme une discipline artistique, Benjamin perçoit d’abord dans la photographie un moyen technique singulier d’explorer le réel, surpassant les capacités de l’œil humain. Cependant, il décèle dans l’histoire de la photographie un profond bouleversement. Lorsque cette dernière devint un effet de mode, remarque-t-il, en participant aux valeurs ambiantes de l’époque, la singularité propre aux premiers daguerréotypes en fut éclipsée. Or, c’est précisément à ce point de rupture que la perte de l’aura doit être observée. L’aura, ce halo qui nimbait les visages des anciens daguerréotypes, avec leur caractère unique et insolite. Inséparable d’une parfaite adéquation entre la technique et son objet, l’aura des premiers portraits se manifestait, nous dit Benjamin, par un étrange paysage nocturne où la lumière devait se frayer un chemin. Pour quelles raisons l’aura va-t-elle alors disparaître de ces photographies ? Ce déclin n’est pas seulement dû à l’engouement que suscite l’apparition de ce nouveau médium mais s’explique aussi par l’évolution de l’optique, à ses progrès qui, selon Benjamin, « suppriment entièrement l’ombre et font ressortir l’objet comme dans un miroir53 ». C’est en vain que les photographes de la fin du xixe siècle s’efforceront de recréer l’illusion de l’aura par des artifices, incapables de restituer l’authenticité et l’insuffisance technique dont témoignait l’aura des premiers clichés.
60Car le visage humain, ou plutôt sa représentation dans l’art du portrait photographique, demeure peut-être le dernier lieu d’existence de l’aura. Benjamin remarque d’ailleurs qu’à une époque où l’homme vivait sans papier d’identité, le visage constituait à lui seul une signature. Comme si, au fond, la photographie des premiers temps avait fait redécouvrir la profondeur du visage humain54.
61Même si Benjamin étend son concept d’aura à l’ensemble des premières photographies, sa manifestation la plus importante se trouve certainement dans les portraits de visages d’anonymes, dotés d’une force expressive inouïe, que réalise Nadar. En un sens, leur unicité réside dans leur simplicité. En évitant tout effet de pose et en utilisant avec ingéniosité les ressources de la lumière, Nadar parvient à exprimer sur ses plaques une personnalité. L’évolution du portrait photographique va ainsi rendre de plus en plus « visible » la disparition de l’aura. Alors qu’elle s’accrochait aux visages des sujets photographiés, représentants d’une classe montante confrontés au représentant de la technique la plus avancée, l’aura disparaît dans le portrait commercialisé qui, avec son goût immodéré pour les accessoires et son culte de la pose, ne nous offrira plus que des « parodies de visages humains55 ».
62Le changement radical provoqué par la photographie dans la sphère artistique qu’observe Benjamin va trouver son accomplissement dans le cinéma. En effet, la dimension auratique y est tout simplement abolie. Cela va alors permettre l’émergence d’un nouveau type de perception massive de l’œuvre d’art et l’acquisition, par celle-ci, d’une signification éminemment politique.
ii. Le film et l’anéantissement de l’aura : le cinéma, art du « choc »
63L’idée selon laquelle la possibilité même de l’aura se trouve condamnée dans l’art de la reproductibilité technique est exposée avec la plus grande clarté dans les textes que Benjamin consacre au champ cinématographique. Selon lui, le film offre l’exemple d’une forme d’art dont le caractère est pour la première fois intégralement déterminé par sa reproductibilité56. À cette nouveauté s’ajoutent la signification esthétique et politique que Benjamin va donner au film dans la disparition de l’œuvre auratique et la certitude que sur ce déclin de l’aura pourront s’édifier de nouveaux rapports entre l’œuvre et le public.
64La première nouveauté du cinéma réside dans l’expérience inédite qu’il propose, celle du « choc ». À la distance classique qui séparait le spectateur de l’œuvre correspond, dans le cinéma, une union intime du spectateur et de l’expérience vécue. Plus encore, le film, par la succession d’images, rend impossible toute association d’idées, et interdit par là même l’attitude de contemplation et de recueillement qu’exige la peinture. Le regard ne peut se fixer. Alors que l’œuvre d’art traditionnelle – celle permettant l’expérience auratique – impose une attitude de recueillement, le cinéma est un art de la distraction et du divertissement qui rend possible pour l’œuvre d’art de pénétrer dans la masse. Les dadaïstes ont, en quelque sorte, anticipé cette expérience du choc, celle-ci ne s’opérant plus au niveau physique mais psychique avec le cinéma57.
65Benjamin reviendra sur cette expérience du choc en la situant au cœur du travail baudelarien. Il voit dans le regard du célèbre poète une redoutable acuité, celle-là même qui parvient à décrire « le prix que l’homme moderne doit payer pour sa sensation : l’effondrement de l’aura dans l’expérience vécue du choc58 ». Les Tableaux parisiens en offrent d’ailleurs l’illustration parfaite : l’angoisse des foules où les déplacements de l’individu sont conditionnés par une série de chocs et de heurts, nos rapports aux machines sous-tendus par le dressage, les rythmes de production sur les chaînes de l’usine font de l’existence moderne une expérience de la « saccade », du « coup » et de l’automatisme. Or c’est justement cette expérience qui se trouve à l’origine du mode de réception du spectateur de cinéma : « La perception traumatisante a pris valeur de principe formel59. » Dans l’art de masse que représente le cinéma, Benjamin perçoit ainsi un remède à la destruction psychique des hommes par la société technique et industrielle, un vaccin contre les tensions provoquées dans la foule par le mode de vie techniquement rationalisé.
66Autre thèse essentielle de la théorie benjaminienne du cinéma : pour la première fois dans l’histoire de l’art surgit une forme d’œuvre dont la réception ne peut être qu’essentiellement massive. Autrement dit, le type d’image produit par l’industrie cinématographique est reçu par la masse d’une tout autre manière que l’œuvre traditionnelle. L’absence de distance avec le public ainsi que la fusion de la jouissance et de la critique sont jugées « extrêmement progressiste[s] » dans le cas d’un film de Charlie Chaplin alors qu’elles seraient « très rétrograde[s]60 » s’il s’agissait d’une toile de Pablo Picasso. Grâce à l’élargissement du champ perceptif qu’apporte le cinéma, Benjamin y voit un instrument de connaissance de la réalité, supérieur à tous les autres arts. En somme, ce qui fait la valeur progressiste du cinéma, c’est sa valeur d’instruction. Il opère un approfondissement de l’aperception en isolant les éléments constituants de la réalité. Le film permet un découpage « scientifique » de notre quotidien. Benjamin perçoit là une des fonctions révolutionnaires du cinéma61.
67Réduire la théorie benjaminienne de l’image en mouvement à une perspective seulement révolutionnaire falsifierait son approche puisque l’auteur précise que la technique moderne n’est pas obligatoirement progressiste et peut, dans certains cas, devenir un instrument de soumission des masses. En effet, il insiste sur la fonction de l’image cinématographique dans les conditions présentes de la vie politique en soulignant l’affinité qui existe entre le cinéma et les masses. Le film permet une exposition de la masse comme aucun autre médium artistique, en lui permettant « de se voir elle-même face à face62 ». « En règle générale », remarque Benjamin, « l’appareil saisit mieux les mouvements de masse que ne peut le faire l’œil humain63. » Or, c’est ici que réside la toute-puissance « psychique » du cinéma : à l’instar de la photographie, il nous ouvre l’accès, par le biais de l’image en mouvement, à ce que Benjamin désignait en 1931 sous le nom d’« inconscient optique ». Comme l’a fait la psychanalyse en levant le voile sur l’inconscient pulsionnel, le cinéma contribue, dans le champ visuel, à élargir notre perception du monde des objets. En cela, le film permet d’isoler les éléments d’une performance à un degré beaucoup plus élevé que le théâtre, de façon presque scientifique. Il peut inventorier la réalité par des gros plans, faire découvrir de nouvelles formes de mouvement par le ralenti, faire apparaître des détails qui échappaient jusqu’alors à la conscience.
68Pour comprendre en quoi consiste l’exposition de la masse rendue désormais possible par le médium cinématographique, nous pouvons l’opposer à la représentation de la foule dans la littérature du xixe siècle, dont traite Benjamin avec le plus grand intérêt dans ses textes sur Baudelaire rédigés à la même époque. Tout d’abord, le cinéma peut, par définition, représenter le mouvement en acte. Ensuite, la prise de vue dans l’image cinématographique rend possible une vision synoptique. Grâce à l’agrandissement, la masse peut se voir en bloc, instantanément. Enfin, chaque individu accède à de telles images, devenues « “plus proches” de soi64 ». Avec les nouveaux moyens de reproductibilité technique, l’image se rapproche des masses, pour ainsi dire. La caméra, qui diffère en cela de l’œil, rend possible un regard collectif que la littérature, dans son rapport à la foule, était pour sa part impuissante à construire. À travers l’image cinématographique, la masse peut donc se voir elle-même en tant que masse, en une image spéculaire qu’exploite précisément la propagande : celle-ci, dit Benjamin, permet aux masses de « s’exprimer » au lieu de « faire valoir leurs droits65 ».
69La subtilité de l’analyse qu’il nous propose tient au fait qu’il aborde la question de la propagande non à partir du contenu des images mais du rapport à soi que construit l’image. L’image filmique acquiert une valeur politique dans la mesure où elle intervient dans la structuration du rapport à soi de la masse, et où elle contribue à modifier la perception que la masse a d’elle-même. Si la propagande exploite ce nouveau rapport à soi dans des buts expressifs qui sont idéologiques, Benjamin affirme qu’une autre exploitation de ce rapport est possible. Dans ce dernier cas, l’image cinématographique pourra contribuer à modifier la perception que la masse a d’elle-même non à des fins de « reproduction des masses66 » mais plutôt dans un but de transformation. En contribuant à structurer nouvellement la perception humaine, l’image cinématographique constitue, du point de vue des masses, un enjeu politique majeur.
d. Reproductibilité radiophonique et déclin de l’aura
70L’analyse que nous venons de faire de la réflexion benjaminienne sur le concept de reproductibilité technique et sur le déclin de l’aura a pu paraître rapide. Prenons quelques instants afin de souligner les idées majeures développées par le philosophe sur ces différentes questions. Quel bilan pouvons-nous donc tirer de notre analyse ? Premièrement, nous remarquons que le problème, pour Benjamin, est d’abord celui d’un concept – la « reproductibilité technique » – qu’il emploie et élabore pour penser la modernité et juger de sa valeur d’art. Avec l’avènement d’une reproductibilité généralisée de l’œuvre d’art, c’est bien son aura, sa localisation ici et maintenant, qui tend à disparaître. Sa présence singulière et authentique ne peut que s’évanouir puisque se trouvent ébranlés à la fois l’unicité de l’œuvre et son potentiel d’inaccessibilité. Or, ce risque de la perte de l’aura n’est pas spécifique aux arts de la modernité, remarque Benjamin. Toute œuvre d’art, qu’elle soit d’époque grecque, égyptienne, renaissante ou moderne est par essence reproductible. La disparition, ou du moins le risque de l’extinction de l’aura, n’est certainement pas un phénomène qui naît avec la modernité, et dont les époques antérieures auraient été préservées. Dès l’Antiquité, les techniques de manipulation du bronze mettent en péril « l’ici et le maintenant » de la sculpture.
71En quoi réside alors la nouveauté de la reproductibilité technique rendue possible par la modernité ? Pour le dire brièvement, les arts de la modernité contiennent la possibilité même que l’aura se perde. Afin d’expliciter cette thèse radicale que défend Benjamin dans l’essai L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, prenons les exemples de la reproduction moderne et de la reproduction grecque et comparons-les attentivement. Concernant la première, que nous pouvons repérer dans le septième art, il n’existe véritablement plus aucun moment privilégié où l’aura de l’œuvre serait intacte, absolument préservée. La reproduction cinématographique ne connaît aucun moment d’origine puisque le principe de reproductibilité technique est présent dès le départ. La technique n’est plus l’auxiliaire qui vient seconder la création artistique, mais devient au contraire l’élément originel et matriciel de l’œuvre. Autrement dit, le concept de film « original », antérieur à la reproduction, est proprement inconcevable : l’œuvre cinématographique n’existe que par et pour la reproduction. Aux antipodes de cette reproductibilité sans « origine », les moyens de reproduction dont disposent les Grecs de l’antiquité (le moulage et la frappe) non seulement ne leur permettaient pas d’investir la totalité du champ de l’art (seuls les bronzes, les terres cuites et les médailles étaient reproductibles), mais surtout l’essentiel est que cette part reproductible du champ artistique n’est possible qu’à partir d’un moment d’origine qui précède absolument toute duplication.
72En somme, la grande nouveauté de l’art moderne se définit par deux éléments. D’une part, le champ de l’irreproductible et, par suite, la sphère de l’aura se trouvent littéralement envahis : désormais, il n’est aucune parcelle d’aura qui ne soit exposée à sa perte. D’autre part, et c’est la conséquence essentielle de la reproductibilité technique moderne, l’existence même de l’aura, l’existence d’une antériorité par rapport au moment de la reproduction, se trouve détruite de part en part. L’aura se trouve purement et simplement annulée, avant même d’exister. Ainsi, Benjamin n’affirme pas seulement que la reproductibilité technique détruit l’aura, c’est-à-dire interdit dans la reproduction la reconduction de l’aura, mais va jusqu’à la radicalité de cette thèse : dans l’art de la reproductibilité technique, c’est la possibilité même de l’aura, avant toute reproduction, qui se trouve condamnée.
73Une telle lecture peut-elle s’appliquer au champ radiophonique ? Est-il possible de définir la radio dans son intégralité par les concepts de reproductibilité technique et de déclin de l’aura ? Avant toute chose, il convient d’insister sur le domaine auquel la radio appartient, que nous appelons communément « le monde des médias ». Le terme de « média » désigne tout moyen de communication, naturel ou technique, permettant de transmettre un message. L’usage courant de ce mot renvoie, de façon plus précise, à ce que l’on nomme les « médias de masse », c’est-à-dire les moyens de diffusion collective permettant de toucher des publics vastes et différents. Tout comme la presse et la télévision, le médium radiophonique peut retransmettre un grand nombre de données d’ordre économique, politique, social, culturel, etc. À la différence de la photographie et du cinéma, les médias (radio, télévision, presse écrite) ne se définissent pas par une valeur artistique mais plutôt comme des supports de transmission et de communication de données informatives. À première vue, il semblerait donc que la notion d’aura soit incompatible avec la sphère radiophonique. Ce concept que forge Benjamin en 1931 à l’intérieur de sa « Petite histoire de la photographie » se voit d’emblée associé à un art ou, du moins, à une technique créative. En proposant une étude des photographies d’Atget, le philosophe berlinois inscrit le concept d’aura dans le champ esthétique, et ce même s’il attribue à cet art des fonctions d’utilité et de connaissance. Si la question de l’aura ne peut être posée qu’exclusivement en rapport avec la sphère de l’art, il paraît toutefois délicat de lui conférer un sens dans le champ radiophonique. Mais hormis ses programmes culturels et informatifs, la radio ne retransmet-elle pas également des œuvres artistiques dont la composante sonore est l’élément unique ou du moins principal ? Effectivement, les lectures d’œuvres littéraires, la diffusion de concerts ou bien de pièces de théâtre correspondent bien à la retransmission d’œuvres artistiques. Mais alors, ne confondons-nous pas ici retransmission et création ? Autant dire que notre problème reste entier.
74Fort de ces constatations, nous pouvons donc avancer l’idée que, s’il y a possibilité pour l’aura de retrouver un sens au sein de la radio, cette éventualité est étroitement liée à une démarche créative, à savoir celle d’une volonté de composer à la fois avec sa dimension exclusivement sonore et avec les contraintes imposées par ce médium (prise en compte de l’écoute distraite de l’auditeur et de sa psychologie67, importance du format particulier imposé à l’antenne, temps imparti aux intervenants, etc.). Créer une œuvre radiophonique consisterait donc à composer uniquement à l’aide de bruits, de voix, d’ambiances, ces mêmes éléments qu’Étienne Souriau nomme les « qualia sonores68 ». Une donnée suffisante aux yeux de ce spécialiste pour affirmer que la création radiophonique correspond à un art « pur », où seule la dimension sonore doit être évoquée et utilisée. Autrement dit, pour Souriau comme d’ailleurs pour Arnheim, la pièce radiophonique n’est pas une sorte de décalque d’une réalité coupée puisqu’elle « se tient tout entière en elle-même69 » par le seul usage du matériau sonore. C’est la raison pour laquelle il nous semble difficile d’employer le terme d’aura pour des œuvres artistiques simplement diffusées sur les ondes. L’opéra, la pièce de théâtre ou bien le concert retransmis ne sont que « l’expression partielle d’un ensemble plus vaste, dont la perception est interdite à l’auditeur70 ». Lorsque nous écoutons la retransmission d’un opéra, nous sommes privés du jeu de scène, des expressions physiques des chanteurs, ce qui en empêche une compréhension correcte. Que peut donc créer la radio ? L’œuvre d’art radiophonique, si tant est qu’on puisse la qualifier ainsi, ne s’accomplit que dans la dimension sonore, ce qui lui permet d’être un objet « complet » d’écoute. Finalement, la question du destin de l’aura au sein de la radio, ce même problème que soulève la pratique de Benjamin sur les ondes de Francfort et Berlin, devance de plus d’un demi-siècle ce que nous qualifions aujourd’hui d’« arts médiatiques », à savoir des formes d’art employant les anciens et nouveaux moyens de communication, l’électronique et l’informatique au moyen desquels ces différents procédés sont détournés de leur usage habituel pour servir à la production d’œuvres d’art.
75À la lecture des diverses définitions que Benjamin donne de l’aura dans ses écrits, prenons le risque de l’interprétation de cette notion dans le champ radiophonique. Avant cela, il convient d’insister sur le fait, comme nous l’avons remarqué précédemment, que ce concept épouse l’évolution permanente des réflexions et des remises en question de Benjamin entre 1931, date à laquelle il lui donne naissance, et 1936, année durant laquelle il proclame, dans ses écrits sur la narration et Baudelaire, le déclin de l’aura. Lorsque cette dernière voit le jour dans la « Petite histoire de la photographie », son auteur la définit comme une « trame singulière d’espace et de temps : unique apparition d’un lointain, si proche soit-il71 ». Cette formulation quelque peu énigmatique révèle deux éléments importants : d’une part, l’aura est un moment unique d’apparition temporelle, et correspond, d’autre part, à un éloignement malgré une proximité possible. Or, cette définition ne fait-elle justement pas écho à ce qui permet de caractériser l’objet radiophonique ? Une chose est certaine : tout comme le rêve et la poésie, la radio dérègle nos repères dans le temps et l’espace. Plus encore, en tant qu’apparitions fugitives, quasi fantomatiques, les œuvres qui s’échappent de notre transistor ne sont que des objets éphémères, insaisissables, qui nous rappellent ce qui constitue la particularité de la radio : une présence immatérielle, « virtuelle » dirions-nous aujourd’hui, rendue possible par la technique. Mais avons-nous là suffisamment d’éléments pour s’autoriser l’emploi de la notion d’aura dans le cas de la radio ? Notre tentative d’interprétation se voit d’autant plus fragilisée si l’on prend en considération la définition que Benjamin donne de l’aura en 1935 : « À la plus parfaite reproduction il manquera toujours une chose : le hic et nunc de l’œuvre d’art – l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve72. » En effet, il est très peu probable que « l’unicité » de l’existence de l’œuvre au lieu où elle se tient puisse correspondre à une caractéristique de la pièce radiophonique. Bien au contraire, il faudrait plutôt employer ici le terme d’ubiquité, si cher à Paul Valéry73. La radio produit ce que ce dernier qualifie de « présences à distance », visible ici par la possibilité pour l’œuvre retransmise sur les ondes d’exister simultanément aux oreilles d’un nombre indéfini d’auditeurs. Objet reproductible par essence, l’œuvre radiophonique semble ainsi compromettre dès l’origine les chances d’une survivance de l’aura en son sein. À moins qu’elle ne puisse « rendre le regard74 » ou plutôt l’écoute que l’auditeur lui porte ? Nous faisons référence ici à la définition de l’aura que le philosophe propose dans son écrit sur Baudelaire en 1936. Benjamin y défend l’idée que la notion d’aura ne peut se réduire à la dimension artistique d’une œuvre. Elle est également reliée à une certaine charge affective, héritée de l’esprit du temps. L’aura, c’est par exemple la polémique qu’a suscité ce tableau ou l’émotion qu’a provoquée cette sculpture. En rappelant à tous cette fragile humanité que nous partageons, l’aura suscite notre attention et notre émotion. Cette capacité de l’œuvre visuelle à toucher celui qui la regarde, à « lever les yeux » sur celui qui la contemple ne pourrait-elle pas également être présente au cœur même de l’œuvre radiophonique ? Les voix, les bruits et les ambiances qui la composent rappellent à l’auditeur des souvenirs et des images sonores. En prenant place dans le domaine de l’intime, l’œuvre radiophonique (r)éveille en nous ce qui constitue notre fragile humanité. Cet accent chantant, la rumeur de cette ville, les cris de ces marchands : tous ces sons qui s’échappent de mon transistor sont autant de couleurs qui composent un tel paysage sonore. En s’ancrant dans l’affectif, l’œuvre radiophonique semble donc pouvoir nous « rendre l’écoute » que nous lui portons. Or cela ne correspondrait-il pas à l’intention de Benjamin s’adressant aux enfants de Berlin et Francfort ? L’aura, dont l’étymologie latine aura signifie « air en mouvement », pourrait alors être la brise transportant la voix du philosophe, ce doux vent porteur d’enseignements et d’émerveillements à l’attention de ses jeunes auditeurs.
76Si l’aura constitue une question importante au cœur des arts visuels, l’univers exclusivement sonore qu’est la radio pose donc problème. Des difficultés d’ordre ontologique, esthétique, philosophique et même politique auxquelles nous allons essayer de répondre à présent.
2. Production radiophonique et destin de l’aura
77Les écrits esthétiques rédigés par Benjamin sur la question de la reproductibilité technique ne sont illustrés qu’au travers de la photographie et du cinéma. Si la radio se fonde également sur le principe de reproductibilité technique, Benjamin ne lui a consacré aucun essai théorique, seulement quelques notes éparses. En quoi se distingue-t-elle alors des autres moyens modernes de reproduction technique théorisés dans les textes de 1931 et 1935 ? La radiophonie annonce-t-elle de la même manière le déclin de l’aura ? Nous essayerons d’apporter quelques éléments de réponse en proposant, dans les lignes qui suivent, une interprétation du statut de la radio dans l’esthétique benjaminienne à la lumière de l’essai sur L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique.
a. L’identité de l’œuvre radiophonique et la question de l’aura
78Tout comme la photographie et le film, la radio se définit par la reproductibilité technique. Or dans le cas de cette dernière, il n’est plus question de reproduction visuelle mais exclusivement sonore. Le propre de la radio est l’invisibilité : elle impose la cécité à son auditeur. C’est une présence invisible, proposant, selon les mots de Rudolf Arnheim, une « écoute aveugle ». Comment dès lors considérer la reproduction du réel sonore ? Que reproduit donc la radio ? Du bruit, de la musique, des voix : le matériau radiophonique semble à première vue se définir par une hétérogénéité frappante. Lorsque nous écoutons la radio, non seulement une multitude de bruits, de mélodies et de paroles nous parviennent à l’oreille mais également une grande diversité de discours. Il peut s’agir aussi bien d’émissions littéraires, scientifiques que d’informations politiques ou de programmes musicaux et de divertissement.
79Or, la démarche de Benjamin quant aux nouveaux médias techniques se veut fondamentalement esthétique. Toutefois, en l’occurrence, l’art ne semble pas de prime abord être une composante essentielle de la radio. Si l’information, le divertissement et la publicité occupent une part largement majoritaire sur l’antenne des radios de Weimar, la place accordée aux Hörspiele et autres pièces radiophoniques est extrêmement réduite. C’est peut-être d’ailleurs pour ces différentes raisons que, contrairement aux autres disciplines artistiques, la radio suscite encore chez nos contemporains de nombreuses hésitations quant à la reconnaissance de son statut artistique.
80À la question du statut artistique de la radio s’ajoute celle de l’être même de l’œuvre d’art radiophonique – puisqu’il faut l’appeler ainsi – et par conséquent du problème ontologique qu’elle va poser. En effet, où se trouve l’objet radiophonique ? Est-ce le scénario manuscrit conservé dans les archives de la station de radio, ou plutôt la bande magnétique sur laquelle il a été enregistré ? Ce qu’on lit ou ce que l’on entend ? L’œuvre radiophonique se trouve-t-elle dans le scénario, dans le son que je perçois grâce à mon poste de radio, sur la bande magnétique ou dans l’esprit du producteur ? Dans un peu des quatre assurément, mais jamais pleinement dans un des quatre. Nous pourrions presque dire que l’œuvre radiophonique renvoie à une forme d’ontologie « mixte », son être pouvant se situer dans diverses formes.
81La question de la reproductibilité technique posée par Benjamin fait justement apparaître à quel point le statut de l’identité de l’œuvre d’art est particulier, et ce, aussi bien dans le cas de l’œuvre d’art visuelle que dans celui de l’œuvre d’art sonore, qu’il s’agisse là d’une composition musicale ou d’un Hörspiel. Comme l’a montré Nelson Goodman dans Langages de l’art, le problème de l’authenticité ne se pose que pour les arts autographiques :
« Il existe, de fait, des compositions qu’on présente à tort comme étant du Haydn, de même qu’il existe des peintures qu’on présente à tort comme étant de Rembrandt ; mais de la Symphonie londonienne, à la différence de la Lucrèce [de Rembrandt], il ne peut exister de contrefaçons. Le manuscrit de Haydn n’est pas un exemple plus authentique de la partition qu’une copie qu’on vient d’imprimer ce matin, et l’exécution d’hier soir n’est pas moins authentique que la première. […] La seule manière de nous assurer que la Lucrèce qui se trouve devant nous est authentique est donc d’établir le fait historique qu’elle est le véritable objet qu’a produit Rembrandt. En conséquence, l’identification physique du produit de la main de l’artiste, et par suite la conception de la contrefaçon d’une œuvre particulière, prennent en peinture une importance qu’elles n’ont pas en littérature75. »
82Or, Walter Benjamin, à travers l’exemple de la photographie et du cinéma, met en avant l’idée que le développement de la reproduction technique produit des arts de l’image pour lesquels, chose inédite, le problème de l’authenticité ne se pose plus. Déjà le ready-made – et Benjamin souligne le rapport anticipateur des dadaïstes aux problèmes ultérieurs de la reproduction – présente souvent comme une œuvre authentique un objet fabriqué en série dépourvu d’original. Mais l’objet dont l’artiste met en valeur des qualités secondaires conserve néanmoins, ne serait-ce que du fait de sa présentation, un caractère d’unicité. Dans le cas du film, cette unicité disparaît ; toute copie conforme est identique à l’« original », sans même avoir besoin d’un système de notation comme c’est le cas pour la littérature ou la musique. À propos du ready-made précisément, le philosophe Arthur Danto va chercher à montrer contre Goodman que ce qui constitue une œuvre d’art n’est pas la différence perceptive entre un objet ordinaire et son équivalent artistique, mais bien plutôt la différence conceptuelle entre un objet tout court et un objet interprété à la lumière d’une théorie :
« On ne peut voir quelque chose comme une œuvre d’art que dans l’atmosphère d’une théorie artistique et d’un savoir concernant l’histoire de l’art. L’art, dans son existence même, dépend toujours d’une théorie ; sans une théorie de l’art, une tache de peinture noire est simplement une tache de peinture noire et rien de plus76. »
83Ce qu’Arthur Danto désigne ici sous le terme de « théorie de l’art », Benjamin le désigne soit par la « tradition » fondée sur un « rituel », soit par la « politique ». Pour l’auteur de L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, il n’y a plus désormais d’autre perception d’une œuvre que, soit les formes décadentes du rituel et du recueillement, soit les formes lucides de la lecture politique.
84Quant à la possible détermination ontologique de l’objet radiophonique, il semblerait que, au regard des définitions données par Nelson Goodman et Gérard Genette, nous soyons en présence d’une œuvre allographique. De par l’immatérialité et l’ubiquité de son être, son objet d’immanence est insaisissable et donc idéal77. La création radiophonique, si tant est qu’on puisse la qualifier d’art, fait donc disparaître la notion d’original en fondant son activité sur la reproduction (utilisation de différentes techniques d’enregistrement sonore, réalisation de montages, mixage de diverses sources audio, etc.). Plus encore, elle témoigne du fait que la reproductibilité devient elle-même forme d’art. Dès lors, les auditeurs vont entretenir avec cette forme d’art des rapports résolument nouveaux. C’est du moins ce dont il est question dans la longue citation que fait Walter Benjamin du texte de Paul Valéry intitulé La conquête de l’ubiquité78, et qui ouvre, en 1939, la dernière version de l’essai sur L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Il nous semble d’ailleurs important de souligner l’origine de cet écrit sur l’œuvre ubique. En effet, au début des années 1930, Paul Valéry fait l’expérience de la première retransmission radiophonique d’un concert de musique classique donné à New York. Très impressionné, il rédige aussitôt La conquête de l’ubiquité, texte dans lequel il s’interroge sur le fait qu’une œuvre d’art peut désormais, grâce à des moyens techniques adéquats, être détachée des conditions de sa performance – Valéry évoque à propos de la radiophonie une multiplication des « présences à distance79 » simultanées qu’induit le développement des techniques de diffusion opérant en temps réel – et que son écoute peut être dispersée aux quatre coins du monde. La possibilité de reproduction infinie et de diffusion disséminée des phénomènes acoustiques correspond à ce que Valéry nomme « la conquête de l’ubiquité ». Or, l’extrait de ce texte que retient Benjamin porte plutôt sur les changements profonds de l’art dus au développement des moyens techniques de reproduction. Afin de mieux comprendre la thèse que Benjamin reprend de l’écrivain français, nous reproduisons ici, dans son intégralité, l’exergue qui ouvre la dernière version de l’essai sur la reproductibilité technique :
« Nos Beaux-Arts ont été institués, et leurs types comme leurs usages fixés, dans un temps bien distinct du nôtre, par des hommes dont le pouvoir d’action sur les choses était insignifiant auprès de celui que nous possédons. Mais l’étonnant accroissement de nos moyens, la souplesse et la précision qu’ils atteignent, les idées et les habitudes qu’ils introduisent, nous assurent des changements prochains et très profonds dans l’antique industrie du Beau. Il y a dans tous les arts une partie physique qui ne peut plus être regardée ni traitée comme naguère, qui ne peut plus être soustraite aux entreprises de la connaissance et de la puissance modernes. Ni la matière, ni l’espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu’ils étaient depuis toujours. Il faut s’attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par là sur l’invention elle-même, aillent peut-être jusqu’à modifier merveilleusement la notion même de l’art80. »
85Constatant l’accroissement des moyens de reproduction des œuvres d’art, Valéry prophétise des « changements prochains et très profonds dans l’antique industrie du Beau ». Il reconnaît qu’il existe dans l’art une « partie physique » qui ne peut être soustraite « aux entreprises de la connaissance et de la puissance modernes81 ». La reproduction et la diffusion confèrent à l’œuvre moderne un statut d’ubiquité, abolissant son caractère unique, modifiant les sensations qui l’accompagnent. Loin de constituer un processus négatif, la diffusion d’un concert à l’autre bout du monde apparaît à Valéry comme un enrichissement de l’œuvre et du public.
86Lisant avec un grand intérêt cet essai, Benjamin salue le fait que cette possibilité de reproduction et ces nouveaux moyens de diffusion démocratisent l’accès à l’œuvre. Mais, en même temps, il introduit une réflexion nouvelle. D’une part, il souligne que la reproduction des œuvres n’est pas un phénomène essentiellement moderne. De tout temps, les tableaux, sculptures et autres édifices furent copiés à titre d’exercice ou pour être diffusés sans que cela n’altère la nature de l’original. Ce qui est radicalement nouveau avec la technique moderne, c’est le phénomène de reproduction technique qui s’oppose à tous les procédés artisanaux connus et pratiqués dans l’Antiquité, même si, après la gravure sur bois – premier procédé qui permit de reproduire en série les dessins avant l’invention de l’imprimerie –, s’ajoutèrent le cuivre et l’eau-forte. Le nombre limité d’œuvres reproduites ne modifiait en rien leur perception. Avec l’invention de la lithographie, au début du xixe siècle, les techniques de reproduction firent un progrès décisif ; la perfection des œuvres rendit possible leur commercialisation. Le dessin n’était plus cantonné à l’art mais utilisé au service de l’imprimerie. La photographie ne tarda pas à supplanter la lithographie dans son rôle de reproduction : avec elle apparut une transformation radicale du rapport à l’art : c’est l’œil, fixé sur l’objectif, qui accomplit les tâches artistiques essentielles, et non la main, laissant déjà entrevoir la possibilité technique du cinéma82. D’autre part, si la perfection des techniques modernes de reproduction assure désormais aux œuvres d’art ce statut d’« ubiquité » qu’évoque Paul Valéry, elle modifie aussi complètement la perception esthétique que l’on en a. Comme nous l’avons remarqué précédemment, Benjamin va plus loin encore : l’œuvre, confrontée à l’univers des masses et de la technique, perd son caractère d’unicité, sa valeur cultuelle se sécularise, elle n’est plus liée à un ici et à un maintenant particulier. En somme, elle perd son aura.
b. La radio et les masses : fonction politique du Hörspiel
87En analysant le destin de l’aura au sein des arts photographiques et cinématographiques, Benjamin ne fait que souligner le caractère fondamentalement ambigu des effets provoqués par les nouveaux moyens de reproductibilité technique. Si d’un côté le nouveau mode d’existence de l’œuvre d’art est jugé comme un moyen « révolutionnaire » de modifier le rapport entretenu par le public avec la création artistique, ce rapprochement, cette appropriation de l’œuvre témoigne également de graves bouleversements dans la perception de l’art. En réduisant à néant à la fois l’autorité de la tradition, l’authenticité et l’unicité de l’œuvre d’art, son hic et son nunc, la reproductibilité technique moderne tend à faire disparaître définitivement la possibilité même de l’aura. En devenant le principe moteur des arts de la modernité, la technique révèle toute sa puissance et provoque des conséquences de différentes natures. Qu’en est-il pour la radio ? L’œuvre sonore transmise par les ondes se distingue par son ubiquité, c’est-à-dire par un mode d’existence que nous pourrions qualifier de « télé-présence ». Une présence furtive, éphémère, volatile, au fond à jamais insaisissable. Pour autant, la constitution d’une aura nouvelle par la technique et éventuellement par la transmission radiophonique est-elle envisageable ?
88L’œuvre d’art, nous dit Benjamin, subit au cours de son évolution historique trois grandes mutations. Si, dès son origine, elle est intimement reliée à la sphère rituelle ou religieuse, elle acquiert, à partir de la Renaissance, une fonction artistique. L’émergence de la photographie au début du xixe siècle, suivie au début du xxe siècle par le cinéma, inaugure une autre fonction sociale de l’art, sa fonction politique. En effet, les nouveaux médias de reproductibilité technique ont ceci de particulier qu’ils assignent à l’œuvre d’art, en provoquant un changement radical de sa réception et la perte de son aura, une fonction politique. De par son essence, la radio est, tout comme le cinéma, un médium de reproductibilité technique dont la réception s’avère fondamentalement collective, « massive ». C’est précisément cette capacité de pouvoir toucher le plus grand nombre qui semble avoir séduit Walter Benjamin dans la pratique du médium radiophonique.
89De la même manière que Brecht le conçoit, Benjamin entrevoit dans la radio le moyen « révolutionnaire » de modifier le rapport du public à la culture, à la politique, à la vie quotidienne si on transmet à travers elle un savoir vivant et critique. Il s’agit, en d’autres termes, d’éveiller, voire de réveiller l’auditeur en transformant son attitude consumériste en une écoute résolument active et émancipatrice. Dans L’auteur comme producteur, texte qu’il rédige en 1934, Benjamin insiste sur la nécessité de l’emploi sans tabous des armes techniques, qui doivent être à la hauteur des combats engagés. Selon lui, les techniques et le développement des forces motrices de la société sont liés. De même, il conçoit le rôle des écrivains en relation avec la transformation de l’appareil de production. Rappelant le mot d’ordre de Brecht, il demande ainsi de « ne pas approvisionner l’appareil de production sans le transformer simultanément83 ». Le « caractère de modèle de la production » est décisif, non seulement pour guider d’autres producteurs, mais également pour mettre « à leur disposition un appareil amélioré ». Deux exemples précis sont proposés à partir d’expériences concrètes : d’une part, Benjamin exprime son soutien au théâtre épique brechtien, constatant au regard du théâtre ancien (« culturel » ou « récréatif ») qu’en cherchant « à recruter les producteurs pour la lutte concurrentielle sans perspective dans laquelle l’ont impliqué le film et la radio », il « est devenu un moyen contre les producteurs84 » ; d’autre part, faisant allusion aux propos de Hanns Eisler sur la musique et sur le fait que le disque ou la radio peuvent « débiter des produits musicaux de haute qualité », il en conclut que la forme du concert est dépassée, ouvrant ainsi la voie notamment aux expérimentations sonores et radiophoniques.
c. Médiumnité, télépathie et télégraphie sans fil
90Enfin, et c’est peut-être un des aspects les plus complexes de sa réflexion, la notion même de médium radiophonique semble recouvrir chez Benjamin plusieurs acceptions. En effet, si l’on relie les recherches sur le langage, qu’il mène à partir de la fin des années 1910, et sa pratique de la littérature et surtout de la radio, on s’aperçoit que cette dernière peut se concevoir non seulement comme un médium, c’est-à-dire un moyen technique de diffusion d’informations, mais également comme un médium85, au sens occulte du terme86, auquel l’homme de radio parlant à ses auditeurs pourrait, d’une certaine façon, correspondre.
91« Madame Ariane, deuxième cour à gauche87 », l’un des courts textes composant le recueil Sens unique, offre sur ce point un exemple particulièrement saisissant de l’intérêt que porte à la même époque son auteur pour le monde nocturne des voyantes. Dans ses souvenirs, Pierre Klossowski rappelle d’ailleurs, à juste titre, que Benjamin « avait une prodigieuse connaissance de tous les courants ésotériques et les doctrines secrètes les plus reculées, à travers lui, paraissaient aboutir à un ésotérisme artisanal dont il nous décelait à tout instant les arcanes88 ». Cette appétence pour l’inconnu et les phénomènes mystérieux s’inscrit également dans un contexte culturel et politique qui lui est favorable. Au lendemain de la Grande Guerre, la société allemande, qui se considère comme trahie, se trouve dans un profond chaos. D’une part, la chute de la monarchie à la fin de l’année 1918 et la proclamation officielle de la république de Weimar quelques mois plus tard n’ont pas réussi à endiguer l’agitation révolutionnaire. Aux violents désordres intérieurs à laquelle l’Allemagne doit faire face s’ajoutent également une grave crise économique : une inflation sans précédent a ruiné des millions d’épargnants et a contribué à creuser, de manière considérable, les inégalités sociales. La situation du pays est telle qu’on observe une véritable perte de repères dans la plupart des classes sociales. Le chaos ambiant prend alors la forme d’un cortège interminable de modes auquel participent activement les cercles artistiques et littéraires. Tout en les découvrant, on colmate les différentes failles de la société par toutes sortes de rêves et de chimères, surréalistes ou utopiques, où les frontières entre la réalité et l’imaginaire viennent à s’effranger brusquement. Dans Le Monde d’hier, Stefan Zweig décrit ainsi « une époque d’extase enthousiaste et de fumisterie confuse, mélange unique d’impatience et de fanatisme ». « Tout ce qui était extravagant et incontrôlable, note-t-il, connaissait un âge d’or : la théosophie, l’occultisme, le spiritisme, le somnambulisme, l’anthroposophie, la chiromancie, la graphologie, le yoga hindou et le mysticisme paracelsien. On s’arrachait tout ce qui promettait des états d’une intensité dépassant ce qu’on avait connu jusque-là, […] on proscrivait sans appel toute forme de normalité et de mesure89. » Cette ferveur populaire pour l’occulte se retrouve jusque dans les programmes de la radio de Weimar où certaines stations n’hésitent pas à proposer à leurs auditeurs des débats consacrés à l’astrologie, des entretiens avec des voyants, ou bien encore des expériences en direct de transmission de pensée90. La curiosité et la fascination que suscitent alors les sciences occultes se retrouvent également dans l’attitude dont témoignent les écrits de Benjamin à cette période, même si ce dernier ne manque pas de faire preuve de rigueur critique en la matière :
« Tout examen sérieux des dons et des phénomènes occultes, surréalistes, fantasmagoriques, présuppose un renversement dialectique auquel aucun cerveau romantique ne saurait se plier. Il ne nous avance à rien en effet de souligner, avec des accents pathétiques ou fanatiques, le côté énigmatique des énigmes ; au contraire, nous ne pénétrons le mystère que pour autant que nous le retrouvons dans le quotidien, grâce à une optique dialectique qui reconnaît le quotidien comme impénétrable et l’impénétrable comme quotidien. L’étude la plus passionnée des phénomènes télépathiques, par exemple, ne nous apprendra pas sur la lecture (qui est une opération éminemment télépathique) la moitié de ce que cette illumination profane qu’est la lecture nous apprend sur les phénomènes télépathiques91. »
92Le texte « Madame Ariane, deuxième cour à gauche » traduit une telle approche. S’il s’agit là pour Benjamin de critiquer une certaine forme de connaissance illusoire que proposent les sciences occultes, son ambition ne consiste en aucun cas à la rejeter ou à la condamner. La méthode la mieux à même de comprendre la divination, la clairvoyance ou bien encore la télépathie se trouve, explique-t-il, dans l’étude de la mimesis. Mais encore faut-il s’entendre sur ce terme. La mimesis dont il est question ici relève moins de l’imitation que de la ressemblance ou de la correspondance. Cette tradition, Benjamin l’emprunte aux Grecs anciens mais surtout à l’alchimie, la voyance et l’astrologie médiévales, où la « théorie de la ressemblance », à laquelle il consacre d’ailleurs un article, se définit d’abord comme une « cosmologie » – il existerait une ressemblance entre les êtres et les choses qui composent le monde – et une « graphologie » – le monde serait alors un livre marqué par la ressemblance de ces êtres et de ces choses. Ce faisant, si les arts divinatoires sont des comportements mimétiques au même titre que le chant, la danse ou les jeux d’enfants, ils visent moins à reproduire un ordre qu’à générer du sens en faisant émerger sur la surface des choses un vaste réseau d’inscriptions. La mimesis, dans l’acception benjaminienne du terme, ne correspond donc pas, comme on pourrait le croire, au processus d’imitation ou d’identification théâtral – qu’on songe, dans ce cas, à l’acteur qui, par son jeu, cherche à « rendre » au mieux le personnage qu’il incarne, ou bien au dramaturge qui désire restituer une réalité à travers la vraisemblance de sa mise en scène – mais bien plutôt à la faculté de se rendre semblable, de « faire corps » avec le réel. De la même manière que l’enfant ne s’identifie pas mais se rend semblable au jouet qu’il tient entre ses mains, la voyante, en cherchant dans les cartes ou les astres, ne prétend pas lire le destin de son client comme s’il se tenait là, devant elle, attendant d’être déchiffré. La voyante n’interprète pas, car, de facto, rien, à proprement parler, n’est écrit, et, quoi qu’on en pense, cartes, étoiles et lignes n’y peuvent rien. Au contraire, la ressemblance est affaire de perception, explique Benjamin :
« La perception [de la ressemblance] jaillit dans tous les cas comme un éclair. Elle passe fugitivement, devra peut-être être rattrapée, mais elle ne peut être fixée à vrai dire comme d’autres perceptions. Elle s’offre au regard de manière aussi fugace, aussi passagère qu’une constellation astrale92. »
93Fulgurance, destin, spontanéité : l’attitude de la voyante partage, selon Benjamin, de nombreux traits avec celle du joueur. Dans l’un des textes qu’il consacre à l’univers du casino, le philosophe décèle ainsi dans le comportement du joueur une certaine prédisposition à la perception extrasensorielle :
« Une salle de jeu est un laboratoire exceptionnel pour les expérimentations télépathiques. Il faut d’abord admettre que le joueur chanceux est en contact télépathique, et ensuite que ce contact s’établit entre lui et la boule, non entre lui et le croupier qui la met en mouvement. Car si le contact s’établissait avec le croupier, la tâche du joueur serait de ne laisser troubler ce contact par aucun autre. Or si on réfléchit à la violence et à la passion avec lesquelles, dans une salle de jeu, l’envie, le besoin d’être épaulé, la curiosité peuvent tourner les joueurs les uns vers les autres, on peut mesurer combien il est difficile de détourner de soi ces intentions et de se soustraire ainsi à toute suggestion hostile. Cette attitude du joueur, à la fois tendue et intérieurement souple, on ne peut la conquérir de l’intérieur par l’entêtement, à quoi le joueur qui perd a fréquemment recours pour ne parvenir qu’à perdre davantage93. »
94La télépathie qui opère dans la salle de jeu est, comme le souligne Benjamin, d’un genre particulier : elle n’advient pas entre deux psychismes – en l’occurrence, le joueur et le croupier – comme le voudrait la définition classique de ce terme, mais s’instaure entre un corps animé – le joueur – et un corps en mouvement bien que dépourvu de vie – la boule. Le gagnant, celui qui, selon l’expression populaire, a « la main heureuse », n’est pas un individu qui cherche à précipiter son destin. Au contraire, il est celui qui, le regard toujours en alerte, attend patiemment son heure et guette sa chance. Guidé par son intuition, il sait précisément qu’à cet instant, et non à un autre, une constellation favorable d’événements lui indiquera que la chance est au rendez-vous et qu’il devra alors déposer son jeton au dernier moment :
« Supposé qu’il existe quelque chose comme un joueur chanceux, donc un mécanisme télépathique chez celui qui joue, ce mécanisme doit avoir son siège dans l’inconscient […]. S’il se transforme en conscience, il est perdu pour le système nerveux […]. Un joueur chanceux opère instinctivement[,] comme un homme confronté à un danger […]. Le jeu est […] un danger artificiellement créé. Et jouer, une sorte de mise à l’épreuve, sacrilège, de notre présence d’esprit. Dans le danger, c’est vrai, le corps s’entend avec les choses en passant par-dessus notre cerveau. C’est seulement une fois saufs et rassurés que nous comprenons ce que nous avons fait. Nos actes ont prévenu notre savoir94. »
95La télépathie, au sens benjaminien, n’est pas littéralement une « transmission de pensée95 » mais doit s’entendre, d’abord, remarque Léa Barbisan, comme un « presque-contact96 ». Avant d’être un processus « cérébral », elle se définit d’abord comme un phénomène « digital » qui passe non par la « tête », pour ainsi dire, mais par le contact tactile de la main. En cela, la télépathie est affaire d’ondes : elle est ce « vibrant accord que partagent la main tremblante du joueur et la boule vivace97 ». Partant, elle ne peut être comprise comme la transmission d’un contenu psychique : elle est le transfert « haptique » – sans contiguïté, donc, mais dans la sensation du frôlement – d’un mouvement. C’est à l’« étincelle qui saute d’un centre à l’autre, dans la région du corps, mobilise tantôt un organe tantôt un autre, et concentre, circonscrit en elle toute l’existence98 », que doit se fier la main du parieur. Dès que l’œil se désolidarise des autres sens et cherche à introduire dans cette télépathie charnelle la distance nécessaire à l’examen et à la prospection, il rompt le contact télépathique. Or c’est précisément avec « la langue des signaux » que le joueur tente de renouer dans sa pratique.
96Au vu de ces réflexions, en quoi la lecture du monde proposée par la voyante est-elle « télépathique » ? D’abord en ceci qu’elle nous met en relation avec le lointain, constituant ce faisant un moyen terme entre la télépathie et la télécommunication99. Avec elle, le terme de « médium » révèle ainsi toute sa richesse polysémique, faisant alors coïncider en sa personne l’idée de véhicule d’informations, propre au domaine de la technique, et celle, rattachée à la tradition des sciences occultes, de facultés dites extraordinaires permettant la communication avec les esprits. La voyante est donc à double titre médium : telle une machine à communiquer, elle délivre un message, et lorsqu’elle parle, elle ne s’exprime pas en son nom propre, mais se contente de faire parler le monde à travers elle. De la même façon que le joueur réussit à percevoir une secrète connivence entre lui et le numéro annoncé par le croupier, la voyante est celle qui parvient à saisir, en un éclair, une affinité entre la disposition des astres et le destin de son client. Pour cette même raison, elle ne cherche pas en scrutant les étoiles à prédire l’avenir : « Chez tout devin, païen, ancien ou moderne, sommeille […] ce que les Juifs ont toujours su : l’avenir n’est pas objet de prédiction, mais de remémoration, non pas objet d’énoncé, mais d’action100. » Comme le rappelle Benjamin dans l’une de ses Thèses sur le concept d’histoire, « on sait qu’il était interdit aux Juifs de sonder l’avenir. La Torah et la prière, en revanche, leur enseignaient la commémoration. La commémoration, pour eux, privait l’avenir des sortilèges auxquels succombent ceux qui cherchent à s’instruire auprès des devins101 ». La voyante ne manipule pas le temps comme prétendrait le faire une sorcière ou une magicienne, elle en livre plutôt une expérience profondément ancrée dans l’action, faudrait-il dire, et qui résulte d’un processus de réélaboration dont elle seule détient le secret. Aussi surprenant que cela puisse paraître, la figure de la voyante serait à rapprocher de celle de l’historien, ce « prophète tourné vers le passé », comme le disait Friedrich Schlegel, qui traque, dans ses recherches, les traces d’espoirs déchus, d’utopies brisées. Si elle s’intéresse ainsi au « temps perdu » de l’histoire de ceux qui viennent la consulter, elle œuvre en faveur d’une remémoration de ce qui n’a pu être accompli dans leur vécu passé. Elle fait surgir les opportunités qui n’ont pas été saisies et qui auraient pu être à l’origine d’un tout autre destin, offrant alors à ses clients une seconde chance.
97S’il est une méthode propre à la divination, ce serait celle-ci : se mettre à l’écoute du passé et tenter d’entendre les avertissements depuis le lointain en faisant en sorte de s’en saisir au vol, avant que la catastrophe annoncée ne les réduise à néant. Plus qu’une simple perception de ces instants, la voyance relève de l’agir, elle vise à métamorphoser in extremis les signes du malheur en présages de bonheur : « L’instant représente les fourches caudines sous lesquelles le destin passe pour s’incliner devant lui. Transformer la menace de l’avenir en maintenant accompli, ce miracle télépathique [est] seul digne d’être souhaité […]102. » Cette faculté à percevoir le moment opportun que les Grecs désignaient sous le terme de kaïros, Benjamin la nomme « présence d’esprit ». « Art du contretemps », selon la belle formule de Françoise Proust, elle correspond à la capacité de « sentir » l’échéance, d’intervenir dans le cours de l’histoire avant qu’il ne soit trop tard. La « présence d’esprit », telle que la conçoit Benjamin, est une attention portée au maintenant. En aucun cas, elle ne consiste à déterminer son action en fonction de l’avenir. Percevoir une conjoncture favorable puis agir au moment ultime, lorsque le danger devient extrême, en saisissant l’unique chance qui nous est donnée : voilà ce que vise la « présence d’esprit ».
98En proposant une conception de l’histoire où chaque moment du passé peut être rejoué dans d’autres conditions, sur une nouvelle scène, la voyance fournit ainsi un modèle épistémique à Benjamin. En cela, elle présente une dimension messianique. Comme l’auteur des Thèses sur le concept d’histoire le précise, le messianisme, tel que le définit la tradition juive, ne doit pas s’entendre comme l’attente d’une apothéose qui se réaliserait au terme d’un temps linéaire. Il signifie bien plutôt, pour Benjamin, la possibilité donnée à chaque moment de l’histoire, de l’avènement du nouveau : « L’avenir, écrit-il, ne devenait pas pour autant, aux yeux des Juifs, un temps homogène et vide. Car en lui, chaque seconde était la porte étroite par laquelle le Messie pouvait entrer103. » En un sens, cet avenir est tout entier contenu dans le passé, un passé à l’état de dormance, pour ainsi dire, et qu’il s’agit de réveiller en en repérant les traces, en œuvrant, à la manière de la voyante, à la remémoration : « Le passé a laissé de lui-même des images comparables à celles que la lumière imprime sur une plaque photosensible. Seul l’avenir possède des révélateurs assez actifs pour fouiller parfaitement de tels clichés104 […] » En s’intéressant à la voyance, Benjamin nous invite donc à l’éveil. Par une attention singulière au monde ainsi qu’aux « signaux [qui] traversent en effet jour et nuit notre organisme comme des chocs d’ondes105 », la voyance nous enseigne l’art de nous rendre disponibles au monde. En cela, elle est synonyme de lucidité et de clairvoyance. Si « la paresse et l’inertie » conseillent d’interpréter les « présages » et les « pressentiments », « la clarté d’esprit et la liberté » nous invitent, quant à elles, à les mettre à profit. Benjamin réactualise ici la parénétique, cette éducation aux événements promulguée par les stoïciens qui concevaient la divination au moyen de la raison et de la sensibilité. Or cette même « présence d’esprit » que le philosophe revendique pour se prononcer sur l’avenir incertain des hommes s’illustre également, semble-t-il, dans l’écriture de ses émissions pour la jeunesse, en particulier celles où il aborde les catastrophes qui ont rythmé l’histoire de l’Occident.
99Que ce soit l’éruption du Vésuve et la destruction de Pompéi, le tremblement de terre de Lisbonne, la catastrophe ferroviaire du Firth of Tay, ou bien encore la grande inondation de la Nouvelle-Orléans, l’histoire de l’Occident, que Benjamin met en scène pour ses jeunes auditeurs, se présente avant tout comme un véritable champ de ruines, sur lequel plane le spectre d’un « effroyable déploiement de la technique106 ». L’histoire du progrès, répète-t-il à longueur d’émissions, n’est rien d’autre que l’histoire de sa désillusion. Même si, sous la forme de trois révolutions industrielles, le progrès s’est imposé à notre civilisation moderne, avec des inventions technologiques performantes, le déficit en matière de « progrès réel de l’humanité » dans notre xxe siècle est tel qu’une prise de conscience critique du phénomène ne peut plus contourner la constatation selon laquelle « le concept de progrès doit être fondé sur la catastrophe107 ». Si l’homme de radio peut lui aussi faire figure de médium, c’est sans doute en faisant preuve de « catastrophisme éclairé », pour reprendre les mots du philosophe Jean-Pierre Dupuy, c’est-à-dire en « transformant la menace de l’avenir en maintenant accompli, ce miracle télépathique seul digne d’être traité108 ». Ce faisant, le langage prophétique de l’homme de radio, si tant est qu’on puisse le définir ainsi, consistera donc moins en une interprétation du futur qu’en une invitation à « percevoir exactement ce qui arrive à la seconde109 ». Si la figure de « conteur » qu’occupe Benjamin sur les antennes de Berlin et Francfort lui confère une certaine forme de médiumnité, elle correspond, semble-t-il, à la tâche de traduire le monde et la catastrophe imminente qu’il contient.
3. L’esthétique radiophonique benjaminienne : réflexions et expérimentations artistiques sur le nouveau médium
100Si Walter Benjamin s’est intéressé d’un point de vue théorique au développement du cinéma et de la photographie, il n’a, en revanche, rédigé aucun véritable « essai » sur la radio, tout au plus quelques notes et fragments110. Cela est d’autant plus surprenant qu’il réalise près de quatre-vingt-dix émissions entre 1927 et 1933. Après qu’il ait décidé en 1925 de renoncer à une carrière universitaire, Benjamin ne tarde pas à entrer en contact avec la radio. Au mois de février de la même année, il écrit à son ami Gershom Scholem :
« Pour l’instant j’ai l’intention de me mettre sous le vent qui souffle ici de toutes parts pour gonfler mes voiles ; je suis même allé jusqu’à proposer dernièrement mes services à la rédaction d’une revue radiophonique, plus exactement d’un supplément de revue. Ce travail devra être fait à titre de fonction secondaire, mais il ne me sera pas facilement confié à cause des différences d’honoraires. Cependant, Ernst Schoen occupe ici depuis quelques mois le poste important de chef de la programmation “radio” de Francfort et il s’emploie à m’aider. Ici, tous les universitaires bavassent à la radio111. »
101Il est intéressant de remarquer dans ce témoignage trois éléments significatifs des rapports entretenus par Benjamin avec le médium. Tout d’abord, la critique qu’il émet à l’égard des universitaires « bavassant » à la radio souligne le fait que l’exposé scientifique ne peut pas simplement changer de média sans se soucier des lois qui lui sont propres. Ensuite, Benjamin laisse entendre dans sa lettre qu’il est déjà disposé en cette année 1925 à entrer en contact avec la radio par le biais de la presse, de sorte qu’il faudrait prolonger la durée estimée de sa collaboration avec la radio qu’il est communément admis de situer entre 1927 et 1933, en la faisant précéder d’une « préhistoire ». Enfin, la lettre mentionne Ernst Schoen, un ami de Benjamin dont les expériences radiophoniques ont également influencé ses propres travaux pour le média.
1. Fragments d’une pensée de la radio : une tentative de théorisation
102Si l’on fait abstraction d’une émission isolée diffusée le 23 mars 1927 sur la Südwestdeutscher Rundfunk (Francfort) et consacrée à de « Jeunes poètes russes », nous pouvons considérer que le début de l’intense travail radiophonique de Benjamin coïncide avec l’arrivée d’Hans Flesch, ancien président de la Südwestdeutscher Rundfunk, à la direction de la Funkstunde (Berlin), et la nomination d’Ernst Schoen au poste de directeur artistique de la radio de Francfort. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’on trouve en amont de l’expérience radiophonique de Benjamin un « Entretien avec Ernst Schoen » publié le 30 août 1929 dans Literarische Welt. Cet entretien inaugure les réflexions théoriques du philosophe sur le médium radiophonique, poursuivies à travers les textes Modèles radiophoniques (1931), Deux formes de vulgarisation (1932), Théâtre et radio (mai 1932), À la minute (1934), ainsi que les fragments Situation à la radio (1930) et Réflexions sur la radio (1930)112.
a. « Entretien avec Ernst Schoen » (1929) : discussion autour de l’éveil de la conscience critique de l’auditeur
103Commençons par le premier écrit théorique qu’il rédige au sujet du médium radiophonique, à savoir « Entretien avec Ernst Schoen ». Hormis cette particularité chronologique, ce texte fait le lien avec la remarque sur les universitaires « bavassant » à laquelle correspond la critique émise par Schoen d’une radio voulant se placer à un niveau culturel trop élevé :
« On croyait tenir en main, avec la radio, l’instrument d’une gigantesque activité d’éducation populaire. Cycles de conférences, cours d’enseignement, manifestations didactiques de toute espèce organisés en grand débutèrent alors, pour finir par un fiasco. Que se montrait-il là, en effet ? L’auditeur veut le divertissement. Or la radio n’avait là rien à offrir. À la sécheresse et à la limitation spécialisée de la partie instructive, devaient faire pendant l’indigence et le bas niveau de la partie “variétés”113. »
104Il est à noter que les idées que développe ici Ernst Schoen ne sont apparemment que rapportées par Benjamin. Cependant, le lecteur ne doit pas oublier, premièrement, le lien d’amitié unissant Benjamin et Schoen, et deuxièmement, le fait qu’il va retrouver dans les réflexions du philosophe une partie de ce qui n’est rapporté ici que sous forme de citation. Raison suffisante pour étudier cet entretien de plus près.
105Si d’un point de vue formel, l’« Entretien avec Ernst Schoen » préfigure un type d’émission qui est resté jusqu’à nos jours caractéristique des programmes diffusés sur les ondes, à savoir l’interview, il se présente, dans son contenu, comme une profonde réflexion sur l’usage du médium radiophonique à l’époque. S’inspirant de l’œuvre brechtienne, Benjamin y défend la nécessité de proposer de nouvelles formes qui, dit-il, tenteraient de concilier distraction et information du public, à l’instar de certaines expériences que son ami dramaturge était parvenu à mettre en ondes.
106En cela, les pièces à composante musicale mentionnées dans l’« Entretien avec Ernst Schoen » – Le Vol des Lindbergh de Bertolt Brecht, Kurt Weill et Paul Hindemith et la cantate Rythme du temps d’Eisler –, ainsi que l’attitude sceptique de Schoen à l’égard de la « recherche artificielle d’un théâtre radiophonique littéraire », prennent une importance quasi paradigmatique. L’entretien se poursuit :
« “[…] Ici, en partant de l’expérience des affaires criminelles et de divorces qui furent données avec tant de succès, on présentera tout d’abord une série de modèles et de contre-modèles de techniques de négociation – ‘Comment est-ce que je vais prendre mon chef ?’ entre autres.” Schoen a réussi à gagner justement pour cet aspect de son activité l’intérêt de Bert Brecht, qui sera ici à ses côtés114. »
107Si Bertolt Brecht n’est pas allé plus loin, Benjamin s’est lui-même essayé, en collaboration avec Wolf Zucker, à écrire des « modèles radiophoniques » (Hörmodelle), diffusés par la suite sous la forme d’une « série de modèles et contre-modèles de techniques de négociation ». La Berliner Funkstunde en diffusa le premier épisode, « Comment aborder mon chef ? » (Wie nehme ich meinen Chef ?), le 8 février 1931, rediffusé sur la Südwestdeutsche Rundfunk de Francfort sous un autre titre : « Augmentation de salaire ? ! Vous rêvez ! » (Gehaltserhörung?! Wo denken Sie hin?).
108Le fait qu’ils aient élaboré ces « modèles radiophoniques » à partir du succès des « affaires de crimes et de divorces » témoigne de l’intérêt porté par Schoen et Benjamin aux besoins de l’auditeur. Non pas au sens où ils auraient voulu satisfaire ceux-ci de manière inconditionnelle et non critique, mais plutôt au sens d’une tentative d’agencer « les éléments les plus divers d’une manière harmonieuse ». Benjamin cite d’ailleurs la devise de Schoen : donner « ce qu’il [l’auditeur] veut et un peu plus (de ce que nous [auteurs d’émissions radio] voulons) », mot d’ordre implicitement repris dans son article intitulé « Deux formes de popularité » où il préconisera de communiquer à l’auditeur « la certitude que son intérêt propre a une valeur objective pour la matière elle-même115 ».
109L’« Entretien avec Ernst Schoen » s’avère précieux sur un autre point encore : la conviction exprimée par Benjamin selon laquelle
« […] [m]ettre en œuvre cela n’est aujourd’hui possible qu’avec une politisation qui, sans avoir l’ambition chimérique d’une éducation civique, détermine le caractère de l’époque, ainsi que le firent autrefois Le Chat noir et Les Onze bourreaux116. »
110Dans ce domaine, poursuit-il, la radio peut non seulement imposer un choix restrictif, mais en même temps
« […] utiliser l’avance qu’elle possède justement ici sur le cabaret : [d’]associer devant le microphone des artistes qui ne se retrouvent pas facilement dans l’espace d’un cabaret117. »
111Une telle conviction transpose à l’émission radiophonique la célèbre formule du poète Horace « aut prodesse volunt aut delectare poetae/Aut simul et iucunda et idonea dicere vitae118 », la politisation correspondant chez Benjamin à une conscience critique, pratique, mais également politique, qui doit s’allier précisément au divertissement.
112Il n’est donc pas exagéré de considérer l’« Entretien » comme un élément rendant compte non seulement de la position du praticien de la radio qu’est Ernst Schoen, mais aussi de celle de Benjamin lui-même, qui apparaît ainsi marqué par les réflexions de son ami.
113Si l’on aborde le travail radiophonique de Benjamin comme essentiellement pédagogique, il convient aussi de prendre en considération sa longue fréquentation du marxisme, au cours de laquelle la rencontre avec Asja Lacis, en 1924, a été déterminante. Compte tenu du grand nombre d’émissions à destination de la jeunesse diffusées après 1929, il faut se souvenir surtout des publications réunies dans le volume posthume Sur les enfants, la jeunesse et l’éducation119, où figure notamment le Programme pour un théâtre d’enfants prolétarien. Benjamin relate dans cet écrit des expériences visant à démonter l’éducation bourgeoise et réformiste, dont les jouets, les jeux et les livres pour enfants sont dénoncés comme les « instruments hypocrites d’une idéologie » :
« […] Conformément à la situation de classe de la bourgeoisie, l’éducation bourgeoise des petits manque de tout système. Non que la bourgeoisie n’ait pas un système d’éducation propre, le contraire est trop évident. Mais son échec dans la sphère de la jeune enfance trahit singulièrement l’inhumanité de ses contenus. Seul le Vrai est en mesure d’agir productivement sur cet âge120. »
114En effet, le « théâtre prolétarien » de Benjamin excluait expressément le « programme du parti comme instrument d’éducation capable de transmettre aux enfants une conscience de classe, parce que l’idéologie, très importante en soi, n’atteint l’enfant que sous la forme de formules creuses ». Ce qu’il recherche ici, comme dans l’« Entretien avec Ernst Schoen », c’est la politisation et non la réalisation d’un programme de parti, c’est le divertissement compris dans son rapport immédiat à la conscience critique et pratique, et par là, politique.
b. « Réflexions sur la radio » (1930) : la technique radiophonique comme réconciliation du producteur et de l’auditeur
115Un autre fragment témoigne également avec force de cette volonté de transformer la radio. Il s’agit du texte « Réflexions sur la radio » publié en 1930 dans lequel Benjamin assigne à la radio la tâche d’abolir le hiatus entre speaker et auditeur. De la même manière que la barrière séparant écrivain et lecteur (L’auteur comme producteur), réalisateur et spectateur (L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique) devra être abaissée, l’idée d’une disparition de la différenciation entre auteur et public est, pour la première fois, évoquée dans cet écrit, avec la particularité de concerner exclusivement le domaine radiophonique. Fermement maintenu par la presse bourgeoise, le principe conventionnel d’une compétence exclusive de l’individu y est virulemment remis en cause. C’est l’occasion pour Benjamin de proposer une possible issue à la dérive consumériste de la radio sous Weimar. Par quels moyens, en effet, rendre l’auditeur actif ? Comment le détourner de l’attitude passive dans laquelle le système capitaliste tend à l’enfermer ?
116Selon Benjamin, la radio n’a fait que se méprendre en perpétuant dans sa pratique une « séparation de principe entre exécutant et public121 ». Il remarque que, contrairement à ce qui se fait en Russie, la radio allemande, en fondant son activité et ses programmes sur la notion de divertissement, continue de « sacrifier » ses auditeurs122, condamnés à rester des « masses muettes123 ». De ce fait, la radio sous Weimar n’a pas encore réussi à devenir une « véritable institution culturelle124 ». C’est justement cette idée d’une nécessaire interaction entre l’auteur et son public que Benjamin développera en 1934 dans son essai sur L’auteur comme producteur.
117Reprenant de manière sensiblement identique sa critique formulée quatre ans plus tôt sur la séparation du producteur radiophonique et de l’auditeur, il prononce une conférence en avril 1934 à l’Institut pour l’étude du fascisme, intitulée L’auteur comme producteur, qui fait état des « problèmes actuels de la politique en littérature125 ». Plus précisément, son discours s’attache à mettre en évidence la position complexe qu’il adopte par rapport à certains débats esthétiques et politiques de l’époque, et cela dans un double horizon : l’engagement des écrivains et la lutte contre le nazisme. Refusant de considérer la littérature comme une sphère autonome, insistant sur la position de classe de l’écrivain, Benjamin propose de s’interroger non sur la position de l’œuvre littéraire à l’égard des rapports de production, mais au sein des rapports de production. Tout comme la notion de « producteur » se substitue à celle de « réalisateur » ou d’« auteur » radiophonique dans ses « Réflexions sur la radio », Benjamin opère de la même façon dans L’auteur comme producteur en préférant la notion de « producteur » à celle d’« écrivain ». Cela témoigne d’une volonté chez le philosophe de désacraliser l’œuvre littéraire comme le tentera, l’année suivante, l’essai sur la reproductibilité, au niveau cette fois de l’œuvre d’art classique. Si la voix, la diction et l’intonation du speaker doivent être repensées par le producteur radiophonique afin de susciter l’intérêt de l’auditeur et de permettre ainsi une certaine interactivité entre eux, le producteur littéraire doit, quant à lui, devenir l’« ingénieur » de « la transformation de l’appareil de production126 ». Autrement dit, c’est à travers la notion de technique, dans laquelle réside l’opposition désormais désuète de la forme et du contenu, que l’auteur doit intervenir afin d’abolir la barrière qui le sépare de son public. Sans véritablement le proposer comme modèle, Benjamin souligne l’influence concrète des écrits de Pavel Tretiakov sur ses propres travaux, et le bouleversement qu’ils provoquent dans le domaine littéraire en introduisant un « processus de refonte » qui, selon lui, tend à rapprocher écrivain, poète, chercheur et vulgarisateur mais aussi acteur et lecteur. Aussi oppose-t-il à l’écrivain soviétique l’intelligentsia de gauche allemande et plus spécialement les auteurs se revendiquant de l’activisme et du courant de la Nouvelle Objectivité. La tendance politique qui les anime lui paraît, malgré son apparence, contre-révolutionnaire « aussi longtemps que l’écrivain ressent sa solidarité avec le prolétariat uniquement d’après son idéologie et non comme producteur127 ». S’il juge les intentions de l’écrivain journaliste Kurt Hiller comme la tendance à la « formation d’un collectif en soi […] réactionnaire128 », Benjamin reproche pareillement au manifeste de Döblin Savoir et changer !129 une conception idéaliste du socialisme, étrangère à la « théorie et à la pratique du mouvement ouvrier radical130 ». À ces deux pensées, Benjamin oppose le concept brechtien de « transformation de la fonction » qui consiste à « ne rien livrer à l’appareil de production sans le changer en même temps, autant que possible, dans le sens du socialisme131 ». Quant à la Nouvelle Objectivité, elle nourrit l’illusion qu’il est possible d’approvisionner le même appareil de production avec une « matière […] de nature révolutionnaire ». Pour Benjamin, la littérature des années 1920 de la république de Weimar montre que « l’appareil de production et de publication bourgeois peut assimiler, voire propager, des quantités surprenantes de thèmes révolutionnaires sans mettre par là sérieusement en question sa propre existence, ni l’existence de la classe qui le possède132 ». Une telle littérature ne fait que divertir le public. Comme nous l’avons déjà noté précédemment, Benjamin émet une critique identique à l’égard de la radio sous Weimar. En effet, celle-ci ne fait que proposer du divertissement à ses auditeurs et refuse par là même d’éveiller leur esprit critique. Il convient alors de tirer les leçons du théâtre épique brechtien – thème que Benjamin reprendra dans Théâtre et radio – et d’inviter le public à adopter vis-à-vis de la réalité l’attitude distanciée que les acteurs et le dramaturge adoptent vis-à-vis du drame. En d’autres termes, si un dialogue entre le producteur et l’auditeur s’instaure, une véritable interactivité pourra s’opérer et le public, en tant qu’expert, pourra à son tour accéder à la qualité de producteur :
« Mais si la radio s’en tenait seulement à l’arsenal des impossibilités qui surviennent jour après jour, si elle partait uniquement du négatif, ainsi de l’étrange diction des orateurs, non seulement elle améliorerait le niveau de son programme, mais surtout elle aurait de son côté le public en tant qu’expert. Et c’est cela le plus important133. »
118Benjamin en est persuadé : celui qui écoute est prêt à chaque instant à devenir quelqu’un qui donne à entendre. C’est du moins en ce sens que la radio peut être, selon lui, un véritable moyen de communication populaire.
119Un dernier élément mérite d’être signalé dans ces « Réflexions sur la radio », à savoir l’attention que porte Benjamin à l’oralité dans la construction d’une émission radiophonique. La diction permet, selon lui, d’« émanciper de la barbarie » dont une radio de pur divertissement peut faire preuve. S’invitant dans l’intimité de l’auditeur, la voix du speaker doit être prise en compte par le producteur et considérée comme un véritable « invité134 ». C’est donc seulement si le producteur prête plus l’oreille aux attentes de ses auditeurs, quant à l’aspect formel des émissions programmées, qu’une véritable « révolution » radiophonique pourra s’opérer.
c. « Deux sortes de popularité » (1932) : l’interactivité du médium radiophonique
120Si, dès le départ, Benjamin a pris en compte l’auditeur d’une manière qui en faisait plus qu’un simple destinataire, c’est certainement parce qu’il considérait la radio comme un « média de diffusion correspondant proprement à des objectifs de vulgarisation ou d’éducation populaire ». Il était donc logique qu’il fît précéder sa pièce radiophonique « Ce que les Allemands lisaient à l’époque où leurs auteurs classiques écrivaient » d’un bref essai intitulé « Deux formes de popularité », dans lequel il esquisse les contours d’une pièce radiophonique.
121Pour Benjamin, le Hörspiel représente une forme de vulgarisation nouvelle, la seule d’ailleurs, selon lui, praticable :
« En ce qui concerne le matériau littéraire en particulier, on le sert aussi peu avec de prétendues conversations décorativement bridées à l’aide de connaissances livresques et de passages des œuvres ou des lettres – qu’avec la douteuse hardiesse de prêter à Goethe ou à Kleist, au microphone, le langage de l’auteur couché sur papier. Et puisque le premier procédé est aussi équivoque que le second, il ne reste qu’une issue : rivaliser directement avec les questions scientifiques135 ».
122Cette « solution », explique Benjamin, est devenue possible parce que la radio a transformé de fond en comble la « relation entre science et vulgarisation ». Si la « présentation vulgarisée » prenait autrefois « les formes de la présentation scientifique » – et par « vulgarisation » il fallait entendre ici « acte de suppression » –, la radio, sous Weimar, a « modifié en profondeur cette situation ». Comme Döblin ou Brecht en d’autres circonstances, Benjamin découvre là les possibilités de la radio. En tant qu’homme de science, il reconnaît qu’il ne faut pas que la vulgarisation reste « une technique subalterne » à la radio, cette dernière devant elle-même contribuer à ce changement :
« En vertu de ses possibilités techniques, ouvertes par elle, de s’adresser simultanément à des masses illimitées, la vulgarisation est allée au-delà d’une bonne intention philanthropique pour devenir une tâche ayant ses propres lois formelles d’un genre spécifique, tâche qui ne trancha pas moins nettement avec l’exercice ancien que la technique moderne de la publicité ne le fait avec les tentatives du siècle précédent136. »
123Ce que Benjamin exprime ici en évoquant les « lois formelles d’un genre spécifique » correspond à une « transformation complète et une réorganisation de la matière, du point de vue de la vulgarisation ». Ainsi, il ne s’agit plus de capter l’intérêt de l’auditeur par de quelconques prétextes d’actualité pour ne le faire participer au bout du compte qu’à un « cours du soir » transposé à la radio, mais plutôt de lui donner « la certitude que son intérêt propre a une valeur objective pour la matière elle-même, si bien que son questionnement, même s’il ne l’exprime pas au micro à voix haute, interroge les nouveaux résultats scientifiques137 ».
124Or, en faisant rétroagir l’auditeur à la radio, en attribuant la répercussion à chaque émission en particulier, Benjamin adopte une position radicalement opposée à une conception du Hörspiel telle que la défendait Richard Kolb dans Horoscope de la pièce radiophonique138. Si la transmission était pour Kolb un processus essentiellement unilatéral, dont l’objectif consistait par exemple à faire en sorte que les voix d’un Hörspiel deviennent pour l’auditeur « la voix de son cœur ou de sa conscience », que « la voix désincarnée de l’acteur radiophonique » devienne « la voix de son propre moi », Benjamin recherche, quant à lui, le feed-back. Ce n’est que grâce à ce dernier que la « relation extérieure entre science et popularité » se transformera radicalement. Car, explique-t-il, il s’agit là d’une « vulgarisation qui met en mouvement non seulement le savoir en direction de l’espace public, mais aussi et simultanément l’espace public en direction du savoir139 ». Une fois encore, nous retrouvons ici l’empreinte de Brecht : la radio est conçue comme un médium dont les principaux objectifs consistent à rendre les intérêts des auditeurs intéressants et à faire non seulement écouter mais aussi parler l’auditeur, à ne pas l’isoler mais à le mettre en relation.
d. « Théâtre et radio » (1932) : pièce didactique et dimension épique
125À la fin du mois de mai 1932, Benjamin rédige « Théâtre et radio ». Rappelant les efforts de son ami Ernst Schoen pour susciter la discussion autour des œuvres de Brecht, il perçoit dans ses pièces didactiques l’exemple réussi d’une telle articulation. Pouvant agir sur la masse – ce à quoi ne saurait prétendre le théâtre –, la radio lui semble alors une technique radicalement nouvelle :
« […] la radio représente par rapport au théâtre non seulement la technique la plus neuve, mais aussi celle qui est la plus exposée. Elle n’a pas encore derrière elle, comme le théâtre, une époque classique ; les masses qu’elle saisit sont infiniment plus importantes ; enfin et surtout, les éléments matériels sur lesquels repose son appareillage et les éléments spirituels sur lesquels reposent ses manifestations se trouvent très étroitement liés dans l’intérêt des auditeurs140. »
126Aux yeux de Benjamin, la radio symbolise un type de rapport différent avec le public, qui peut contribuer à surmonter la crise du théâtre. Instrument épique par excellence, la radio peut réaliser des intentions pédagogiques et devenir, à l’instar du théâtre, un instrument d’« éducation populaire ». Ici encore, Benjamin reprend à son compte l’idée brechtienne de changement de mode de production. Sa possibilité lui semble concrétisée par l’entreprise de Schoen. En avril 1930, tous deux ont échangé plusieurs lettres à propos d’un essai que Benjamin devait publier dans le Frankfurter Zeitung sur la situation politique actuelle de la radio. Il ne nous reste de ce projet que quelques fragments, aboutissement de sa réflexion théorique et politique sur la radio. La lettre qu’il avait adressée à Ernst Schoen le 4 avril 1930 s’efforçait, sous la forme d’un questionnaire en treize rubriques, de saisir la situation actuelle de la radio141. Évoquant notamment la « mainmise étatique » et le « sabotage » croissant des émissions, les intitulés des thèmes choisis témoignaient des menaces qui planaient alors sur la liberté culturelle et artistique des auteurs de radio.
127Cette question éminemment politique se retrouve dans « Théâtre et radio », texte dans lequel Benjamin s’interroge sur la possible articulation entre ces deux formes de création. Si l’on admet la nouveauté et les potentiels remarquables de la radio, quels éléments peut apporter le théâtre ? Ou plutôt, quel type de théâtre semble le mieux à même de correspondre à l’articulation imaginée par Benjamin ? Il s’agit du théâtre épique, tel que Brecht le conçoit, et dont la notion d’interruption constitue le fondement. Or, en l’occurrence, « l’interruption n’a pas […] un caractère d’excitant » comme c’est le cas pour le théâtre de distraction, mais plutôt une « fonction pédagogique142 ». Immobilisant l’action en cours, elle « oblige par là l’auditeur à prendre position par rapport au processus, et l’acteur par rapport à son rôle143 ».
128Pour Brecht, la notion d’interruption est capitale dans le sens où il s’agit non pas de considérer le geste comme subordonné à l’enchaînement de l’action dramatique, mais plutôt de valoriser le geste montré en tant que tel. Autrement dit, la conception brechtienne du théâtre se fonde sur une esthétique de la monstration. Non seulement il est, par excellence, ce qui montre, mais, devenu « citable », le geste se montre lui-même comme geste. Autant dire que cette esthétique de la monstration est indissociable d’une esthétique de l’interruption dans laquelle le geste est détaché d’un enchaînement qu’il interrompt. L’interruption de la citation favorise une distance critique, c’est-à-dire, en termes brechtiens, une distanciation. Mais alors, qu’advient-il du statut de la technique ?
129Nul besoin de « machineries complexes et de gigantesques déploiements de figurants144 », le théâtre épique se distingue par un usage mesuré et sobre de la technique, et ce, en vue de deux objectifs. D’une part, il ne s’agit plus de faire appel à la capacité d’identification des spectateurs afin de purger les passions de ces derniers, tel que la dramaturgie aristotélicienne l’envisage, mais plutôt de provoquer l’étonnement chez le public. D’autre part, le théâtre épique cherche à reconsidérer le statut de l’homme, réduit jusque-là à la place de « cinquième roue du char de la technique145 ». À ces conditions, le théâtre épique substituera la formation (Schulung) à la culture (Bildung), le regroupement à la place du divertissement. Si Benjamin entend par « formation » la possibilité pour le théâtre épique de permettre au spectateur d’apprendre à s’étonner des conditions sociales dans lesquelles il évolue, il perçoit à travers la notion de « regroupement » le dessein du théâtre brechtien, en ce sens qu’il
« […] cherche à attirer un public stable d’intéressés qui, indépendamment de la critique et de la réclame, sont disposés, au sein d’un ensemble constitué, à voir présenter leurs intérêts les plus vrais, y compris politiques, dans une série d’actions146. »
e. « À la minute » (1934) : à la recherche du temps perdu
130Le dernier écrit fragmentaire de Benjamin sur la radio relate directement son expérience personnelle du médium. Publié en 1934 dans le Frankfurter Zeitung sous le pseudonyme Detlef Holz, « À la minute » fait part de la première émission radiophonique dans laquelle Benjamin intervint en tant que chroniqueur. Le philosophe se remémore l’incident qu’il provoqua alors qu’il présentait cette revue littéraire. Avant de débuter sa lecture, Benjamin reçoit les conseils avisés du responsable de la production. Ce qui importe par-dessus tout, c’est la diction, lui explique-t-on. « La manière de […] dire147 » garantit au speaker l’efficacité de son discours. De plus, deux autres éléments doivent être pris en compte. D’une part, le speaker ne doit jamais oublier la spécificité du public auquel il s’adresse :
« Les débutants […] commettent l’erreur de croire qu’ils ont à tenir une conférence devant un public plus ou moins nombreux, qui est seulement, par hasard, juste invisible. Rien n’est plus faux. L’auditeur de radio est presque toujours un individu isolé, et à supposer même que vous en touchiez quelques milliers, vous n’atteindrez toujours que des individus isolés148. »
131La communauté des auditeurs présente la particularité d’être constituée non pas de plusieurs individus rassemblés dans le même espace géographique, comme cela serait le cas pour une assemblée ou un concert, mais d’un grand nombre d’individus isolés. De ce fait, comme Benjamin le soulignait déjà dans ses « Réflexions sur la radio », l’homme de radio s’invite dans l’intimité de l’auditeur et doit accorder une importance capitale à ce contexte singulier.
132D’autre part, le minutage se doit d’être respecté strictement :
« Respectez l’horaire exactement. Si vous ne le faites pas, nous serons obligés de le faire à votre place, et ce, en coupant brutalement. Tout retard, même le moindre, a tendance, comme nous le savons d’expérience, à se démultiplier en cours de programme. Si nous n’intervenons pas à l’instant même, notre programme se disloque149. »
133C’est justement par rapport à cette dernière règle que Benjamin va commettre, du fait de l’anxiété suscitée par le direct, une erreur durant la lecture de son texte. En effet, bien qu’ayant noté, dès son entrée dans le studio, la présence d’« une pendule dont le cadran ne marque pas les heures, mais seulement les minutes », Benjamin, confondant l’aiguille des secondes avec celle des minutes, croit devoir accélérer le rythme de sa diction. S’apercevant trop tardivement de son erreur, Benjamin sent alors les mailles du silence l’emprisonner. Cette expérience presque cagienne du silence recouvre ainsi un sens inédit pour le philosophe :
« Dans ce local destiné à la technique et à l’homme régnant par elle, m’envahit un frisson nouveau qui toutefois s’apparentait au plus ancien que nous connaissions. Je me prêtai à moi-même l’oreille, à laquelle maintenant, tout à coup, ne retentissait que mon propre silence. Et je le reconnus comme étant celui de la mort, qui m’emportait à présent dans mille oreilles et mille pièces de séjour en même temps150. »
134Reprenant conscience de l’importance des enseignements délivrés par le responsable des programmes de la station, Benjamin s’empresse alors d’entamer la lecture d’un feuillet de son manuscrit afin de conclure son intervention :
135« Une angoisse indescriptible m’envahit, et immédiatement après une résolution tumultueuse. “Sauvons ce qui peut l’être encore”, me dis-je à moi-même ; et je tirai violemment le manuscrit de ma poche de manteau, pris le premier venu des feuillets sautés, et me remis à lire avec une voix qui me paraissait couvrir mes battements de cœur. Je ne pouvais plus demander de moi des trouvailles. Et comme le morceau de texte que j’avais attrapé était court, j’entendis les syllabes, fis bien vibrer les voyelles, roulai les “r” et introduisis des pauses méditatives entre les phrases151. »
136Cet écrit fragmentaire peut être lu comme une allégorie du travail radiophonique de Benjamin en général. Il définit ainsi sa pratique comme un ouvrage devant composer avec le silence, ce dernier se transmettant ensuite à des « milliers d’oreilles et de foyers ». Par ailleurs, cette difficulté témoigne peut-être d’un certain malaise éprouvé par le philosophe à l’égard de la radio, non pas parce qu’il n’y portait pas grand intérêt, mais bien plutôt parce qu’il était conscient des nombreuses difficultés empêchant de la transformer.
2. Inventivité et diversité des formes radiophoniques benjaminiennes
a. Walter Benjamin, chroniqueur littéraire à la radio : lectures, conférences, entretiens et autres émissions littéraires
137Pour ce qui est du premier type de réalisations, les critiques littéraires à la radio, il convient, pensons-nous, de différencier les lectures que le philosophe propose de ses propres œuvres des émissions qu’il va consacrer à la littérature. En effet, Benjamin ne trouvant guère d’intérêt pour les lectures radiophoniques, un genre déjà surexploité à l’époque par Brecht, Benn ou bien encore Döblin, nous nous contenterons de remarquer le fait que c’est par la lecture d’un extrait d’Enfance berlinoise152 que Benjamin clôturera ses interventions radiophoniques, le 29 janvier 1933.
i. Les émissions de critique littéraire
138Concernant les émissions de critique littéraire, nous retiendrons ici celle qu’il consacre à Johann Peter Hebel153 ainsi que le compte rendu qu’il rédigera des Employés de Siegfried Kracauer. Ce faisant, c’est moins le contenu de ces émissions que leur lien avec le travail radiophonique de Benjamin qui suscite notre intérêt. De ce point de vue, l’émission sur Hebel est intéressante en raison de la thèse selon laquelle celui-ci aurait « conféré l’évidence du hic et nunc à des incidents instructifs et importants », mais aussi parce que cette thèse peut être appliquée à la pratique benjaminienne. Car ce que souligne Benjamin à propos des « histoires d’almanach » (Kalendergeschichten) de Hebel, à savoir que leur « morale est liée à des situations où les gens la découvrent pour la première fois », et ce qu’il en dit en les comparant à des ex-voto, pourrait être transposé à nombre de ses propres émissions :
« En bas, la détresse terrestre et le danger ; en haut, trônant dans les nuages, la Madone. C’est pareil chez Hebel. En bas, il se passe des choses, disons, terre à terre, bien ordonnées, qui relèvent de la clarté et de la justesse. En haut dans le ciel, cependant, plane d’une façon surnaturelle, à la manière de la Madone, la divinité de la Révolution française. Et c’est la raison pour laquelle ses histoires sont immortelles. Ce sont des ex-voto que l’Aufklärung a dédiés à la déesse de la Raison154 ».
139Benjamin souhaite ici souligner le caractère révolutionnaire d’une histoire d’almanach, ou, plus concrètement, donner à l’auditeur, en une série d’exemples et de contre-exemples, une aide quotidienne à l’orientation, afin de faire appel à son intérêt propre en vue de modifier son comportement social et par là, in fine, la société.
140À la différence de l’émission sur Hebel, la chronique que fit Benjamin de l’ouvrage de Siegfried Kracauer, Les Employés – Aperçus de l’Allemagne nouvelle (Die Angestellten – Aus dem Neuesten Deutschland, 1929), n’a pas été conservée. Concernant le travail radiophonique de Benjamin, il est intéressant de noter l’idée que, suivant les réflexions de Kracauer dans Les Employés, c’est avec cette classe sociale que se forme « une petite bourgeoisie nouvelle, uniformisée, figée et dressée à obéir155 » et que la radio, telle qu’elle existait, a contribué avec son programme à créer et médiatiser une culture qui, comme l’affirme Benjamin en citant Kracauer, « est faite par des employés, pour des employés et considérée par la plupart d’entre eux comme de la culture156 ».
141Ainsi, la pédagogie radiophonique de Benjamin présente de ce fait un deuxième destinataire : l’employé, auquel il s’agira de faire comprendre le caractère équivoque de sa culture petite-bourgeoise uniformisée et la nécessité de se poser ses propres questions, authentiquement culturelles. Si cette catégorie sociale correspond au principal destinataire des essais radiophoniques du philosophe, Benjamin les adresse aussi aux responsables des programmes et à l’intelligentsia littéraire fournissant des contenus à ces derniers.
ii. Les conférences radiophoniques
142Hormis ces émissions littéraires, la Südwestdeutscher Rundfunk de Francfort confie à Benjamin, à la fin des années 1920, le soin de proposer et d’animer des conférences radiophoniques, dont la première, diffusée le 15 août 1929, sera consacrée à la littérature pour enfants. Comme les autres types d’émissions que nous avons analysés jusqu’ici, ces conférences sont un format répandu dans les radios de Weimar. Dès le début des années 1920, les programmes radiophoniques allemands proposaient un grand nombre de ces conférences que les auteurs réalisaient eux-mêmes. Cela rappelle la plainte que Benjamin a formulée à son ami Gershom Scholem au sujet de ces « universitaires [qui] bavassent à la radio157 ».
143Une des conférences radiophoniques les plus remarquables de Benjamin n’est autre que « Bert Brecht158 », puisque c’est sa première prise de position publique sur le dramaturge allemand. Son intérêt principal réside dans la référence qui y est faite au premier numéro de la revue de Brecht, Versuche, qui contient, outre les Histoires de Monsieur Keuner et le fragment Fatzer, le célèbre Vol des Lindbergh dont il a déjà été question dans l’« Entretien avec Ernst Schoen ». Afin de souligner l’importance accordée par Benjamin à ces essais, nous citerons un assez long extrait de son texte dans lequel il se réfère à Georg Christoph Lichtenberg, auteur important du xviiie siècle auquel il consacrera sa dernière pièce radiophonique, qui n’a toutefois jamais été diffusée. « La publication [de ces] Essais », note Benjamin en citant Brecht, « survient à un moment où certains travaux ne doivent plus tant relever d’expériences vécues individuelles (avoir un caractère d’œuvre), mais s’orientent davantage vers l’utilisation (la transformation) d’instituts ou d’institutions déterminés159. » Et Benjamin de poursuivre en son propre nom :
« On ne proclame pas la rénovation ; on projette l’innovation. La littérature, ici, n’attend plus rien d’un sentiment de l’auteur qui ne soit allié, dans la volonté de changer ce monde, avec la lucidité. Elle sait que la seule chance qu’elle ait encore, c’est de devenir un produit secondaire dans un processus très ramifié visant à changer le monde. Elle est bien cela ici. Et de surcroît, par là même inestimable. Mais le produit principal reste : une nouvelle attitude. Lichtenberg dit : “ce ne sont pas les convictions de quelqu’un qui importent. Ce qui importe, c’est ce que font de lui ses convictions.” C’est cela que Brecht nomme l’attitude. Elle est neuve, et le plus neuf en elle, c’est qu’elle peut s’apprendre. “Le deuxième essai, Les Histoires de Monsieur Keuner”, dit l’auteur, “représente une tentative pour rendre les gestes citables.” Or, ce n’est pas seulement l’attitude de M. Keuner qui est citable, mais tout autant, par exercice, celle des élèves dans Le Vol des Lindbergh, et aussi celle de l’égoïste Fatzer, et puis : le citable en elles, ce n’est pas seulement l’attitude, mais tout autant les paroles qui l’accompagnent. Et ces paroles aussi demandent à être exercées, c’est-à-dire d’abord retenues, et ultérieurement comprises. Elles ont d’abord leur effet pédagogique, puis politique et en tout dernier lieu poétique160. »
144Selon Bernd Witte, cet essai radiophonique sur Brecht est totalement subordonné à la volonté brechtienne de produire un effet :
« La critique, en prouvant l’utilisabilité du texte, prend en charge la fonction pédagogique que le texte poétique ne remplit à lui seul qu’insuffisamment, et devient ainsi elle-même l’instrument de la transformation161. »
145Si cette remarque ne peut guère être contestée, elle révèle également une contradiction de ces pièces didactiques car, pour être comprises correctement, elles semblent nécessiter d’être commentées afin d’éclairer leur intention pédagogique. De sorte que nous trouverions ici également une explication de l’ampleur et de la variété des intérêts de Benjamin pour la radio.
iii. Les entretiens littéraires
146Enfin, une dernière catégorie d’émissions peut être notée, celle des entretiens littéraires. Si Benjamin n’a réalisé que deux conversations radiophoniques, il est frappant de constater qu’elles n’ont jamais été improvisées en direct. Il était en effet interdit d’enregistrer et de réaliser des entretiens à la radio, en temps réel. Comme le remarque Sabine Schiller-Lerg, presque chaque question et chaque note devaient être transmises au conseil de surveillance de la radio. Après validation de ce dernier, le journaliste et son invité étaient alors contraints de lire devant le microphone leurs questions et leurs réponses. Ce fut le cas pour l’entretien que Benjamin réalisa avec l’écrivain Wilhelm Speyer à propos de ses comédies de boulevard, le 9 mai 1930 à la radio de Francfort.
b. Walter Benjamin, producteur et réalisateur radiophonique : émissions pour enfants, Hörmodelle, Funkspiele et autres Hörspiele
147À la différence des commentaires, critiques et essais pouvant être radiodiffusés ou imprimés selon le médium choisi, les Hörspiele, Hörmodelle, et Funkspiele dont il est question à présent ont la particularité d’avoir été conçus exclusivement pour la radio. En cela, ces pièces témoignent de la volonté d’inventer de nouvelles formes, que la radio pourrait rendre populaires, fondées sur la disparition volontaire de toute référence au visuel, dans leur écriture même.
i. Les pièces radiophoniques (Hörspiele) : l’exemple du Hörspiel pour enfants
148Prenons donc comme premier élément d’analyse de ces pièces le Hörspiel pour enfants intitulé « Charivari autour de Kasperl », celui-ci étant la seule réalisation radiophonique de Benjamin à avoir été conservée comme archive sonore, fût-ce sous forme fragmentaire. Ce Hörspiel doit être entendu comme une conséquence pratique de l’intérêt de Benjamin pour la littérature enfantine. En témoigne notamment cette remarque dans une lettre à son ami Scholem datée du 28 février 1933 : « D’un point de vue technique, il […] est une [émission] peut-être qui mérite attention, un morceau pour enfants donné l’an passé à Francfort et à Cologne162. » Remarquons également le fait que ce Hörspiel ait été diffusé à Cologne, Benjamin ne travaillant habituellement que pour la Südwestdeutsche Rundfunk de Francfort et la Funkstunde berlinoise. Avant d’analyser cette pièce radiophonique, tentons d’en donner quelques brefs éléments de présentation.
149Kasperl est envoyé par son épouse au marché afin d’acheter du poisson. Chemin faisant, il rencontre M. Forgengueul, speaker à la radio, qui veut à tout prix inviter l’« ami célèbre et expérimenté des enfants » devant le microphone. Kasperl se débat et prend peur, mais finit néanmoins par saisir l’occasion pour dire ses quatre vérités à son ami Seppl par l’intermédiaire du microphone. Profitant du tumulte qui s’ensuit, Kasperl prend la fuite. La course-poursuite le conduit alors dans tous les lieux chers aux enfants, la gare, la fête foraine, le zoo où il sera finalement coincé – jusqu’à ce qu’il se réveille blessé dans son lit. Les hommes de radio, qui y avaient entre-temps installé secrètement un micro, ont enregistré ses dires et sont donc finalement parvenus à leurs fins à son insu. Récompensé par mille marks d’honoraires, Kasperl consent à leur pardonner. Ainsi initié aux méthodes du travail radiophonique, il permet, par là même, à son épouse de voir « pour la première fois à quoi ressemble un billet de mille ».
150Deux éléments retiennent ici notre attention. D’une part, le début de ce Hörspiel n’est pas sans rappeler la pièce Un Homme est un homme de Brecht : Galy Gay, lui aussi, « vient juste de sortir de chez lui pour acheter un poisson à la demande de sa femme » lorsqu’il fait la rencontre de « soldats de l’armée anglo-indienne qui ont perdu le quatrième homme de leur convoi lors du pillage d’une pagode » et « ont tout intérêt à se procurer [au] plus vite possible un remplaçant ». Cependant, à la différence de Galy Gay « qui ne sait pas dire non », Kasperl se débat dans un premier temps avec succès contre les prétentions du speaker. D’autre part, il convient de remarquer la polysémie du titre. En effet, le chahut (Radau) qui règne autour de Kasperl, c’est tout d’abord le bruit, le vacarme, le tumulte occasionné par son comportement. Mais c’est en même temps le chahut de la réalité qui l’entoure et nous entoure. Comme le précise Sabine Schiller-Lerg, des notes manuscrites désignent les plages sonores successives de « premier », « deuxième », « troisième chahut » sur le script conservé aux Archives Walter Benjamin de l’Académie des arts de Berlin. Celles-ci devaient être identifiées par les enfants-auditeurs, comme l’indique cette remarque notée dans le journal de la Südwestdeutscher Rundfunk :
« En fait, les aventures Kasperl sont liées dans cette pièce, comme l’indique déjà le titre, au chahut. Les enfants sont invités à deviner ce que signifient les différents bruits qu’ils entendront et à faire part de leurs hypothèses à la S.W.R.163. »
151Ainsi, la première esquisse de cette pièce, retrouvée par Sabine Schiller-Lerg et intitulée « Kasperl et la radio, une histoire avec du bruit », prévoyait, à la différence de sa version imprimée, une série d’épisodes dans un cadre fixe, centrés chaque fois sur « différentes sortes de bruits caractéristiques, interrompus de temps à autre par des allusions, des paroles164 ». Il importait que chaque séquence reste suffisamment ouverte afin que les auditeurs puissent « l’imaginer […] à leur guise », qu’ils soient obligés de « deviner les bruits divers » et qu’ils « envoient ensuite leurs réponses à la radio pour gagner des prix165 ». « La particularité de ce jeu de devinette expérimental, qui consiste à faire imaginer la fin des différentes séquences sonores » est « expliquée préalablement aux auditeurs par le speaker166. »
152Ce premier scénario n’a pas été réalisé dans son intégralité. La représentation qui en est le plus proche a été réalisée à Francfort, sous l’égide de Benjamin lui-même. Cette pièce radiophonique pour enfants fut diffusée le 10 mars 1932 de 19h45 à 20h45, une heure relativement tardive pour les jeunes auditeurs. Autrement dit, un double public était visé : l’enfant et l’adulte. Et concernant ce dernier, le Hörspiel remplissait une double fonction : souligner la pertinence de telles pièces radiophoniques, et simultanément, lui transmettre sur un mode ludique des connaissances sur ce média. Comme nous le remarquions précédemment, seule la version courte diffusée par la radio de Cologne le 9 septembre 1932 a été conservée sous la forme de deux fragments sonores167. Néanmoins, les deux séquences ainsi archivées (« Kasperl à la fête foraine » et « Kasperl au zoo ») correspondent tout de même à presque la moitié de l’émission d’origine et permettent de mieux comprendre l’intention générale ayant présidé à la conception de la pièce.
153Les Hörspiele pour enfants sont une forme radiophonique apparue relativement tôt dans les programmes de la république de Weimar et dont le premier document sonore conservé date de la série d’émissions Funkheinzelmännchen erzählt Märchen (Le lutin de la radio raconte des contes de fées) de 1928. À sa manière, cette pièce radiophonique fait écho à la littérature mettant en scène le personnage de Guignol. Ce lien a notamment été étudié par Roland Rall. Après avoir mené une analyse précise de quelques pièces de Guignol de Franz Pocci – qu’il interprète entre autres comme des satires sociales et langagières –, Rall conclut son propos en se référant au Hörspiel de Benjamin ainsi qu’aux pièces de Max Kommerell :
« Guignol est sans doute parvenu à l’apogée de sa carrière dans les pièces de Pocci. Après la mort de ce dernier, ce fut également le début de la fin pour Guignol. Ses représentations chez Benjamin et Kommerell peuvent être comprises comme des éléments retardateurs de son déclin168. »
154Selon Rall, le terme de ce déclin est atteint lorsque Guignol est finalement « instrumentalisé dans une foule de pièces à visée pédagogique de tendance nationaliste ou même fasciste » : « Le petit anarchiste du théâtre de marionnettes était mal qualifié pour servir de porte-parole aux autorités contre lesquelles il s’était rebellé toute sa vie169. » Toutefois, ce propos nous semble insuffisant dans la mesure où il ne prend pas toujours en compte la situation et la fonction spécifiques de ces pièces. C’est le cas notamment pour Walter Benjamin, dont Rall omet de replacer les Hörspiele pour enfants dans le contexte historique des autres pièces proposées par la radio de la république de Weimar. Pourtant, les titres des documents sonores conservés sont, à cet égard, significatifs. Il suffit, pour cela, de consulter les archives de la Norddeutsche Rundfunk de Hambourg. Celle-ci produisit en 1929, dans la série du Funkheinzelmann, des émissions aux noms aussi évocateurs que Le Violoniste capricieux, Le Génie chanteur, L’Arbre qui chante, Quand Mademoiselle Violon fait la noce. Dès la même année, la Troupe de théâtre pour enfants de la Deutsche Welle s’inspira largement de la tradition des contes de fées bourgeois en présentant des saynètes telles que Cendrillon, Les Musiciens de Brême, Le Roi Grenouille, Le petit Chaperon rouge, ou Blanche-Neige. Au début des années 1930, un Drame de Noël allemand de Konrad Dürre affichait une position tendanciellement xénophobe, si on le compare, par exemple, aux drames de Noël des Éditions du théâtre ouvrier.
155Cette énumération témoigne ainsi de la singularité dont fait preuve la pièce « Charivari autour de Kasperl » de Benjamin en 1932. Une originalité qui permet de la distinguer également des pièces radiophoniques de Hermann Kasack et de son personnage Tull. En effet, alors que Kasack invente en 1933 le personnage du « champion de saut » Tull, Benjamin s’en remet à un personnage traditionnel, bien connu des enfants grâce à la littérature et à la fête foraine, pour, entre autres, proposer aux jeunes auditeurs de découvrir, sur le mode ludique, un appareil de reproduction technique et leur faire comprendre son fonctionnement.
156Outre la similitude avec la situation initiale d’Un Homme est un homme de Brecht et le recours à un personnage familier du théâtre enfantin, il convient de remarquer une autre inspiration qui a très probablement été reprise par Benjamin à l’intention des auditeurs adultes. Dans Retour sur Chaplin (Rückblick auf Chaplin) en 1929, le philosophe évoque le film Le Cirque, réalisé par Charlie Chaplin en 1928, et note :
« Le Cirque est la première œuvre de maturité du cinéma. Charlot a vieilli depuis son dernier film mais en tient compte dans son jeu d’acteur. Et le plus poignant dans ce nouveau film, c’est que l’on sent que Charlot est pleinement conscient de ses moyens d’action, qu’il en a fait le tour et qu’il est dorénavant décidé à mener son affaire jusqu’au bout grâce à eux et seulement grâce à eux. La variation de ses plus grands motifs s’épanouit partout avec majesté. La course-poursuite est transposée dans un labyrinthe, l’apparition inattendue est faite pour ébahir un magicien, le masque de l’impassibilité fait de lui une marionnette de baraque foraine170. »
157Si le parallèle réside avant tout dans la fête foraine, la fuite et ses différentes étapes, une correspondance entre le zoo et le cirque, entre l’illusionniste du Hörspiel et le magicien du cirque – la scène de la cage aux lions pouvant être comparée à celle des lions au zoo – pourrait de la même manière être établie. Le constat de Benjamin selon lequel Chaplin est « pleinement conscient de ses moyens d’action » et « décidé à mener son affaire jusqu’au bout grâce à eux et seulement grâce à eux » ne peut-il pas être transposé à la pièce radiophonique, dans le sens où Benjamin « aurait fait le tour des moyens d’action » de la radio et serait résolu à mener son « affaire » jusqu’au bout ?
158Mais alors, en quoi consiste son « affaire » ? Il s’agit tout d’abord de présenter aux enfants, de manière ludique, un appareil de reproduction technique et de le leur rendre accessible. De plus, le personnage du speaker au nom évocateur de « Forgengueul » (Maulschmidt), sa demande pressante envers Kasperl et l’acte d’installer clandestinement un micro constituent une critique de la radio weimarienne et de sa fâcheuse habitude à vouloir faire parler les personnages célèbres. « Charivari autour de Kasperl » montre également – par exemple dans la séquence où Seppl est injurié à la radio – comment un appareil, en l’occurrence le micro, peut être utilisé à rebours, pour ainsi dire, de sa fonction première. Enfin, la pièce de Benjamin remet en question le personnage de Kasperl lui-même, lorsque ce dernier se laisse amadouer par la somme de mille marks en dédommagement de l’atteinte portée à sa vie privée.
159De ce fait, « Charivari autour de Kasperl » peut être considéré comme davantage que le simple « moment retardateur » d’un « déclin » tel que le conçoit Roland Rall. Dans le contexte d’une offre limitée en matière de pièces radiophoniques pour enfants, qui n’utilise pour l’essentiel que la force suggestive du médium pour véhiculer des thèmes familiers de longue date, Benjamin recourt, quant à lui, à un personnage traditionnel ainsi qu’aux expériences du cinéma et de la pièce didactique afin de rendre visibles les possibilités du médium radiophonique et ses présupposés techniques tout autant que l’appareil de reproduction qu’il constitue.
160« Charivari autour de Kasperl » pourrait donc se définir comme une certaine forme de littérature radiophonique opératoire pour les jeunes auditeurs qui, sur le mode ludique, tente de leur transmettre des connaissances sur cet appareil. En rendant transparent l’appareil qui a permis son existence même, une telle pièce se propose, en fin de compte, d’aiguiser la conscience acoustique des enfants. Ce n’est donc pas simplement une « pièce radiophonique sur la pièce radiophonique », selon le modèle expérimenté à la même époque par Friedrich Bischoff à la Schlesische Funkstunde de Breslau, que Benjamin réalise ici, mais également – et c’est sur ce point une innovation remarquable – une pièce radiophonique sur l’appareil qui la produit et la diffuse.
161Un autre Hörspiel pour enfants est diffusé sur les ondes la même année que « Charivari autour de Kasperl » : « Le Cœur froid ». Parallèlement à l’écriture des premières ébauches d’Enfance berlinoise, Benjamin va en effet réaliser en collaboration avec son ami Ernst Schoen une adaptation radiophonique de ce conte de Wilhelm Hauff. Diffusée le 16 mai 1932 par la Südwestdeutscher Rundfunk, cette pièce radiophonique correspond à un subtil montage de citations du conte de Hauff que le philosophe agrémente d’une situation d’énonciation d’inspiration brechtienne. Le speaker explique par exemple aux protagonistes de l’histoire que la radio est un monde sans images. Peter Kohlenmunk, un jeune charbonnier de la Forêt-Noire, souhaite changer de vie. Cédant aux propositions malveillantes d’un géant diabolique, il échange alors son cœur de jeune homme courageux contre un cœur de pierre – un cœur froid – et obtient la richesse qu’il désirait tant. Toutefois, avant d’échanger son cœur, Peter avait croisé sur son chemin le petit verrier, un génie bienveillant qui lui avait accordé trois vœux. Ayant gaspillé les deux premiers, Peter choisit d’utiliser son ultime vœu magique afin de récupérer son cœur. Une fois ce dernier exaucé, notre jeune héros peut enfin vivre heureux aux côtés de la belle Lisbeth qui l’a attendu patiemment, et deviendra maître verrier. Comme le remarque très justement Robert Kahn, « le thème du verre joue [dans « Le Cœur froid »] un rôle très important, il est synonyme de progrès, d’émancipation171 ». Que ce soit le petit verrier validant chaque vœu en tapotant sa pipe de verre contre un sapin ou la diffusion lors de la dernière scène d’une Glasmusik (musique de verre), le thème du verre est sans cesse associé à un potentiel libératoire qui n’est autre que la force émancipatrice du conte.
162Mais au fond, pour quelles raisons Benjamin a-t-il choisi d’adapter ce conte de Hauff ? Le speaker fait d’ailleurs remarquer que bien d’autres textes de cet auteur auraient pu être adaptés pour la radio. Deux principales raisons peuvent être avancées. D’une part, le thème du verre associé à l’idée d’émancipation occupe une place déterminante dans « Le Cœur froid », et ce contrairement à l’utilisation que fait Andersen de cette même thématique. En effet, le conteur danois conçoit le verre comme un symbole de mélancolie. Dans La Reine des neiges, le jeune et sage garçon Kay reçoit dans l’œil et le cœur, lors d’une visite chez la Reine, des grains de verre ensorcelés provenant d’un miroir qui vont faire naître en lui l’espièglerie et l’ironie. Or, si le petit verrier bienveillant du conte de Hauff tient une place de premier plan dans l’aventure du jeune héros, c’est que la thématique du verre se définit tout autrement chez Benjamin et l’auteur du « Cœur froid ». Il ne symbolise pas la froideur ou la perte mais bien plutôt l’émancipation, l’élévation de l’individu, fruit d’un long travail et d’un processus artisanal de production nécessitant précision et rigueur. C’est probablement là une deuxième raison ayant poussé Benjamin à adapter ce conte en particulier : souligner les paradoxes inhérents à la structure sociale dans une société préindustrielle. En effet, nous apprenons à la fin du « Cœur froid » que le jeune héros, Peter, parvient à accéder à un échelon décisif en passant du statut de simple charbonnier à maître verrier, et ce, tout en récupérant son cœur originel. Les nombreuses interventions du speaker ne font que souligner le caractère éminemment didactique de ce Hörspiel pour enfants. Celui-ci fait remarquer à plusieurs reprises que la radio permet de s’adresser non pas à une seule personne, comme c’est le cas pour la lecture d’un livre, mais à une multitude de jeunes auditeurs simultanément. L’adaptation radiophonique du conte de Hauff révèle également quelque chose de fondamentalement subjectif :
« On devine que le petit verrier de la Forêt-Noire est l’un des avatars de la figure fatidique du Petit Bossu, celui qui, dans le dernier fragment d’Enfance berlinoise, s’interpose toujours entre l’enfant et la réalisation de son désir […] pour finir par devenir, dans le souvenir de l’adulte, l’allégorie de son destin172. »
ii. Les modèles radiophoniques (Hörmodelle) : une philosophie de la vie quotidienne
163Benjamin met au jour un deuxième type de création : les modèles radiophoniques (Hörmodelle). Ne s’adressant pas forcément au même public que les pièces radiophoniques, ces productions revendiquent également une diffusion plus vaste, contrairement aux Hörspiele qui demeurent une expérimentation. Dès août 1929, Benjamin songe à ce type de production, comme en témoigne l’« Entretien avec Ernst Schoen ». Il rédigera ces textes en collaboration avec les écrivains Wolf Zucker et Edlef Kœppen. Contrairement à ce qu’affirme Rolf Tiedemann dans l’édition des œuvres complètes de Benjamin, l’article de Zucker atteste de la participation du philosophe à l’élaboration d’au moins quatre modèles : « Comment dois-je prendre mon chef ? » (« Wie nehme ich meinen Chef? ») ; « Le jeune ne vous dit pas un mot de vrai ? » (« Frech wird der Junge auch noch! ») ; « Peux-tu me dépanner jusqu’à jeudi ? » (« Kannst du mir bis Donnerstag aushelfen? ») ; « Évidemment, tu as encore oublié mon anniversaire » (« Meinen Geburstag hast du natürlich wieder vergessen »). Le premier de ces Hörmodelle est diffusé le 8 février 1931 par la radio de Berlin, puis à Francfort le 26 mars sous le titre « Augmentation de salaire ? ! Où avez-vous donc la tête ? ». Dans celui-ci, un employé timide, M. Lhésitant, sollicite son patron pour une augmentation dérisoire et commet alors sept erreurs psychologiques dans son comportement. Un second employé demande une augmentation beaucoup plus importante, mettant en avant les bénéfices qu’il rapporte à l’entreprise. Sidéré et amusé par son audace, son patron lui accorde l’augmentation demandée.
164Les autres modèles radiophoniques ne seront pas diffusés, probablement par suite de l’évolution de la situation politique et des remaniements qui frapperont la radio au début des années 1930. L’originalité de cette forme d’expression réside dans son principe d’associer étroitement dialogue scénique et discussion théorique. À partir des faits empruntés à des situations de la vie quotidienne et au vécu des auditeurs, Benjamin s’efforce d’élaborer une véritable méthode d’analyse des comportements, des attitudes à partir d’une dialectique d’exemples et de contre-exemples. Même si chez Benjamin la dimension politique est peu soulignée, la parenté de ces Hörmodelle avec les pièces didactiques de Brecht est évidente. Selon Wolf Zucker, l’intention didactique prédomine chez Benjamin. Il s’agit d’enseigner aux auditeurs l’art de résoudre des conflits de la vie quotidienne. Walter Benjamin souhaitait que les rôles – ceux du locuteur et de ses contradicteurs – soient tenus par des acteurs peu connus, que la diction reste mécanique. Benjamin a d’ailleurs théorisé son concept de Hörmodelle dans un court texte éponyme où il précise ses intentions :
« La méthode d’enseignement consiste à confronter exemples et contre-exemples. Le speaker apparaît par trois fois dans chacun des modèles radiophoniques : au début, il informe l’auditeur de l’objet que l’on traite ; à la suite de quoi il présente au public les deux partenaires qui entrent en scène dans la première partie du modèle radiophonique. Cette première partie fournit le contre-exemple : ce n’est pas ainsi qu’on doit faire. Le speaker revient après la clôture de la première partie. Il indique les fautes qui ont été commises. À la suite de cela, il présente aux auditeurs une nouvelle figure qui apparaîtra dans la seconde partie pour montrer comment venir à bout de la même situation. À la fin, le speaker compare la mauvaise méthode avec la bonne et il formule la morale. Aucun modèle radiophonique ne compte donc plus de quatre voix déterminantes173. »
165Benjamin entend-il seulement prodiguer de bons conseils pratiques à l’auditeur ? Voilà qui serait à la fois surprenant et insatisfaisant. Comme nous pouvons le constater à la lecture des souvenirs de Zucker, les intentions benjaminiennes sont beaucoup plus complexes. D’après celui-ci, lorsque l’on demandait à Benjamin le dessein de ses Hörmodelle, il répondait par une autre interrogation, à savoir si l’on avait lu le « Knigge174 ». Zucker poursuit alors en précisant les objectifs de ces modèles radiophoniques tels que les concevait son auteur :
« Pour notre chance, il ne nous laissa pas le temps de répondre avec légèreté par l’affirmative, car lui-même se mit aussitôt à expliquer que ce livre d’une influence hors du commun avait eu, en son temps, pour sens de faciliter la vie des gens moyens, dans une période de changements sociaux radicaux, en présentant un comportement adapté aux différentes situations et couronné par le succès. Or, c’est la même chose que visaient les modèles radiophoniques. Benjamin disait donc vouloir utiliser le nouveau médium de la radio pour apprendre aux auditeurs certaines techniques de comportement pratiques dans les situations conflictuelles typiques de la vie moderne175. »
166Ainsi, Benjamin prend soin d’éviter, « en une période de transformations sociales radicales », d’appliquer des stratégies politiques et de propager une idéologie politique. Il préfère émettre certaines propositions concernant la vie quotidienne, indiquer des « techniques de conduite pratique dans des situations conflictuelles typiques », et servir ainsi de « soutien à la vie quotidienne » dans une société bourgeoise en plein effondrement.
167À en croire Zucker, Benjamin n’avait pas l’intention de concevoir des pièces didactiques au sens de Brecht, ni d’utiliser la radio pour propager une idéologie politique déterminée. Si ces modèles radiophoniques se distinguent, d’une part, des pièces radiophoniques littéraires de l’époque par leur qualité « non littéraire », c’est-à-dire la primauté accordée à la thématique et au contenu factuel, ils se différencient, d’autre part, par leur renoncement à l’« idéologie politique » et à l’endoctrinement des pièces radiophoniques politiques d’auteurs tels que Johannes R. Becher, Friedrich Wolf, Ernst Ottwald, Georg W. Pijet, pour ne citer que ceux-là.
168Chose surprenante, l’émission conçue par Benjamin et Zucker ne mentionne nullement la crise économique qui frappe à cette même période la société allemande : pas un mot sur le nombre croissant de chômeurs ni sur les faillites touchant le commerce et l’industrie du pays, ni même sur le ralentissement de l’activité économique. D’autres auteurs, pourtant, s’insurgent durant la même période contre la violence qui agite le monde du travail : « L’argent n’est-il pas un moyen de traiter les relations humaines aussi sûr que la violence, et ne nous permet-il pas de renoncer au trop naïf usage de celle-ci ? Il est de la violence spiritualisée ; une forme particulière, souple, raffinée, créatrice de la violence176 », écrit Robert Musil dans L’Homme sans qualités. Plus grave encore, la crise politique que connaît l’Allemagne avec la montée inquiétante du parti nazi est également occultée par Benjamin et Zucker. Comment peut-on envisager d’aborder, dans un tel contexte, la question de l’autorité sans tenir compte du culte du chef véhiculé par l’ouvrage d’Adolf Hitler, Mein Kampf, depuis sa parution en 1925 ? Dans quelle mesure peut-on adresser aux auditeurs une réflexion sur de tels sujets sans se référer explicitement aux difficultés sociales qu’ils rencontrent quotidiennement ? Voilà un certain nombre de difficultés qui n’ont pas manqué d’être relevées à travers les nombreux courriers reçus par les stations de l’époque : « Quelques responsables syndicaux protestèrent contre un contournement, soi-disant proposé dans “Comment dois-je prendre mon chef ?”, des négociations de salaires collectives et des accords tarifaires adoptés ; la maison de la radio nous envoya une pile de telles lettres de protestation et nous demanda d’y répondre177 », se souvient Zucker.
169Ce « modèle radiophonique » destiné à donner les clefs d’une négociation de salaire réussie est d’autant plus surprenant qu’il paraît remettre en question l’influence de la théorie marxiste sur la pensée de Benjamin. Au fond, ce dernier ne propose-t-il pas à ses auditeurs une technique individuelle d’accommodement qui viendrait ainsi les détourner de potentielles pratiques de transformation sociale ? Autrement dit, Benjamin aurait-il mis de côté l’inspiration marxiste qui caractérise ses recherches d’alors ? Répondre à cette question par l’affirmative serait, semble-t-il, se méprendre sur l’intention de Benjamin. En effet, n’y aurait-il pas chez lui, au contraire, une tentative de dévoiler, par l’exposé caricatural de ces curieuses techniques de négociation, à la fois l’absurdité et la violence du système capitaliste ? Ces petites scènes de la vie quotidienne ne représentent-elles pas plutôt la possibilité de dénoncer, non sans une certaine ironie, la vacuité de la société bourgeoise et des rapports de classes, au risque de provoquer des malentendus chez les auditeurs ? Ainsi, le caractère à la fois exagéré et aseptisé de la relation employeur-employé pourrait être perçu comme une forme de dénonciation politique. À en croire Adorno, si « seule l’exagération est vraie178 », l’absurdité des saynètes de Benjamin et Zucker doit alors être regardée à la mesure de la gravité du malaise social qui touche, en ce début des années 1930, la république de Weimar.
170De plus, l’émission de Benjamin semble s’inscrire dans une lignée d’écrits et de recherches théoriques bien plus vaste. On peut penser ici à l’ouvrage Les Employés de Siegfried Kracauer paru en 1929 et dont Benjamin avait rédigé un compte rendu en mai 1930 sous le titre « Un marginal sort de l’ombre ». Ce n’est pas un hasard si la première diffusion de l’émission « Augmentation de salaire ? ! Où avez-vous donc la tête ? » s’est faite sur les ondes de Berlin. Rappelons seulement, à ce titre, les quelques considérations préliminaires de Kracauer à son ouvrage : « Berlin est aujourd’hui une ville marquée par la culture des employés ; c’est-à-dire par une culture faite par des employés, pour des employés, et que ceux-ci, pour la plupart, tiennent pour une culture. Ce n’est qu’à Berlin, où les attaches aux origines et à la terre sont si refoulées que les sorties de week-end ont pu devenir tellement à la mode, que la vie des employés se laisse appréhender dans sa réalité179. » Les employés, explique Kracauer tout au long de son étude, se sont enfermés dans l’illusion d’un mode de vie bourgeois, un pur fantasme dans lequel les différents loisirs auxquels ils s’adonnent ne cessent de les conforter. Car cette fiction idéologique à laquelle ils ont consenti se trouve à mille lieues de leur situation matérielle, faite de misère et de violence et qu’ils partagent avec celle des ouvriers. C’est justement cette fausse conscience que cherche à dénoncer Kracauer en pointant le profond écart entre les conditions de vie précaires des employés et leurs pratiques culturelles. De par les enjeux sociologiques et la dimension critique qu’il contient, le livre de Kracauer a beaucoup compté pour Benjamin. Et si cet ouvrage vise justement à arracher cette classe sociale à une fausse conscience qu’elle s’est façonnée, il nous paraît difficilement envisageable de penser que Benjamin n’a pas souhaité, de par la lecture qu’il en a fait, prolonger cette perspective critique dans le cadre de son émission radiophonique. Dès lors, si le contexte historique de la crise économique est resté extérieur à ce « modèle », il ne peut toutefois être écarté en théorie. Notons, par ailleurs, qu’en rédigeant le texte de son émission sur le thème de l’augmentation de salaire, Benjamin anticipe ainsi, à sa manière, les théories fondatrices de la négociation que développeront notamment, à partir de 1933, Elton Mayo et les sociologues américains de l’École des relations humaines, qui influenceront à leur tour les penseurs français Georges Friedmann et Michel Crozier dans les années 1950. Le « modèle » de Benjamin constitue, pour ainsi dire, une préhistoire de la pensée de la négociation, à ce détail près qu’il suggère surtout une pratique de cette dernière à défaut d’être la formulation d’une véritable théorie. S’il y a une pensée de la négociation chez Benjamin, celle-ci reste avant tout une praxis.
171En recourant à l’ouvrage d’un auteur du xviiie siècle, Benjamin et Zucker ont sans doute cherché à accentuer le caractère inactuel des conflits entre les hommes, et ce, en choisissant un ton délibérément provocateur. La froideur des rapports hiérarchiques qui en ressort contraste, semble-t-il, avec l’effet de choc présupposé chez les auditeurs. Car c’est vraisemblablement sur ce dernier élément que réside le principal enjeu de l’émission : celui de la médiation. Qu’il s’agisse des rapports de classes ou des relations entre l’homme de radio et l’auditeur, c’est la question de l’organe intermédiaire qui paraît occuper Benjamin : le « modèle radiophonique » doit être entendu à la fois comme l’outil possible d’une résolution de conflits sociaux et comme l’instrument d’un dialogue entre la représentation fictionnelle et la vie réelle des auditeurs. Benjamin et Zucker ont ainsi cherché à dévoiler les faux-semblants et les contradictions de notre vie quotidienne, en soulignant la dimension artificielle des relations entre les hommes que le système capitaliste leur a infligée : les différentes tentatives de négociation mises en scène dans l’émission dévoilent de cette manière un ensemble factice de conventions sociales, de formules, de comportements et de sous-entendus qui dissimulent, chacun à leur façon, la domination des uns et l’asservissement des autres.
172La leçon que nous donne ainsi à entendre Benjamin est amère mais précieuse. Dans une situation où seule la survie est la priorité, le succès se doit d’être relativisé. Survivre avec dignité est tout ce que nous pouvons espérer. M. Lhésitant et les autres vaincus ont certes échoué, mais d’une manière décente. Les vaincus ont choisi de refuser la compromission et le jeu de faux-semblants suggérés par le système capitaliste. Tel un « avertisseur d’incendie », Benjamin donne ainsi l’alarme en adressant un message à ses auditeurs : sortir au plus vite du sommeil dans lequel l’idéologie bourgeoise les a plongés pour éviter la catastrophe. L’image qu’emploiera quelques mois plus tard Benjamin dans sa correspondance avec Scholem résume à elle seule l’espoir qu’il place dans sa tentative d’éveiller ses auditeurs aux dangers qui les menacent : « J’arrive à une extrémité. Un naufragé dérivant sur une épave, qui grimpe à la pointe de son mât lui-même déjà fendu. Mais de là-haut, il a la chance de lancer un signal pour qu’on le sauve180. »
173Reste ainsi l’échec, du moins apparent, de ce type d’émissions, leurs auteurs n’ayant, semble-t-il, pas atteint l’objectif qu’ils s’étaient fixé :
« Il semble que peu d’auditeurs aient compris le but d’une série d’instructions dramatisées sur les types de comportement de l’époque. Les critiques blâmèrent le côté gravure sur bois, non psychologique, des caractères et le pédantisme didactique du déroulement de l’action ; ils avaient attendu un drame radiophonique et recevaient une histoire d’almanach. […] La maison de la radio nous envoya une pile de lettres de protestation de la sorte et nous demanda d’y répondre181. »
174Les réponses adressées aux auditeurs consistèrent à les remercier pour leur franchise, en approuvant la plupart de leurs objections : « Cela [faisait] partie du principe des modèles radiophoniques que le client [eût] toujours raison182 », écrit Zucker dans son journal. À ces premières difficultés s’ajouta la censure concernant la libre antenne prévue après la diffusion de certains Hörmodelle. En 1930, Ernst Schoen fait part de ce problème à Benjamin : « Le conseil de surveillance de la radio de Francfort a décidé, dans le cadre de sa dernière réunion, qu’il était interdit de laisser de jeunes gens intervenir au microphone183. » C’est dans ce climat de censure et de difficultés croissantes au sein de la radio de Francfort que Walter Benjamin va innover une fois de plus en créant en 1932 un nouveau genre radiophonique, à savoir les Funkspiele.
iii. Les jeux radiophoniques (Funkspiele) : poésie sonore et jeux de mots
175Selon Benjamin, un des problèmes fondamentaux posé par la radio est de permettre à l’auditeur de devenir producteur et non plus simple consommateur. C’est une question qui préoccupe également Brecht depuis son Vol des Lindbergh, et qui le conduit en 1932 à proposer de faire passer la radio d’un appareil de distribution à un « appareil de communication184 ». Mais alors que Brecht juge lui-même son idée utopique, en affirmant que ses propositions « irréalisables dans l’ordre social présent, réalisables dans un autre […], servent à propager et à construire cet autre ordre185 », Benjamin tente d’intégrer l’auditeur au processus de communication à l’aide d’une expérience organisée le 3 janvier 1932 par la radio de Francfort. Pour ce faire, il recourt, dans la réalisation de ses Funkspiele, à un jeu littéraire baroque que Georg Philipp Harsdörffer nomme le « lancer de mots » dans ses Jeux de conversation pour dames186.
176Si aucun document sonore de ces « jeux radiophoniques » improvisés avec et pour les auditeurs n’a malheureusement été conservé, l’annonce et la critique du programme permettent cependant de s’en faire une image approximative :
« C’est à la fois une sorte de jeu de société littéraire datant de temps reculés et plus artistiques, et, discrètement dissimulée, une expérience psychologique et pédagogique d’une certaine utilité que propose dimanche soir une émission dirigée par le Dr Walter Benjamin, sous le titre de “Jeux radiophoniques”. Devant le micro, on récite à un enfant, une femme, un poète, un journaliste, un commerçant – représentant des types humains pouvant être variés et remplacés à l’infini – une série de mots-clés pêle-mêle. Les participants doivent résoudre, en même temps que l’animateur de l’émission, la tâche qui consiste à former à partir de ces mots une brève histoire cohérente187. »
177Les auditeurs sont alors invités à juger les prestations des participants en leur attribuant des points, mais aussi à se laisser encourager à jouer eux-mêmes. Bien que nous ne sachions rien de précis à propos des résultats auxquels ont abouti les Funkspiele, le courrier des auditeurs permet de faire quelques déductions indirectes. Voici, par exemple, deux solutions données pour le lancer de mots « Kiefer, Ball, Strauß, Kamm, Bauer, Atlas188 » :
« Sous le pin,/ La mâchoire tremblante,/ Vêtue de satin rose,/ Gretchen feuillette un atlas,/ Puis elle court au bal,/ Arrive alors une boule de neige,/ “Hélas, mon bouquet,/ Voilà qui va faire du grabuge !”/ Ses cheveux se dressent sur sa tête/ Elle brandit son peigne :/ “Si seulement tu étais dans une cage,/ Vaurien de paysan !”189 »
« Sous le pin était posé un atlas ouvert, à côté de lui un ballon et un bouquet de fleurs qui n’avait pas encore été lié. Preuve que le père, la mère et l’enfant avaient été dérangés lorsque, depuis la crête de la montagne, le paysan avait appelé au secours190. »
178L’expérience des Funkspiele en est restée pour Benjamin au stade de cette seule ébauche, dont il aurait certainement été possible de tirer profit pour la pratique radiophonique. Mais les quelques traces qui nous en restent, indirectes et non encore recensées, révèlent au moins une partie de l’objectif de Benjamin, dévoilant par là même l’aspect stimulant d’une entreprise qui visait à éveiller le goût du jeu et promouvoir une forme d’apprentissage autonome et ludique dans laquelle l’enseignant (le programmateur), lui aussi, reçoit des stimulations de la part de l’apprenant (l’auditeur participant au jeu).
iv. Les contes radiophoniques pour enfants
179Les textes des émissions destinées à la jeunesse, et dont certains ont été réunis et publiés sous le titre Lumières pour enfants191 (Aufklärung für Kinder), frappent autant par leur richesse que par leur diversité. Composées d’une quarantaine de récits, ces émissions, qui feront l’objet du prochain chapitre, ont vu le jour dans le cadre du programme « Jugendstunde » existant sur les ondes de Berlin et Francfort depuis 1925. Comprenant à la fois des contes, des pièces de théâtre, des émissions pédagogiques ainsi qu’une série consacrée à Berlin, la Jugendstunde se voit orchestrée chaque semaine par Walter Benjamin à partir de 1929. L’investissement personnel qu’il place alors dans ce programme témoigne de son engagement dans le Mouvement de la jeunesse libre allemande192, de sa rencontre avec la révolutionnaire lettone Asja Lacis, pour laquelle il rédige un programme de théâtre d’enfants prolétarien, et de son amitié avec Brecht, dont il admire les pièces didactiques. Le recueil Lumières pour enfants est loin de constituer un ensemble d’« écrits de circonstance » dans l’œuvre du philosophe. L’ensemble de ces scripts se répartit selon des axes précis et un jeu complexe de correspondances, qui ont certainement été déterminants dans le projet de Benjamin de raconter sa propre enfance ainsi que de méditer sur la question esthétique de l’art reproductible.
Notes de bas de page
1 Alfred Szendrei, Rundfunk und Musikpflege, Leipzig, F. Kistner & C.F.W. Siegel, 1931.
2 Marcel Proust, Correspondance, t. III, Paris, Plon, 1976, p. 182.
3 Le gramophone, le téléphone et le théâtrophone furent inventés respectivement par Emil Berliner en 1886-1889, Alexander Graham Bell en 1876 et Clément Ader en 1881.
4 Gerhard Hay, Literatur und Rundfunk 1923-1933, Hildesheim, Gerstenberg, 1975, p. 2, cité in : Rudolf Arnheim, Radio, op. cit., p. 10.
5 Ibid., p. 53.
6 Ibid., p. 209 sq.
7 Tradition d’origine viennoise consistant à jouer entre amis, pour le plaisir, les grandes œuvres classiques ou romantiques du répertoire chambriste. Appartiennent à cette dernière catégorie les œuvres pour piano à quatre mains très appréciées. Schumann et Schubert ont écrit pour cette formation. Cet engouement pour la pratique amateur a favorisé le développement des éditions musicales ; elles ont ainsi permis aux compositeurs de monnayer leurs œuvres directement auprès des éditeurs et d’échapper aux emplois serviles qui les attachaient à une institution civile, religieuse ou aristocratique.
8 Richard H. Stein, « Probleme der Rundfunkmusik », in : Die Musik, t. XVIII, 2, p. 256, cité in : Rudolf Arnheim, Radio, op. cit., p. 11.
9 Hanns Eisler, Musik und Politik. Schriften 1924-1948, Leipzig, Deutscher Verlag für Musik, 1985, p. 401, cité in : Rudolf Arnheim, Radio, op. cit., p. 13.
10 Heinrich Besseler, « Grundfragen des musikalischen Hörens », in : Jahrbuch der Musikbibliothek Peters, 32/1925, p. 36, cité in : Rudolf Arnheim, Radio, op. cit., p. 14.
11 Richard Baum, « Grenzen musikalischer Rundfunksendung », in : Zeitschrift für Musikwissenschaft, XIV, 1931/1932, p. 473, cité in : Rudolf Arnheim, Radio, op. cit., p. 19.
12 Alfred Szendrei, Rundfunk und Musikpflege, op. cit., p. 1 025, cité in : Rudolf Arnheim, Radio, op. cit., p. 2.
13 Heinrich Strobel, « Originale Hörspiele für Rundfunk. Die deutsche Kammermusik in Baden-Baden », Der Deutsche Rundfunk, VII, 32, 9 août 1929, p. 1 015 sq., cité in : Pascal Huynh, La musique sous la république de Weimar, Paris, Fayard, 1998, p. 193.
14 Frank Warschauer, Melos, VIII, 7, p. 304, cité in : Martin Kaltenecker, « La retouche du réel – l’esthétique radiophonique de Rudolf Arnheim », in : Rudolf Arnheim, Radio, op. cit., p. 16.
15 Martin Heidegger, Einführung in die Metaphysik (1935), op. cit., p. 231.
16 Alfred Szendrei, Rundfunk und Musikpflege, op. cit., p. 174.
17 Wolfgang Martini, « Radio und Musik », in : J. L. Fischer (dir.), Deutsche Muskipflege, Francfort-sur-le-Main, 1925, p. 96, cité in : Martin Kaltenecker, « La retouche du réel – l’esthétique radiophonique de Rudolf Arnheim », op. cit., p. 21.
18 Theodor W. Adorno, Beaux passages. Écouter la musique, traduit par Jean Lauxerois, Paris, Payot, 2013. Appartiennent à cette catégorie, selon Hans Rosbaud (directeur musical de l’Orchestre symphonique de la radio de Francfort de 1929 à 1937), les œuvres de Haydn et Mozart.
19 Kurt Weill, De Berlin à Broadway, traduit par Pascal Huynh, Paris, Plume, 1993, p. 107, cité in : Martin Kaltenecker, « La retouche du réel – l’esthétique radiophonique de Rudolf Arnheim », op. cit., p. 23.
20 Bertolt Brecht, « Théorie de la radio », in : id., Écrits sur la littérature et l’art, t. I, Paris, L’Arche, 1970, p. 137 : « Il faut […] transformer [la radio] d’appareil de distribution en appareil de communication. La radio pourrait être le plus formidable appareil de communication qu’on puisse imaginer pour la vie publique, un énorme système de canalisation, ou plutôt elle pourrait l’être si elle savait non seulement émettre, mais recevoir, non seulement faire écouter l’auditeur, mais le faire parler, ne pas l’isoler, mais le mettre en relation avec les autres. »
21 Forgé par Brecht, le concept de « théâtre épique » formule le souhait de rendre la dramaturgie plus proche de l’épopée, en recourant notamment à l’introduction d’un narrateur. Il s’agit alors de faire émerger chez le spectateur le désir d’agir, de l’inciter à se former des opinions tout en les confrontant à la pièce à laquelle il assiste. Fondamentalement politique, le théâtre épique, tel que l’envisageaient Erwin Piscator, Vladimir Maïakovski ou bien encore Vsevolod Meyerhold, constitue, aussi bien pour le spectateur que pour l’acteur, une invitation à la prise de distance critique, la pièce de théâtre se définissant, selon Brecht, comme un « instrument d’instruction, au sens de la pratique sociale révolutionnaire ». Au cœur du théâtre épique brechtien se trouvent alors les principes d’interruption et de distanciation censés révéler au spectateur l’illusion que produit sur lui le jeu sur scène, conduisant alors celui-ci à participer activement à la réflexion suscitée par le thème de la pièce. Voir sur ce point : Walter Benjamin, « Qu’est-ce que le théâtre épique ? », in : id., Essais sur Brecht, traduit par Philippe Ivernel, Paris, La Fabrique, 2003, p. 18-34.
22 Theodor W. Adorno, « De l’usage musical de la radio », in : id., Beaux passages. Écouter la musique, op. cit., p. 75-110. Quelques années plus tard, Adorno participera à un projet américain de sociologie de la radio à partir duquel il rédigera l’ouvrage intitulé Current of Music. Elements of Radio Theory (T. W. Adorno, Current of Music. Éléments pour une théorie de la radio, traduit par Pierre Arnoux, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Philia », 2009). Dans les textes qui composent cet essai, Adorno s’attache à étudier l’émergence d’un médium de masse à travers le cas précis de la musique radiodiffusée. À partir des différentes réflexions qu’il mène sur la question, il parvient à une conclusion nettement moins enthousiaste que celle proposée dans son article sur l’utilisation musicale de la radio. Désormais, Adorno considére le médium radiophonique comme défigurant l’œuvre musicale, la radio ne faisant qu’en appauvrir l’écoute.
23 Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », op. cit., p. 269-316. Benjamin a rédigé quatre versions de ce texte entre 1935 et 1939.
24 Walter Benjamin, « Les Affinités électives de Goethe », in : id., Œuvres, op. cit., t. I, p. 274-396.
25 Walter Benjamin, Sens unique…, op. cit.
26 Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », in : id., Œuvres, op. cit., t. III, p. 329-390
27 Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », op. cit., p. 270.
28 Ibid., p. 316.
29 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Cours d’esthétique, traduit par Jean-Pierre Lefebvre et Veronika von Schenk, Paris, Aubier, 1995, t. I, p. 17, cité in : Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », op. cit., p. 283.
30 « Le destin de notre époque caractérisée par la rationalisation, par l’intellectualisation et surtout par le désenchantement du monde a conduit les humains à bannir les valeurs suprêmes les plus sublimes de la vie publique […]. Il n’y a rien de fortuit dans le fait que l’art le plus éminent de notre temps est intime et non monumental » (Max Weber, Le savant et le politique, Paris, Plon, 1959, p. 103).
31 Plus précisément, c’est à propos d’une photo de Franz Kafka enfant qu’apparaît, pour la première fois, le concept d’aura : « Dans son insondable tristesse, cette image contraste avec l’ancienne photographie ; là les hommes ne jetaient pas encore sur le monde, comme le jeune Kafka, un regard désolé, abandonné des dieux. Il y avait alors autour d’eux une aura, un médium qui, traversé par leur regard, leur donnait richesse et assurance. » (Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », in : id., Œuvres, op. cit., t. II, p. 307). Avant d’être conceptualisée dans son article sur la photographie, la notion d’« aura » fut esquissée en mars 1930 par Benjamin. Dans les marges de ses écrits Sur le haschich, il souligne ainsi le caractère « authentique » de l’aura par opposition aux « représentations conventionnelles et banales des théosophes », et plus largement de celles avancées par les différents courants ésotériques. Voir : Walter Benjamin, « Haschich début mars 1930 », in : Sur le haschich et autres écrits sur la drogue (1927-1934), traduit de l’allemand par Jean-François Poirier, Paris, Christian Bourgois, 1993, p. 56.
32 Ibid., p. 308.
33 Ibid., p. 310.
34 Ibid., p. 311.
35 Ibid.
36 Ibid.
37 « En fin de compte, les méthodes mécaniques de reproduction sont une technique de réduction et procurent à l’homme un degré de maîtrise sur les œuvres sans lequel elles ne pourraient plus avoir d’utilité » (ibid., p. 316).
38 Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », op. cit., p. 271.
39 « Au temps des techniques de reproduction, ce qui est atteint dans l’œuvre d’art, c’est son aura. Ce processus a valeur de symptôme ; sa signification dépasse le domaine de l’art. On pourrait dire, de façon générale, que les techniques de reproduction détachent l’objet reproduit du domaine de la tradition » (ibid., p. 276).
40 « En multipliant les exemplaires, [les techniques de reproduction] substituent un phénomène de masse à un événement qui ne s’est produit qu’une fois. En permettant à l’objet reproduit de s’offrir à la vision et à l’audition dans n’importe quelle circonstance, elles lui confèrent une actualité. Ces deux processus aboutissent à un considérable ébranlement de la réalité transmise, – à un ébranlement de la tradition, qui est la contrepartie de la crise que traverse actuellement l’humanité et de son actuelle rénovation » (ibid.).
41 Si Benjamin considère le cinéma comme doté d’un caractère destructeur, c’est parce qu’il s’appuie, selon lui, sur deux éléments qui tendent à faire disparaître l’aura : la reproductibilité technique, d’une part, sur laquelle il se fonde, et l’« esthétique du choc », d’autre part, qu’il provoque grâce au procédé de projection. Selon Benjamin, les bouleversements socio-économiques ont contribué à des transformations notables dans le champ de l’expérience et de la perception humaine, entraînant alors l’importance croissante des masses, phénomène duquel a découlé, à son tour, le déclin de l’aura : « Car rendre les choses spatialement et humainement “plus proches” de soi, c’est chez les masses d’aujourd’hui un désir tout aussi passionné que leur tendance à déposséder tout phénomène de son unicité au moyen d’une réception de sa reproduction » (ibid., p. 278).
42 « À l’origine, le culte exprime l’incorporation de l’œuvre d’art dans un ensemble de relations traditionnelles. On sait que les plus anciennes œuvres d’art naquirent au service d’un rituel, magique d’abord, puis religieux. Or c’est un fait d’importance décisive que l’œuvre d’art ne peut que perdre son aura dès qu’il ne reste plus en elle aucune trace de sa fonction rituelle. En d’autres termes, la valeur d’unicité propre à l’œuvre d’art “authentique” se fonde sur ce rituel qui fut à l’origine le support de son ancienne valeur d’utilité » (ibid., p. 280).
43 Ibid.
44 Ibid., p. 282 sq.
45 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, Paris, Puf, 2004 [1787].
46 Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », op. cit., p. 281.
47 Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », op. cit., p. 379.
48 Ibid., p. 382.
49 Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », op. cit., p. 296.
50 « Dans cette pêcheuse de New Haven, dont les yeux baissés ont une pudeur si nonchalante et si séduisante, il reste quelque chose qui ne se réduit pas à un témoignage en faveur de l’art du photographe Hill, quelque chose qu’il est impossible de réduire au silence et qui réclame avec insistance le nom de celle qui a vécu là, qui là est encore réelle et qui ne passera jamais entièrement dans l’art » (ibid., p. 299).
51 Ibid.
52 Ibid., p. 300.
53 Ibid., p. 301.
54 « Devant les premières photographies que Nadar fixe sur ses plaques, on reste comme fasciné. Ces visages vous regardent, vous parlent presque, avec une vie saisissante […]. Nadar fut le premier à redécouvrir le visage humain par l’appareil photographique. » (Gisèle Freund, La Photographie en France au dix-neuvième siècle, Paris, A. Monnier, 1936, p. 59).
55 Ibid., p. 88 sq.
56 « À la différence de ce qui se passe en littérature ou en peinture, la technique de reproduction n’est pas, pour le film, une simple condition extérieure qui en permettrait la diffusion massive ; sa technique de production fonde directement sa technique de reproduction. Elle ne permet pas seulement, de la façon la plus immédiate, la diffusion massive du film, elle l’exige » (Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », op. cit., p. 281).
57 Sur l’incidence psychologique et psychique de l’image cinématographique sur le spectateur, voir : Raymond Bellour, Le corps du cinéma. Hypnoses, émotions, animalités, Paris, POL/Trafic, 2009. Voir également : Mireille Berton, Le corps nerveux des spectateurs : cinéma et sciences du psychisme autour de 1900, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2015.
58 Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », op. cit., p. 356.
59 Ibid., p. 332.
60 Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », op. cit., p. 301.
61 « En procédant à l’inventaire des réalités par le moyen de ses gros plans, en soulignant des détails cachés dans des accessoires familiers, en explorant des milieux banals sous la direction géniale de l’objectif, si le cinéma, d’une part, nous fait mieux voir les nécessités qui règnent sur notre vie, il aboutit, d’autre part, à ouvrir un champ d’action immense et que nous ne soupçonnions pas. Nos cafés et nos rues de nos grandes villes, nos bureaux et nos chambres meublées, nos gares et nos usines semblaient nous emprisonner sans espoir de libération. Alors vint le cinéma, et, grâce à la dynamite de ses dixièmes de seconde, il fit sauter cet univers concentrationnaire, si bien que maintenant, abandonnés au milieu de leurs débris projetés au loin, nous entreprenons d’aventureux voyages » (Ibid., p. 305).
62 Ibid., p. 313.
63 Ibid., p. 314.
64 Ibid., p. 278.
65 Ibid., p. 313.
66 Ibid.
67 Nous faisons référence ici à l’intitulé du onzième chapitre de Radio de Rudolf Arnheim, ouvrage écrit durant les mêmes années pendant lesquelles Benjamin expérimente le médium radiophonique.
68 Étienne Souriau, « Univers radiophonique et esthétique comparée », Cahiers d’études de radio-télévision, n° 1, 1954, p. 5.
69 Rudolf Arnheim, Radio, op. cit., p. 145.
70 Ibid.
71 Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », op. cit., p. 311.
72 Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », op. cit., p. 273.
73 Paul Valéry, « La conquête de l’ubiquité », in : id., Œuvres, t. II : Pièces sur l’art, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1960, p. 1 283-1 287.
74 Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », op. cit., p. 379.
75 Nelson Goodman, Langages de l’art : une approche de la théorie des symboles, op. cit., p. 153.
76 Arthur Danto, La transfiguration du banal, Paris, Seuil, 1989, p. 217 sq.
77 Gérard Genette, L’œuvre de l’art. Immanence et transcendance, op. cit.
78 Paul Valéry, « La conquête de l’ubiquité », op. cit.
79 Ibid., p. 1 284.
80 Ibid., cité in : Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », op. cit., p. 269.
81 Ibid.
82 « Comme l’œil saisit plus vite que la main ne dessine, la reproduction des images put se faire désormais à un rythme si accéléré qu’elle parvint à suivre la cadence même des paroles […]. Si la lithographie contenait virtuellement le journal illustré, la photographie contenait virtuellement le cinéma parlant » (Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », op. cit., p. 272).
83 Walter Benjamin, « L’auteur comme producteur », in : id., Essais sur Brecht, op. cit., p. 132.
84 Ibid., p. 139.
85 Walter Benjamin avait d’ailleurs l’intention de réaliser une émission sur le spiritisme. C’est du moins un projet dont il fait part à son ami Scholem dans une lettre datée du 15 janvier 1933 : « Mais sinon il faut me contenter de filandreuses sciences occultes ; et pour l’instant je suis sur le point de faire un tour dans cette littérature en vue d’une émission radiophonique sur le spiritisme. Non sans évidemment m’être taillé tout à la dérobée et pour mon propre plaisir une théorie sur le sujet, que je me propose de te développer un soir lointain en compagnie d’une bouteille de Bourgogne » (Walter Benjamin, Correspondance, op. cit., t. II, p. 76).
86 Cette conception singulière de la radio rejoint la définition qu’a proposée récemment le philosophe Yves Citton : « Un vague halo de menace ou, au contraire, une certaine exaltation au contact de la merveille paraît flotter au-dessus des usages pragmatiques que nous pouvons faire de nos media. […] Le domaine du médiumnique a pour fonction de permettre l’exploration des causes et des effets bien réels que traduisent les hantises ou les exaltations produites au contact des media. » (Yves Citton, Médiarchie, Paris, Seuil, 2017, p. 31-32).
87 Walter Benjamin, « Madame Ariane, deuxième cour à gauche », in : id., Sens unique, op. cit., p. 219-221.
88 Pierre Klossowski, « Lettre sur Walter Benjamin », in : id., Tableaux vivants. Essais critiques 1936-1983, Paris, Le Promeneur, 2001, p. 86-87.
89 Stefan Zweig, Le Monde d’hier : souvenirs d'un Européen, traduit par Jean-Paul Zimmermann, Paris, Belfond, 1982, p. 354.
90 À la même époque où Benjamin intervient sur les ondes, une expérience de « transmission de pensée à grande échelle » est diffusée en direct le 16 octobre 1927 par la station de Berlin, sous la houlette du psychologue Alexander Herzberg et du fondateur de la société Telefunken, Georg von Arco. Grâce au courrier des auditeurs, L’heure de télépathie permettra de recueillir 4 563 témoignages, dont plusieurs viendront attester, selon les organisateurs, l’existence d’« un champ de force énergétique formé à partir des ondes de la pensée ». (« Telepathie im Rundfunk. Zu dem Versuch der Berliner Funk-Stunde am 16. Oktober », Der Deutsche Rundfunk, 5, n° 42, 1928, p. 2 893. Nous traduisons.) Sur les liens entre radiophonie et télépathie, voir : Jeffrey Sconce, Haunted Media: Electronic Presence from Telegraphy to Television, Durham, Duke University Press, 2000, p. 75-81. Voir également : Cornelius Brock, Brainwaves: A Cultural History of Electroencephalography, New York, Routledge, 2018, p. 98-103.
91 Walter Benjamin, « Le surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne », in : id., Œuvres, op. cit., t. II, p. 131.
92 Walter Benjamin, « Théorie de la ressemblance », in : Marc B. de Launay et Marc Jimenez (dir.), Revue d’esthétique, n° spécial Walter Benjamin, 1990, p. 64.
93 Walter Benjamin, « Télépathie », in : id., Fragments, traduits de l’allemand par Christophe Jouanlanne et Jean-François Poirier, Paris, Puf, 2001, p. 234-235. Je remercie chaleureusement Peter Szendy d'avoir attiré mon attention sur ce point.
94 Walter Benjamin, « La main heureuse », in : id., Rastelli raconte…et autres récits, op. cit., p. 121.
95 Le terme de « télépathie » fut forgé en 1882 par Frederic Myers pour désigner « tous les cas d’impression reçue à distance sans l’opération normale des organes sensoriels reconnus » (Roger Luckhurst, The Invention of Telepathy: 1870-1901, New York, Oxford University Press, 2002, p. 70. Nous traduisons.)
96 Léa Barbisan, Le corps en exil, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2020, p. 259.
97 Ibid., p. 260.
98 Ibid.
99 Durant la première moitié du xxe siècle, plusieurs personnalités issues du monde scientifique et littéraire entrevoient à travers l’émergence de la radio, du téléphone et des autres moyens modernes de télécommunication, la possibilité de faire de la télépathie une réalité concrète. Il en va ainsi d’Alfred Fouillée qui s’efforce dans ses textes d’établir des liens entre télégraphie sans fil et transmission de pensée, envisageant alors la radio comme la possibilité inespérée d’une forme inédite de « sympathie à distance », ou des psychologues britanniques Frederic W. H. Myers et Arthur Myers pour qui les termes de « télépathie » et de « syntonie », qu’ils ont tous deux forgés, insistent sur l’effort humain de mise en accord entre émetteur et récepteur, sans oublier l’ouvrage Mental Radio (1930) du journaliste américain Upton Sinclair, préfacé par Albert Einstein, dans lequel la « télégraphie mentale » se conçoit comme un nouveau modèle épistémique s’inspirant directement du dispositif radiophonique.
100 Françoise Proust, L’histoire à contretemps : le temps historique chez Walter Benjamin, Paris, Cerf, 1994, p. 155.
101 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in : id., Œuvres, op. cit., t. III, p. 443.
102 Walter Benjamin, « Madame Ariane, deuxième cour à gauche », op. cit., p. 220.
103 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », op. cit., p. 443.
104 Walter Benjamin, « Paralipomènes et variantes de “Sur le concept d’histoire” », in : id., Écrits français, Paris, Gallimard, 2003, p. 453.
105 Walter Benjamin, « Madame Ariane, deuxième cour à gauche », op. cit., p. 219.
106 Walter Benjamin, « Expérience et pauvreté », in : id., Œuvres, t. II, op. cit., p. 365.
107 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », op. cit., p. 428.
108 Walter Benjamin, « Madame Ariane, deuxième cour à gauche », op. cit., p. 220.
109 Ibid.
110 Nous avons réuni l’ensemble de cette théorie fragmentaire de la radio dans : Walter Benjamin, Écrits radiophoniques, op. cit.
111 Walter Benjamin, Gesammelte Briefe, op. cit., t. I, p. 373. Nous traduisons.
112 L’ensemble de ces textes se trouve réuni dans le recueil : Walter Benjamin, Écrits radiophoniques, op. cit.
113 Walter Benjamin, « Entretien avec Ernst Schoen », in : id., Écrits radiophoniques, op. cit., p 169.
114 Ibid., p. 170.
115 Walter Benjamin, « Deux sortes de popularité. Réflexions de principe sur une pièce radiophonique », in : id., Écrits radiophoniques, op. cit., p. 180.
116 Walter Benjamin, « Entretien avec Ernst Schoen », op. cit., p. 170.
117 Ibid.
118 Si la formule n’apparaît pas telle quelle chez Horace, l’idée en est pourtant contenue dans son Art poétique : « aut prodesse volunt aut delectare poetae/Aut simul et iucunda et idonea dicere vitae » (v. 333-334) ; « Omne tulit punctum, qui miscuit utile dulci/Lectorem delectando pariterque monendo » (v. 343-344). Hippolyte Rigault traduit ainsi les vers 333-344 par : « Le but du poète est d’instruire ou de plaire ; plus souvent, d’instruire et de plaire à la fois. Dans les préceptes, soyez court : la maxime concise trouve l’esprit plus docile et la mémoire plus fidèle ; tout ce qu’on dit de trop, l’esprit surchargé le rejette. Dans les fictions, le but est d’amuser : gardez-y la vraisemblance ; que la scène ne courre pas après d’absurdes merveilles ; qu’une Lamie ne tire pas tout vivant de ses entrailles un enfant qu’elle a dévoré. Nos sévères sénateurs accueillent mal une farce où l’instruction n’est pour rien ; un drame austère n’arrête pas nos bouillants chevaliers ; pour enlever tous les suffrages, mêlez l’utile à l’agréable ; amusez en instruisant. »
119 Walter Benjamin, Über Kinder, Jugend und Erziehung, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1969. Le « Programme pour un théâtre d’enfants prolétarien » a été traduit par Philippe Ivernel, in : Asja Lacis, Profession : révolutionnaire, op. cit, p. 50-57.
120 Ibid., p. 51.
121 Walter Benjamin, « Réflexions sur la radio », in : id., Écrits radiophoniques, op. cit., p. 173.
122 Benjamin emploie le terme de « sabotage » (das Abschalten).
123 Walter Benjamin, « Réflexions sur la radio », op. cit, p. 173.
124 Ibid.
125 Walter Benjamin, Correspondance, op. cit., t. II, p. 114.
126 Walter Benjamin, « L’auteur comme producteur », op. cit., p. 138.
127 Ibid., p. 129.
128 Ibid., p. 130.
129 Alfred Döblin, Savoir et changer ! Lettres ouvertes à un jeune homme, traduit par Damien Missio, Marseille, Agone, 2015
130 Walter Benjamin, « L’auteur comme producteur », op. cit., p. 130.
131 Ibid., p. 132.
132 Ibid., p. 133.
133 Walter Benjamin, « Réflexions sur la radio », op. cit., p. 174.
134 Ibid.
135 Walter Benjamin, « Deux sortes de popularité… », op. cit., p. 180-181.
136 Ibid., p. 179-180.
137 Ibid., p. 180.
138 Richard Kolb, Horoskop des Hörspiels, Berlin, Max Hesses Verlag, 1932.
139 Walter Benjamin, « Deux sortes de popularité… », op. cit., p. 180.
140 Walter Benjamin, « Théâtre et radio », in : id., Écrits radiophoniques, op. cit., p. 176.
141 Cette lettre figure dans le recueil Écrits radiophoniques, op. cit., p. 186-190.
142 Walter Benjamin, « Théâtre et radio », op. cit., p. 177.
143 Ibid.
144 Ibid.
145 Ibid., p. 178.
146 Ibid.
147 Walter Benjamin, « À la minute », in : id., Écrits radiophniques, op. cit., p. 182.
148 Ibid.
149 Ibid.
150 Ibid., p. 183-184.
151 Ibid., p. 184.
152 Walter Benjamin, Sens unique précédé de Enfance berlinoise et suivi de Paysages urbains, traduit par Jean Lacoste, Paris, Maurice Nadeau, 1978.
153 Diffusée sur la Südwestdeutscher Rundfunk le 29 octobre 1929, cette émission a été retranscrite et reproduite dans : Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, op. cit., t. II/2, p. 635 sq. L’auteur reformule ici spécifiquement pour la radio un discours qu’il avait déjà présenté dans deux précédents écrits : « Johann Peter Hebel. Zu seinem 100. Todestag », in : id., Gesammelte Schriften, op. cit., t. IV/1, p. 277 ; « J. P. Hebel. Ein Bilderrätsel. Zum 100. Todestag des Dichters », in : id., Gesammelte Schriften, op. cit., t. II/1, p. 280. Nous traduisons.
154 Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, op. cit., t. III, p. 640. Nous traduisons.
155 Ibid., p. 226. Nous traduisons.
156 Ibid., p. 219. Nous traduisons.
157 Walter Benjamin, Gesammelte Briefe, op. cit., t. I, p. 373. Nous traduisons.
158 Walter Benjamin, Essais sur Brecht, op. cit., p. 8-17.
159 Ibid., p. 9.
160 Ibid., p. 9 sq.
161 Bernd Witte, Walter Benjamin, une biographie, Paris, Cerf, 1988, p. 147.
162 Walter Benjamin, Correspondance, op. cit., t. II, p. 79.
163 Südwestdeutsche Rundfunk-Zeitung, vol. 8, n° 10/1932, p. 1. Nous traduisons.
164 Sabine Schiller-Lerg, Walter Benjamin und der Rundfunk, op. cit., p. 254. Nous traduisons.
165 Ibid.
166 Ibid.
167 Ces fragments sont conservés à la Deutsches Rundfunkarchiv, située à Francfort-sur-le-Main.
168 Roland Rall, « Kasperl – Ein Plebejer auf dem Theater », in : Jörg Drews, Zum Kinderbuch, Francfort-sur-le-Main, Insel Verlag, 1975, p. 75 sq.
169 Ibid.
170 Walter Benjamin, « Rückblick auf Chaplin », Literarische Welt, 8 février 1929. Nous traduisons.
171 Robert Kahn, « L’Enfance berlinoise et le monde de verre ? », in : Philippe Simay (dir.), Capitales de la modernité : Walter Benjamin et la ville, Paris, L’Éclat, 2006, p. 89.
172 Ibid., p. 90.
173 Walter Benjamin, « Modèles radiophoniques », in : id., Écrits radiophoniques, op. cit., p. 144.
174 Il s’agit d’un traité de savoir vivre allemand, Über den Umgang mit Menschen, écrit par Adolph Freiherr von Knigge en 1788.
175 Wolfgang M. Zucker, « Ainsi sont nés les modèles radiophoniques », in : Walter Benjamin, Écrits radiophoniques, op. cit., p. 164.
176 Robert Musil, L’Homme sans qualités, traduit par Philippe Jaccottet, Paris, Seuil, 1957, p. 297.
177 Wolfgang M. Zucker, « Ainsi sont nés les modèles radiophoniques », op. cit., p. 164.
178 Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, La Dialectique de la raison, Gallimard, Paris, 1974, p. 128.
179 Sigfried Kracauer, Les Employés, traduit par Claude Orsoni, Paris, Les Belles Lettres, 2012, p. 15.
180 Walter Benjamin, lettre du 17 avril 1931, in : id., Correspondance, op. cit., p. 50.
181 Wolfgang M. Zucker, « Ainsi sont nés les modèles radiophoniques », op. cit., p. 164.
182 Ibid.
183 Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, op. cit., t. VII, p. 133. Nous traduisons.
184 Bertolt Brecht, « La radio, appareil de communication », in : id., Écrits sur la littérature et l’art, op. cit., t. I, p. 137.
185 Ibid.
186 Georg Philipp Harsdörffer, Frauenzimmergesprächspiele, Tübingen, Niemeyer, 1968.
187 Südwestdeutsche Rundfunk-Zeitung, vol. 8, n° 1/1932, p. 2. Nous traduisons.
188 Les mots en question sont polysémiques : Kiefer signifie à la fois pin et mâchoire ; Ball : bal, boule ou ballon ; Strauß : bouquet, querelle ou autruche ; Kamm : peigne ou crête ; Bauer : paysan ou cage ; Atlas désigne aussi bien l’atlas géographique que la chaîne de montagne, mais peut aussi signifier satin. C’est sur cette polysémie que se fondent les poèmes qui suivent.
189 « Unter der Kiefer / Mit zitterndem Kiefer, / In rosa Atlas / Blättert Gretchen im Atlas, / Eilt dann zum Ball, / Da kommt von Schnee ein Ball; / „Oh weh, mein Strauß, / Das gibt ‘nen Strauß !“ / Hoch schwillt ihr der Kamm, / Si droht mit dem Kamm: / „Wärst du in ‘nem Bauer, / Du nichtsnutziger Bauer !“ »
190 Südwestdeutsche Rundfunk-Zeitung, vol. 8, n° 3/1932, p. 5. Nous traduisons.
191 Walter Benjamin, Lumières pour enfants, op. cit. Comme le remarque Sabine Schiller-Lerg, cet ensemble de textes radiophoniques n’est certainement pas complet. Il appartenait aux archives de Benjamin confisquées en 1940 par les nazis dans son appartement parisien et rapatriées plus tard en RDA par l’armée soviétique.
192 Sous l’influence du pédagogue Gustav Wyneken, Benjamin s’engage, à la veille de la Grande Guerre, dans le Mouvement de la jeunesse libre allemande. Incarnant une volonté de rupture radicale avec le monde bourgeois, cette adhésion lui offre l’occasion de critiquer les structures éducatives de son temps, au moyen notamment d’actions sur le terrain. Brutalité des enseignants, discipline militaire imposée aux élèves, mépris de la jeunesse : c’est le sacrifice de toute une génération que Benjamin entend dénoncer à travers son implication. Refusant définitivement ce vieux « monde des pères » qu’est à ses yeux l’Allemagne wilhelmienne, il aspire avec ses jeunes camarades à une société nouvelle que viendraient nourrir à la fois le souffle de l’anarchisme et l’espoir d’un retour à la nature. Sur le plan pratique, l’engagement de Benjamin se manifestera, dès son arrivée à l’université de Fribourg en 1912, à travers l’organisation d’un groupe d’« Étudiants libres ». Toutefois, son enthousiasme à l’égard de ce mouvement sera de courte durée, pointant rapidement dans le discours de certains de ses camarades de nombreuses contradictions incompatibles avec sa pensée et ses idéaux philosophiques. Voir sur point : Jean-Michel Palmier, Walter Benjamin. Le chiffonnier, l’Ange et le Petit Bossu, op. cit., p. 99-113.
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