Conclusion générale
p. 193-197
Texte intégral
1L’emploi à temps partiel est un statut social qui connaît des déterminants bureaucratiques. Loin d’être construit par des forces économiques naturelles et transmis par des administrations, il est esquissé par un patronat en dialogue avec l’action publique et ses concurrents, puis formalisé et distribué par le personnel des agences pour l’emploi. Nulle opposition ici entre État et marché, car le premier organise les débouchés du second, et le second structure l’action du premier. Alors que l’horizon du plein-emploi est ouvertement abdiqué par les gouvernements allemand et français, rappeler le rôle des intermédiaires publics au milieu du conflit de distribution entre capital et travail souligne donc le caractère politique de l’emploi et de ses formes, tributaires de relations de pouvoir (Wood 1995 ; Korpi 2002).
2Le rétrécissement des possibles gouvernementaux signifie une déportation de la politique de l’emploi vers le bas. Si elles ont largement quitté le débat public, les controverses autour de l’emploi demeurent au centre des interactions, des échanges et des injonctions ordinaires des intermédiaires publics de l’emploi. L’emploi à temps partiel naît ainsi à l’ombre des institutions du chômage, au cours d’échanges en face-à-face et via l’usage de logiciels à destination des chômeurs. D’abord, il découle des jugements et des représentations des conseillers, qui convergent pour peser à la baisse sur les durées hebdomadaires recherchées par le public. Ce constat générique demeure néanmoins doublement stratifié : certains conseillers s’impliquent dans les vœux d’emploi des publics, mais seulement face à une partie des individus reçus. Ainsi, les dispositions sociales des uns et des autres distribuent des ressources inégales pour négocier l’emploi souhaitable ou acceptable, dont la plasticité est indexée sur le pouvoir discrétionnaire des agents administratifs. De plus, les logiciels de recherche d’emploi en ligne (à domicile comme face aux conseillers) déterminent les vœux dicibles et indicibles. Leur programmation écarte certaines aspirations et en conforte d’autres. En somme, les agences pour l’emploi sont travaillées par une « économie morale » (Thompson 1971), c’est-à-dire une représentation des normes et des droits économiques des individus, pour partie interactive et pour partie programmée.
3L’écrasante majorité des négociations temporelles observées jouent à la baisse : des conseillers plaident pour diminuer la durée hebdomadaire d’emploi recherchée. Leur accumulation met au jour un mouvement général de diminution du temps d’emploi des futurs travailleurs, dont les horaires sont même massivement amputés dans le Jobcenter et l’agence de Pôle emploi de Seine-Saint-Denis. Elle organise ainsi une réduction du temps d’emploi individualisée, en face-à-face, mais sans partage du travail ni compensation salariale. Celle-ci constitue une véritable politique publique, invisible et silencieuse, dont on ne trouve ni recommandation hiérarchique ni ordre explicite. Le sous-emploi est le produit secondaire de politiques d’activation, dont les logiques pratiques de mise en œuvre précarisent la vente de la force de travail.
4La production du temps partiel par les intermédiaires publics illustre la manière dont des résultats politiques systémiques sont poursuivis sans que personne ne les revendique explicitement, sans qu’ils soient le résultat volontaire d’une action concertée. Ces résultats appuient l’hypothèse d’une « ruse de la mise en œuvre » (Dubois 2010, p. 275), soit un abaissement du temps d’emploi accepté ou toléré par de nombreux acteurs, sans qu’aucun n’écope d’un blâme, ce qui participe de la pérennité de tels arrangements, face à des publics dont les capacités de protestation sont réduites – car les plus véhéments bénéficient d’un traitement préférentiel.
5Ces deux logiques bureaucratiques, le rationnement discrétionnaire par les conseillers et le rationnement programmé par les outils numériques, sont toutefois articulées de façon sensiblement différente entre chaque pays, institution et agence (figure 24). La comparaison franco-allemande souligne une profonde inégalité numérique, car les utilisateurs du SDR français disposent d’un accès aux durées hebdomadaires des emplois, tandis que leurs homologues allemands en sont privés par le logiciel VerBis. Ce n’est qu’en France que les outils numériques autorisent les usagers à évincer précisément les offres à temps partiel. Elle témoigne aussi de représentations partagées, inscrites dans l’infrastructure nationale de garde d’enfants – ou plutôt son déficit, régulièrement converti en préconisations d’emploi à temps partiel du côté allemand. Ainsi, la comparaison des pratiques et des équipements institutionnels dans les deux pays explique la production de la différence du poids du temps partiel dans l’emploi total entre France et Allemagne.
Figure 24 – Les deux tensions du rationnement.

6À l’échelle des institutions, la structuration des segments professionnels, les règles de droit et les modes d’évaluation de l’activité en vigueur influencent aussi les formes d’emploi diffusées. À Pôle emploi, en Arbeitsagentur et en Jobcenter, les équipes de conseillers ne connaissent pas les mêmes hiérarchies, ne disposent pas des mêmes ressources et ne suivent pas les mêmes indicateurs de résultats. La combinaison de ces éléments invite les conseillers de Jobcenter et de Pôle emploi à une promotion du dispositif de cumul temps partiel-chômage plus intensive que leurs collègues d’Arbeitsagentur. De même, le régime de sanctions octroyé aux agents de Jobcenter leur ouvre une marge de troc discrétionnaire particulièrement étendue, grâce à laquelle ils préservent les publics des retenues monétaires en échange de concessions en matière de durée hebdomadaire d’emploi.
7Enfin, d’une agence à une autre, les dispositions sociales des conseillers et les caractéristiques du public reçu orientent la distribution du temps partiel. Plus le degré d’investissement des conseillers est élevé, plus les offres accessibles aux chômeurs sont rares et plus leurs besoins financiers sont criants, plus l’emploi à temps partiel apparaît de façon insistante en entretien – évoqué, recommandé, enjoint ou imposé. Au sein d’une même institution comme Pôle emploi, les conseillers de l’agence de Seine-Saint-Denis plaident bien plus souvent en faveur du temps partiel que leurs homologues des Yvelines. Paradoxalement, l’apathie des agents administratifs peut représenter une ressource pour les chômeurs soucieux de conserver la pleine souveraineté de leurs choix.
8Or, ces rationnements temporels se concentrent sur certains types de populations. Les femmes, les paupérisés, les moins qualifiés et les individus en difficulté face au numérique réunissent différents traits qui les y exposent. La connaissance de leurs problématiques singulières par les conseillers est convertie en position spécifique sur le marché, « pour leur propre bien » et pour garantir le fonctionnement de l’institution. Les interactions de guichet stratifient le marché de l’emploi au long de lignes de partage genrées, monétaires et professionnelles. Aussi l’inégale sensibilité des catégories sociales au temps partiel résulte-t-elle pour partie des pratiques mêmes de l’intermédiation.
9Pour décrire les situations évoquées au long de l’enquête, l’opposition scolastique entre temps partiel « choisi » et « subi » apparaît singulièrement inadéquate (Fraisse 1999). Notre restitution du système de contraintes à l’œuvre (dispositifs, pouvoir discrétionnaire et programmation) et des conditions dans lesquelles certains acteurs y échappent souligne comment le temps partiel est couramment amené aux chômeurs. Il est toujours, simultanément, choisi et subi. Loin des robinsonnades de l’économie politique classique, dans certains cas, un acquiescement distrait, un geste imprécis ou même un silence hésitant face aux suggestions des conseillers font office de décision. Dans d’autres cas, il relève d’un travail itératif de persuasion, mené par certains conseillers, afin de modifier les choix qu’expriment les chômeurs, leur rapport aux opportunités disponibles et la compréhension de leurs propres intérêts. D’autres fois, encore, les internautes sélectionnent des offres sur le moteur de recherche de leur service public d’emploi, parmi une liste réduite d’annonces, et parfois même sans connaître la durée hebdomadaire d’emploi associée au poste. Le rationnement temporel est donc plutôt « consenti » que « choisi » ou « subi », ce qui souligne le caractère éminemment anormal de l’emploi à temps partiel (Maruani et Michon 1998).
10Mais s’il est subi par les publics, il l’est aussi par les conseillers, pris dans une dépendance structurelle vis-à-vis des employeurs, qu’ils expriment face aux chômeurs. Les besoins irréguliers de l’accumulation capitaliste contraignent en effet les pratiques des conseillers, susceptibles d’accompagner le mouvement pour aider les chômeurs à retrouver un emploi au péril de leurs conditions d’activité, ou de s’inscrire en faux et préserver ces dernières au risque d’abdiquer le retour à l’emploi. Ainsi, le degré de pression sur la force de travail et la disponibilité des individus pour absorber les chocs d’investissement ne résultent plus seulement d’un tête-à-tête entre salarié et employeur, mais sont arbitrés dans les murs des agences pour l’emploi. La surpopulation relative rencontre un filtre bureaucratique avant d’entrer en contact avec les employeurs : elle devient une « armée administrative de réserve », dont les flux et les propriétés dépendent des dispositions sociales des conseillers et de leur équipement sociotechnique – un tannage discrétionnaire et un tannage 2.0, pour pasticher Karl Marx, qui montrent la production bureaucratique des rapports économiques (Lefort 1979). Cette nouvelle armée de réserve n’engage désormais plus seulement le salaire, mais bien toute la rémunération, temporalités comprises, dès lors que la pression des inoccupés modifie les heures d’emploi proposées. Dans le Jobcenter de Sarre ou l’agence de Pôle emploi de Seine-Saint-Denis, l’emploi à temps plein recule en proportion du traitement administratif du chômage. La pénurie d’emplois qui étrangle les conseillers les subordonne aux employeurs privés, dont ils suivent ou, même, anticipent les exigences, de sorte que la plupart du temps, « les dés sont pipés [et] le capital agit des deux côtés à la fois » (Marx 1993, p. 718).
11Le traitement des chômeurs concerne dès lors l’ensemble du monde du travail. Les problèmes qui leur sont posés atteignent ultérieurement les salariés en poste. Ces derniers représentent une proportion (non mesurable) des internautes qui se connectent aux interfaces numériques de recherche d’emploi et voient leurs vœux encadrés par la grammaire d’appariement. En outre, s’ils sont toujours susceptibles de basculer à leur tour vers l’inoccupation et connaître une trajectoire similaire, ils se retrouvent confrontés à la normalisation de certains emplois, auparavant atypiques, banalisés par le service public d’emploi qui leur accorde un débouché pérenne.
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