Conclusion
p. 415-418 (tome premier)
Texte intégral
1Peut-on finalement, au terme de cette enquête, répondre à la question qui en avait motivé la mise en chantier : les transferts massifs d’œuvres d’art et de livres induits par la politique d’appropriation française en Europe autour de 1800 ont-ils été le support de « transferts culturels », au sens métaphorique d’une fécondation entre deux aires nationales étrangères l’une à l’autre ? Il n’est pas difficile, à l’issue du travail, de voir les limites auxquelles il s’est heurté. D’abord certains aspects décisifs de l’histoire politique, diplomatique et culturelle ont été laissés de côté. Même si elles n’ont pas directement influencé le déroulement des campagnes « allemandes », plusieurs personnalités éminentes de la vie culturelle française – on pense surtout à David – auraient mérité une attention plus marquée. Il aurait fallu examiner précisément l’organisation des musées de province, outils de propagande impériale, et en particulier ceux qui furent créés dans les départements annexés qui, pour avoir bénéficié des envois du gouvernement au même titre que les établissements de « France intérieure », n’ont pas été contraints, après 1815, de rétrocéder les œuvres obtenues. Il aurait fallu aussi prendre en compte le formidable mouvement de sécularisation qui a affecté les bibliothèques allemandes au début du xixe siècle. Et mieux connaître le jeu diplomatique des puissances coalisées contre Napoléon, en particulier celui de l’Angleterre et de la Russie, pour traiter la question des restitutions. De toute évidence, l’étude de la réception et de l’utilisation, en France, des œuvres « conquises » à l’étranger aurait été plus complète et plus fidèle au projet universel des hommes de la Révolution s’il avait été possible d’accorder la même importance aux livres qu’aux objets d’art. Et pour rendre compte de l’émulation artistique et scientifique suscitée par la présence en France de ces objets « allemands », il aurait fallu examiner plus en détail les débats érudits (notamment archéologiques) et les influences esthétiques (notamment en peinture) qu’ils ont induits. Faute de compétences, ou parce que des recherches sont déjà engagées dans ces domaines, ils ont dû rester à la périphérie.
2L’acquis apparaît néanmoins dans l’adoption d’une perspective nouvelle – que l’on pourrait nommer stéréoscopique – pour aborder ces questions de patrimoines déplacés. Le « stéréoscope », explique le dictionnaire, est un petit appareil destiné à donner du relief à l’objet observé. C’est en ayant toujours à l’œil, simultanément, les deux espaces nationaux considérés, les dynamiques de circulation entre ces espaces, les réseaux franco-allemands et leurs imbrications à l’échelle européenne, les opinions publiques des différents pays aux différents moments de crise, les effets de génération – plus que de nationalité – qui ont opposé les esprits en 1814 et 1815, le statut scientifique ou symbolique, enfin, des objets déplacés dans leurs environnements nationaux successifs, qu’il a été possible de mesurer l’impact des « saisies » dans l’émergence en Europe d’une conscience patrimoniale au début du xixe siècle. A l’issue du travail, trois points se dégagent particulièrement.
3De même que l’on voit communément dans la naissance des musées français une conséquence directe du « vandalisme révolutionnaire », dans l’iconoclasme le père du patrimoine, dans le choc causé en France par la destruction de l’héritage dynastique et ecclésiastique l’origine d’un sentiment de responsabilité collective à l’égard de cet héritage – qui pose aussitôt la question de sa conservation et de sa restauration –, de même l’épisode des « conquêtes artistiques » menées par la France en Allemagne apparaît comme le traumatisme qui motive la prise en main énergique par les autorités allemandes, dans la première moitié du xixe siècle, des « monuments » artistiques et littéraires conservés dans le pays. Mais, tandis qu’en France c’est la nation elle-même qui s’est infligé la blessure originelle, et qui, au terme de débats violents et contradictoires, est parvenue à la dépasser en inventant et en s’assignant le « devoir de conservation », c’est une main étrangère, hostile et armée qui, en territoire allemand, est venue de l’extérieur déchirer le tissu patrimonial existant. Automutilation d’un côté, agression de l’autre : la nature des débats qui conduisent outre-Rhin à la prise de conscience du patrimoine est organiquement liée à l’affirmation d’une identité nationale, à une rhétorique belliqueuse et défensive, à l’idée d’une régénération qui serait avant tout une démarcation, une rupture avec les modèles latins. Entre 1796 et 1815, un peu partout en Allemagne, le nouveau discours sur l’héritage culturel est explicitement couplé à l’épisode des saisies et des restitutions. Même si la question de la « bonne conservation » des collections dynastiques s’était déjà posée outre-Rhin avant la fin du xviiie siècle – mais sans grande publicité –, c’est avec leur démantèlement brutal qu’intervient la mobilisation massive de l’opinion publique.
4De manière significative, cette mobilisation s’opère à peu près au même rythme que l’aménagement et la réorganisation des grands établissements parisiens. Par leur efficacité et la libéralité de leurs règlements, ces établissements finissent par acquérir dans l’Europe entière cette « légitimité du succès » (Dominique Poulot) si peu compatible, de prime abord, avec le caractère illégitime des propriétés qu’ils exhibent. Douleur de la perte d’un côté ; conscience aiguë de la publicité exceptionnelle dont bénéficient les œuvres exposées à Paris, de l’autre : pour les cercles allemands éclairés et voyageurs, l’expérience de la dépossession est étroitement liée à celle d’une jouissance inédite, mais cruellement exterritoriale. Rien d’étonnant, donc, à ce que la captation brutale des chefs-d’œuvre conservés dans les galeries et bibliothèques d’Allemagne suscite des polémiques qui trahissent un rapport troublé à la modernité patrimoniale et muséographique, aux questions de centralisation ou de dispersion des œuvres, à celle de la spécialisation des musées, du rapport entre centres et périphéries, de l’utilisation du patrimoine à des fins politiques. Le lien complexe entre les confiscations françaises et les nouvelles pratiques muséales qui se mettent en place en Allemagne au xixe siècle est le deuxième point qui se dégage à l’issue du travail.
5Le troisième est étroitement lié aux deux précédents. Il concerne les processus de consécration et de déconsécration esthétiques induits par l’offensive culturelle de la France en Allemagne. Pendant l’absence des œuvres – qui fut pour certaines, répétons-le, le moment d’une présence publique inédite en France –, certains objets acquièrent une signification esthétique, politique et symbolique dont ils étaient dépourvus avant leur « extraction ». C’est particulièrement frappant dans le cas des écoles nordiques dites alors « primitives » – Dürer, Cranach, Holbein, Van Eyck – qui, pour avoir été peu considérées dans les collections allemandes jusqu’à l’extrême fin du xviiie siècle, puis recherchées avec avidité par les commissaires français (notamment par Denon) dans les années 1800-1809, se trouvent auréolées d’une gloire nouvelle après leur retour au pays. C’est sur elles, qui ne forment pourtant pas la part majeure des œuvres saisies, que les patriotes allemands projettent en 1815 leurs aspirations identitaires et leurs espoirs de régénération nationale, selon une dynamique et avec une intensité certes déjà sensibles dans les publications de la première école romantique allemande, mais dont l’ampleur serait impensable sans l’épisode du musée Napoléon.
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