Préface
p. XI-XV (tome premier)
Texte intégral
1Patrimoine annexé. Les biens culturels saisis par la France en Allemagne autour de 1800 : cet ouvrage de Bénédicte Savoy était attendu. On y trouve analysés méthodiquement les événements qui conduisirent la France, révolutionnaire puis impériale, à s’emparer sans scrupule des œuvres qui lui semblaient indispensables à la constitution d’un musée encyclopédique. Sans scrupule, ou, pour être plus précis, au nom (parfois) d’un idéal universel, mais aussi au nom des victoires de Napoléon, qui voulaient que fussent réunis à Paris, capitale du monde, les chefs-d’œuvre de l’art et les témoins les plus prestigieux des civilisations du passé. De 1794, en Rhénanie, à 1806-1807 et 1809, lorsque Denon voyage en Allemagne du Nord, en Autriche et à Munich : la chronologie des faits, d’abord, est établie en chapitres clairement articulés.
2Mêlant avec bonheur anecdotes souvent inédites, portraits parfois saisissants des principaux protagonistes français et allemands de l’aventure, atermoiements liés aux circonstances historiques, la jeune érudite nous apprend beaucoup grâce à une écriture alerte, savoureuse et non sans malice, grâce également à sa double culture française et germanique d’historienne et d’historienne de l’art. Elle ne se limite pas aux tableaux, comme il est trop souvent de règle, mais inclut dans son enquête livres et manuscrits, objets scientifiques et raretés archéologiques. On retiendra à titre d’exemple le chapitre consacré à la mission de François-Marie Neveu en Allemagne méridionale pendant l’hiver 1800-1801 : « Les raisons d’un échec : complicité, duplicité, corruptions ». Comme de bien entendu, ce premier acte s’achève par le retour en Allemagne d’une partie importante, non négligeable en tout cas, d’œuvres confisquées. Après les hésitations de 1814 – dues, entre autres, à l’admiration pour les réalisations parisiennes de l’Empire, mais aussi à l’avancée de l’idée de musée qui interdisait de replacer dans les collections princières ce que l’on considérait désormais comme la propriété de tous – viennent les reprises sans état d’âme de 1815.
3Dans une deuxième partie, intitulée « Opinions », le livre de Bénédicte Savoy examine les discours et prises de position suscités par les pratiques françaises. On retiendra surtout le chapitre vii – « Fiat justitia ! Regards allemands sur les réclamations de 1814 et 1815 » –, où l’on voit l’Allemagne abandonner son cosmopolitisme, sa croyance en une Europe des nations au profit d’une revendication nationale, pour ne pas écrire nationaliste, dont l’œuvre bouleversante (et si antifrançaise) de C.D. Friedrich est en quelque sorte le témoin exemplaire. Le chapitre suivant, consacré à « L’historiographie des saisies. 1816-1940 », est le plus neuf – nous y reviendrons. La blessure fut vive de part et d’autre, et elle n’est pas encore parfaitement cicatrisée. Rendons hommage, au passage, aux vainqueurs français des deux guerres mondiales, qui surent résister aux sirènes du temps et refusèrent que fût attribuée à la France, au titre des dommages de guerre (au nom de Reims et des œuvres détruites dans bien des musées de province), la célèbre Enseigne de Gersaint…
4Dans la troisième grande partie – « Objets » –, on conseillera les pages emblématiques et distrayantes consacrées au « cheval blanc d’Henri IV ». A elles seules, elles résument parfaitement la complexité de la réalité historique qui interdit les généralisations hâtives et mettent en évidence les contradictions et les malentendus d’un débat dont tout le xxe siècle portera la marque : « Le séjour en France des œuvres conquises en Allemagne, note Bénédicte Savoy, modifie la vue que l’on porte sur elles. Et n’est pas sans effet sur les politiques allemandes du patrimoine récupéré. » Des inventaires et catalogues fort utiles complètent ce travail exemplaire, dont on admirera la maturité.
5Qu’on nous autorise une confidence : nous avions rédigé une première version de notre préface loin de Paris. Nous avions emporté dans nos bagages non pas le manuscrit définitif aujourd’hui soumis à l’appréciation du lecteur, mais la thèse de Bénédicte Savoy. Celle-ci nous était familière. En tant que membre du jury, nous avions pris des notes, souligné le plus remarquable, ce qui faciliterait, pensions-nous, la rédaction de notre présentation. L’auteur, en outre, nous avait assuré qu’il n’y avait guère de différences entre les deux textes : les inévitables coquilles qui réjouissent tant les membres de tout jury, quelques utiles observations faites lors de la soutenance, mais rien d’essentiel. Rappelons le titre de la thèse : Les spoliations de biens culturels opérées par la France en Allemagne autour de 1800. Quelle ne fut pas notre surprise, notre perplexité, lorsque nous découvrîmes le nouveau titre : Patrimoine annexé. Les biens culturels saisis… ! Tout nous parut à refaire…
6Le mot « spoliation », obsolète jusqu’à ces dernières années, a retrouvé son actualité avec les spoliations des biens juifs opérées par les Allemands durant la dernière guerre. « Saisie », à la résonance plus historique, évoque surtout les saisies révolutionnaires. Le terme n’a pas ce fâcheux ton d’actualité que revêt le mot « spoliation ». Pour simplifier : pouvait-on comparer la France napoléonienne et l’Allemagne nazie, rapprocher Denon de Goering (ou de tel satrape culturel allemand) ? L’histoire se répète-t-elle, bégaie-t-elle ? Certes, les ressemblances ne sont pas contestables et il n’est pas inutile de se souvenir du passé pour éviter d’en renouveler les erreurs. Mais on approuvera la sage décision de Bénédicte Savoy de modifier le titre de son ouvrage et de préférer « saisie » à « spoliation ». D’autant plus que les définitions des dictionnaires ne sont pas d’une grande clarté, qui cependant (dictionnaire de l’Académie) différencient nettement « saisie » – « prise de possession par une autorité publique » – de « spoliation » – « action par laquelle on dépossède, par violence ou par fraude » – ; selon les circonstances, il est possible encore d’utiliser les termes de pillage ou de confiscation. On aura garde cependant d’oublier la dimension essentiellement et brutalement raciale des spoliations nazies.
7Qu’on nous permette plusieurs remarques. La première concerne l’Allemagne, que l’on aurait tort de considérer comme une entité politique, erreur que Bénédicte Savoy sait éviter. Ainsi n’ignore-t-elle pas que Dresde, dont les splendides collections devaient faire envie au « prédateur » Denon, fut épargnée, semble-t-il sur décision de l’Empereur, soucieux de se ménager le prince régnant. L’auteur nous paraît en revanche négliger un épisode – à juste titre, pourrait-on concéder, car hors de son sujet : Mayence. La France révolutionnaire et impériale sut reconnaître l’importance à la fois esthétique et éducative des musées. Certes les musées ne sont pas nés en France ; ils ont cependant reçu, à ce moment fort de l’histoire, leur plein statut, si bien qu’en 1815 les choses ne seront plus ce qu’elles étaient avant 1789 ; on le vérifie aussi bien à Madrid qu’à Amsterdam, à Milan qu’au Vatican. Mais il ne s’agissait pas seulement de Paris ; la province, à son tour, bénéficia de ces progrès. C’est le fameux décret Chaptal du 13 fructidor an IX (31 août 1801), dont les principales villes françaises du temps – Bordeaux et Lille, Nancy et Dijon, mais aussi Bruxelles, Genève et Mayence, chef-lieu du département du Mont-Tonnerre – furent les bénéficiaires. Mayence recevra son fort lot de tableaux d’origines les plus diverses : collections royales françaises, saisies pratiquées chez les émigrés, églises de Paris, etc.
8En 1814, encore moins en 1815, personne en France ne pensa ou n’osa les réclamer. En 1814, il s’agissait pour les alliés vainqueurs de réconcilier entre eux les Français, et, avant tout, de se réconcilier avec les Français après les déplorables épisodes de la Révolution et de l’Empire ; il convenait de tout leur pardonner, ou presque tout (les régicides furent contraints à l’exil) ; le tsar Alexandre Ier déjeune chez Joséphine ; Louis XVIII reconduit Denon dans ses fonctions. En 1815, les Français avaient trahi la confiance que les puissances victorieuses leur avaient accordée ; il fallait désormais rabattre leur orgueil ; le tsar achète la merveilleuse collection de Joséphine, morte entre-temps, y compris les chefs-d’œuvre saisis à Cassel, aujourd’hui perles de l’Ermitage (rappelons que la Russie est, avec l’Angleterre, le seul pays à ne pas avoir subi les déprédations artistiques napoléoniennes) ; Denon est contraint à présenter sa démission ; et le Louvre, musée que l’on avait jusqu’alors épargné pour l’essentiel à cause de sa mission encyclopédique et de sa nature exemplaire, est démantelé, démembré ; sous la double pression de l’Angleterre et de Canova, on alla jusqu’à remettre en cause le traité de Tolentino (1797). A la Libération, en revanche, on ne voulut pas renégocier l’accord conclu entre Franco et le maréchal Pétain – ancien ambassadeur de France à Madrid –, accord inique, camouflé en échange, qui dépouilla le Louvre de chefs-d’œuvre de provenance impeccable.
9L’histoire ne se répète pas, le temps ne fait rien à l’affaire. Au-delà des faits et des personnalités, de la passionnante aventure qu’elle ne se contente pas de décrire mais qu’elle analyse avec pertinence, Bénédicte Savoy nous contraint ici à nous interroger.
Auteur
de l’Académie française
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