III. Correspondances – Prologue
p. 119-122
Texte intégral
1Benjamin a entamé ses recherches sur les images au Cabinet des estampes quelque temps seulement après avoir achevé la rédaction de l’exposé « Paris, capitale du xixe siècle ». Le 1er mai 1935, revenu depuis peu à Paris, il annonce à Adorno être « sur le point, pour la première fois depuis des années, d’attaquer les Passages non plus seulement par le biais des recherches, mais sur la base d’un plan général1 ». Le 20 mai, il fait part à Scholem du nouveau titre qu’il entend donner à son projet : Paris, capitale du xixe siècle2. Et lorsque, le 10 juillet, il adresse le tapuscrit de l’exposé à Horkheimer, il mentionne pour la première fois le Cabinet des estampes dans la lettre qui accompagne son envoi. Cette proximité dans le temps entre la mise au net de l’exposé et les recherches de matériaux visuels au département d’arts graphiques de la Bibliothèque nationale laisse penser que les images collectées ont été choisies en rapport très étroit avec les chapitres désormais définis du livre projeté.
2L’exposé « Paris, capitale du xixe siècle » est divisé en six chapitres. Ils englobent le xixe siècle dans son entier, en se concentrant toutefois sur la période qui va des débuts de l’essor industriel après la Restauration de 1815 (« I Fourier ou les passages ») à la première insurrection ouvrière de la Commune en 1871 (« VI Haussmann ou les barricades »). Ils suivent un ordre chronologique assez lâche. Chaque chapitre examine, sous la forme d’une étude plus ou moins autonome, comment les divers champs de l’art et de la culture se sont modifiés sous le coup des bouleversements techniques et sociaux : l’architecture (« I Fourier ou les passages »), les arts visuels (« II Daguerre ou les panoramas »), l’univers marchand (« III Grandville ou les expositions universelles »), l’espace privé (« IV Louis-Philippe ou l’intérieur »), la littérature (« V Baudelaire ou les rues de Paris ») et, en dernier lieu, le paysage urbain (« VI Haussmann ou les barricades »). Se trouvent ainsi retracés différents moments datés de la transition entre le monde artisanal et la vie moderne, ou, comme l’écrit Susan Buck-Morss : « Ce qui donne à l’exposé de 1935 sa cohésion, c’est la question centrale des effets de la production industrielle sur les formes culturelles traditionnelles3. »
3Benjamin voulait en outre tirer de ces six analyses séparées une somme théorique qui eût constitué un morceau à part, qu’il comparait lui-même à la « préface épistémo-critique » de son Origine du drame baroque allemand, mais dont il laissa d’abord la forme ouverte, puisqu’il entendait n’y travailler qu’à la fin, une fois les six chapitres achevés4. En 1939, il rédigea par ailleurs une version française de l’exposé, qui se distingue par plusieurs aspects du texte antérieur5. Une introduction et une conclusion y sont ajoutées, mais le chapitre sur Daguerre est supprimé, ce dont Benjamin se justifie dans une lettre du 13 mars 1939 à Horkheimer, en faisant état de recoupements et de similitudes de contenu avec son essai sur l’œuvre d’art6. Étant donné cependant l’abondance, dans les matériaux des Passages, de notes iconographiques relatives au chapitre sur Daguerre, c’est donc sur le texte de 1935 que nous nous appuierons ici.
4Si l’on compare les titres et les formulations de l’exposé avec les titres et les notes des liasses pour les Passages, de nombreux parallèles surgissent, qui permettent de rattacher à grands traits les trente-six liasses aux six thèmes génériques de l’exposé7. Mais, dès qu’on entre dans les détails, les liens sont assez difficiles à établir. Cela tient déjà au contraste entre le resserrement extrême du « plan de construction » et la formidable richesse des matériaux réunis dans les liasses. Dans l’édition allemande des Écrits complets, les quinze pages de l’exposé sont suivies par plus de neuf cents pages de « notes et matériaux » (dont une grande partie est en outre composée en caractères de petite taille), de sorte que l’on peut associer arithmétiquement aux deux pages et demie de chaque chapitre de l’exposé environ cent cinquante pages de matériaux de travail. « Chaque phrase mérite un chapitre, chaque chapitre est un livre en soi. C’est un géomètre en bottes de sept lieues qui arpente ici son terrain8 », écrit avec justesse Irving Wohlfarth. On devine la difficulté de rattacher telle note particulière aux chapitres de l’exposé, dès lors qu’elle ne se range pas parmi les thèmes qui y sont explicitement traités9. Nonobstant, nous examinerons dans quelle mesure de telles correspondances peuvent être établies, au-delà des cas évidents et avec une certaine probabilité, pour la plupart des notes iconographiques des Passages.
Notes de fin
1 GB 5, p. 77 ; Adorno-Benjamin, p. 91.
2 GB 5, p. 83 ; Benjamin-Scholem, p. 176 : « Enfin, le titre “Passages parisiens” a disparu, et le projet s’appelle maintenant “Paris, capitale du xixe siècle”, que j’utilise pour moi-même en français. »
3 Buck-Morss, The Dialectics of Seeing, 1989, p. 53.
4 Dans sa lettre du 31 mai à Adorno, à qui il joignait la première version presque déjà terminée de l’exposé, Benjamin écrit : « Cet exposé, qui ne dément en aucun point mes conceptions, n’est évidemment pas encore leur équivalent parfait à tout coup. Si, dans le livre sur le baroque, la présentation achevée des fondements de la théorie de la connaissance faisait suite à leur mise en application pratique sur le matériau, il en ira de même ici. Cela dit, je ne veux cependant pas garantir qu’elle se présentera, cette fois encore, sous la forme d’un chapitre à part – soit à la fin, soit au début. Cette question reste ouverte » (GB 5, p. 98 ; Adorno-Benjamin, p. 102). Benjamin a réuni les notes pour cette partie dans la liasse N « Réflexions théoriques sur la connaissance, théorie du progrès ».
5 Sur le rapport entre les deux textes de l’exposé, voir entre autres Schöttker, Konstruktiver Fragmentarismus, 1999, p. 219-220 ; Wohlfarth, « Die Passagenarbeit », 2006, p. 257-260.
6 GB 6, p. 233.
7 Voici ce qu’on peut dire en général de cette relation : pour chacun des six chapitres, il y a d’une part une à trois liasses dont les notes forment la base des éléments factuels et de l’argumentation. En l’occurrence, la corrélation se fait déjà jour avec évidence à travers le jeu des recoupements dans le titre, les thèmes des chapitres de l’exposé coïncidant le plus souvent avec ceux de ces liasses principales. Il y a d’autre part des liasses dont Benjamin a repris les notes dans divers chapitres et dont les sujets reviennent donc dans différents contextes.
8 Wohlfarth, « Die Passagenarbeit », 2006, ici p. 259.
9 Cela est vrai d’un point de vue concret, et surtout sur le plan théorique. Dans l’exposé est souvent énoncé sous forme de thèse ce qui devait trouver ultérieurement sa justification dans les détails. Or, ces développements nous font défaut. Même pour un penseur aussi exceptionnellement incisif que Benjamin, ce dut être un projet d’une ambition sans égale (mais un projet possible) que de s’appliquer à démontrer point par point les corrélations esquissées dans l’exposé et d’en tirer une théorie cohérente et close. Prétendre la « parachever » après coup est, en revanche, impossible.
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