Chapitre 4. Faire du bénéficiaire un sujet politique
p. 81-99
Texte intégral
1Le 21 décembre 1999, le président du Venezuela, Hugo Chávez, rendit visite aux 15 000 sinistrés des coulées de boue et des glissements de terrain qui avaient dévasté l’État de Vargas et la zone métropolitaine de Caracas la semaine précédente. Les familles victimes de cette catastrophe étaient hébergées provisoirement dans la salle de spectacles la plus grande de la ville, le Poliedro. Lors de sa visite, le président, en uniforme de soldat, annonça sa volonté d’habiliter les forts et les garnisons militaires à loger les sinistrés pour leur permettre de bénéficier « d’un repas de Noël digne1 ». La détermination du président Chávez à évacuer le Poliedro convainquit immédiatement les sinistrés de quitter la salle et de partir vers les forts militaires situés dans d’autres villes et communes du pays. Cette vague d’optimisme conduisit les sinistrés, habitants des quartiers populaires urbains, à cet accord collectif pour quitter Caracas, soit vers des forts militaires, soit vers des sites où le gouvernement disposait de logements, souvent situés à des centaines de kilomètres de la capitale.
2Un commandant de l’une des garnisons du fort Tiuna qui hébergeaient des familles sinistrées organisait chaque mois des fêtes pour célébrer les anniversaires des enfants. L’ une de mes enquêtées avait su par hasard la date d’anniversaire du commandant et lui avait préparé à son tour une fête surprise. Les gens avaient ainsi réaménagé leurs vies et leurs routines, et la caserne était devenue un espace social où se jouait le « retour à la normale » pour beaucoup de sinistrés. Cette normalité concernait aussi les pratiques informelles des hébergés et des militaires. Par exemple, dans un refuge que j’ai visité en avril 2003 dans la base de la Police navale de Maiquetía, un amiral de la Marine de guerre prenait soin des familles. Il développait des activités inhabituelles, comme conduire tous les week-ends en bus les enfants du refuge jusqu’à la piscine du club de militaires, le Club Mamo, réservé aux familles des militaires de carrière.
3Quand j’arrivai en mai 2000 à une caserne du fort Tiuna où j’avais obtenu l’autorisation d’entrer, les règles suivantes étaient affichées à l’entrée du pavillon : « Consommez de l’eau potable ; les baignades dans les fontaines sont interdites ; gardez propres les parties communes ; mettez des chaussures ; évitez de garder des poubelles (dans les chambres) et de consommer de l’alcool ; vous disposez d’une demi-heure pour chercher la nourriture dans le réfectoire ; restez dans votre appartement après 9 heures du soir. » Les familles étaient installées depuis trois mois et les règles s’étaient un peu assouplies, surtout celles concernant l’horaire des repas et notamment celui du dîner, prévu en principe à 6 heures du soir, comme pour les soldats se levant à 5 heures du matin. Lors de nos premières conversations, les agents du Fondo Único Social2 me confièrent que le respect des horaires était beaucoup plus strict pour les hommes que pour les femmes. Les vigiles de la police militaire installés à l’entrée du fort avaient ainsi déjà interdit à plusieurs reprises l’entrée des hommes après 9 heures du soir. Ces derniers restaient donc dormir dans la rue.
4Les militaires interviewés à fort Tiuna voulaient me convaincre que le monde militaire subvenait correctement aux besoins des hébergés civils :
Écrivez dans votre carnet madame, que nous organisons des activités sportives pour leurs enfants, tous les week-ends, ce qu’ils n’avaient pas auparavant [quand ils habitaient les barrios]…
(Entretien avec le lieutenant de l’Armée de terre responsable de la caserne, 20 mai 2000, Caserne du bataillon Ortega Ramírez, fort Tiuna, Caracas)
5Ce lieutenant chargé d’organiser des activités de loisirs dans le bataillon insistait en outre sur les bienfaits de la discipline militaire pour « redresser tant de défauts ». Pour lui, ce séjour au fort Tiuna offrait aux sinistrés une chance de pratiquer des activités auxquelles ils n’auraient pas eu accès sinon et leur donnait ainsi des bases (valeurs, éducation…) qui leur serviraient plus tard à améliorer leur situation, indépendamment de l’aide matérielle reçue. Organiser les loisirs des réfugiés n’était pas une action isolée mais relevait des nouveaux rapports entre l’institution militaire et le peuple, institués dans la nouvelle constitution. Le nouveau rôle assigné à la Force armée dans la Constitution bolivarienne (1999), article 328, consiste à « lancer dans le social » les effectifs des trois Forces. L’intégration de l’appareil militaire dans l’organisation des institutions civiles et l’articulation des nouvelles politiques sociales et des Forces armées, en particulier de l’Armée de terre, caractérise désormais la militarisation des institutions de l’État vénézuélien. Ce qui amène, comme nous le verrons tout au long des cas exposés ici, à la disparition successive des corps intermédiaires de l’État, les mairies, gobernaciones et autres instances du pouvoir local et régional perdant des compétences dans la gestion des affaires sociales.
6Ainsi, lors de La Tragedia, l’institution militaire incarna la compassion étatique à l’égard des victimes. La compassion envers les victimes participait d’une responsabilité politique et historiquement fondée, le gouvernement répondant à la vulnérabilité sociale des pauvres. Mais voyons bien l’univers moral où se place la rhétorique révolutionnaire. En faisant preuve d’inventivité lexicale, le président Chávez proposa, lors de son émission de radio hebdomadaire Aló Presidente3, d’appeler dignificados (néologisme formé sur le mot dignité) les sinistrés de La Tragedia une fois qu’ils seraient sous la tutelle des organisations gouvernementales de prise en charge4. Le terme visait à restituer la « dignité perdue » inhérente à l’étymologie du mot espagnol damnificado (sinistré). Le mot damnificado a la même racine que « damner » et « condamner », du latin ecclésiastique condemnare et du latin damnun, à l’origine du verbe espagnol condenar et du substantif condena (condamnation). La rhétorique officielle invoqua donc la laideur du mot damnificado pour créer un néologisme portant sur la dignité (dignificados) et qui aura une traduction immédiate dans la mise en œuvre, le vécu et les attentes de la prise en charge. Son essor sera en effet politique. La nouvelle qualification des victimes de La Tragedia, les dignificados au lieu des damnificados, formule ainsi et avant tout une promesse politique, celle de temps meilleurs à venir. La dignité acquiert un caractère polysémique ; elle est celle de victimes assistées identifiées aux pauvres, qui s’inscrit dans la conception des sociétés occidentales modernes de l’intégrité humaine en liant autonomie et respect (Taylor 1998 : 27), mais elle recouvre en même temps le telos révolutionnaire bolivarien.
7Dans la dignification, le passage de « victimes ignorées » (par l’ordre politique dominant dans le passé) à des « victimes prises en charge » (par le gouvernement bolivarien), qui dessine le binôme damnificados-dignificados, est présenté par les planificateurs comme une initiative nationale adressée à la population « la plus pauvre » et devant être assumée par l’Armée de terre.
8Le refuge de la Police navale de Maiquetía occupait l’espace du casino, lieu dont disposent tous les forts militaires vénézuéliens pour la récréation de la troupe et des officiers gradés et où l’on organise des bals et des réunions. À Maiquetía, les militaires avaient cédé ce local à des familles sinistrées de La Tragedia. J’y ai rencontré notamment Ana et sa famille lors de mes séjours en 2003. De 20 à 40 familles furent logées dans ce refugio pendant plus d’un an ; le recensement effectué en février 2003 signalait 16 familles, soit 57 personnes. En juin, il ne restait que 10 familles.
9Dans ce refuge, Ana exprimait son impuissance à se faire entendre et expliquait les conditions imposées par les institutions, en l’occurrence le FUS, dans la négociation des « solutions » de relogement. Le nombre d’occupants du refuge avait diminué. Et, ce jour-là, de nouvelles familles avaient reçu la notification de leur relogement imminent. Mais Ana était encore là, et la réduction du nombre de familles créait une sensation d’invisibilité très forte pour ceux qui restaient. L’attente prolongée avait fait perdre aux enfants une année scolaire, car aucune place dans une école des environs n’était attribuée à ceux qui étaient appelés à déménager au cours de l’année.
10Devant le sous-officier qui nous accompagnait ce matin-là, Ana me dit :
Moi, je suis sûre que notre président Chávez n’est pas au courant que nous vivons dans de telles conditions. Notre situation est terrible, Paula, et moi je suis sûre que mon président ne sait rien de tout ceci [i.e. des conditions dans lesquelles se trouve le refuge ni de la lenteur de l’attribution des logements].
11En disant cela, elle voulait montrer au militaire visiblement embarrassé par la situation que ses critiques ne s’adressaient absolument pas au président. Elle essayait d’expliquer pourquoi elle continuait à être logée dans ce refuge alors qu’elle avait reçu un logement à San Carlos, État de Cojedes, qu’elle avait quitté car « trop éloigné de tout ». Pour Ana, Chávez restait toujours l’interlocuteur absent, l’homme piégé par ses subalternes qui n’était pas au courant des malheurs et des épreuves qu’elle traversait. C’étaient toujours les fonctionnaires – les autres – qui, aux yeux des sinistrés, cachaient la réalité au président.
12Le propos d’Ana est emblématique de la rhétorique des sinistrés – damnificados – qui avaient été pris en charge – dignificados – et qui critiquaient, trois ans après, les programmes de relogement. Tout en accusant les fonctionnaires d’inefficacité, ils exonèrent de toute responsabilité le président et son projet de transformation de la société. Ce jugement est le résultat de la convergence entre le vécu émotionnel de la polarisation politique dans les refuges et l’espoir transmis par le discours de dignification. Ce jour de juin 2003, des sinistrés mécontents du programme de dignification craignaient que le gouvernement n’associe leurs doléances à des critiques d’ordre politique, et cette crainte d’être identifiés à des opposants commençait même à fonctionner comme un instrument de chantage dans les refuges.
13Avec La Tragedia, invoquer la tâche urgente de rendre leur « dignité aux pauvres » devient une constante des programmes de gouvernement. Dans la rhétorique officielle, les sinistrés de La Tragedia sont systématiquement identifiés à tous les pauvres du pays. Ils sont devenus, malgré eux, des représentants du peuple démuni :
Il y a des millions de sinistrés au Venezuela. Le pacte de Punto Fijo [l’ordre politique bipartite dominant dans le passé] a laissé des millions de sinistrés abandonnés dans les ranchos [mot utilisé parfois de manière péjorative, pour désigner les maisons situées dans les barrios]. Les sinistrés ne sont pas seulement ceux de Vargas. Nous avons hérité des sinistrés des gouvernements précédents […] dépourvus de travail et de logement. C’est le peuple qui est sinistré, ce peuple pour lequel nous allons donner le reste de notre vie. (Chávez 2003a)
14Le gouvernement national, dès ses débuts, a eu comme priorité de rendre leur dignité aux secteurs les plus pauvres de la population en mettant en œuvre des solutions rapides et censées être efficaces. Le plan Bolívar 2000, un plan civico-militaire dont le but est d’aider le Venezuela à « récupérer5 et à se renforcer », ainsi que de prendre en charge les plus démunis, fournit ainsi, dès sa première phase, de l’assistance d’urgence à la population pauvre et très exclue (República Bolivariana de Venezuela 2001). La Tragedia a constitué une opportunité de mettre en place une sorte d’expérimentation, non seulement d’ordre social, mais aussi politique : le pauvre n’est pas seulement objet de compassion, il n’apparaît pas davantage comme un citoyen, il est en voie de dignification. Cette nouvelle subjectivation de la pauvreté induit un changement dans la relation entre gouvernants et gouvernés et débordera largement par la suite le cadre événementiel de la catastrophe. La dignification introduit une relation de subjectivation politique en singularisant des sinistrés de La Tragedia comme bénéficiaires des nouvelles politiques sociales du régime bolivarien.
15Pensée en Occident par le biais des notions judéo-chrétiennes et juridico-romaines de la personne humaine, la dignité est étroitement liée à l’attribut essentiel du sujet en tant qu’individu et être autonome. Dans la conception moderne de l’identité, la dignité implique également l’idée d’autonomie et d’indépendance. Telle qu’elle est exprimée par Hannah Arendt (1998) lorsqu’elle se livre à l’analyse de la portée des droits de l’homme, la dignité est indissociablement liée à la « condition humaine », c’est-à-dire à la vie sociale et politique. Dans le contexte vénézuélien, cette relation est marquée par le sens particulier que la révolution bolivarienne donne à la notion de dignité.
16La redéfinition du rôle social de l’État proclamée par le régime bolivarien vénézuélien mobilise un discours politique particulier fondé sur cette valeur morale, identifiée à la souveraineté nationale. Cette conception était déjà présente dans le programme de gouvernement du Movimiento Bolivariano Revolucionario 200 (MBR-200) diffusé à la fin des années 1980, lorsque ce mouvement, dirigé par Hugo Chávez, agissait dans la clandestinité. Sous le régime bolivarien, la dignité est avant tout celle de la nation. Dans le « Programme de naissance d’un nouveau Venezuela » écrit en 1991 par le MBR-200, elle est identifiée à « l’indépendance économique et à la souveraineté politique » vis-à-vis des puissances étrangères et des conditions imposées aux marchés par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Selon le diagnostic politique posé par les officiers bolivariens avant le putsch du 4 février 1992, la nation se trouvait en effet confisquée par l’immoralité de l’ancien régime en raison « de la corruption, de la dépendance économique et de l’intervention impérialiste dans les affaires de politique interne », le projet bolivarien prônait donc son sauvetage par la dignité, la souveraineté et l’indépendance. À partir du triomphe électoral de décembre 1998, la « dignité de la nation » sera efficacement identifiée à celle du peuple dans la rhétorique officielle.
17Le plan Bolívar 2000, accompagné dans sa mise en œuvre par le FUS, est le modèle du projet de récupération sociale visé par l’extension des actions de l’Armée dans la vie civile. En 2001, le FUS et le plan Bolívar 2000 ont été fusionnés dans le ministère du Secrétariat de la présidence, affectation qui a signifié une centralisation des politiques sociales et une concentration démesurée des tâches, des pouvoirs et des ressources.
18Cette fusion entre le FUS et le plan Bolívar 2000 matérialise l’alliance politique entre des personnalités fortes du chavisme, William Fariñas et Diosdado Cabello (militaires non actifs, ayant participé au putsch du 4 février 1992) et Víctor Cruz Weffer (militaire actif, aujourd’hui à la retraite). Le plan Bolívar 2000 fut remis à l’ordre du jour lors de la campagne présidentielle de décembre 2006. Il fut suspendu lors du scandale des malversations financières impliquant son directeur, le général de l’Armée de terre Víctor Cruz Weffer. Les généraux Manuel Rosendo et Víctor Cruz Weffer commandaient l’exécution des travaux de ce plan dont le budget annuel était estimé à 120 milliards de bolivars (à l’époque, avant la dévaluation du 9 février 2013, environ 170 millions d’euros) sans aucune instance de contrôle des finances ni de supervision6. Dans le plan Bolívar 2000 et le Fonds de développement urbain (FONDUR), l’institution chargée de la construction des logements, les contrats pour exécuter les ouvrages publics étaient conclus sans appel d’offres préalable, de même que les contrats de services. Les attributions des travaux étaient établies sans aucun contrôle administratif. Les ressources financières destinées au plan Bolívar 2000 étaient directement transférées aux garnisons de l’Armée de terre, sans passer par les instances administratives de contrôle de l’administration publique des municipalités et des régions.
19Le 12 janvier 2000, le gouvernement national créa un fonds spécial de 10 milliards de bolivars administré par une banque de l’État – la Banque nationale d’épargne et de prêt (BANAP) –, destiné à des prêts pour le relogement et administré par FONDUR. Un rapport présenté à l’Assemblée nationale en août 2002 signala que les fonds publics destinés aux « crédits d’acquisition de logement pour les familles affectées par la tragédie de Vargas », administrés par la BANAP, avaient été détournés par cette institution au moyen d’une procédure frauduleuse. Les conditions d’utilisation des fonds du financement du « Programme spécial de logement » autorisèrent en effet la banque BANAP à investir les ressources disponibles dans des outils financiers garantissant les liquidités nécessaires pour assurer le versement opportun des prêts hypothécaires. Ainsi, au lieu d’octroyer des crédits, le fonds fut utilisé pour accroître le capital, effectuer des placements bancaires, et acquérir des bons dont les rémunérations atteignirent plus de 3 milliards de bolivars. En outre, les conditions requises pour accéder aux crédits excluaient de fait la plupart des victimes de la catastrophe et détournèrent l’opération de la finalité sociale du fonds7. Le général Cruz Weffer, aujourd’hui retraité, fut accusé de corruption peu de temps après et destitué. En avril 2007, six ans après, ses comptes bancaires ont été bloqués. Les fonds destinés au relogement ont quant à eux été soustraits du plan Bolívar 2000 et reversés aux institutions du gouvernement chargées du logement, en particulier au FUS8. La corruption dans la révolution bolivarienne est un thème étroitement lié à l’incorporation des militaires dans l’administration publique ainsi qu’à la déstructuration des procédures classiques de fonctionnement de l’appareil étatique. Certes, l’État moderne vénézuélien s’est historiquement constitué comme une entité marquée par la corruption et la contrebande. Le discours constitutif de l’État à l’époque contemporaine met en effet systématiquement en doute l’éthique des fonctionnaires publics du système démocratique, qui sont structurellement suspects de s’approprier indûment les bénéfices pétroliers. Or, depuis 1998, le phénomène prend une autre allure car les procédures irrégulières, sans audit ni traçabilité administrative, deviennent la manière normale de distribuer les ressources et d’allouer les fonds. La corruption comble ainsi la brèche ouverte par la bureaucratie incomplète de l’État révolutionnaire.
20On fait souvent allusion au coup d’État manqué contre Chávez en avril 2002 mais on rappelle moins le contexte de l’année précédente. En décembre 2001, le Venezuela est en pleine ébullition politique à cause de l’approbation d’un « paquet » de 49 décrets-lois dictés et approuvés par l’exécutif grâce aux pouvoirs extraordinaires que l’Assemblée nationale lui a octroyés. La loi relative aux terres et au développement agraire est parmi les plus polémiques. 2002 est une année chargée de promesses, mais aussi de ruptures à l’intérieur du bloc qui a accompagné Chávez jusqu’à la présidence : c’est l’année où Luis Miquilena renonce au ministère de l’Intérieur. Les discours qui circulent sur l’utilisation des fonds publics depuis l’ascension d’Hugo Chávez deviennent un enjeu politique. Le thème de la corruption se trouve paradoxalement brandi à la fois par ceux qui, dans l’opinion publique, réclament plus d’efficacité dans les politiques révolutionnaires et par ceux qui dénoncent le « vrai » visage de la révolution.
21Depuis le début de l’année 2002, le député d’opposition Berrizbeitia s’est attelé à calculer les dépenses de la présidence. D’après les informations dont il dispose, les frais de gestion du président auraient coûté aux Vénézuéliens entre 6 000 et 7 000 dollars par jour. En 2004, les dépenses de la présidence ont augmenté de 54,3 % par rapport à l’année précédente. La même année, le budget du palais présidentiel de Miraflores est fixé à 60 894 764 dollars.
22Mais revenons à l’année 2000. Lors de la catastrophe, un décret présidentiel transforme le plan Bolívar 2000 en axe d’opération du « Plan national de dignification de la famille vénézuélienne » (1999). La prise en charge proposait à long terme le relogement dans des sites souvent éloignés des centres urbains. Dans l’attente des nouveaux logements, le gouvernement procéda à l’attribution d’emplois temporaires pour les membres des familles logées dans les forts militaires. Le responsable d’un refuge installé au fort Tiuna, à Caracas, m’affirma en entretien que les familles sinistrées – en l’occurrence des familles défavorisées qui n’avaient pas eu d’autre choix que de loger dans ces abris provisoires – se « réhabilitaient [se rehabilitan] socialement » lorsqu’elles effectuaient les tâches de ménage et de nettoyage qu’on leur proposait dans le cadre du « Plan d’emploi rapide » (PER, Plan de empleo rápido) que le plan Bolívar 2000 et le FUS proposaient dans ce bataillon. D’après lui, ces personnes « récupéraient » ainsi non seulement de la catastrophe mais aussi de la pauvreté spirituelle et morale qui les entourait dans leur barrio9 d’origine :
Nous avons la capacité de transformer des milliers de malandros, qui rentrent comme conscrits tous les ans, en citoyens républicains. Nous ne pouvons faire que du bien à ces gens-là. (Lieutenant du bataillon Briceño Mendez, fort Tiuna, Caracas, mai 2000)
23Il est extrêmement significatif que l’officier appelle malandros les jeunes qui rentrent faire le service militaire. Il reproduit le stéréotype dominant consistant à identifier tout jeune homme des quartiers populaires avec un malfaiteur. Or ce jugement montre également que la militarisation de l’assistance aux victimes s’accompagne de pratiques pour rétablir l’ordre social qui dépassent l’administration de l’urgence par les Forces armées. Cette vision domine dans la composante militaire du gouvernement vénézuélien quant au rôle que les Forces armées ont à jouer dans le développement national, en particulier auprès des milieux défavorisés.
24Les Plans d’emploi rapide (PER), créés pour pallier le chômage et exécutés dans tous les forts militaires hébergeant les familles sinistrées, rencontraient aussi le soutien du directeur du FUS. Interrogé par mes soins sur ces PER, il soulignait la nécessité impérative de « redressement moral » des classes populaires, notamment par le biais de ces emplois temporaires :
Ceci est le premier pas pour réduire le chômage. En effet, leur salut [des sinistrés] n’est pas seulement une question économique. Il s’agit de toute une thérapie sociale car l’oisiveté est nocive pour la communauté. (Entretien au FUS, Caracas, mai 2000)
25Ce discours est représentatif de celui des officiers chargés de refuge que j’ai interviewés, pour qui la façon de vivre du pauvre est en soi porteuse de « mauvaises habitudes » et d’une tendance à l’oisiveté qui « reproduisent la pauvreté ». Dans cette rhétorique, la finalité ultime des PER n’était donc pas de fournir un revenu aux familles mais de transformer leur comportement et d’assurer leur salut moral par le travail. Ce rapprochement entre les Forces armées et la population était sous-tendu par l’idée que l’institution militaire est porteuse de qualités et de valeurs (discipline, ordre, etc.) qui font défaut aux habitants des quartiers populaires, notamment de ceux situés en villes.
26Les mêmes principes organisateurs que ceux du plan Bolívar 2000 réapparaissent dans les Misiones par le biais de l’urgence et du développement d’une structure parallèle à celle des ministères. À partir de septembre 2003, le gouvernement met en effet en œuvre des politiques d’assistance de grande envergure, dites « missions », adressées prioritairement aux secteurs populaires et, à la marge, à quelques quartiers de classe moyenne. Les établissements de soins primaires de la mission Barrio adentro (littéralement « au cœur du quartier »), connus comme des « modules », fonctionnent grâce à la présence de médecins cubains venus au Venezuela dans le cadre des accords de coopération établis par Chávez avec le gouvernement de l’île. Ils sont conçus pour fonctionner en lien avec des organisations censées promouvoir la « participation » : les « comités de santé ». En 2007, ces modules commençaient à être abandonnés et fermés et cette tendance n’a pas changé depuis. Bien au contraire, en 2009, Chávez lui-même reconnaissait que seuls 900 des 8 000 « modules » de Barrio adentro qui avaient été planifiés fonctionnaient dans tout le pays10. Et les polémiques concernant l’évaluation des misiones sont nombreuses. Par exemple, en ce qui concerne la mission Bario adentro, on peut se demander si le « nombre de consultations » est un bon indicateur de santé publique. En outre, le profil épidémiologique du Venezuela est complexe et la prise en charge des maladies chroniques reste la grande absente de cette mission11.
27Les « missions » Robinson – ainsi nommée en honneur au pseudonyme de l’instituteur de Simón Bolívar – Rivas et Sucre ont été créées pour améliorer l’éducation supérieure et lutter contre l’analphabétisme. Les Mercal (acronyme de mercado de alimentos) – et plus récemment les PDVal et PDValitos, ces marchés alimentaires et épiceries populaires gérés directement par Petróleos de Venezuela (PDVSA) pour contourner les problèmes administratifs et d’approvisionnement qui affectent les Mercal de manière chronique – s’efforcent quant à eux d’assurer et de réguler la distribution de nourriture à bas prix dans des marchés populaires. La mission Vuelvan Caracas – dont le nom fait allusion au cri de guerre prononcé par le général Páez lors de la bataille de las Queseras del medio pendant la guerre d’Indépendance –, aujourd’hui renommée Che Guevara, s’attache elle à l’insertion par l’emploi des chômeurs.
28Ces programmes ont eu des effets variés et ont reçu un large soutien de la population. Les Misiones ont beaucoup amélioré le pouvoir d’achat et l’accès aux soins primaires. Le président Chávez a ainsi pu épargner à de larges secteurs de la population vénézuélienne les conséquences des réajustements macroéconomiques, mais celles-ci sont bien réelles et la population souffre tout particulièrement de la pénurie de produits alimentaires de base et de l’inflation.
29La politique de dignification des sinistrés de La Tragedia de 1999 se veut précurseur des nouvelles politiques sociales. L’innovation politique et symbolique se fonde sur un double processus de différenciation de l’ancien ordre politique et d’identification du gouvernement avec les gouvernés ; la construction de soi s’y effectue dans l’expérience de l’assistance tout en dépassant largement le cadre de ces politiques sociales. Mais qui doit-on être et comment doit-on se comporter pour devenir visible puis mériter – ou continuer de mériter – la dignification, c’est-à-dire l’assistance des institutions ?
30Car habiter dans des refugios de damnificados est devenu, treize ans après La Tragedia, une situation aussi emblématique que banale au Venezuela, au point que depuis le recensement de 2001 ceux-ci sont considérés comme lieu de résidence à part entière par l’Institut national des statistiques. En février 2005, de nouvelles pluies torrentielles se sont abattues sur le Venezuela en laissant 61 morts et 22 000 sinistrés. Elles ont provoqué d’autres glissements de terrain à Caracas et à Vargas sans pour autant atteindre l’ampleur du deslave de 1999. À la suite de cet événement, la mairie de la Grande Caracas (l’Alcaldía Mayor) dirigée par Juan Barreto, figure importante du parti du gouvernement, le Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV), mit en œuvre une politique de prise en charge du relogement des sinistrés par le biais d’expropriations d’immeubles. Selon différents recensements effectués entre 2005 et 2007, l’Alcaldía Mayor estimait à 20 000 le nombre de personnes résidant dans les refuges qu’elle gérait. Or, si je compare ce chiffre avec d’autres données obtenues dans le cadre de mes recherches, il est possible que le nombre de familles logeant dans les refuges dans l’Aire métropolitaine de Caracas (AMC) soit largement supérieur. Après les pluies diluviennes de 2010, la situation s’est encore aggravée. La problématique du relogement est devenue centrale et a entraîné la réquisition de bâtiments publics pour accueillir tous les sinistrés. Quasiment tous les bureaux où fonctionnent les services publics hébergent désormais des réfugiés.
31Le poids idéologique des conseillers du président Chávez dans la conception du modèle de développement qui a prévalu durant la révolution bolivarienne ne doit pas être sous-estimé. Il convient donc d’approfondir les sources de cette pensée. Commençons par constater que la théorie critique du développement d’inspiration marxiste n’a pas su intégrer le pétrole comme acteur d’une économie socialement juste. Au contraire, les théoriciens du développement se sont acharnés pendant les années 1970 à 1980 à voir le pétrole comme une malédiction. La théorie vénézuélienne du développement inspirée par le marxisme suppose une opposition entre une tradition agricole – une culture sédentaire et ordonnée – et une nouvelle économie minière fondée sur le pétrole, de caractère nomade. Selon cette conception, le pétrole et ses métaphores soi-disant civilisatrices dissolvent le lien social ; la « culture du pétrole », forgée et caractérisée comme une culture de la migration, de la recherche permanente de richesse et de la mobilité sociale désordonnée, aurait fait du Venezuela un territoire de passage, un lieu temporaire pour les ouvriers pétroliers sans ancrage, un relais provisoire promis au démantèlement dès la découverte d’un autre gisement plus productif (Quintero 1979 : 84 ; Quintero 1985).
32Cette conception du rôle du pétrole dans le développement du pays éclaire les choix successifs d’Hugo Chávez dans le domaine économique et social, et notamment la théorie du rééquilibrage territorial défendue par Jorge Giordani, ministre de la Planification et du Développement en poste lors de La Tragedia, ingénieur ayant une formation en économie et marxiste affiché. L’évacuation massive des sinistrés logés dans les refuges et des barrios urbains s’inscrit dans un projet de « déconcentration urbaine » servant une politique territoriale dont le principal objectif est l’arrêt de la croissance de l’axe urbain constitué par la zone métropolitaine de Caracas, Valencia et Maracay. Le projet décrit en effet en termes alarmistes les ravages de la « concentration urbaine » et vante les « bienfaits d’un repeuplement des campagnes vénézuéliennes », abandonnées depuis l’avènement de l’économie pétrolière (República Bolivariana de Venezuela 2001). Un vaste programme politique de développement par le biais de la déconcentration de la population est ainsi proposé par des ministres qu’on pourrait qualifier de « développeurs » en suivant Jean-Pierre Dozon (1991). Ainsi, Jorge Giordani, José Luis Pacheco (qui fut vice-ministre de l’Énergie et des Mines), et Tobías Nóbrega (qui fut ministre des Finances) mettent en œuvre la délocalisation des victimes dont il convient de voir les conséquences sur le terrain (voir Giordani 2004 ; Pacheco 2004 : 248-325 ; Nóbrega 1999). Il y a ici un glissement notoire d’une opération de développement disons dans le sens classique vers une déconcentration territoriale qui se justifie par la dignification.
33Prenons le cas d’une jeune mère de famille. Lors de La Tragedia, Yajaïra12 fut évacuée avec ses quatre enfants au Poliedro. Elle y avait eu très peur pour la sécurité de ses enfants, et les militaires et les assistantes du FUS lui offrirent de partir à Barquisimeto, État de Lara, à 374 kilomètres de Caracas. Elle passa ainsi huit mois au fort Terepaïma de Barquisimeto, très satisfaite de « la collaboration des militaires ». Au bout de huit mois, elle obtint l’une des maisons octroyées par le FUS qu’elle conserva peu de temps. En effet, alors qu’elle s’était rendue à Caracas pour quelques jours pour récupérer de l’argent qu’on lui devait, son fils avait été mordu par un chien errant et, grièvement blessé, avait dû être hospitalisé pendant vingt-cinq jours à l’hôpital Pérez Carreño de Caracas. Mais elle n’avait prévenu ni le FUS ni le FONDUR de son absence prolongée, et les fonctionnaires avaient classé sa maison comme abandonnée, la laissant sans domicile. Ses voisins avaient récupéré ses corotos (ses affaires), et la maison était dorénavant occupée par une autre famille :
Le FUS ne voulait rien entendre des conditions dans lesquelles j’ai perdu ma maison. J’ai vécu dans un rancho que j’ai fait moi-même avec quatre bâtons et un morceau de toit, ici à Catia. J’y ai vécu cinq mois. Mais, le rancho s’est écroulé, la zone n’était pas habitable. Les pompiers sont venus m’évacuer. Les voisins des maisons situées près du rancho voulaient me dénoncer à la Lopna13, pour m’enlever mes enfants, parce que j’avais construit ce rancho et que j’y habitais avec les petits. Les pompiers ont mis du temps pour me faire le certificat de damnificada à cause de cette affaire. Finalement, je l’ai eu, et je me suis installée ici. J’étais devenue une damnificada pour la seconde fois. (Entretien avec Yajaïra, refuge Aquiles Nazoa, Caricuao, avril 2003)
34Ces quelques mois passés dans la maison de Barquisimeto étaient pour Yajaïra les meilleurs moments de sa vie. Yajaïra était sinistrée pour la deuxième fois et habitait donc au refuge de Caricuao avec ses enfants depuis sept mois. Le plus petit avait 4 ans et son second enfant avait une hernie inguinale et patientait dans l’attente d’un avis médical. Elle-même avait des problèmes de vue et attendait dans un total dénuement une aide pour vivre. Avant La Tragedia, Yajaïra avait suivi les quatre premières années du secondaire. Au début de nos rencontres, elle me disait avoir vécu chez ses parents jusqu’à l’âge de 22 ans, dans un appartement de classe moyenne de l’avenue Andrés Bello, à Caracas. Et en avril 2003 elle occupait une chambre dans un refuge.
35Les parents de Yajaïra avaient fait carrière dans la fonction publique, sa mère en tant qu’institutrice et son père comme commissaire de police, pendant les années 1960 et 1970, au moment du boom pétrolier et de la formidable augmentation du fonctionnariat d’État. Ils venaient de Barlovento, comme beaucoup d’habitants des quartiers populaires du nord de Caracas (San José, Pinto Salinas et Simón Rodríguez)14. Yajaïra grandit et fit ses études primaires à Pinto Salinas. Elle subit pendant son adolescence, comme toute sa génération, les conséquences de la dégradation urbaine profonde des années 1980. Lors des crises économique de 1983 et politico-sociale de 1989, les quartiers urbains, qui avaient pourtant bénéficié d’un projet d’infrastructure, avaient été abandonnés et dégradés par le chômage et la violence. Les parents de Yajaïra formaient pourtant toujours un couple stable. Le père, licencié de la police, travaillait désormais dans une compagnie privée de vigiles et, à la différence de la mère, il n’avait jamais coupé les liens avec sa fille ni cessé de voir ses petits-enfants. Lorsque je rencontrai Yajaïra, seul son père lui rendait visite. Lors de notre dernière rencontre elle me dit s’être réconciliée avec sa mère.
36Lors de son relogement en province, Yajaïra avait travaillé pendant trois mois à Barquisimeto, faisant le ménage dans un poste de police. Après la perte de sa maison de Barquisimeto, elle déclara n’avoir eu d’autre choix que d’habiter dans un rancho situé sur une pente instable de la ville, en bordure de la route Caracas-La Guaira. Elle avait aussi balayé les rues dans le cadre du Plan d’emploi rapide et avait vendu dans la rue, en face du Metromercado Capitolio, un centre commercial du centre-ville de Caracas. Yajaïra survivait au début grâce à l’aide que son père lui apportait tous les mois. Elle avait pourtant réussi à obtenir un travail de femme de ménage dans les « blocs » de Caricuao, comme d’autres pensionnaires interviewées qui avaient elles aussi trouvé de quoi gagner leur vie grâce à quelques heures de ménage dans les blocs voisins du refuge.
37Yajaïra se disait « la dernière dans la liste pour les maisons ». Elle était la dernière arrivée au refuge Aquilez Nazoa, où elle vivait depuis « seulement sept mois ». Le refuge hébergeait alors 40 familles et elle s’inquiétait du manque d’espace et des conflits avec ses voisines. Le parcours de Yajaïra montre que La Tragedia est un accélérateur de sa précarisation. Il n’est pas rare que les sinistrés des catastrophes dans le monde aient des parcours accidentés, marqués par le hasard. Mais la particularité de la configuration militarisée de la prise en charge des sinistrés vénézuéliens tient à la façon dont s’est réalisée la fin de la légitimité de la condition de victime : par un enchevêtrement d’arguments politiques et moraux véhiculés par les militaires qui géraient les programmes de prise en charge.
38Voyons un autre cas. Un jour d’août 2003, je rencontrai Carmen, une jeune femme de 24 ans, mère de trois enfants en bas âge, qui risquait d’être expulsée de la chambre du « refuge » d’un quartier populaire de Caracas où elle habitait depuis trois ans, et de se retrouver ainsi à la rue. Ses enfants étaient restés seuls dans la chambre toute la nuit et, vers 7 heures du matin, ils s’étaient mis à jouer avec des allumettes, provoquant un petit feu sans conséquences tragiques. Les voisins, ayant senti la fumée, avaient cassé le cadenas qui fermait la porte de la chambre et fait sortir les enfants. Carmen arriva vers 11 heures du matin et trouva des restes de draps brûlés et ses affaires mouillées, empilées dans le couloir. Ses enfants l’attendaient, effrayés, dans un coin. Sinistrée de La Tragedia, elle m’expliqua les raisons de son absence : pour inscrire ses enfants à l’école, elle avait besoin de copies originales de leur extrait intégral d’acte de naissance. Or, pour obtenir ces documents du Registre public de Caracas, il fallait faire la queue à partir de 4 heures du matin pour retirer un numéro de passage, et encore. Carmen avait donc décidé de laisser ses enfants seuls, enfermés dans la chambre, et d’aller dormir chez une amie logée près du Registre, dans le centre-ville.
39Mais le directeur du refuge, Rodríguez, ne croyait pas Carmen et avait une autre version des faits. Elle était plutôt sortie cette nuit-là pour s’amuser, voire pour se prostituer : « Carmen est une mère irresponsable. Elle laisse toujours les enfants seuls dans la chambre parce qu’elle aime trop faire le trottoir et batifoler. » La lettre de demande d’expulsion de Carmen et de ses enfants était donc déjà rédigée et Rodríguez s’apprêtait à la transmettre au « bureau des refuges » du FUS.
40Cet après-midi-là, l’ambiance au refuge était donc tendue. Dans un petit bureau, enfermée avec Rodríguez, son adjoint et une assistante sociale, j’avançai des arguments pour défendre Carmen et éviter son expulsion. Je soulignai combien la bureaucratie vénézuélienne obligeait les mères sans ressources à laisser seuls leurs enfants pour accomplir leurs démarches. J’insistai aussi sur les difficultés que les enfants allaient rencontrer si leur mère était jetée à la rue.
41Embarrassé par ma présence et par mon soutien à Carmen, Rodríguez céda et la lettre ne fut pas envoyée. Néanmoins, Carmen continua de vivre sous la menace d’un retrait de la garde de ses enfants, Rodríguez demeurant prêt à dénoncer auprès d’un juge des mineurs son « comportement irresponsable de mère ».
42Reconstituer le parcours de Carmen15 permet de décrypter à la fois les interventions publiques des politiques de l’assistance aux sinistrés, marquées par la violence institutionnelle, et la façon dont ces interventions sont vécues, ressenties voire même manipulées par celles qui en sont les bénéficiaires et, en l’occurrence, les victimes. Entre 2000 et 2004, Carmen avait transité d’un abri provisoire à un autre. Elle avait été accueillie dans des refuges de secours installés dans l’urgence de 1999 jusqu’à début 2001, puis logée quelques mois dans une nouvelle maison qui avait été saccagée, et enfin confinée dans la chambre du refuge où je la rencontrai pour la première fois en décembre 2001, attendant une solution définitive à son problème de logement.
43Pourquoi l’incendie de la chambre de Carmen était-il, pour Rodríguez, le « comble de l’immoralité » des mères du refuge ? Cet incendie fut l’événement marquant le seuil de l’acceptable et déclencha la matérialisation de la menace d’expulsion. Histoire individuelle, logiques sociales de la prise en charge collective des sinistrés et émotions véhiculées par une rhétorique radicale – qui fait écho à la polarisation politique du pays autour de la figure du président Chávez – s’entremêlent dans ces scènes. Paradoxalement, c’est la lettre d’expulsion du refuge où elle séjourne avec ses enfants depuis deux ans qui rend visible Carmen aux yeux de l’État, tout en l’excluant. La rédaction de cette lettre marque une décision extrême qui dessine une forme d’institutionnalisation de la violence car elle constitue « un acte d’intrusion qui a pour effet volontaire la dépossession d’autrui » (Héritier 2005 : 17). La violence institutionnelle se fonde ici sur des arguments moraux auxquels la procédure d’expulsion donne accès, la lettre devenant un instrument d’assujettissement aux règles, qui permet en l’occurrence de retracer la carrière morale de « sinistrée déviante » de Carmen.
44Le refuge où j’ai rencontré Carmen hébergeait les sinistrés depuis quatre ans dans des locaux situés en dessous du centre commercial d’une cité du sud-ouest de Caracas16. Auparavant, cette structure abritait un hôtel modeste de deux étages. Lors de son installation, ce bâtiment fut divisé en 116 chambres plutôt exiguës destinées à des familles de quatre personnes au maximum. Les chambres étaient séparées par des cloisons en bois qui n’atteignaient pas le plafond. La cuisine se situait au rez-de-chaussée, suivie d’un couloir servant de réfectoire. Dans ce même couloir s’ouvraient en enfilade les portes des douches et les WC. Le FUS récupéra l’hôtel et mit en place ce refuge pour accueillir ceux qui étaient revenus en ville en raison de problèmes divers rencontrés dans les nouveaux sites de relogement en province : impossibilité de soins pour les maladies chroniques dans les hôpitaux locaux, absence d’emploi, insalubrité des zones, etc.
45Les familles hébergées étaient composées en majorité de femmes et d’enfants, les hommes – maris, pères, frères et fils – « passant » juste rendre visite de temps en temps pour donner de l’argent et de la nourriture. Les femmes se trouvaient donc coupées des liens et des réseaux dont elles disposaient dans le barrio et les équipes responsables du refuge, d’abord les fonctionnaires du FUS puis les membres de l’association Cadena de valores (Chaîne de valeurs), considéraient que la condition sociale de ces femmes en situation de confinement relevait de la déviance. Une démarche institutionnelle de catégorisation et d’étiquetage se manifestait ainsi par la désignation de « cas de figure » de familles sinistrées pauvres. Elle dévoilait le système de normes sociales auquel les institutions recourraient pour expliquer les raisons pour lesquelles ces familles continuaient à être assistées et hébergées.
46L’expérience des victimes de La Tragedia bénéficiaires de la dignification relève donc de deux conceptions du sujet, subjectivation – être conscient de soi – et assujettissement – être soumis au souverain (Fassin 2000 : 961). Elle s’inscrit dans une signification nationale particulière de l’exaltation des classes populaires dans le discours politique, dans le « commencement d’une nouvelle étape » qui proclame le traitement social digne des plus démunis. D’un côté, la dignification introduit une relation de subjectivation politique par la singularisation des sinistrés de La Tragedia comme bénéficiaires, car ceux-ci se constituent comme des sujets qui défendent leurs demandes face aux représentants de l’autorité. De l’autre côté, en sollicitant la prise en compte de leur situation particulière, les sinistrés assujettis n’ont pas d’autres choix que s’en remettre à la bienveillance de l’autorité. La catastrophe éclaire donc la reconfiguration du corps politique survenue dans ce moment bolivarien et qui traversera par la suite toutes les autres politiques sociales mises en œuvre par le régime bolivarien. Régime qui, bien entendu, est porteur d’un projet national qui proclame la reconnaissance sur la scène politique de la pauvreté.
Notes de bas de page
1 Voir la dépêche non signée « Trasladados más de 12 000 afectados a Carabobo », El Nacional, 21 décembre 1999.
2 Le Fondo Único Social, dorénavant FUS, est l’institution créée au début du gouvernement du président Hugo Chávez chargée de mettre en œuvre les politiques de prise en charge et d’assistance des familles pauvres. Ce fonds a toujours été dirigé par des officiers de l’Armée de terre.
3 L’émission hebdomadaire du président faisait partie de la politique de communication du gouvernement.
4 L’annonce du passage de damnificados à dignificados a été reprise dans les allocutions de Chávez (2000a et b).
5 La rhétorique messianique de Chávez et de son gouvernement transparaît dans cette utilisation récurrente de l’image du pays malade qui doit « récupérer » grâce à la révolution bolivarienne.
6 Ces affirmations se fondent sur la consultation des commissions parlementaires de l’Assemblée nationale et sur les archives des actes.
7 J’ai reconstitué le « cas BANAP » en consultant les rapports de l’Assemblée nationale : Pedro Segundo Blanco (député), Sesión Ordinaria 13/03/2001 de la Asamblea nacional de la República bolivariana de Venezuela, Caracas.
8 La corruption dans le plan Bolívar 2000 a été même reconnue par le président, qui promit de le relancer après un « assainissement ». Voir « Hugo Chávez Frías conversa con Martha Harnecker. ¿ Corrupción en el Plan Bolívar 2000 ? », 2003, document consulté le 05/10/2006 sur http://cybercircle.org/articles/documentos_oficiales/mhentchavez10.shtml (lien désormais indisponible).
9 Au Venezuela, on se sert du terme barrio pour nommer les quartiers populaires urbains, constitués de logements précaires « autoproduits » (Bolívar 1995), situés le plus souvent sur les pentes en aval des montagnes de la cordillère de la côte où se trouvent les villes de l’axe « centre-nord-côtier » du pays.
10 Voir à ce sujet : http://www.reuters.com/article/2011/08/18/us-venezuela-health-idUSTRE77H0VW20110818 ainsi que http://www.derechos.org.ve/2013/07/23/feliciano-reyna-alerta-vih-8/ [pages consultées le 22/07/2013].
11 Pour répondre à la demande de soins de santé spécialisés, le gouvernement a procédé à l’expropriation d’assurances privées (comme ce fut le cas de Seguros La Previsora en août 2010), ainsi qu’au transfert de patients à Cuba pour soigner les maladies chroniques, dans le cadre de la convention de coopération entre Cuba et le Venezuela (Convenio Integral de Cooperación entre la República de Cuba y la República bolivariana de Venezuela).
12 Les noms ont été remplacés par des pseudonymes pour protéger l’anonymat des enquêtés.
13 Lopna est le sigle de la Ley orgánica de Protección al Niño y al Adolescente. La loi de protection de l’enfance justifie en effet la mise en œuvre de mesures de « protection des enfants » parmi lesquelles figure l’éventuelle suspension de la garde parentale, dans des cas très spécifiques. Fonctionnaires et responsables des refuges brandissaient souvent la menace de « l’application de la Lopna ».
14 Le projet de modernisation urbaine avait déjà commencé sous la dictature de Marcos Pérez Jiménez, qui avait conçu de nombreux projets urbanistiques qui continuent à être encore aujourd’hui les cadres de références fondamentaux de Caracas : la cité universitaire et les « blocs » du centre-ville de Caracas (El Silencio et 23 de Enero) sont certaines réalisations des politiques de modernisation urbaine de la fin des années 1950.
15 J’ai privilégié cette option pour avoir personnellement assisté à la scène de l’incendie de sa chambre et être intervenue en sa faveur afin de suspendre la procédure d’expulsion. Entre 2001 et 2004, j’ai réalisé des entretiens ethnographiques en profondeur de huit femmes de ce refuge. Néanmoins, c’est la lettre d’expulsion de Carmen qui matérialisa, à mes yeux, le processus par lequel les victimes de la catastrophe socialement moins protégées de la société continuent de vivre dans des situations extrêmes.
16 Caracas est une ville d’approximativement 5 millions d’habitants. Le littoral de Caracas est situé dans un autre département mais il fait partie de la métropole. Dans les années 1980 et 1990, la précarité due à la chute de la rente pétrolière et aux programmes d’ajustement successifs a particulièrement affecté les villes. Plus de 4 000 hectares de la zone métropolitaine de Caracas sont ainsi occupés par des barrios de ranchos qui abritent 41 % de sa population et dont les maisons sont souvent situées sur des pentes dont la déclivité est supérieure à 40 degrés. Ces barrios populaires constituent un « cadre bâti autoproduit » (Bolívar 1995) dont la population a été multipliée par trois depuis 1967 tout en occupant toujours la même surface.
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