Chapitre 3. L’État d'exception

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Texte intégral


1« Le 15 décembre 1999, la nature furieuse donna une gifle à un pays qui avançait optimiste sur le chemin du changement. » Ainsi s’exprimait un analyste de la presse locale le 18 décembre 1999 pour décrire la situation de son pays (Hernández 1999). Le matin du 16 décembre 1999, les Vénézuéliens attendaient en effet les résultats du référendum de la veille, visant à valider la nouvelle charte constitutionnelle qui résultait des délibérations de l’Assemblée constituante convoquée par le président Hugo Chávez lors de son triomphe électoral de décembre 1998 et qui devait marquer le début d’une ère socialement plus juste. Pendant la nuit du 15 et le petit matin du 16, des coulées de pierres, de boue et de végétation avaient dévalé les flancs de la cordillère El Avila dans l’État de Vargas et au nord de la ville de Caracas, emportant des rochers de deux mètres de diamètre et des troncs d’arbres gigantesques qui descendaient les pentes à une vitesse d’environ 100 kilomètres-heure en ravageant des communes entières, toutes classes sociales confondues. La Tragedia, comme on nomme la catastrophe, fit environ 1 000 morts et 200 000 déplacés1.

2Les manières d’agir pendant l’urgence et de faire face aux violences post-catastrophe – pillages, saccages – conduisirent à la légitimation progressive des militaires dans l’intervention publique sous le régime instauré par Hugo Chávez. La césure temporelle causée par la catastrophe fit apparaître de nouvelles modalités de légitimation du pouvoir militaire et de son contrôle du pouvoir civil. En effet, la carence des autorités civiles lors de l’urgence créa les conditions favorables à leur éviction du contrôle de la gestion de la crise et justifia l’intervention des Forces armées. La légitimation politique du rôle des Forces armées au moment de « l’état d’exception humanitaire » (Fassin & Vasquez 2005) fut le signe avant-coureur de la mise en œuvre de politiques sociales particulières adressées aux sinistrés.

3La spécificité de la gestion de La Tragedia de décembre 1999 tient au contexte historique de refondation nationale que vivait alors la nation vénézuélienne : le jour des coulées les plus dévastatrices, le 15 décembre 1999, a en effet correspondu au référendum pour l’approbation de la nouvelle Constitution dite bolivarienne. Les décisions prises par le pouvoir exécutif en faveur d’une militarisation bénéficièrent ainsi d’un consensus national porté par le sentiment de compassion envers les victimes. Cette situation complexe et ambiguë se caractérisa cependant tout autant par le déploiement des forces militaires pour gérer survivants et victimes que par des exactions commises par les forces de l’ordre pour réprimer les pillages dans la zone affectée2.

4Deux jours après La Tragedia, le 17 décembre 1999, l’Assemblée nationale émettait un décret d’« état d’alerte »3, terme d’ailleurs non prévu par la Constitution de 1961. Ce décret d’« état d’alerte », pas plus que l’expression très vague de « dispositions extraordinaires », ne donnait pas de précisions quant à la suspension ou au maintien des garanties constitutionnelles. Dans la pratique, ces dispositions ont signifié un quasi-état de siège, où les agents des forces de l’ordre avaient un statut flexible propre à servir la démesure et l’arbitraire. Dans le contexte vénézuélien, cette indétermination a permis aux forces de l’ordre de commettre en toute impunité des abus de pouvoir ou des exactions à l’encontre de la population.

5Dès sa mise en pratique lors de l’urgence, cette militarisation a ainsi notamment joué du décalage entre les actes des pouvoirs exécutif et législatif. L’ Assemblée nationale constituante émit un décret d’« état d’alerte », tout en donnant au président toutes les prérogatives qu’il jugerait utiles pour faire face à la gravité de la situation : un décret d’« état d’alerte » sans suspension des garanties constitutionnelles, mesure de droit relevant de la sphère du pouvoir civil, et des dispositions pour garantir l’ordre relevant de la sphère militaire, décidées et gérées par le haut commandement des Forces armées (établissement d’un couvre-feu et mise en œuvre de mesures répressives radicales contre les pillages dans la zone dévastée). Cette lacune constitutionnelle a constitué le noyau de l’ambiguïté de l’état d’exception dans la gestion de l’urgence lors de La Tragedia : la loi martiale était effective, alors qu’aucune suspension des garanties constitutionnelles n’avait été légalisée. Le décret d’« état d’alerte » apparaît ainsi comme emblématique du jeu politique du régime bolivarien, d’autant que la nouvelle Constitution qui était en voie d’approbation référendaire au moment même de la survenue du désastre ne parlait plus de « suspension » des garanties constitutionnelles (comme c’était le cas de la Constitution de 1961) mais de « restriction ». Or ce décret, édicté dans la transition entre les deux ordres constitutionnels, ne signalait quant à lui aucune de ces modalités : on y « invit[ait] la population affectée à obéir » aux dispositions des forces de l’ordre, sans préciser le traitement fait à ceux qui s’écarteraient des consignes.

6Mon propos n’est toutefois pas purement constitutionaliste et procédural, car le paradigme de l’exception consiste bien à autoriser temporairement le non-respect des normes juridiques fondamentales lorsque les circonstances l’exigent. Il n’y a dans ces lignes aucun regret pour des garanties non suspendues. Mais un constat nécessaire pour bien comprendre l’enjeu de la situation : la dimension partielle des mesures édictées s’est traduite, dans la pratique et sur le terrain, par une expérience sanglante et dramatique de la répression. De nombreuses personnes ont ainsi disparu après leur arrestation entre décembre 1999 et janvier 2000, au moment même de l’évacuation des victimes et des sinistrés, lors des rafles menées officiellement pour réprimer les saccages et les pillages mais relevant plutôt, selon des témoins, d’opérations de « prophylaxie sociale ». Et leurs familles se trouvent encore aujourd’hui démunies pour réclamer justice.

7J’ai examiné en particulier les dossiers de Cofavic sur les disparitions forcées dans le cadre des exactions commises par les agents des forces de l’ordre après la catastrophe « naturelle » de décembre 1999. Lors de différents entretiens, Liliana Ortega a toujours eu le souci d’inscrire les disparitions forcées des supposés pilleurs de l’après-catastrophe dans la « banalité » des pratiques des forces de l’ordre dans les quartiers populaires. Pour elle, La Tragedia a été une opportunité pour se débarrasser des présumés délinquants. La reconstitution des scènes de violences ayant suivi le désastre et de la manière dont elles ont été réprimées montre que ces exactions n’ont pas été le résultat d’une répression démesurée et ponctuellement incontrôlée, mais qu’elles relevaient d’une pratique ciblée d’élimination d’individus préalablement identifiés. Les forces de l’ordre ont eu recours à cette pratique spécifique d’élimination des personnes suspectées de pillage en puisant dans leur expérience de lutte contre la criminalité. L’examen des instructions des dossiers judiciaires des familles des victimes d’exactions permet de remonter aux sources du processus conduisant à établir la déresponsabilisation des agents des forces de l’ordre qui ont agi dans la zone dévastée par la catastrophe en décembre 1999. Les disparitions des pilleurs présumés équivaudraient ainsi à des « représailles sélectives » contre ceux qui avaient été désignés comme étant les plus dangereux, les détentions servant d’ailleurs d’exemple pour ceux qui auraient été tentés de poursuivre les pillages. En décembre 1999, la violence d’État s’est ainsi confirmée comme opportuniste, létale et sélective, inscrite certes dans une logique plus ancienne et plus large de l’impunité, dont celle des corps de sécurité de l’État ayant commis des exactions à la suite d’émeutes et de pillages (ceux de 1989 par exemple), mais trouvant à ce moment-là un contexte encore plus propice.

8En effet, l’enjeu politique local soulevé par la catastrophe de décembre 1999 était que, même si la Constitution de 1961 était bien en vigueur au moment du désastre, ce cadre légal n’avait plus de légitimité politique. Le 15 décembre, le jour même de la catastrophe, le pays devait approuver la constitution issue d’une Assemblée constituante visant à refonder la nation (thème de toute la campagne présidentielle d’Hugo Chávez en 1998). Il vivait une période de transition entre deux régimes constitutionnels, dans laquelle la nouvelle constitution n’avait pas encore de validité juridique et l’ancienne n’avait plus de légitimité politique. Le gouvernement avait même implicitement décidé de ne pas appliquer la Constitution de 1961 parce que cela aurait signifié son adhésion au régime politique antérieur. Le coût politique de la suspension des garanties constitutionnelles dans un contexte de refondation de la République sous l’égide bolivarienne était sans doute trop important. La décision d’appliquer des mesures répressives radicales contre les pillages dans la zone dévastée constitue le premier acte politique fort marquant le moment de l’urgence.

9Toujours est-il que, sur les soixante cas de disparitions forcées pendant les trois premières semaines du sauvetage dans l’État de Vargas en décembre 19994, seuls deux procès judiciaires ont été ouverts. Ils ont été classés comme « délits de disparition forcée », une nouvelle qualification de la législation vénézuélienne en vertu de l’article 45 de la Constitution de 1999, dite « bolivarienne ». Mais le Code pénal n’ayant pas été encore ajusté à la Constitution, la République adopta comme base juridique la Convention interaméricaine sur la disparition forcée des personnes5. Dès 2000 Cofavic et le vicariat des droits de l’homme du diocèse de Caracas intentèrent une action de « protection judiciaire » (amparo constitucional) devant la Salle constitutionnelle de la Cour suprême de justice, l’instance majeure de la justice vénézuélienne. De 2000 à 2003, le dossier fut enterré par le magistrat Pedro Rondón Haaz, désigné en 2003 comme autorité responsable. Des formalités interminables conduisirent à une invisibilité du procès, désormais hors actualité. Cette démarche judiciaire inaboutie est particulièrement représentative des pratiques de mise en sommeil des dossiers difficiles et de l’écart récurrent au Venezuela entre la légalité et la réalité institutionnelle (Moleiro 2005).

10En 2003, le ministère public formalisa enfin l’accusation contre deux fonctionnaires de la DISIP, mais en juillet 2005, leurs procès n’avaient toujours pas été ouverts (Racines 2005), et aucune condamnation pour disparition n’a donc jamais été prononcée contre un agent des forces de l’ordre au pays. En 2005, les associations de défense des droits de l’homme réussirent toutefois à faire pression devant la Cour interaméricaine des droits de l’homme pour que l’État vénézuélien reconnaisse « sa responsabilité » et s’engage à verser des indemnités aux familles des victimes. Le 28 juin 2005, l’État vénézuélien, représenté par María Auxiliadora Monagas, reconnut certaines exactions devant la Cour interaméricaine installée au Costa Rica. Néanmoins, les représentants du gouvernement précisèrent ensuite qu’« une telle reconnaissance ne concernait pas l’État en entier mais la responsabilité de quelques fonctionnaires isolés » (Gómez Quiroz 2005).

11De nombreux témoignages laissent à penser que les disparitions violentes de décembre 1999 ne relèvent pas nécessairement du vide institutionnel créé par la catastrophe mais s’inscrivent plutôt dans une logique de « nettoyage social » qui place les corps de sécurité de l’État dans une pratique propre à celle des escadrons de la mort. Dans ce contexte, même si les représentants des associations qui demandent justice font un effort considérable pour se présenter comme politiquement neutres, les familles des disparus qui font appel à Cofavic développent elles un discours et une façon d’agir qui vont au-delà de leur seule reconnaissance comme « victimes ». Leur prise de parole se pose plutôt comme un instrument de reconquête d’une marge de manœuvre politique dont leur condition sociale les a jusque-là spoliés. Le dénigrement de leur statut de « victimes des exactions » équivaudrait ainsi pour elles à une notification officielle du maintien de leur condition de subordonnés sociaux et au déni des responsabilités de l’État. Ainsi, même si l’organisation se place dans la sphère soi-disant politiquement neutre de la cause des droits de l’homme, les membres de Cofavic ont été perçus comme contestataires du régime politique bolivarien parce que leur prise de parole montre une continuité entre les pratiques répressives de l’État sous « l’ancien régime » et celles de la révolution bolivarienne en cours.

12Reprenons brièvement les faits des exactions de La Tragedia. Dès le 17 décembre 1999, le gouvernement décrète un « couvre-feu » à partir de 19 heures, avec contrôle systématique des papiers d’identité et ordre de tirer sur tout individu n’obtempérant pas, sur « toute ombre dans la nuit », pour arrêter toutes les « personnes sans scrupules qui pillaient et volaient » (Davies 2000 : 122). Mais, au-delà de ces dispositions officielles, les agents de la Police militaire (Policia militar) et de l’Armée de terre procèdent à des arrestations massives, des rafles nocturnes. Les suspects ne sont pas arrêtés en flagrant délit mais plus tard, en dehors des lieux de pillage et souvent à leur domicile. Nombre d’entre eux disparaissent ensuite6. Des témoignages publiés dans les rapports des associations des droits de l’homme décrivent la manière d’agir des forces de l’ordre :

[…] à 15 heures le dimanche 19 décembre : une patrouille de la DISIP composée d’une jeep Toyota et de trois motos a intercepté trois hommes, les a arrêtés, les a mis à genoux et les a mitraillés. Ils ont pris les corps, les ont embarqués dans les véhicules et sont partis vers Quebrada Seca. (PROVEA 1999 : 2)

13Le « Rapport PROVEA7 » mentionne notamment les disparitions forcées de Marco Antonio Monasterio Pérez et Oscar Blanco, arrêtés à Valle del Pino par des soldats de l’Armée de terre du corps des parachutistes et livrés ensuite à la DISIP, et de José Francisco Rivas Fernández, arrêté à Caraballeda, le mardi 21 décembre 1999. Un témoin a déclaré avoir vu l’exécution de trois hommes par la DISIP (le redoutable corps de sécurité qui conjugue la police politique et les services de renseignement) à Los Corales. Mais il est impossible, bien évidemment, de certifier que l’un des hommes exécutés soit Oscar Blanco. Dans les matériaux analysés, les tribunaux avancent que le recours à l’habeas corpus présenté par les victimes conseillées par Cofavic ne peut être recevable que lorsqu’il y a « privation illégitime de liberté » (López 2003). En effet, aucune mention de centres de détention gérés ni par la DISIP ni par l’Armée de terre ne figure dans les livres ou les fichiers des forces de l’ordre8.

14On est donc loin de la restauration de l’ordre social par la répression mais plutôt dans la mise en pratique d’opérations de renseignement dans des quartiers populaires abritant de supposés pilleurs. Ce type de pratiques étatiques instaurant un quasi-état de siège conduit à s’interroger sur la question de l’état d’exception lors de la catastrophe de 1999. Il est en effet problématique, dans un contexte de fragilité institutionnelle tel que celui existant au Venezuela, d’adhérer à la théorie de Carl Schmitt (2008) selon laquelle seul le souverain décide dans l’exception. Dans le cas de La Tragedia, ce qui s’est passé sur le terrain relève avant tout de l’ambiguïté politique des mesures appliquées pour rétablir l’ordre et non pas de l’anomie qui a suivi la catastrophe elle-même. Ambiguïté dont les conséquences ne peuvent pas être minimisées. Ainsi, l’état d’exception n’est considéré que par son caractère constitutionnel, et il appartient à l’observateur de constater ce qui se passe sur le terrain.

15Les disparitions forcées sont loin d’être le prix à payer pour revenir à l’ordre, non seulement en termes moraux mais également juridiques, puisque l’Assemblée vénézuélienne n’a jamais autorisé la détention sans jugement. L’exécutif aurait pu, par exemple, traduire cet état d’exception dans des dispositifs spécifiques. Or, les données montrent bien qu’aucun centre de détention ou tribunal spécial n’ont été mis en place, et que les corps des personnes arrêtées ont disparu car très probablement elles ont été tuées. L’ anéantissement de la condition citoyenne des supposés pilleurs a tenu à l’invisibilité juridique de leurs arrestations. Certaines modalités juridiques de l’état d’urgence supposent certes la suspension de l’habeas corpus. Mais entre la détention et la disparition du détenu, il y a un long chemin qui relève non pas de la suspension des garanties constitutionnelles mais de la tradition abusive de l’État vénézuélien en matière de droits de l’homme.

16Ces ambiguïtés juridiques et ces opérations de répression lors de la situation d’urgence occasionnée par la catastrophe de décembre 1999 ne résultent pas seulement d’une crise humanitaire mais elles sont rattachées à un projet de militarisation que le gouvernement vénézuélien s’efforce d’ancrer dans toute la vie sociale et civile. Et le gouvernement bolivarien du président Chávez sait combien les états d’exception sont l’enjeu du régime. En 2007, dans le cadre de son projet de réforme constitutionnelle, l’exécutif a ainsi soumis à référendum un ensemble de modifications des modalités de déclaration des états d’exception qui allait même jusqu’à permettre de les déclarer pour une durée illimitée sans accord de l’Assemblée. Le régime a perdu ces élections. Mais certaines dispositions sont entrées en vigueur lors de l’amendement de la réforme constitutionnelle de 2009, réforme qui a visé par ailleurs à la réélection indéfinie du président.

17L’état d’exception est une question que les spécialistes de l’Amérique latine ont délaissée depuis les années 1980, avec la fin des dictatures. Mais l’expérience vénézuélienne montre bien que cet excès politique – celui de l’expérience de l’émeute, des exactions et de l’élargissement des pouvoirs de l’exécutif pour gérer l’état d’exception – est au centre des interrogations sur la place du conflit – et sa gestion par les militaires – dans la gestion du conflit dans le régime révolutionnaire en place au Venezuela depuis 1998.

18La question de l’état d’exception lors de la catastrophe de 1999 est étroitement liée à la crise institutionnelle qui affecte le pays depuis 1989, car le statut juridique des corps de police, de la Garde nationale et des militaires lorsqu’ils participent à la gestion de l’ordre public est de plus en plus ambigu. C’est après le Caracazo que le taux d’homicides a commencé à augmenter au Venezuela de manière continue et soutenue. La criminalité n’est pas donc un phénomène ponctuel ni conjoncturel, mais un problème profondément enraciné dans la société vénézuélienne et révélateur d’une crise institutionnelle impliquant toutes les instances de l’État qui dépendent du ministère de l’Intérieur et du ministère de la Justice9.

19En 2012, il y a eu 23 861 morts violentes selon l’Observatoire vénézuélien de la violence (OVV). La morgue de Caracas recevait en moyenne 13 cadavres par jour en 2010, 14 cadavres en 2011 et 15 cadavres en 2012, indique le site de l’OVV. Ainsi, en suivant les statistiques officielles, le taux d’homicides est passé de 13 à 33 pour 100 000 habitants entre 1990 et 2000. Le Centre d’études pour la paix de l’Université centrale du Venezuela a pour sa part calculé les taux d’homicides, de blessures et de vols en 2003, 2004 et 2005. Entre 2003 et 2004 les taux d’homicides ont varié de 49 à 43 pour 100 000 habitants ; dans cette même période, les coups et blessures sont passés de 122 à 146 pour 100 000 habitants et les vols de 344 à 231 pour 100 000 (Gabaldón 2008). Mais la diminution du taux d’homicides et du taux de vols entre ces deux dates ne s’est pas maintenue en 2005. Cette baisse momentanée résulte peut-être des actions très musclées de la part des corps de police. L’un des éléments caractéristiques de la période 2003-2005 est la recrudescence de la violence policière. Le ministre de l’Intérieur et de la Justice Tareck El Aissami a reconnu lors d’une conférence de presse en 2009 qu’entre 15 % et 20 % des délits les plus violents étaient commis par les agents des forces de l’ordre.

20Depuis 2006, la publication et la diffusion des chiffres sur la criminalité sont soumises à de fortes restrictions. La polarisation politique autour du président Chávez a engendré de vives polémiques entre le gouvernement et l’opposition : pour cette dernière, l’insécurité est devenue le « signe » de l’échec de la révolution bolivarienne. La question de la criminalité s’est donc politisée. L’enjeu est tout aussi politique que légal. En effet, depuis 2010, par décret présidentiel, la loi dite « bâillon » qui oblige les médias à ne publier que des informations issues de sources vérifiables s’applique également aux données sur la criminalité postées sur Internet ou sur les réseaux sociaux. Peut-être l’ambition du président Chávez de refonder les institutions et de transformer la structure de l’État a-t-elle eu comme effet pervers la désorganisation profonde des hiérarchies des organisations étatiques qui s’occupent de la gestion de la sécurité de l’État.

21C’est là le paradoxe le plus frappant de la « révolution bolivarienne » : l’effort constant de créer un « État fort » tout en diminuant les mécanismes permettant de contrôler l’usage démesuré de la force ne s’est pas du tout traduit par la consolidation d’une société plus « sûre » mais, bien au contraire, la criminalité, l’impunité et les exactions récurrentes des militaires qui assurent des tâches de sécurité sont le signe d’un État en faillite.

Notes de bas de page

1 Pour une analyse anthropologique de la situation des survivants restés dans les zones dévastées de l’État de Vargas, voir Revet (2007).

2 Les sociétés contemporaines confrontées à des catastrophes naturelles sont traversées par une contradiction propre à notre époque : du malheur partagé naissent de beaux sentiments qui peuvent toutefois également justifier les abus de pouvoir commis pour rétablir l’ordre social. Sur cette question, voir Fassin (2010).

3 Le texte du décret était le suivant : « Considérant qu’il existe une situation climatique extraordinaire sur tout le territoire national occasionnée par des précipitations constantes dans des proportions inusitées, l’exécutif national prend des dispositions extraordinaires pour mettre en œuvre toutes les actions de prévention et décider des mesures nécessaires pour éviter encore plus de dégâts, prendre en charge la population affectée, ainsi que coordonner l’action conjointe de toutes les institutions nationales, régionales et municipales. La population est invitée à se mobiliser et à collaborer de façon solidaire avec les opérations de secours et elle est exhortée à obéir aux consignes des autorités publiques, à suivre les recommandations et à coopérer aux actions de prévention et de réponse. » (Gaceta oficial de la Republica de Venezuela, 17 décembre 1999, décret numéro 36.852, disponible sur http://www.pgr.gob.ve/dmdocuments/1999/36852.pdf [consulté le 6/12/2013])

4 « Min-Defensa pide pruebas a denunciantes de violaciones de derechos humanos en Vargas », dépêche non signée de El Nacional, 11 janvier 2000.

5 L’adoption des traités internationaux comme législation nationale est exposée dans l’article 23 de la Constitution bolivarienne approuvée en décembre 1999 : « Les traités, pactes et conventions relatifs aux droits de l’homme souscrits et ratifiés par le Venezuela ont supériorité constitutionnelle et prévalent dans l’ordre interne, dans la mesure où ils contiennent des normes sur leur application et leur exercice plus favorables aux citoyens que celles établies par la présente Constitution et la loi de la République, et sont d’application immédiate et directe par les tribunaux et autres organes du Pouvoir public. » (República Bolivariana de Venezuela 2000)

6 Voir l’arrêt rendu par la Cour suprême de justice : Moisés Troconis Villarreal et Iván Rincón Urdaneta, Expediente No00-0648. Ponencia, Caracas, Tribunal Supremo de Justicia, Sala Constitucional, 18 décembre 2000.

7 Le Programme d’éducation-action pour les droits de l’homme (PROVEA, Programa Venezolano de Educación-Acción en Derechos Humanos) est une association qui a été fondée le 15 octobre 1988 par Dianorah Contramaestre, activiste vénézuélienne des « chrétiens de base » (organisations catholiques de gauche) et Raúl Cubas, exilé argentin et victime de la dictature dans son pays. Le rapport annuel de cette ONG constitue un référent incontournable pour évaluer la situation des droits de l’homme, de la liberté de la presse, ainsi que la situation sociopolitique nationale. Ces rapports annuels sont en ligne sur leur site : http://www.derechos.org.ve/.

8 Voir les conclusions de Moisés Troconis Villarreal et Iván Rincón Urdaneta, Expediente No00-0648. Ponencia, Caracas, Tribunal Supremo de Justicia, Sala Constitucional, 18 décembre 2000.

9 Ces données sur l’insécurité sont issues d’une enquête qui a été en partie financée par le Conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégique (CSFRS), dans le cadre d’un projet dénommé VIVEMEX (Gestion politique des violences au Venezuela et au Mexique) en 2011-2012.


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