Chapitre 2. Communauté et société
(Contre Tönnies)
Texte intégral
1Le nationalisme est un phénomène moderne et la nation, en tant que produit du nationalisme, est une idée – et/ou une réalité – moderne. Cette proposition est assez généralement admise, même si les auteurs et les théories divergent quant à la façon d’inscrire le nationalisme dans la modernité et quant à l’acception même de celle-ci. Ernest Gellner (1989 [1983]) associe le nationalisme à ce qu’il appelle l’« industrialisme » et au passage de la société agraire à une société industrielle marquée par un besoin de communication généralisée. Pour Anthony Giddens (1985), de même, l’État-nation est le cadre nécessaire au développement des sociétés industrielles. Eric Hobsbawm (1992) voit, lui, dans le protectionnisme le lien entre le libéralisme économique et le principe des nationalités. Anthony Smith (1986) met l’accent sur le rôle des techniques d’administration et sur le passage à l’« État scientifique ». Quant à Benedict Anderson (1983), il lie la formation des « communautés imaginées » que sont les nations à l’essor d’une presse écrite régulièrement diffusée.
Chrono-typologies
2Ainsi plus ou moins précisément située dans le temps et l’histoire, la nation est parfois inscrite dans une généalogie, ou dans une évolution, où elle apparaît comme l’héritière idéelle ou réelle de formes plus anciennes et notamment, sinon exclusivement, de l’ethnie. L’intitulé de l’ouvrage d’Anthony Smith, The Ethnic Origins of Nations, est à cet égard tout à fait explicite. Pour Smith, le lien de filiation et de continuité entre ethnie et nation ne relève pas tant des formes sociales, économiques ou politiques – il y a même, en la matière, ruptures et révolutions, voir l’« État scientifique » – que du registre symbolique et mythique. Les fondements anthropologiques de la nation, ses « moules », pour reprendre un de ses termes, se trouvent ainsi dans l’ethnie. John A. Armstrong (1982), de la même manière, ne voit pas de solution de continuité, du point de vue idéel et symbolique, entre l’ethnie et la nation. Le titre de son ouvrage, Nations before Nationalism, est lui aussi explicite et il va clairement à l’encontre de l’approche de Gellner, pour qui la nation est – n’est que – le produit du nationalisme1. Selon Armstrong, les États prénationaux auraient été le cadre où se seraient coagulées des identités ethniques, dont procéderaient les identités nationales. Pour sa part, l’ethnographie soviétique et Yuri Bromley, son chef de file éminent jusqu’à la fin de l’URSS, subsument la nation sous la catégorie d’ethnos – à distinguer de l’ethnie, pour laquelle il n’existe d’ailleurs pas de terme russe. Le schéma est massivement évolutionniste. L’ethnos de l’époque primitive est la tribu (en russe : plemia) ; aux périodes de l’esclavage et du féodalisme elle devient ethnie ou peuple (narodnost) ; enfin, un dernier avatar fait d’elle la nation (nacija) des phases capitaliste et socialiste2.
3Au rebours des théories développées par ces auteurs, le rapport, médiatisé par l’idée de culture, que nous avons vu au chapitre précédent s’établir entre ethnie et nation, n’est pas celui des origines ou de l’évolution. Il n’y a pas, de notre point de vue, d’antériorité temporelle et logique (i. e. historique) de l’une par rapport à l’autre. Si le nationalisme est un phénomène moderne, l’ethnicité, en tant que relation d’identité / altérité, n’est pas moins « moderne ». Nous avons même pu avancer que sa logique classificatoire la rendait particulièrement adaptée à l’ère de l’administration scientifique et à la mise en ordre du monde actuel. Je rapprocherai ce rapport, d’une certaine manière et à l’encontre de la conception chrono-typologique de Tönnies, de celui qui existe entre communauté et société.
4Ferdinand Tönnies situe la communauté (Gemeinschaft) et la société (Gesellschaft) sur une ligne d’évolution qui fait passer de l’une à l’autre de façon inéluctable et irréversible (Tönnies 1887). Les deux concepts renvoient pour lui à deux types de relations sociales radicalement opposés. La communauté, c’est la prégnance du collectif, l’interconnaissance, le consensus. La société, c’est l’individualisme, le nombre, le contrat. On trouve le même mode d’opposition chrono-typologique et évolutionniste chez Henry S. Maine (statut / contrat) ou chez Émile Durkheim (solidarité mécanique / solidarité organique). Ce dernier a d’ailleurs lu et commenté Tönnies (Durkheim 1975 [1889]), et De la division du travail social (1893) suit de peu Gemeinschaft und Gesellschaft (1887). Son commentaire, cependant, est sur le fond assez critique :
Je crois que la vie des grandes agglomérations sociales est tout aussi naturelle que celle des petits agrégats. Elle n’est ni moins organique ni moins interne. […] Il y a dans nos sociétés contemporaines une activité proprement collective qui est tout aussi naturelle que celle des sociétés moins étendues d’autrefois. Elle est autre assurément ; elle constitue un type différent mais entre ces deux espèces d’un même genre […] il n’y a pas une différence de nature. […] Est-il […] vraisemblable que l’évolution d’un même être, la société, commence par être organique pour aboutir ensuite à un pur mécanisme ? […] Si la société est un fait de nature à son origine, elle reste telle jusqu’au terme de sa carrière. (Durkheim 1975 [1889] : 8)
5Durkheim reproche à Tönnies la radicalité de son opposition entre Gemeinshaft et Gesellschaft, c’est-à-dire d’en faire une opposition de nature. La société est pour Durkheim un fait (de nature) unique, et ce, depuis l’origine. Autrement dit, le concept de communauté est de même niveau que celui de société. Celui-ci est englobant – et, éventuellement, englobe celui-là. Durkheim « accepte dans ses lignes générales l’analyse et la description [que Tönnies] nous fait de la Gemeinschaft » (Durkheim 1975 [1889] : 8). Mais il n’est pas d’accord avec sa « théorie » de la Gesellschaft, en ceci précisément qu’elle rompt l’unité du concept de société, ou le mutile. Cela étant, on est toujours dans le même schéma évolutionniste : « la Gemeinschaft est le fait premier et la Gesellschaft la fin dérivée ». Simplement, la « fin dérivée » n’a pas les caractères que lui prête Tönnies. De manière significative, Durkheim, dans De la division du travail social, inverse les termes de l’opposition. La solidarité du fait premier est mécanique, celle de la fin dérivée est organique. Ce faisant, il introduit dans « nos sociétés contemporaines », dans les « grandes agglomérations sociales », des traits de la Gemeinschaft, il y reconnaît du communautaire.
Communautés, communautaire et modernité
6Les approches et a fortiori les définitions du concept de communauté demeurent – bien après Tönnies – diverses, sinon incompatibles (Gossiaux2000a). Les unes s’attachent aux relations entre ses membres, d’un point de vue psychosociologique, les autres privilégient les dimensions institutionnelle et économique. Les premières sont notamment le fait de l’anthropologie américaine, avec des études de communautés locales, rurales ou de quartier, inscrites au sein des sociétés modernes3. Les secondes relèvent principalement de l’étude des sociétés paysannes européennes et s’efforcent de situer les communautés (villageoises et/ou fondées sur la parenté) dans leur contexte historique4.
7Au-delà de leurs différences, cependant, ces conceptions et théories diverses s’accordent quant à un certain nombre de traits caractéristiques de la communauté – au premier rang de ceux-ci, le primat du tout sur les parties, du commun sur le singulier. Robert Redfield parle ainsi d’un « tout humain » (human whole) pour qui et par qui vivent ses membres. L’ethnologie des sociétés paysannes européennes et l’approche historique insistent quant à elles sur le souci de perpétuation de l’entité collective qui tend à régir les conduites individuelles. Dans ce rapport au temps réside sans doute l’essence du fait communautaire. Le primat du commun sur le singulier et l’impératif de pérennité sont deux expressions du même holisme. Et cet impératif de pérennité trouve lui-même ses propres expressions, qui apparaissent comme autant de traits définitoires de la communauté : la parenté comme modèle (c’est-à-dire la filiation et la consanguinité réelles ou fictives comme principe d’appartenance), la souveraineté de la coutume, l’illusion collectivement entretenue d’une reproduction à l’identique.
8Il existe des communautés dans « nos sociétés contemporaines », les études américaines évoquées ci-dessus ne sont pas les seules à le montrer5. Et elles ne sont pas forcément des réalités résiduelles plus ou moins menacées, ou des exceptions antistructurelles (au sens de Turner) enkystées dans le monde moderne. Certaines activités économiques actuelles, notamment celles liées au tourisme, trouvent les moyens de leur développement dans des cadres de ce type, dont elles renforcent en retour l’assise collective (Assier-Andrieu1986). Au-delà même de ces groupes humains qui perdurent dans le contemporain, l’idée de communauté – comme modèle, comme logique, comme mode de rapports sociaux – n’est pas exclue de la modernité.
9Un signe de cela est l’usage extensif du mot dans « l’espace public », avec des connotations positives ou négatives selon les cas et les débats. On parlera ainsi, en l’occurrence dans une intention de valorisation, de la communauté nationale. Le terme se voit adjoindre des épithètes religieuses, linguistiques, ethniques, devenant le synonyme euphémique de « minorité ». Le pluriel, cependant, tend à infléchir les jugements de valeur : le « communautarisme » – la coexistence de communautés – tend à être marqué négativement, au moins dans certains débats de certains pays, en France par exemple.
10La communauté, en tant qu’elle désigne ces vastes entités contemporaines, relève de l’idéel ou de l’imaginaire6 – plus exactement de l’imaginaire que de l’idéel – et de ce qu’on pourrait appeler la « terminologie indigène ». Peut-on parallèlement l’utiliser comme concept « savant » pour l’appliquer précisément à des formes sociales actuelles ? Sans doute cela est-il possible si on l’entend au sens « faible ». C’est-à-dire si l’on admet que les traits caractéristiques de la communauté – la primauté du collectif, la reconnaissance mutuelle, la solidarité (« organique » ou « mécanique », en tout cas « naturelle »), l’imitation de la parenté, la soumission à la coutume, le souci de pérennité… – ne sont pas tous présents et/ou le sont de façon lâche. Cette « faiblesse » du sens se double d’une faiblesse par rapport aux autres formes sociales. L’appartenance communautaire, les liens de communauté ne prévalent pas nécessairement sur les autres appartenances, sur les autres types de liens sociaux. Si l’on admet cela, alors on peut user du concept et constater la présence de grandes communautés à l’intérieur des sociétés actuelles, ou transversales à celles-ci. On rejoint ainsi l’usage courant du terme, avec possiblement les mêmes qualifications : religieuse, culturelle, etc. Il peut notamment y avoir recouvrement entre communauté et groupe ethnique. La possibilité de tels recouvrements n’empêche cependant pas qu’il s’agit de deux niveaux de réalité différents qui ne coïncident pas forcément, voire qui existent l’un sans l’autre. La communauté renvoie à la modalité des relations sociales (ou, plus précisément, à certaines modalités de certaines relations sociales). L’ethnicité, comme nous l’avons vu, est quant à elle un rapport d’altérité / identité dont l’existence ne dit rien de la nature des relations entre « semblables ». Les deux niveaux peuvent bien sûr interagir. Le regard de l’Autre peut susciter en réaction des sentiments – et des rapports – de communauté, et, à l’inverse, le spectacle d’une communauté peut induire un sentiment d’altérité ethnique. Mais les découpages de l’ethnicité ne constituent pas nécessairement des communautés. Les Tsiganes forment bien une catégorie ethnique pour les non-Tsiganes (qui forment eux-mêmes la catégorie de Gadjé pour les Tsiganes). Mais il n’existe pas de communauté tsigane. L’appartenance communautaire, vécue et désignée comme telle, se référera plus spécifiquement aux Manouches, Sinti, Roms Kalderasch, Roms Valaques, etc.
11Si, dans les sociétés actuelles, il n’y a de grandes communautés qu’au sens faible du terme et s’il n’y a de communautés au sens fort que réduites ou résiduelles, il peut cependant s’y manifester des relations de type communautaire prégnantes et généralisées. La société sud-coréenne, par exemple, est fortement structurée par de telles relations. Le primat du commun sur le singulier (et, conséquence de celui-ci, la prégnance du regard social), l’impératif de solidarité au sein de la famille et entre générations, l’institution des liens entre classes d’âge, les marques ritualisées de respect en fonction des positions sociales…, tous ces traits qui apparaissent hérités du système confucéen continuent de réguler la vie sociale. On peut les analyser comme des survivances (menacées) au cœur de la modernité, et un certain nombre de grincements à différents niveaux de la société donnent effectivement à penser en ce sens. Mais les entreprises et les conglomérats coréens, dont personne ne doute qu’ils se situent à l’extrême pointe de la modernité technologique et de la mondialisation économique, intègrent structurellement dans leur fonctionnement ce mode de relations communautaires. Les rites d’intégration des nouvelles promotions d’employés dans les entreprises coréennes ne le cèdent en rien, quant au spectaculaire, à ceux des grandes écoles françaises7, l’agressivité en moins.
12Le Japon, dont on ne peut pas non plus dire qu’il se tient à l’écart du monde moderne, suit une politique volontariste de préservation d’un secteur agricole inscrit dans la tradition des communautés rurales et caractérisé par de nombreuses exploitations de petite taille et un important réseau coopératif8. L’esprit – sinon l’idéologie – communautaire est ici clairement assumé par l’État. J’ai pu observer le même souci de protéger la part commune de la société villageoise dans un contexte non pas de modernité mondialisée, mais de transition (supposée ou espérée) vers le capitalisme supposé l’incarner. Après que l’Union soviétique eut disparu et avec elle le principe de l’économie collectiviste, les autorités du territoire bouriate d’Aga, alors un petit « sujet » autonome de la Fédération de Russie, dans le Sud de la Sibérie, décidèrent de maintenir les kolkhozes, au rebours du sens de l’histoire sinon contre vents et marées (Gossiaux2007). Au-delà de leur statut officiel et administratif d’unités collectives de production (en l’occurrence, d’élevage), ces kolkhozes constituèrent de façon informelle le cadre de la (sur)vie villageoise, tout en assurant la mise en commun des moyens de la transition. L’ethos communautaire des anciens pasteurs nomades était intégré dans l’esprit capitaliste de la nouvelle Russie.
Individu et contrat dans les sociétés « non modernes »
13Non seulement il y a du communautaire dans les sociétés contemporaines, mais il y a du communautaire dans la modernité. Ceci invalide dans un sens les chrono-typologies binaires à la Tönnies, Gemeinschaft / Gesellschaft, statut / contrat, solidarité mécanique / solidarité organique, etc. Qu’en est-il de l’autre sens ? Y a-t-il du « typiquement moderne » du côté amont, « non moderne », de la chrono-typologie ? Ce qui est le plus généralement retenu pour qualifier la société moderne, la Gesellschaft (ou l’idéal-type « en aval » de l’évolution, quel que soit le nom qu’on lui donne) est l’individualisme. Louis Dumont écrit ainsi :
La comparaison entre sociétés modernes et non modernes tourne autour de deux configurations de valeurs opposées. Pour nous, l’homme c’est l’individu, le sujet individuel pour lui-même, pour les sociétés non modernes c’est dans une grande mesure la société, l’homme collectif auquel le sujet particulier est référé. J’appelle individualisme la première mentalité, « holisme » la seconde. (Dumont 1968 : xi)
14Pour Dumont, donc, il n’y a pas d’individualisme dans les sociétés « non modernes » (ou « traditionnelles », ou « primitives », ou dans la Gemeinschaft, selon le nom donné à l’idéal-type en amont). Le seul individualisme dans ces sociétés, selon lui, est celui de leurs observateurs, notamment (mais pas seulement) anthropologues. Ce serait d’ailleurs cet individualisme, que des anthropologues, essentiellement anglo-saxons, auraient amené avec eux sur le terrain tel un « fauteuil métaphysique », qui expliquerait le développement de l’anthropologie politique. « Tout se passe comme si, pour l’individualisme moderne, la totalité sociale n’était plus saisissable que sous la catégorie du politique » (ibid. : xi). Et ce biais individualiste des anthropologues ou, du moins, de certains d’entre eux pourrait tout aussi bien être imputé à Hobbes, Rousseau et Hegel.
15La radicalité théorique de Dumont peut évidemment se retourner. De l’aveu même de celui-ci, « certains anthropologues », et non des moindres, et en nombre significatif, voient de l’individualisme dans les sociétés non modernes, sapant ainsi, « en amont », un pilier essentiel des grandes oppositions idéal-typiques à la Tönnies.
16Un autre pilier de ces dichotomies est le contrat censé caractériser les sociétés modernes. À la confluence des principes individualistes et contractuels se situe l’association, qui donc serait propre auxdites sociétés. Robert H. Lowie, cependant, utilise le terme dans Primitive Society (1920), en le concevant comme applicable de façon universelle. Selon Michel Izard, reprenant Lowie, « une association est un groupe (ou un groupement) intérieur à la société globale, non fondé sur la parenté, dans une large mesure étranger aux grandes instances de contrôle social » (Izard 2000 : 95). Le phénomène associatif se rencontre dans des sociétés très diverses. Il est particulièrement présent (et/ou il a été particulièrement étudié) chez les Amérindiens d’Amérique du Nord. Chez les Crow, par exemple, il existe une Société du Tabac ouverte aux hommes et aux femmes, moyennant un droit d’entrée, et qui offre à ses membres le droit de cultiver le tabac sacré (ibid.). La configuration et la nature des associations, leur mode de recrutement et de fonctionnement, leur finalité sont extrêmement variés. Nombre d’entre elles jouent le rôle de coopératives d’entraide ou de sociétés d’assurance. On trouve également des associations militaires, des associations rituelles, des sociétés secrètes…, la distinction entre les unes et les autres n’étant pas toujours nette.
17L’universalité de la forme associative et sa présence dans les mondes de la « tradition » aussi bien que dans ceux de la « modernité » la rendent particulièrement apte à accompagner le changement et les processus de transition. Une illustration remarquable en est fournie par l’étude de Franck Beuvier sur les associations de danse traditionnelle au Cameroun (Beuvier 2014). Ces associations jouent actuellement un rôle central dans les funérailles des notables, « funérailles » qui ont fréquemment lieu plusieurs années après le décès, mais qui doivent être dignement célébrées, faute de quoi la famille du défunt ne pourrait vivre en paix. Leurs prestations confèrent au rituel un caractère spectaculaire et compétitif faisant une large part au changement et à l’imprévu. Ces activités, qui s’inscrivent dans l’univers de la « coutume », vont de pair avec la participation centrale desdites associations à l’institutionnalisation de la culture propre à la « modernité » des États-nations. La danse traditionnelle apparaît comme un fleuron de cette culture institutionnelle. Elle « s’exporte » et contribue au rayonnement à l’étranger de la culture camerounaise, et donc au prestige et à la solidité du Cameroun. Elle a même constitué à ce titre une ressource importante pour le nouvel État au lendemain de l’indépendance. Les associations de danse naviguent donc entre les deux mondes, celui de la tradition et celui de la modernité – qui institutionalise cette « tradition ». Elles sont partie prenante à la fois de la société coutumière et de la société contemporaine (contemporaine au sens de mondialisée).
18En fait, il s’agit du même monde, de la même société. De la même réalité sous des modalités différentes. Et c’est le fait qu’il s’agisse toujours de la même réalité qui permet le changement. C’est à travers la pérennité de la coutume que les « cadets sociaux » (les non-notables) ont pris le pouvoir rituel. Et c’est précisément parce qu’il n’y a pas de différence de nature entre les différentes formes d’association (autrement dit, que l’association constitue bien un concept général et universel), que ce changement a pu s’effectuer. Au moment de l’indépendance et sous l’impulsion politique du président Ahidjo, les confréries, les associations coutumières, ont été supplantées par des associations « culturelles » à même de valoriser et de promouvoir les arts traditionnels, au premier rang desquels la danse, au sein de la modernité. Dans ce moment d’institutionalisation et d’exhibition de la culture, les cadets ont joué un rôle essentiel. Et dans la mesure où il n’y avait pas de solution de continuité formelle entre les confréries frappées d’obsolescence et ces nouvelles associations, dans la mesure où le moule était le même pour les unes et les autres, où elles vivaient dans le même monde, les fonctions coutumières sont passées des unes aux autres.
19De même que, comme nous l’avons montré, le communautaire – ou la communauté, en tant que mode de rapports sociaux – est moderne (au sens de : présent dans la modernité), de même l’association et, à travers elle, ces deux concepts emblématiques de la modernité que sont l’individu et le contrat peuvent être traditionnels (au sens de : présents hors de la « modernité »), en abolissant l’opposition entre tradition et changement. La dualité tönnisienne est de part et d’autre battue en brèche.
« Ici, on ne peut vivre seul »
20L’ethnicité, nous l’avons vu, apporte à la modernité les vertus de sa simplicité. La rusticité de sa logique est adaptée aux exigences classificatoires de l’« État scientifique ». Qu’apporte pour sa part la communauté, ou le communautaire, aux sociétés modernes ? Ou, autre façon – moins fonctionnaliste – de poser la question : qu’y signifie sa présence, si elle n’est pas simple survivance ? La réponse, quelle que soit la forme de la question, est sans doute : un certain mode de rapport au temps. S’il est vrai, comme l’affirme Dumont, que dans « nos » sociétés, « l’homme c’est l’individu, le sujet individuel pour lui-même », alors le temps humain est réduit au temps individuel, c’est-à-dire au provisoire et au périssable. Mais s’il est également vrai, comme on peut le penser, que l’idée du périssable rebute l’esprit humain (y compris « moderne »), alors la communauté apporte avec elle l’arrière-plan rassurant de la pérennité. Une pérennité sociale, concrète, incarnée et immédiatement saisissable sans le recours au surnaturel ou aux élaborations de la religion. Les exemples des sociétés sud-coréenne et japonaise invoqués ci-dessus vont assez clairement en ce sens. Elles ont été, au milieu du xxe siècle, soumises à des chocs historiques et confrontées à des systèmes étrangers qui ont notablement, pour ne pas dire radicalement, modifié leurs propres systèmes politique, économique, voire éthique, dans le sens du libéralisme et de l’individualisme ; ceci s’ajoutant aux mutations moins cataclysmiques, mais de même sens, qui avaient pu se produire avant et qui ont continué de se produire après. L’emphase mise sur le communautaire par ces sociétés donne à leurs membres l’assurance de leur temps long, au-delà de l’accidentel et du corruptible.
21À une autre échelle spatiale et temporelle, le maintien des kolkhozes chez les Bouriates ex-soviétiques d’Aga peut être interprété de la même façon. Avec la disparition de l’URSS et du système socialiste, les villageois ont vécu un bouleversement économique, social et idéologique censé accoucher également d’un monde libéral et individualiste. Les organisations collectives telles qu’elles étaient instituées sur le mode de la loi, sinon du contrat, se sont avérées éminemment périssables. Bien qu’étant formellement et juridiquement dans la continuité de ces organisations, les « kolkhozes maintenus » relèvent d’une autre logique, qui les situe plus du côté de la communauté que de celui de la structure collectiviste. Avec la possibilité de créer des exploitations privées, l’appartenance au kolkhoze ne fait plus partie des contraintes légales. Surtout, le fonctionnement de celui-ci, qui se confond de plus en plus avec l’entité villageoise, ressortit largement à l’informel et à l’a-légal, sinon à l’illégal. Le kolkhoze apparaît de facto comme le bien commun des villageois et comme leur commun cadre de vie, pérenne en dépit des déboires historiques et au-delà des avatars collectiviste ou néolibéral de l’encadrement légal. La pérennité sociale que la communauté apporte, ou signifie, compense de façon nécessaire la versatilité de l’histoire et la vulnérabilité de l’individu isolé. « Ici, on ne peut vivre seul9. » Ce propos d’un dirigeant bouriate pour justifier la politique de soutien aux kolkhozes a sans doute une signification immédiate et concrète en référence à la condition matérielle des éleveurs d’Aga. Mais il a probablement un sens plus normatif : ici, il est inconcevable de vivre seul. C’est-à-dire : ici, la seule vie (la seule façon de vivre vraiment et durablement) est collective. Ici, alors, peut s’effacer, ou être le lieu exemplaire de la norme.
22Comme l’ethnicité, avons-nous dit, la communauté est « moderne », au sens de « présente dans la modernité ». S’il est vrai que celle-ci se caractérise par sa dimension individualiste, la proposition appelle un complément : la communauté est nécessairement et intrinsèquement présente dans la modernité. Les cas que nous venons d’évoquer, cependant, présentent chacun une double particularité. D’une part, ils concernent des sociétés fortement bousculées par l’histoire. D’autre part, il s’agit de sociétés orientales. Leur particularité historique n’affecte pas véritablement leur valeur représentative. Nulle société n’est étanche ni immuable, et le caractère extrême des événements qui les a affectées est à considérer seulement comme venant renforcer l’effet démonstratif. Leur spécificité géographique, en revanche, est plus problématique. Que nous n’ayons pas mentionné d’exemple occidental ne signifie évidemment pas qu’il n’en existe pas. Mais il est de fait que des exemples de réalités communautaires se trouveront plus facilement en Orient, et notamment dans les sociétés asiatiques, qu’en Occident. Les sociétés occidentales actuelles manifestent des aspirations à la communauté, cultivent un imaginaire de la communauté. Elles considèrent même posséder de grandes communautés, mais ce sont des « communautés au sens faible », comme nous le notions supra. Si, donc, il est vrai que la communauté est intrinsèque à la modernité, on peut en déduire que, à cet égard, l’Occident est moins moderne que l’Orient, ou moins armé pour la modernité.
Sociétés
23La commune modernité reconnue à l’ethnicité et à la communauté n’empêche pas que le parallèle établi au départ entre, d’une part, le rapport qui existe entre communauté et société et, d’autre part, celui qui existe entre ethnie et nation n’est qu’à demi pertinent. La nation, en effet, est une production moderne, ou du moins historiquement située, alors que la société, comme l’affirme Durkheim critiquant Tönnies, est un concept englobant et non temporel.
24La société est un concept tellement englobant, et tellement non temporel, que ses réalisations singulières sont conceptuellement problématiques. Qu’est-ce qu’une société ? Comment faire le départ entre telle et telle société ? De quoi est faite leur frontière ? Où passe-t-elle ? On est ici dans un questionnement à l’opposé de la nation, ou de l’ethnie. Si la définition de la nation est un sujet inépuisable de débats théoriques et idéologiques, celle d’une nation et de ses limites relève de la réalité établie – ce qui ne veut pas nécessairement dire qu’elle ne soit pas conflictuelle. Une nation (en tant qu’elle est État-nation, mais tel est communément son dessein, sinon son destin) est définie et existe par ses frontières, inscrites dans l’espace. Autrement dit, les nations se définissent et existent les unes par les autres. Il en est de même, si l’on en croit Fredrik Barth (1969), des groupes ethniques, sauf qu’en l’occurrence les frontières sont « sociales » et non spatiales. Une société, pour sa part, n’a pas de frontière que l’on puisse à un moment donné franchir de façon nette et indubitable. Et son intérieur même n’est pas uniformément assuré. On peut être au cœur de telle société, mais on peut aussi être à un endroit qui tient également, plus ou moins, de telle autre. Une métaphore mathématique, en l’occurrence, serait celle des ensembles flous. Ce flou, que l’on peut dire théorique, au sens où l’on peut en faire la théorie, n’est pas celui du concept ou des définitions, quelle que soit la diversité (plutôt que le flou) qui existe en la matière. Cette diversité est, bien entendu, aussi grande qu’est varié le terrain de la sociologie. Comme la culture (voir chapitre précédent), la société a même ses contempteurs conceptuels10. Nous retiendrons cependant ici la définition à la fois minimale, concrète et forte, selon laquelle une société est un groupe d’êtres humains « pourvu de la capacité à autoreproduire son existence collective en fonction d’un système de règles pour l’action dont la durée de vie excède celle de chacun des individus qui s’y soumet11 ». Cette capacité d’autoreproduction est considérée de façon assez consensuelle comme une propriété nécessaire et minimale, sur laquelle peuvent venir se greffer d’autres caractères définitoires, selon les théories et les auteurs. Maurice Godelier insiste ainsi sur la notion de totalité, la société devant à la fois se reproduire comme un tout et se représenter à elle-même, et se présenter aux autres, comme un tout. Et il y ajoute l’idée de nécessité vitale (pour les individus) : ceux-ci et leurs groupes de parenté « doivent [ses italiques] agir de telle sorte que non seulement ils se reproduisent eux-mêmes, mais qu’ils reproduisent en même temps la société dans sa logique globale, qui, en tant que telle, leur fournit quotidiennement une partie de leurs conditions d’existence » (Godelier 2010 : 108). Pour cette raison, explique-t-il, une communauté linguistique et culturelle, une « ethnie » [ses guillemets] ne sont pas une société, au contraire d’une tribu.
25Si la capacité d’autoreproduction est la propriété définitoire minimale de la société, elle est aussi celle qui lui assigne une taille minimale. Le groupe familial peut être une communauté, mais il ne peut constituer une société. La prohibition de l’inceste l’oblige à s’allier pour se perpétuer – même si, comme le note Leach (2000), il ne s’agit pas d’un interdit absolument universel. Hormis cette contrainte liée à leur reproduction, les sociétés peuvent en théorie être de taille éminemment variable. Cette variabilité se situe à un même niveau de comparabilité, mais elle est aussi une question d’échelle. Autrement dit, il peut y avoir des sociétés locales (elles-mêmes plus ou moins grandes), des sociétés régionales, des sociétés à l’échelle d’un pays, à l’échelle d’un continent…, avec tous les jeux d’emboîtement que cela implique. L’efficacité analytique du concept de société est liée à la pertinence du niveau où il est projeté, niveau qui dépend lui-même, évidemment, des phénomènes étudiés. Mais, en tout état de cause, la société, en raison précisément de sa propriété d’autoreproduction, est l’entité sociale la plus problématique (au sens de : posant les problèmes avec le plus d’acuité) quant aux phénomènes de contemporanéité et aux effets des contacts entre entités sociales. Et elle sera d’autant plus problématique qu’elle sera posée comme totalité. Ainsi s’introduit une logique d’identité / altérité, avec la prégnance corrélative de la nomination. Godelier écrit, à propos des Baruya de Nouvelle-Guinée :
Un groupe territorial devient une « société » [ses guillemets] lorsqu’un certain nombre de groupes et d’individus revendiquent de se reproduire ensemble sur un territoire et se désignent eux-mêmes, à l’intention des groupes voisins, par un grand nom qui recouvre les noms particuliers de leurs clans et lignages de naissance. (Godelier 2010 : 107-108)
Mésusages de la « société »
26Identité / altérité, jeux de nomination, territoire : on retrouve, associés à la « société », les faits et attributs d’autres entités sociales, telles l’ethnie ou la nation. Et, effectivement, il peut parfois y avoir recouvrement entre celles-ci et celle-là, voire confusion – plus ou moins volontaire et volontairement entretenue. On parlera alors de société basque, de société française, de société américaine, etc. Le mot vient en quelque sorte servir de caution à l’entité ethnique ou nationale, dont il garantit la cohérence et la réalité. Une autre forme de dérive sémantique conduit à une quasi-neutralisation de la notion même de société au profit d’un épithète, généralement de grande extension, qui devient le véritable signifiant : société occidentale, société balkanique, société industrielle, société paysanne… On tend alors à se rapprocher de la notion de civilisation, avec la charge positive et la dimension comparative que celle-ci comporte. Le jeu sur les deux registres de la confusion peut être d’une redoutable efficacité rhétorique. L’exemple qui suit provient du champ d’expérimentation polémique que constitua la Yougoslavie dans sa phase d’éclatement. Un des points du débat (ou de la foire d’empoigne intellectuelle qui en tenait lieu à Paris) était la légitimité de la sécession des deux républiques du Nord, la Slovénie et la Croatie, une légitimité censée rendre illégitime, en plus que condamnable, la réaction du pouvoir fédéral, en l’occurrence confondu avec la partie serbe. Dans une Histoire de la Yougoslavie de 1945 à nos jours publiée en 1993 on peut lire ceci :
Nous pensons qu’il est aisé d’établir que la Yougoslavie a comporté deux sociétés civiles et plusieurs nations ; la coupure du 25 juin 1991 entre les deux républiques du Nord et le reste est venu rappeler le premier fait ; l’éclatement des autres républiques ou leur indépendance est venu rappeler la multiplicité des nations. (Krulic 1993 : 150)
27Selon l’auteur, cette dualité aurait été engendrée par les « processus de civilisation » très différents qu’auraient connus les Empires autrichien et ottoman. La Contre-Réforme catholique, le voisinage germanique, la « déférence acquise à un État et à un ordre social surimposés » auraient développé chez les Croates un certain type de rapport au monde, plus « craintif et guindé » que celui des Serbes. À l’opposé, ceux-ci seraient « fiers de l’esprit de révolte acquis contre les Turcs » et cet « état d’esprit épique » irait à l’encontre du respect de la loi et du sens de l’État. Bref, l’unification de la société yougoslave ne se serait jamais faite (ibid. : 150-151).
28Passons sur l’expression « société civile », qui, dans le contexte, ne peut renvoyer à la stricte acception politiste actuelle, à savoir l’ensemble des associations et organisations (non commerciales) ne ressortissant pas à l’État. Elle tend simplement en l’occurrence à renforcer la notion de société en tant qu’entité transcendant les définitions étatiques. La société apparaît ici comme un attribut nécessaire de la nation, et donc de l’État-nation. Autrement dit, un État-nation devrait être une unité sociale, une nation devrait « faire société ». Autrement dit encore, il ne devrait y avoir qu’une société dans un État-nation. Les Croates et les Serbes n’appartiennent pas à la même société, donc ils ne peuvent appartenir au même État-nation. La société yougoslave n’est pas unifiée, donc la Yougoslavie ne peut qu’éclater (en différents États-nations). C.Q.F.D.
29Mais il y a plus. La différence de société ne concerne pas seulement les Croates et les Serbes. Elle sépare, globalement, « les deux républiques du Nord » et « le reste ». Ce reste est constitué des régions ayant vécu la domination ottomane, tandis que les régions du Nord relevaient de l’Empire austro-hongrois. Les unes et les autres ont vécu des « processus de civilisation » différents, qui ont engendré des sociétés différentes. Il y a au sud l’ancienne Turquie d’Europe, c’est-à-dire les Balkans et la société balkanique, et au nord l’Europe et la société européenne. Société et civilisation deviennent en l’occurrence synonymes, ou tout au moins renvoient aux mêmes qualités. Et s’il faut disposer celles-ci sur une échelle de valeur (ce qui, fondamentalement, est la question du choix politique, une question posée avec une acuité particulière dans le cas présent du conflit yougoslave), européen et balkanique ne vont pas apparaître exactement au même niveau. Ceci nonobstant la relative bienveillance, typique du regard européen et occidental sur le Sud, que peuvent inspirer les comportements assurés et naturels, la fierté, l’esprit de révolte et la tendance invétérée à l’anarchie qui sont censés caractériser les Balkans12.
30Tel est le genre d’usage qui peut être fait d’une conception extensive de la société. Cela disqualifie-t-il le concept même de société en tant qu’instrument d’analyse, notamment concernant les phénomènes de contemporanéité ? Son efficacité, nous l’avons dit, est liée à la pertinence du niveau où il est projeté. Un niveau trop élevé – quantitativement ou spatialement parlant – ne convient pas à l’analyse de la contemporanéité, du « temps partagé ». Il ne convient pas, d’abord, parce que l’immensité tend à dissoudre la totalité, qui constitue précisément l’apport problématique du concept de société : plus une entité est vaste, plus il lui est difficile de se représenter à elle-même, et se présenter aux autres, comme un tout. Il ne convient pas, surtout, parce que l’osmose alors avec la notion de civilisation, flanquée de ses connotations universalistes et évolutionnistes, introduit subrepticement dans l’analyse une dose de normativité et de jugement de valeur. Conférer la qualité de société à des aires culturelles (la société européenne, la société balkanique, la société occidentale, la société orientale…) revient à transmuer celles-ci en totalités. Lesdites totalités, bien sûr, sont imaginaires, et, en tant que telles, elles constituent sans doute un objet bon à analyser. Mais à les imaginer comme concrètes, l’analyste devient idéologue.
31Cette précaution prise, donc, de ne pas franchir les frontières du pur imaginaire, la pertinence du concept de société quant à la problématique du contemporain demeure. C’est entre les sociétés que se produisent réellement les contacts et c’est sur les sociétés que s’analysent les effets réels de ces contacts. La portée problématique de ceux-ci est liée au caractère autoreproductif et total des sociétés, à leur « logique globale » (Godelier 2010, voir supra). Autrement dit, à leur caractère de systèmes. L’analyse des changements ne peut se faire qu’en termes de systèmes sociaux saisis dans leur logique synchronique, approche hors de laquelle l’analyse des faits sociaux dans leur dimension temporelle tend à se dissoudre dans une diachronie informe.
***
32Les sociétés existent de façon réelle, même si, comme nous l’avons vu, la logique de leur réalité relève des « ensembles flous ». Le concept de société est universel, universellement opératoire, et, de ce point de vue, l’opposition communauté / société n’a littéralement pas de sens, comme l’a montré Durkheim en réponse à Tönnies. Sans se référer explicitement à cette opposition, cependant, de nombreuses chrono-typologies binaires (y compris celle de Durkheim entre solidarité mécanique et solidarité organique) en reprennent la signification globalement évolutionniste. D’un côté, en amont, le collectif, la proximité, l’immuable…, de l’autre, en aval, l’individu, le nombre, le changement… (ces traits idéal-typiques, bien sûr, étant mobilisés de façon variable, à l’exemple de Durkheim13 décelant dans « nos sociétés contemporaines » une dimension collective « tout aussi naturelle que celle des sociétés moins étendues d’autrefois »).
33Nous nous sommes dans ce chapitre attachés à réfuter ce genre de représentations idéologico-théoriques. S’il existe évidemment des différences majeures sinon radicales entre « nos » sociétés et celles d’autrefois ou d’ailleurs, ces différences ne peuvent se ramener à des oppositions typologiques fondées sur des traits relevant de l’essence même de la société, du fait social. Ainsi, la communauté (le fait communautaire, l’habitus communautaire) est fondamentalement l’expression, ou le produit, d’un certain rapport au temps : l’idée, ou le besoin, de pérennité dans des relations sociales conçues comme dépassant, notamment au plan temporel, l’individu. Il ne s’agit pas simplement de la nécessité de reproduction, dont on a vu qu’elle participe de la définition d’une société : cette nécessité est aussi immédiate que vitale et elle n’implique pas le souci du temps long. Il ne s’agit pas non plus d’un impératif d’immuabilité, d’intangibilité. La communauté n’exclut pas le changement. Elle tend simplement à éloigner le spectre du périssable. En ce sens, le besoin de communauté, ou du moins d’éléments communautaires, est universel, et il est notamment présent dans les sociétés (modernes) fondées sur le mouvement perpétuel. La permanence de traits communautaires dans ces sociétés est donc « naturelle ».
34Le besoin d’individu, ou d’individualisme, apparaît aussi universel que celui de communauté, pour des raisons inverses. Sans doute est-il plus ou moins prégnant, plus ou moins tyrannique. Mais même en dehors des sociétés (modernes) où l’individu est érigé en principe fétiche, un certain degré d’individualisme peut toujours s’exprimer, notamment, comme nous l’avons vu, à travers l’association. Ce besoin est celui, universel, d’ici et maintenant, d’un temps non soumis aux « grandes instances de contrôle social », et par où peut passer le changement. L’évolutionnisme se heurte là à l’une de ses apories. Il dénie aux sociétés des origines la dimension sans laquelle il n’y a pas de changement – ni donc d’évolution.
Notes de bas de page
1 Les parutions des ouvrages d’Armstrong et Gellner sont presque concomitantes (Nations and Nationalism sort en 1983).
2 Les termes français sont ceux de la traduction officielle. Voir Bromley (1983).
3 Voir notamment Redfield (1955) et Whyte (1996).
4 Voir notamment Chiva (1958) et Stahl (1969).
5 Voir, par exemple, Ravis-Giordani (1983).
6 On pense bien sûr aux « communautés imaginées » que Benedict Anderson (1983) met au cœur du processus nationaliste.
7 Il n’est pas sans signification que l’une des manifestations communautaires les plus coercitives, en France, concerne la formation des élites.
8 Sur la réforme agraire au principe de cette politique et sur son inspiration idéologique, voir Calvet (2002).
9 Propos du ministre de l’Agriculture de l’okrug, recueillis en 2003 (Gossiaux 2009a : 132).
10 Voir, par exemple, Žižek (1985), cité par Hay (1999 : 319).
11 Aberleet al. (1950), cité par Leach (2000 : 668).
12 Sur les Balkans comme figure récurrente de l’Autre pour l’Occident et sur l’actualisation de cette figure après la disparition du bloc communiste, voir Todorova (2011).
13 Voir Durkheim ([1889] 1975 : 389).
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