12. Entre le local et le national
Migration et citoyenneté après les réformes de Deng Xiaoping
p. 541-578
Texte intégral
La réforme du hukou est une affaire qui concerne les droits fondamentaux des citoyens chinois. Bien que la liberté de choisir son lieu de résidence ait été effacée de la Constitution chinoise, les Chinois n’ont cessé de vouloir que leurs droits dans ce domaine soient reconnus1.
1Les résultats du recensement mené à la fin de l’an 2000 confirment, si besoin est, l’importance des flux migratoires qui se sont développés en Chine depuis le début des années 1980. Au moment de cette vaste enquête nationale, sur les 1 265 830 000 personnes recensées, 144 390 000 ne résidaient pas là où elles étaient domiciliées de façon permanente2. À ce chiffre flou, qui ne tient pas compte de la longueur du séjour effectué hors de la localité d’origine, il faudrait ajouter celui des changements de résidence s’accompagnant du transfert de la domiciliation institutionnelle officiellement enregistrés au cours de l’année. D’autre part, les données recueillies dans plusieurs provinces sont tellement contradictoires qu’elles suggèrent qu’un nombre très important de migrants a échappé au recensement. Dans la province du Hunan par exemple, 10 millions de résidents ne peuvent être localisés, que ce soit à travers leur domiciliation de fait ou leur domiciliation de droit. Au Shanxi, le phénomène concernerait 2 millions de personnes3. Face à cette mobilité géographique d’une ampleur inédite, de nombreux travaux ont porté une attention particulière aux motivations et aux profils des migrants, aux causes de ces flux migratoires comme à leurs effets dans les localités de départ ou de destination. Les pages qui suivent s’attacheront plutôt à en discuter les conséquences sur le lien social et politique.
2Les migrations intérieures mettent à l’épreuve les relations de proximité fondées sur la filiation ou sur une origine géographique partagée. D’un côté, chaînes migratoires, fronts communautaires constitués dans les grandes métropoles et procédures de cautionnement prennent appui sur ces liens d’appartenance. De l’autre, les limites de ces attaches sont révélées par l’élargissement progressif du réseau social des migrants ; parfois aussi par des déceptions provoquées par la réception réservée par les proches installés dans les localités d’accueil. Les migrations intérieures encouragent les circulations anonymes. Elles impliquent donc l’émergence de conduites nouvelles qui imposent au migrant de faire la preuve de son honnêteté pour établir la confiance entre « nouveaux proches ». Elles modifient la façon d’imaginer l’autre, lointain et anonyme, ainsi que les pouvoirs qui sont les siens. Elles projettent en pleine lumière les problèmes posés par le hukou 戶口 (enregistrement du foyer), un dispositif d’action publique qui affecte la circulation des hommes et leurs relations.
3On le sait, ce qui aurait pu demeurer un simple outil d’enregistrement de la population et de regroupement de données statistiques s’est transformé, au cours des années 1950, en un système de passeport intérieur imposant des limites à la mobilité géographique et opérant une hiérarchie entre concitoyens selon leur lieu de résidence. Cette forme de classement oriente les modalités du lien social et du lien politique puisqu’elle se traduit par une distribution de droits et d’avantages reflétant un engagement et une protection de l’État très différents selon les catégories constituées. Les migrations internes actuelles, surtout celles dites spontanées, qui provoquent un découplage entre domiciliation réelle et domiciliation officielle, ont pour effet de faire soudain cohabiter au sein d’une même localité, qu’elle soit urbaine ou rurale, des individus possédant des statuts et des droits très distincts. Au fil des amendements apportés au hukou durant les deux dernières décennies, ces hiérarchies localisées sont devenues encore plus complexes et, depuis quelques années, des voix s’élèvent pour dénoncer le caractère injuste, inefficace ou contre-productif du système existant. Les migrations récentes ont tout à la fois dévoilé et accentué le caractère problématique du hukou. Sa réforme est à l’ordre du jour. Depuis la fin 2001, les contours s’en dessinent. Si le débat public n’est pas véritablement encouragé, on peut néanmoins observer, dans des espaces variés, l’expression d’attentes particulières concernant les principes devant fonder le lien social et le lien politique.
4En dépit des contraintes existantes, des plaintes, des critiques ou des revendications concernant le hukou sont formulées par les migrants dans des arènes très diverses mais jouissant toutes d’une certaine publicité. Cette contribution s’attachera à analyser quelles déceptions normatives et politiques ou au contraire quelles exigences sont avancées comme légitimes, et quelles formes empruntent les dénonciations du dispositif. Le regard se portera aussi sur les grandes orientations des réformes annoncées. Ces dernières ne reflètent pas toujours les attentes exprimées dans les débats, mais elles reconfigurent les catégories de l’action publique dans un sens qui leur fait écho. On ne prétendra pas retracer ici de façon exhaustive toute la richesse des controverses, ni anticiper sur le degré de cohérence et d’application de réformes qui demeurent vagues à l’heure actuelle. L’objectif se limitera à essayer de rendre compte d’un moment où, en dépit des incertitudes et des tâtonnements, des logiques exprimées qui parfois se contrarient, certaines façons d’appréhender le lien social et le lien politique s’énoncent et se cristallisent.
5Pour résumer le fil directeur de cet article, on peut avancer que revendications et réformes sont aujourd’hui marquées par l’effacement de la question de la résidence au profit de celle de la citoyenneté. Loin d’être achevé, ce mouvement empruntera sans doute d’autres formes que celles qui ont marqué nombre de pays d’Europe au cours du xixe siècle.
6Dans un premier temps, il convient de rappeler les principaux éléments du dispositif du hukou et d’évoquer comment il affecte les relations sociales et délimite le champ des possibilités offertes à la population migrante. C’est l’expérience des migrants ayant dirigé leurs pas vers les villes, qu’ils soient d’origine rurale ou citadine, qui sera ici privilégiée, car c’est bien cette catégorie hétérogène de « nouveaux citadins », placée dans une relation d’infériorité par rapport aux citadins à part entière, en vertu du hukou, qui anime les discussions pour s’efforcer de définir ce qui fait, malgré tout, l’égalité des uns et des autres.
Migrants des villes, migrants des campagnes : des hiérarchies imprévues
7Retraçons de façon très schématique les principales caractéristiques du système du hukou. Ce livret domestique a été mis en place en 19584. Tout foyer en possède un, sur lequel sont consignés des renseignements portant sur chacun de ses membres, nom, date et lieu de naissance, lien avec le « chef du foyer », sexe, niveau d’éducation, date officielle d’enregistrement sur le livret. Les autorités administratives – la brigade de production dans les campagnes, le commissariat de police ou l’unité de travail en ville – possèdent un double du document. En sus des éléments énumérés plus haut, deux autres indications sont portées, dont la mention aboutit à une catégorisation complexe des individus : le nom de la localité où le hukou est enregistré et son statut, agricole ou non agricole.
8Commençons par la seconde. Elle semble opérer une simple distinction entre ruraux et citadins. Cependant, associée à des directives économiques et sociales qui confèrent aux citadins un certain nombre d’avantages, elle introduit en réalité une hiérarchie entre eux. De plus, elle tisse entre ruraux, citadins et État des liens fort différents puisque ce dernier est responsable de la protection particulière octroyée aux citadins. Le type de hukou possédé reflète donc un espace d’appartenance, mais aussi la nature de la relation établie avec l’État. D’où la distinction plus souvent rencontrée en Chine entre « ceux qui mangent les céréales qu’ils ont cultivées » et « ceux qui mangent les céréales de l’État ». Ces derniers – les détenteurs d’un permis de résidence non agricole – bénéficient de nombreux avantages : distribution de tickets de rationnement permettant l’acquisition de nombreux produits, prise en charge des frais médicaux et des frais de scolarité, sécurité de l’emploi, mise en place d’un système de retraite, attribution de logements subventionnés. À ces différentes protections garanties par l’État répond, en milieu rural, le simple engagement public d’assurer la consommation en grains de chacun. Cette inégalité n’épouse pas tout à fait les frontières établies entre monde rural et monde urbain : des personnes résidant en milieu rural, mais qui travaillent pour l’État, bénéficient d’un hukou non agricole et des avantages qui lui sont associés5. Que deux catégories d’individus coexistent au sein de la société chinoise ne constitue donc pas une découverte pour les paysans qui prennent le chemin de la ville depuis les réformes.
9Quant à la mention du nom du lieu où est enregistré le hukou, elle réaffirme l’importance du niveau local dans le système. Les individus appartiennent en effet à une communauté donnée, rurale ou urbaine, et leurs droits et obligations varient en fonction des ressources économiques et sociales de cette dernière6. Ces distinctions sont particulièrement importantes pour la population dite non agricole. Les résidents des bourgs, des villes de petite ou moyenne importance et des grandes villes, s’ils sont tous privilégiés par rapport aux ruraux, ne bénéficient pas tous des mêmes avantages. Les droits passifs que l’État reconnaît aux uns et aux autres ne sont pas garantis selon des modalités identiques, ce qui introduit une hiérarchie au sein même du groupe des détenteurs d’un hukou non agricole. La communauté ne s’efface donc pas complètement derrière l’État, ni le local derrière le national.
10Transférer son hukou implique ainsi des procédures différentes selon les situations. Il s’agit le plus souvent d’enregistrer le hukou dans une nouvelle localité sans modifier sa nature, une opération nécessitant l’accord formel des autorités du lieu d’accueil et du lieu d’origine7. Mais il s’agit parfois aussi de modifier la nature du permis possédé : si le passage d’un hukou agricole à un hukou non agricole doit répondre à des critères précis dont l’existence a précisément pour visée de limiter de tels transferts, le mouvement inverse résulte en général d’une sanction politique. Nous ne développerons pas ici les conséquences effectives de ces mesures8. Signalons qu’elles ont limité – mais pas totalement empêché – les migrations dites spontanées jusqu’à la fin des années 1970, la mobilité géographique organisée par l’État répondant alors avant tout aux besoins de la planification9. À l’époque, les individus amenés à circuler en Chine ne possédaient pas de document personnel mais devaient solliciter une lettre de recommandation auprès des autorités administrant leur hukou pour justifier de leur identité et des raisons de leur déplacement10.
11Dans les documents officiels, la mobilité observée en Chine, depuis les réformes lancées en 1978, est en général appréhendée à partir des catégories administratives liées au système du hukou : sont ainsi qualifiés de « migrants » – sources de problèmes potentiels pour l’administration comme pour la société – les individus qui ne résident pas là où ils sont officiellement domiciliés11. Parmi cette population dite flottante, les migrants d’origine rurale sont ceux qui suscitent le plus d’inquiétudes dans les municipalités d’immigration. La question de l’exode d’une main-d’œuvre rurale excédentaire domine également les débats dans la presse ou entre experts. Une double simplification est ainsi opérée : celle des profils, perspectives et attentes des migrants d’origine rurale, d’une part ; celle de la composition même de ces flux migratoires, d’autre part. Ainsi, par exemple, nulle distinction n’est faite entre le paysan qui part travailler en ville afin de rembourser ses dettes, ou accumuler un capital pour créer un commerce à son retour, et le fils de paysan qui, ayant raté l’entrée à l’université, quitte son village pour retenter la promotion sociale qui vient de lui échapper12. De même, la mobilité urbaine, encouragée par le développement d’un secteur industriel et commercial non étatique et l’émergence d’un marché du travail, demeure largement ignorée. Les données officielles révèlent pourtant que, en 2000, 27 % des migrants « flottants » étaient détenteurs d’un hukou non agricole dans leur localité d’origine13.
12À partir du début des années 1980, c’est la crainte d’une invasion des villes par des légions de paysans qui a orienté les ajustements successifs du hukou. Rappelons-en les temps forts.
13En 1985, la location de maisons ou appartements à la population migrante cessa d’être illégale. Un certificat de résidence temporaire, valable un an, fut mis en place, délivré par les organes de la Sécurité publique aux individus ayant résidé plus de trois mois dans une localité urbaine autre que celle où ils sont officiellement domiciliés. Les municipalités sont devenues libres d’en définir les critères d’attribution (niveau d’éducation, situation professionnelle, type de logement possédé, etc.), souvent interprétés de manière assez formelle. La municipalité de Shenzhen, par exemple, réclame au moins l’équivalent du diplôme délivré à la fin du premier cycle des études secondaires, mais l’exigence est rarement appliquée. De fait, la condition indispensable est la possession d’un emploi. Ce certificat entraîne des frais d’inscription (payables au moment de la remise) et d’administration (payables au mois ou à l’année). Il n’attribue aux migrants ni les mêmes droits ni les mêmes avantages que ceux conférés aux citadins officiellement domiciliés dans la localité.
14En 1995, le dispositif fut étendu aux migrants – urbains et ruraux – s’installant dans les zones rurales. Parallèlement, les critères permettant de transformer le hukou agricole en hukou non agricole se sont assouplis. Les quotas assignés à de tels transferts augmentèrent, notamment afin de résoudre certains héritages historiques, comme la réhabilitation des cadres qui avaient été purgés et sanctionnés par l’attribution d’un permis non agricole et la réintégration des jeunes citadins qui avaient été envoyés à la campagne. Ces mesures permirent à des familles depuis longtemps séparées d’être réunies.
15En plus du certificat de résidence temporaire, des sous-catégories de hukou ont été établies au fil du temps, en milieu rural comme en milieu urbain. Dès 1984, par exemple, les paysans qui possédaient un domicile fixe et un emploi dans les bourgs ruraux avaient pu y acquérir un nouveau type de permis non agricole appelé « auto-suffisant sur le plan des céréales alimentaires » qui légalisait la domiciliation de fait mais ne pouvait être transféré dans une autre localité urbaine et ne donnait pas droit aux avantages octroyés aux « locaux ». En 1992, le gouvernement autorisait les centres urbains qui le désiraient à instaurer un « hukou bleu ». Les candidats à l’obtention de ce permis particulier doivent satisfaire à des critères fixés par les gouvernements municipaux14. Le hukou bleu (entraînant lors de son acquisition des frais administratifs allant de 2 000 à 50 000 yuans15 par personne selon les villes) ne possède qu’une validité locale mais permet de bénéficier des mêmes droits et avantages que les résidents à part entière. Au bout d’un certain nombre d’années, il permet de solliciter le transfert du permis de résidence.
16Alors que, depuis trente ans, le hukou maternel déterminait celui des membres de la génération suivante16 en 1998, les autorités modifièrent les modalités de transmission : depuis, les enfants peuvent hériter du type de permis possédé par leur père ou par leur mère.
17Le hukou est également affecté par les réformes beaucoup plus larges (transformation du rôle assigné aux entités collectives – communes populaires en milieu rural, unités de travail en milieu urbain –, redistribution des terres aux foyers paysans, fin des tickets de rationnement, abandon du principe de l’affectation planifiée des emplois et émergence d’un marché du travail) qui modifient le système économique et social dans lequel il s’inscrivait depuis 1958. Peu à peu, le hukou perd les points d’appui qui, en infligeant des sanctions économiques à ceux qui passaient outre, posaient obstacle à la migration. Avec la disparition du principe de la lutte des classes, il cesse d’être un instrument utilisé pour conférer dignité ou indignité politique. Dans le même temps, un autre dispositif de contrôle social, le dang’an, dossier personnel dans lequel, pendant la période maoïste, étaient consignées les actions jugées bonnes ou mauvaises commises par les individus et qui décidait en partie du devenir de chacun, se délite. À l’instar du hukou, le dang’an n’a pas disparu, mais les changements économiques et politiques ont modifié de facto ses visées et son influence. Comme le hukou, il peut désormais être géré, moyennant le paiement de frais administratifs, par des organismes spécialisés nés au sein des gouvernements municipaux. Le dang’an ne suit pas forcément les aléas de la mobilité du migrant : il peut être conservé pendant un certain temps au sein de l’ancienne unité de travail. Citons à ce sujet le témoignage de Zhang Sun, salarié dans une agence de tourisme privée, rencontré à Shenzhen. Né en 1967, originaire du Jiangxi, son père est « cadre révolutionnaire » et sa mère, médecin :
Entre 1998 et 1999, j’ai travaillé pour une entreprise d’État dans le domaine du tourisme. Mais j’ai été très déçu à la fois par le fonctionnement arbitraire de l’entreprise, le système des primes et des sanctions et par la façon dont les décisions étaient prises par quelques personnes. Alors j’ai décidé de quitter le Jiangxi et de venir à Shenzhen malgré l’opposition de mes parents. J’ai profité du système selon lequel on peut, si on travaille pour l’État, garder son poste sans percevoir de salaire (tingxin liuzhi 停薪留職). Je travaille maintenant pour une petite agence privée. Du coup, mon dossier personnel est toujours dans mon ancienne société, je ne sais pas combien de temps ils vont accepter de le garder. Quand je suis parti, le directeur m’a dit : « Tu es peut-être simplement fatigué, on va considérer que tu as pris un peu de vacances. Tu gardes ta “relation de travail” ici, comme ça, tu pourras toujours revenir si tu le souhaites17 ».
18Néanmoins, l’importance du hukou s’affirme devant la nécessité pour les migrants de faire la preuve de leur identité, alors même que des incertitudes affectent désormais le certificat de travail et l’attestation de l’unité de travail qui hier, pour les citadins, pouvaient remplir cette fonction.
19Aujourd’hui donc, le hukou, avec les ajustements successifs dont il a fait l’objet, enferme les migrants dans de nouvelles catégories et hiérarchies. Une catégorie de migrants illégaux a vu le jour, composée de ceux qui ne possèdent pas de certificat temporaire. Numériquement très importante (en 2000, sur 145 millions de migrants, 50 millions seulement avaient régularisé leur situation18), cette catégorie est assez hétérogène. Elle réunit des migrants arrivés depuis plus d’un mois dans un centre urbain mais qui n’ont pas encore trouvé d’emploi ; des migrants qui travaillent depuis plusieurs mois ou plusieurs années en ville mais qui, n’ayant pas été déclarés par leur employeur, se trouvent dans l’impossibilité de légaliser leur situation ; ou des migrants qui ont perdu leur emploi, et dont le certificat temporaire n’est plus valable, mais qui n’ont pas encore pris le chemin du retour. L’attitude des autorités administratives varie beaucoup d’une localité à l’autre, mais ceux qui font partie de ces illégaux se trouvent toujours placés dans une situation de vulnérabilité accrue, par rapport à d’éventuels employeurs comme par rapport aux représentants de l’État. Mai Yunzai, né en 1970, paysan originaire du district de Taishan (province du Guangdong), ouvrier à Shenzhen, raconte :
Ma sœur aînée est partie travailler à Shenzhen en 1987. En 1988, je suis venu la rejoindre. J’habitais chez une famille que ma sœur connaissait et qui venait comme nous de Taishan. Je couchais dans leur salon. Chaque jour, après son travail, ma sœur essayait de me trouver un emploi. […] Cela faisait plusieurs mois que j’étais à Shenzhen quand je me suis fait contrôler par la police. On m’a arrêté et renvoyé de commissariat en commissariat jusqu’à Taishan. Mon père est venu me chercher au commissariat du bourg et il a dû payer 500 yuans pour qu’ils me libèrent. C’était soi-disant pour les frais de nourriture et de transport. J’étais en colère. Non seulement je n’avais pas trouvé de travail mais on avait dû payer la police. Alors, au bout d’un mois, je suis reparti à Shenzhen, et là je me suis dit que je prendrais le premier travail venu19.
20Une telle mésaventure n’arrive pas qu’aux migrants ruraux, comme en témoigne avec amertume Zhang Lei, diplômé de l’Université :
Juste après avoir obtenu mon diplôme universitaire, je me suis dirigé vers le sud de la Chine avec toute la naïveté de mon âge. N’ayant pas tout de suite trouvé de travail, je suis resté quelque temps sans certificat temporaire. […] Faute d’argent, j’ai commencé par louer une petite pièce dans une habitation provisoire. Tout le quartier faisait l’objet d’une surveillance spéciale et, lors d’une inspection de la police, j’ai été arrêté et rangé dans la catégorie des individus sans papiers. J’ai eu beau montrer mon diplôme, ils n’ont rien voulu entendre et m’ont amené au centre de détention de Zhangmutou pour que je sois renvoyé chez moi. J’ai alors vraiment compris ce que signifiait l’expression « manquer de respect envers la culture »20.
21Le certificat temporaire devient parfois un enjeu des relations salariales. Dans l’une des entreprises observées à Shenzhen en 2001, 80 % des ouvriers n’étaient pas déclarés au Bureau du travail, n’avaient pas signé de contrat avec leur employeur et ne pouvaient donc pas solliciter ce document. Cette situation ne pouvait qu’affecter leurs conditions de travail. Les ouvriers restants avaient le choix entre deux options : soit obtenir le certificat par l’intermédiaire de l’entreprise moyennant une retenue globale de 300 yuans sur les premiers salaires versés – le certificat devant être rendu à l’entreprise en cas de démission de l’ouvrier moins d’un an après l’embauche –, soit effectuer eux-mêmes les démarches administratives. Pour la somme de 400 yuans, ils en devenaient détenteurs, à titre personnel.
22Au-dessus du groupe des migrants illégaux, situé au plus bas de la nouvelle société urbaine, d’autres hiérarchies s’expriment, fruits d’une série d’oppositions – formulées différemment par les experts, les administrateurs ou les citoyens ordinaires – qui se recouvrent et se combinent pour former de nouvelles catégories. Qu’il s’agisse d’opposer les membres de la communauté à ceux qui lui sont étrangers, locaux opposés à ceux venus de l’extérieur (wailairen 外來人), citadins opposés aux paysans, ouvriers réguliers (zhengshi gongren 正式工人) opposés aux paysans-ouvriers (nongmingong 農民工), ouvriers et employés (zhigong 職工) opposés aux ouvriers prestataires de services (laowugong 勞務工), les formules ne manquent pas qui soutiennent la constitution d’autant de blocs antinomiques. Le hukou n’est certes pas seul responsable de ces antagonismes : l’histoire des campagnes comme des villes chinoises abonde en récits attestant de rivalités géographiques, de méfiance éprouvée envers l’étranger, celui qui est extérieur à la sphère d’interconnaissance, celui dont on ne connaît ni l’histoire ni l’origine sociale21. Mais ce dispositif officiel apporte à ces distinctions de nouvelles justifications qui les interprètent et les transforment.
23Les deux systèmes de statut constitués autour de l’opposition entre « locaux » et « étrangers » – traduite sur le plan du hukou par la distinction entre droits de résidence permanents ou provisoires – et autour de celle qu’il y a entre « paysan » et « citadin » – qui se traduit par sa nature « agricole » ou « non agricole » – aboutissent aujourd’hui à distinguer officiellement différents groupes au sein d’une localité urbaine. Une première ligne de partage sépare ceux qui étant domiciliés de droit jouissent des avantages associés à ce statut et ceux qui domiciliés de fait n’y détiennent que des droits temporaires, révocables, soumis au bon gré des autorités locales. Sur le plan du travail, de l’accès au logement, à la santé ou à l’éducation, ces derniers sont d’emblée placés dans une position d’infériorité. Toutefois les migrants d’origine urbaine possèdent en général des ressources, matérielles ou non, qui leur permettent de limiter les effets de ces inégalités et de ces préjugés. Ils constituent, en quelque sorte, une catégorie intermédiaire.
24Même si des parcours et des réussites individuelles viennent parfois brouiller le schéma, on peut donc esquisser le tableau d’une population urbaine composée de quatre couches : les migrants illégaux, les migrants ruraux, les migrants urbains, et la population citadine officielle22. La rupture, hier instaurée entre monde rural et monde urbain, s’exprime désormais par une rupture entre les résidents détenteurs de droits permanents et ceux qui sont considérés comme des visiteurs de passage, même si, pour certains, le séjour envisagé est définitif. De façon paradoxale, ce second groupe rassemble les membres de catégories autrefois distinctes : des paysans et des citadins.
L’expérience migratoire à l’épreuve du hukou
25Avant d’analyser les principales figures rhétoriques de la problématisation du hukou, il importe sans doute d’illustrer par quelques exemples comment ce dispositif institutionnel influence le sens de la réalité sociale des migrants comme des sédentaires, oriente les capacités d’agir de chacun ainsi que le rapport tout à la fois proche et lointain du citoyen et de l’État23. Pour ce faire, nous utiliserons les données issues d’entretiens réalisés entre 2001 et 2002 avec 100 migrants d’origine rurale rencontrés dans les villes de Pékin, Nankin, Tianjin, Wuhan, Xi’an, Changchun et Shenzhen, et 30 migrants d’origine urbaine installés à Shenzhen24. On compte parmi le groupe ainsi constitué : 30 % de femmes ; 46 % de célibataires ; 51 % de personnes âgées entre 17 et 26 ans ; 11 % de diplômés de l’école primaire, 65 % de diplômés du premier cycle de l’école secondaire, 22 % de diplômés du lycée ou d’écoles techniques, et 2 % de personnes ayant suivi des études supérieures ; et, enfin, 5 % de membres du Parti. Ces migrants étaient originaires de 21 provinces ou municipalités spéciales.
26Les expériences migratoires et la façon dont elles sont influencées par le système du hukou diffèrent selon les individus. Cette évidence doit être réaffirmée à l’heure où l’analyse assigne trop souvent aux migrants chinois une homogénéité contredite par la multiplicité des situations. La simplification résulte de l’adoption d’une logique institutionnelle qui regroupe les migrants dans une catégorie statistique et pose comme équivalentes des réalités économiques (les migrants appartiennent à une main-d’œuvre excédentaire qui répond au différentiel existant entre localité d’origine et localité d’accueil) ou idéologiques (les migrants sont perçus comme des paysans et opposés, sur le plan éthique, social et culturel, aux citadins). Or, un examen plus attentif suffit pour comprendre que les projets migratoires élaborés, leur redéfinition continuelle et leur déroulement effectif varient en fonction des motivations, du sexe, de l’âge au moment du départ, du niveau d’éducation, de l’expérience professionnelle, des relais concrets dont certains disposent, des événements vécus ou observés dans la localité d’accueil. Au cours de ce processus, trajectoires et perspectives évoluent, de même que la capacité d’agir par rapport aux contraintes imposées par le hukou. Les profils et les attentes des migrants sont donc très divers. Le hukou, quant à lui, n’affecte pas de façon uniforme les projets migratoires ; il est vrai néanmoins qu’il oriente les choix effectués dans le cadre de la mobilité, les hiérarchies rencontrées dans les localités d’accueil et les attentes par rapport à l’avenir.
27La mobilité, par exemple, est souvent individuelle et instable. Les droits temporaires officiellement reconnus aux migrants encouragent les déplacements fréquents de courte durée entre les régions ou les emplois provisoires dans différentes entreprises à seule fin de contourner les obstacles rencontrés ou de tirer le meilleur parti possible du séjour hors du lieu de domiciliation officielle. Sur notre échantillon de 130 migrants, 63,50 % ne partageaient pas le domicile d’un parent. La plupart résidaient dans des dortoirs collectifs. Ceux qui étaient mariés avaient émigré seuls25. Les autres (36,50 %) vivaient avec des membres de leur famille. Il s’agissait soit de fratries partageant un même domicile, de foyers entre un migrant et un non-migrant, de familles dans lesquelles les deux époux avaient émigré et étaient salariés, ou engagés l’un dans le travail salarial, l’autre dans la gestion d’un commerce privé. Ces chiffres doivent être maniés avec prudence. Il faudrait montrer en effet que des différences existent entre migrants d’origine rurale et migrants d’origine urbaine, les seconds possédant plus souvent les ressources nécessaires pour faire le choix d’une mobilité familiale ou pour fonder un foyer avec un non-migrant. Il faudrait également évoquer les différents temps du parcours migratoire, certains partant seuls dans un premier temps avant de faire venir leur conjoint ou, au contraire, se résignant à renvoyer femme et enfant au village. Limitons-nous ici à ce constat d’une mobilité largement individuelle puisque le hukou ne confère aux migrants que des droits temporaires, renouvelables certes, mais qui entraînent de nombreuses incertitudes quant à un ancrage familial local possible. Le dispositif assigne une valeur particulière aux biens (maison, terres) laissés dans la localité de départ, mais impose aux migrants, en général moins rémunérés que les citadins à part entière, des frais plus élevés de logement, santé, éducation26.
28Ce caractère souvent individuel de la mobilité accroît la vulnérabilité mais aussi l’instabilité de la population migrante. La durée du séjour dans la localité d’accueil est plus souvent courte que longue. Certains migrants connaissent une mobilité géographique et professionnelle élevée, dont les effets sont d’autant plus importants que la durée du séjour est courte. Sur notre échantillon, 29,5 % avaient quitté leur localité d’origine depuis moins de deux ans, 63, 23 % depuis moins de sept ans27. À l’inverse, 30 % avaient pris le chemin de la mobilité depuis dix ans ou plus. Ces chiffres indiquent la diversité des parcours et soulignent que la plupart des expériences ne relèvent ni de la migration saisonnière ni de l’installation dans la localité d’accueil. Il s’agit plutôt de séjours de quelques années dans une ou plusieurs villes chinoises. Un cinquième des migrants interrogés avait résidé dans d’autres centres urbains avant d’aboutir dans la ville où nous les avons rencontrés ; un tiers avait travaillé dans trois entreprises différentes au moins depuis leur arrivée28.
29Lu Wei, originaire de la province du Jiangsu, est arrivé à Wuhan en 1998. Né en 1975, il part à l’âge de dix-sept ans au Gansu, où il travaille un an et demi dans le bâtiment puis quatre mois dans la restauration. Il se dirige ensuite vers Shanghai, où il est embauché pendant deux ans par trois entreprises successives avant de se rendre au Fujian pendant un an sur un marché. Il tente finalement sa chance à Wuhan. Actuellement salarié pour la somme de 550 yuans par mois dans une usine de réfrigérateurs, il partage un dortoir collectif avec quatre ouvriers. Sa femme et sa mère s’occupent de son enfant et cultivent au village les trois quinzièmes d’hectare leur ayant été attribués.
30Si la mobilité de Lu Wei a été complexe mais continue, Wang Lei n’a cessé quant à lui de faire des allers et retours entre son village du Shanxi et la ville. Dès 1977, âgé de vingt-quatre ans, il trouve un emploi à Lanzhou grâce à l’aide apportée par un ancien « jeune envoyé à la campagne ». En 1980, il rentre se marier et reste au village jusqu’en 1985, année au cours de laquelle il ouvre un restaurant dans le bourg voisin qui fait faillite en 1989. Il part alors travailler dans le bâtiment à Pékin puis revient en 1992. Il repart pour Xi’an en 1996, où il trouve un emploi dans une imprimerie. Il y travaillait toujours au moment de l’entretien.
31Song Lugan, 34 ans, a quitté son village du Jiangsu en 1984 dès la fin du premier cycle d’études secondaires. Un oncle l’aide alors à se faire embaucher dans la brasserie de Nankin où il était toujours salarié en 2002 comme contremaître d’une vingtaine d’ouvriers migrants, rémunéré 800 yuans par mois. Rentré au village se marier en 1987, il a fait venir sa femme et ses deux enfants à Nankin, où ils louent pour 450 yuans deux pièces dans un appartement. Grâce à des relations personnelles, il a réussi à ramener les frais d’accès à l’école primaire pour sa fille aînée, qui ne possède pas de hukou à Nankin, de 6 000 à 3 000 yuans, en sus desquels il s’acquitte des 220 yuans par trimestre réclamés à tout élève. Pour faire face à ces dépenses, sa femme et lui ont créé un petit commerce de gros spécialisé dans la vente de produits venus de leur bourg natal.
32En outre, 24 % de notre effectif indiquent souhaiter rester dans la localité d’accueil ; 66,20 % envisagent de retourner tôt ou tard dans leur village natal ou de s’installer dans le bourg voisin ; 9,8 % évoquent un départ prochain pour une autre localité d’accueil. Mais ces chiffres ne peuvent véritablement rendre compte des actions projetées. Quoi de commun, par exemple, entre celui qui, confronté à l’impossibilité de s’installer, s’efforce de « rester aussi longtemps que possible », et celui qui envisage de rentrer au village dès que son contrat prendra fin ? Parmi ceux qui affirment vouloir prendre un jour le chemin du retour, quoi de commun entre celui qui se propose de rentrer dans un, deux, voire cinq ans, pour poursuivre au pays une activité économique, et celui qui déclare ne songer au retour que dans vingt ans ou plus, au moment de prendre sa retraite ? Les mêmes incertitudes caractérisent les réponses de ceux qui indiquent vouloir rester. Certains expriment simplement le souhait de rester, sans savoir si cela sera possible ; d’autres ont déjà entrepris des actions en vue de leur installation en ville, par exemple, l’acquisition d’un appartement.
33Sur l’ensemble des cas observés, le système du hukou encourage donc le caractère individuel et instable plutôt que familial et stable des migrations internes. Il contribue à établir méfiance et soupçon vis-à-vis du migrant, considéré comme un individu de passage, suspect du fait de son manque d’attaches, susceptible de disparaître du jour au lendemain, agissant dans la courte durée. Ce préjugé courant influe sur les liens entre migrants et non-migrants, mais aussi sur les liens entre l’État et les migrants, soupçonnés de se soustraire à leurs engagements sans préavis. Les demandes de cautionnement se multiplient : ouvriers devant se porter garants des proches qu’ils font entrer à l’usine, citadins « officiels » devant se porter garants de l’honnêteté des migrants accédant à certains emplois, « locaux » devant se porter caution pour l’accès à une ligne de téléphone fixe ou l’achat d’une voiture, etc. L’État se méfie de ces administrés itinérants qu’il n’est pas sûr de localiser si nécessaire. Les citadins se méfient de ces visiteurs anonymes. Entre migrants, du fait des conduites opportunistes de certains, la confiance ne règne pas toujours. Citons deux témoignages : le premier d’un entrepreneur privé, Meng Jiejun ; le second d’un agent de sécurité dans une entreprise privée, Du Jie, originaire d’un village du district de Boluo (Guangdong).
J’ai eu des problèmes après avoir créé mon entreprise, parce que les gens voulaient aussitôt soit que je leur obtienne un hukou à Shenzhen, soit que je leur accorde une promotion. Les nouveaux migrants veulent gagner de l’argent très vite parce qu’ils savent que, dans tous les domaines, ils vont avoir des dépenses plus importantes que les vrais résidents. Je sais ce que c’est quand on arrive sans rien, qu’on ne sait pas combien de temps on va pouvoir rester, mais qu’il faut trouver très vite le moyen de se stabiliser. En arrivant de Dalian, j’ai connu ce sentiment d’insécurité. Mais maintenant, après été abusé deux fois, je n’embauche plus que des migrants qui ont acheté un appartement, ou qui sont là depuis quelque temps, ceux qui n’ont plus un sentiment d’urgence29.
Je déteste cette ville, parce qu’ici ceux qui sont inférieurs sont tout simplement considérés comme n’étant pas des êtres humains. Mais c’est peut-être aussi parce que, parfois, ceux qui sont inférieurs ne se comportent plus comme des êtres humains. Comme les gens n’ont pas l’intention de rester ici, tu ne dois pas attendre d’eux les comportements qu’ils auraient au village. Pour beaucoup de ceux qui viennent à Shenzhen, le travail est très dur. Tu deviens une machine. Tu sais que tu ne pourras pas rester, que tout ça est provisoire, et en plus tu as l’impression de ne plus être véritablement un être humain. Alors, tu mets provisoirement les règles et la morale de côté. Et les relations entre les gens deviennent très difficiles. Quand tu prêtes 300 yuans à un ami que tu t’es fait à Shenzhen depuis huit ou neuf ans, tu sais que tu perds un ami ou alors il faut lui dire tout de suite que ce n’est pas important, que tu lui donnes cet argent, sinon il disparaîtra du jour au lendemain pour ne pas avoir à te rembourser30.
34Le hukou contribue ainsi à conditionner l’engagement du migrant dans la société d’accueil. Il affecte les nouveaux liens de proximité. Ses modalités font obstacle à l’instauration de la confiance, en participant à la formation de stéréotypes, réduisant les individus à quelques spécifications dont les actions, les buts et les motivations sont d’emblée suspects, pour les représentants de l’État comme pour le public. Les hiérarchies ainsi entretenues pèsent sur la façon dont les migrants se sentent exposés au pouvoir d’autrui. Parmi toutes celles rencontrées en ville, certaines, comme la répartition inégale des droits d’accès à la santé, à l’éducation ou au logement, prennent directement appui sur le hukou. C’est aussi le cas dans le monde du travail. Certaines inégalités, fondées sur le statut du salarié au regard du hukou, sont en effet inscrites dans le fonctionnement explicite de l’entreprise, quel que soit son statut juridique.
35Cette question des distinctions opérées entre employés d’une même entreprise en fonction du hukou mériterait à elle seule un long développement. Les situations observées varient en effet d’une entreprise à l’autre en raison du faible degré d’institutionnalisation des pratiques salariales. De plus, la composition de la main-d’œuvre conditionne directement les inégalités observées. Parmi les 100 paysans-ouvriers rencontrés, 23 indiquent qu’aucune distinction n’est faite par leur employeur en fonction du type de hukou, mais les situations décrites recouvrent aussi bien des entreprises où tous les ouvriers sont traités sur le même pied, du simple fait qu’ils possèdent tous le même type de hukou, que des entreprises employant différents types de salariés au sein desquelles, véritablement, le hukou ne constitue pas un facteur de différenciation. Enfin, le lien pouvant exister entre l’observation de certaines différences et l’expression d’un sentiment d’injustice est, on le sait, très complexe. Cinq des migrants interrogés, par exemple, se refusent à décrire comme injustes les inégalités de traitement observées dans leur usine entre migrants et « locaux », prenant appui sur des arguments très variés tels que : « notre statut ici est proche de celui de mendiants ; quelles prétentions pourrions-nous avoir ? », « nous possédons des terres au village et donc de quoi survivre quoiqu’il arrive ; comme ce n’est pas le cas des citadins, il est normal qu’ils soient favorisés sur d’autres plans », « ces différences ne sont pas injustes, car nous ne sommes pas pareils, paysans et citadins »31. Pour les autres, inégalités et sentiment d’injustice s’articulent de façon si variée et si complexe qu’il n’est pas possible ici d’en rendre compte. Signalons simplement qu’une hiérarchie formelle est souvent établie entre deux groupes : employés réguliers et employés temporaires (réunissant parfois migrants d’origine rurale et d’origine urbaine) ou ouvriers réguliers et paysans-ouvriers, voire entre trois groupes : salariés réguliers, salariés migrants d’origine urbaine et salariés migrants d’origine rurale. Elle affecte principalement la rémunération (à postes identiques, le montant du salaire, la présence ou l’absence de primes et le montant de ces dernières), la nature des postes occupés, les droits ou obligations qui leur sont assortis (les ouvriers-migrants sont souvent dans l’incapacité de refuser d’accomplir des heures supplémentaires), les formes d’assistance ou d’aide telles que les prêts concédés par l’entreprise à ses employés (certaines entreprises refusent les prêts aux ouvriers migrants ou établissent des échelles de prêts variant avec le type de hukou), enfin le statut. Citons, par exemple, l’interdiction faite à certains salariés migrants de participer à des concours techniques internes à l’entreprise ou la présence dans certaines entreprises de cantines différentes selon la nature des droits de résidence. Il ne s’agit pas ici, répétons-le, de prétendre retracer, même à grands traits, la situation des migrants, mais simplement de souligner que le hukou est utilisé pour justifier certaines hiérarchies explicites. Ce faisant, il encourage l’expression d’autres hiérarchies, plus implicites, dans le monde du travail et dans la société, comme le remarquent nombre de migrants : « Si tu as un conflit avec un ouvrier régulier et que tu vas chercher un contremaître, sa parole comptera toujours pour dix points et la tienne pour trois ou quatre ; tout ça, non pas parce qu’il a plus de savoir-faire ou d’ancienneté, mais tout simplement parce qu’il a son hukou en ville32. » En agissant sur les formes de dépendance des migrants, le hukou contribue donc à orienter leur compréhension des actions qu’ils peuvent ou non entreprendre, des limites qui leur sont imposées. Ces hiérarchies avouées et inavouées affectent migrants ruraux et migrants urbains, malgré les différences entre les membres des deux groupes. Témoignage de Zhang Mei, diplômée de l’Université :
Cela fait deux ans que je travaille à Pékin et je n’ai toujours qu’un certificat temporaire. […] Mes amis sont tous dans la même situation. On préfère rester entre nous, pour ne pas être confrontés à ces différences de statut. On évite de parler de tout cela. On évite de parler des sentiments que l’on éprouve le jour où l’on va chercher son certificat temporaire. […] Je ne serai jamais payée, à travail égal, comme les résidents pékinois. Je n’y peux rien, et chaque jour je ressens un peu plus mon impuissance33 .
36Les extraits d’entretien ci-dessous illustreront à la fois les contraintes liées au hukou, le sens attaché par les individus à ce dispositif et aux droits, matériels ou non, qu’il semble conférer, ainsi que les capacités des migrants à se prémunir contre leur vulnérabilité.
Autrefois, j’hésitais à propos du hukou ; mais plus ça va, plus je suis content de ne pas l’avoir fait transférer. J’ai réalisé que posséder un hukou à Shanghai est au moins aussi bien que de posséder un hukou à Shenzhen. Je gagne assez d’argent pour faire face aux dépenses occasionnées. […] Mais ce n’est pas seulement un problème d’argent. C’est une question de confiance. Il y a des gens qui n’ont pas confiance en eux, alors ils mettent leur confiance en l’État. Moi, j’ai confiance en moi. Guo Peifeng, originaire de Shanghai, employé dans une société d’assurances à Shenzhen34.
Tu as beau avoir une patente commerciale, si tu n’as qu’un certificat de résidence temporaire en poche tu ne seras pas traité comme les résidents de Shenzhen. Et, sans hukou, tu as tout le temps peur, peur d’être contrôlé, peur qu’on déchire tes papiers, peur qu’on prétende que tu es là de façon illégale. Quand, en plus, tu ne travailles pas pour une entreprise d’État, quand tu n’as pas de danwei pour te protéger, tu te sens doublement dans l’insécurité car personne ne viendra prendre ta défense en cas de problèmes. Et puis il y a les parents. Toi, tu peux peut-être te passer du hukou, mais pour eux tu n’as pas réussi, tu n’es pas stabilisé si tu ne l’as pas fait transférer là où tu habites. Le jour où j’ai été officiellement domicilié à Shenzhen, mes parents ont été soulagés, je n’étais plus une sorte de vagabond. Zhang Meng, originaire du Jiangxi, employé dans une société privée35.
Mon mari et moi, on travaille à Shenzhen, mais nos deux enfants sont restés au village. Cela fait plus de dix ans qu’on est là tous deux et on vient tout juste d’acheter un appartement. À nous deux, on gagne environ 3 000 yuans par mois et l’appartement a coûté 100 000 yuans. Maintenant, notre projet c’est d’acheter un hukou pour chacun de nos enfants ; quand on a un appartement comme le nôtre, on peut en acheter un pour 30 000 yuans. C’est tout ce que je léguerai à mes enfants, le droit de résider à Shenzhen. Li Huaimei, originaire d’un village du Fujian, comptable dans une entreprise de Shenzhen36.
La question du hukou, je n’y pense pas trop car c’est trop compliqué, trop difficile à résoudre. Je ne pense pas au futur, je vis au jour le jour, en me disant qu’une fois arrivé au pied de la montagne on trouve toujours une route. Luo Er, paysan originaire du Hunan, membre du service de sécurité d’une société de Shenzhen37.
37Face à cette situation, les migrants s’efforcent de recomposer des liens de confiance particuliers là où ils se trouvent, ou dans des localités vers lesquelles ils envisagent de se diriger, liens susceptibles de les protéger des aléas rencontrés et de les aider dans la réalisation de leurs projets. Soulignons qu’ils font, pour cela, largement usage de technologies nouvelles comme le téléphone mobile38. Les migrations ont encouragé les gens des campagnes à se doter de téléphone fixe. Certains, comme le dit le père d’un salarié migrant, tout en espérant que « le téléphone n’aura pas à sonner » sont rassurés par la possibilité que leurs proches puissent les appeler en cas d’urgence depuis leur mobile39. Mais les téléphones mobiles sont surtout utilisés par les migrants pour établir et consolider des relations avec les « nouveaux proches ». Et des dépenses importantes sont consenties à cette fin. L’enquête que nous avons menée fin 2003 dans une usine privée du sud de la Chine a montré ainsi que les ouvriers, dont le salaire mensuel moyen était de 550 yuans, dépensaient en moyenne 11,6 % (63, 50 yuans) en frais de communication. Ce montant est d’autant plus élevé que, selon plusieurs enquêtes, seuls 40 à 50 % de ces salaires sont dépensés sur place, le reste étant économisé ou envoyé à la famille40.
38Face à cette situation, les migrants essayent également de s’organiser. Plus de 500 écoles privées existaient à Pékin en octobre 2005, créées par des migrants pour y accueillir les enfants de ce groupe, quelle que soit leur origine provinciale ou ethnique41. Des associations ont été créées par les migrants : elles distribuent lettres d’information et gazettes, forment des médiateurs pour régler les conflits du travail, organisent des stages portant sur les dispositifs légaux existants, montent des spectacles mêlant chant et théâtre pour sensibiliser les salariés migrants aux injustices rencontrées et aux moyens de les limiter. Certaines d’entre elles proposant que les migrants, au lieu d’être tous appelés sans ambages des « paysans-ouvriers », soient officiellement baptisés du nom de « nouveaux citadins »42.
39Enfin, face à cet environnement, les migrants s’efforcent de prendre la parole avec un certain degré de publicité pour exposer les faits rencontrés, les évaluer, et réclamer que des réformes soient mises en œuvre.
Du public des migrants au public des citoyens
40Le hukou est devenu un problème public à l’initiative de ceux dont il affecte directement la situation : les migrants. Certains contestent en effet le dispositif en place dans des courriers adressés à la presse, dans des propos rapportés par des journalistes, dans les critiques ou plaintes exprimées sur les sites électroniques de quotidiens chinois ou au sein de forums de discussion. Cette problématisation du hukou dépend à l’évidence de la perception des faits –injustes ou inacceptables – qu’en ont les intéressés, mais aussi de la qualification qu’en donne la société chinoise. En utilisant des concepts ou principes particuliers pour exprimer une expérience publique, ces individus et ces groupes participent à la légitimation de repères sociaux comme à l’élaboration d’une culture politique. D’où l’intérêt d’une analyse de la thématisation des situations rencontrées, analyse qui n’est ici qu’ébauchée : au-delà d’une évocation des principes mobilisés et des repérages effectués, il faudrait en effet observer la circulation des arguments et des concepts entre migrants, experts et représentants de l’administration, montrer comment ils s’articulent au sein des récits, identifier les hiérarchies qui s’établissent selon qu’ils sortent de la bouche de migrants, non-migrants, ruraux ou citadins.
41Le caractère injuste ou indésirable du hukou est tout d’abord argumenté en prenant appui sur des principes de justice distributive. La comparaison avec autrui peut demeurer implicite : le coût abusif de certaines dépenses imposées est, par exemple, dénoncé au nom de la menace qu’il fait peser sur la survie des migrants ou de l’obstacle qu’il pose à la réalisation de leurs projets. Les frais requis pour l’obtention d’un certificat temporaire sont unanimement jugés trop élevés. Tous frais confondus, ils coûtent entre 200 et 400 yuans par an, une somme importante au regard du salaire moyen (586 yuans pour la centaine de migrants ruraux interrogés43). Ce montant est critiqué comme injuste car excessif, mais aussi parce qu’il constitue une source de revenu importante pour l’administration sans que, en retour, elle fasse quelque chose pour garantir les droits des migrants. Le ton utilisé est souvent celui de l’indignation :
Un migrant qui gagne 600 ou 700 yuans par mois ne peut pas payer le certificat temporaire. C’est pourquoi beaucoup ne font pas les démarches nécessaires et restent dans l’illégalité. Est-ce normal que le gouvernement exploite ainsi les masses populaires44 ?
42Parfois il se fait ironique :
Servir le peuple, je ne sais pas trop quel sens cette expression a aujourd’hui, mais il est vrai que ceux qui travaillent au sein des gouvernements municipaux font aussi partie du peuple, alors il est normal que nous autres, les migrants, nous les servions45.
43Nombreuses sont les prises de position qui dénoncent, calculs à l’appui, les bénéfices accumulés par les municipalités et les rivalités entre services administratifs qui en découlent. Beaucoup de lecteurs envoient également des courriers saluant l’intervention des autorités des localités d’émigration auprès de celles des localités d’accueil pour limiter ces prélèvements. En février 2002, par exemple, des porte-parole de l’Assemblée populaire provinciale du Henan interviennent publiquement auprès du maire de Shenzhen pour réclamer le respect d’une directive du Conseil des affaires d’État ayant fait diminuer les frais de gestion des certificats temporaires de 300 yuans par an à 25 yuans par mois46.
44Le plus souvent la comparaison avec le citadin « régulier » est explicite : les dépenses ou contraintes imposées aux migrants (impossibilité d’acquérir certaines propriétés immobilières, coûts plus élevés des loyers, imposition « d’une taxe d’embellissement urbain » s’élevant à plusieurs dizaines de milliers de yuans réclamée à ceux ayant acheté des appartements qui leur ont permis d’obtenir un hukou, frais scolaires plus élevés pour les enfants, tarification majorée des soins médicaux, parfois aussi de l’eau ou de l’électricité47) sont jugées non seulement injustes parce qu’excessives mais injustes car réclamées uniquement à cette catégorie de la population. Associées aux frais administratifs qui incombent aux migrants pour mettre à jour leurs droits de résidence provisoire, ces dépenses alourdissent considérablement les budgets des intéressés et apparaissent d’autant plus injustes que les résidents « officiels » en sont exempts. Ces discriminations sont plus souvent dénoncées publiquement par les migrants urbains plutôt que par les ruraux, du fait que leur expérience et leur statut les amènent à se comparer aux citadins, résidents de droit.
45La recherche d’équité se décline de différentes façons. Beaucoup de récits évoquent le caractère injuste du fardeau économique imposé aux migrants, dans la mesure où cet effort ne permet même pas de rétablir l’égalité de statut entre migrants et non-migrants. D’autres insistent sur l’inégalité des droits sociaux impartis à des catégories sur lesquelles la fiscalité pèse de la même manière. D’autres vont jusqu’à dire que migrants ou paysans sont sacrifiés pour protéger le bien-être des autres catégories :
Un proverbe ancien dit que l’on n’a pas besoin d’être fils de prince pour devenir prince, et pourtant, cette ville présentée comme [la] « Shenzhen qui appartient à tous » n’appartient en réalité qu’à ceux qui y ont leur hukou. On comprend bien qu’il soit nécessaire de placer un seuil à l’entrée dans les villes, mais celui qui paye des impôts comme les autres, celui qui contribue au développement local comme les autres, ne peut pas comprendre qu’il jouisse d’une protection de la ville et de la société tellement inférieure à celle dont jouissent d’autres citadins48.
46La dénonciation des coûts matériels imposés aux migrants ou l’injustice dont ceux-ci sont victimes par rapport à ceux qui sont domiciliés de droit dans les localités d’accueil sont néanmoins des griefs moins répandus que les concepts d’égalité et d’inégalité pour exprimer le sentiment d’injustice : inégalité de la répartition des droits d’accès à certains biens – emploi, santé, éducation ; inégalité de statut entre individus, déterminé par les biographies familiales pour le lieu de résidence officielle ; concurrence entre migrants et non-migrants générée par l’inégalité des chances offertes aux membres des deux groupes. Loin d’être mobilisé uniquement en référence aux questions de justice distributive, le principe d’égalité fonde donc une contestation du dispositif institutionnel, les références proposées n’étant pas celles de l’égalité sociale mais bien plutôt celles de l’égalité des chances ou de l’égalité des droits civils.
Le principe d’égalité se décline en trois parties : l’égalité des chances, l’égalité des conditions et l’égalité des situations atteintes. Les deux dernières sont difficiles à garantir, mais il faut absolument déployer tous les efforts possibles, y compris juridiques, pour préserver l’égalité des chances, et diminuer au [minimum] tout ce qui fait obstacle à cette égalité49.
47C’est bien l’État, qui ne garantit pas les mêmes avantages sociaux aux migrants et aux non-migrants, qui est directement interpellé. Par exemple, avec l’instauration en ville d’une indemnité de sécurité minimum (zuidi baozhang buzhu 最低補助), qu’il ne veut – certains disent ne peut – ni étendre à la population rurale ni attribuer aux migrants qui grossissent la population urbaine, celui-ci n’applique pas le « traitement national » (guomin daiyu 國民待遇) dû à tous50.
48La problématisation du hukou s’articule également autour d’un second concept, souvent associé au principe d’égalité, celui de dignité, plus particulièrement de dignité dans l’espace public. Certains récits dénoncent l’inégale dignité conférée par le dispositif en argumentant que les mérites des migrants ne sont pas pleinement reconnus. Mais la frustration la plus fréquemment évoquée est la privation de la sécurité et du sentiment d’appartenance à une localité de résidence qui permet d’asseoir le « respect de soi ».
Je travaille à Shenzhen depuis trois ans, je m’y suis mariée, j’y ai acheté un appartement, mais je suis encore un élément « flottant » car je n’ai qu’un certificat temporaire. Ce n’est pas vraiment la question du hukou qui est un problème mais le sentiment d’insécurité très grand que l’on ressent. L’an dernier, au moment du Nouvel An, mon patron m’a dit de bien conserver mon certificat temporaire sur moi pour ne pas courir le risque d’être inspectée et « rapatriée ». Il a utilisé ce mot ! Les autres ne peuvent pas comprendre ce que l’on ressent quand on est ainsi menacé d’être « rapatrié »51.
49Ce principe de dignité s’exprime aussi par le refus des catégorisations imposées par le hukou. Certains contestent l’appellation de « paysans-ouvriers », d’autres celle d’« ouvriers prestataires de services ». D’autres encore dénoncent le processus ayant abouti à la création de ces catégories intermédiaires, dont les membres sont d’emblée jugés moins dignes par un concitoyen privilégié :
Nous ne voulions plus être des paysans mais on ne nous a pas laissé devenir des ouvriers. Alors nous sommes devenus des « paysans-ouvriers », c’est-à-dire que nous ne sommes véritablement ni des paysans ni des ouvriers. Comment alors être respectés, comment éviter d’être discriminés52 ?
50Après avoir évoqué comment le hukou renforce le mépris des citadins envers les paysans, un autre migrant écrit :
Je suis fatigué, je vais rentrer au village me reposer. Est-ce qu’il n’existe pas une chanson qui dit que l’oiseau fatigué rentre au pays natal ? Au moins, au village, j’ai de la dignité, je ne suis pas soumis au mépris des autres, je n’ai pas besoin de faire attention à la façon dont on me regarde. Quand je dis que j’ai besoin de me reposer, c’est de cela que je veux parler, ne plus être dans un lieu où l’on ne fait aucun cas de moi, où l’on ne me considère pas véritablement comme un être humain53.
51Les migrants d’origine urbaine aussi se plaignent que le système nuise au principe d’égale dignité et d’égal respect pour tous :
J’aime bien aller dans ce cybercafé car on est tous des gens venus d’ailleurs (wailairen). On se comprend très facilement car entre nous il n’y a pas de hiérarchie de statuts. Mais on évite de parler des questions de hukou54.
Le moment le plus dur, c’est quand on va chercher son certificat temporaire, les lettres LW qui y sont apposées nous apparaissent vraiment comme une insulte. Il ne faut pas trop se fier aux beaux bureaux dans lesquels nous allons. Dès que je sors mon certificat de la poche, je me sens misérable55.
52Parmi ces migrants d’origine urbaine, ceux qui ont un niveau d’éducation supérieure ressentent comme un affront le fait d’être placés, en vertu du hukou, dans la même catégorie que des paysans. Ici, c’est plutôt le fait de mettre sur le même pied des personnes considérées comme inégales qui est contesté :
Des personnes de talent (rencai 人才) se trouvent placées dans le même groupe que des travailleurs manuels. Tous doivent obtenir le même certificat temporaire. C’est vraiment faire peu de cas des intellectuels56 !
53Équité, égalité, dignité : ces principes au nom desquels sont saisies les situations contestées mettent en jeu différents sujets. Celui qui s’estime lésé peut évoquer son expérience comme un cas à la fois familier et exemplaire de la situation qu’il entend dénoncer. Parfois, il s’agit de prendre la parole au nom d’un groupe – les migrants, les paysans-ouvriers, les porteurs d’un certificat temporaire – pour réclamer des transformations au nom des injustices causées à ses membres. D’autres opèrent une forme de généralisation en avançant que c’est bien l’ensemble de la société chinoise qui est affectée par le système existant. Cette extension du public interpellé s’appuie sur l’argument de l’union indissociable du tout et des parties : « Ce qui est malheureux et pénible pour les migrants est malheureux et pénible pour l’ensemble de la société chinoise57. » Elle peut également affirmer la nécessaire homogénéité d’une catégorie sociale englobante : « Différents statuts ne peuvent pas coexister au sein d’un même peuple58. » Aujourd’hui, elle recourt souvent aux notions de « citoyen » et de « citoyenneté », associant aux principes d’égalité et de dignité celui de liberté. Le public concerné alors n’est plus une catégorie particulière, plus ou moins étendue, mais l’ensemble des citoyens, dont certains droits doivent être défendus.
La liberté de circulation et de résidence constitue un droit fondamental des citoyens dans une société moderne. C’est pourquoi la réforme du hukou est avant tout une réforme des idées dont les conséquences seront profondes sur la société et l’économie chinoises59.
54La Constitution, dont l’article 33, stipule que « tous les citoyens de la République populaire de Chine sont égaux devant la loi », est mobilisée pour dénoncer les inégalités, d’autant plus douloureusement ressenties qu’elles sont liées au lieu de naissance ou au lieu de résidence des parents, critères sur lesquels les individus n’ont pas de prise. Un amendement, garantissant le droit de choisir sa résidence officielle, est même réclamé. Une telle revendication équivaut à réclamer le droit de déplacer son hukou sans contraintes60.
55Pour certains, la revendication de choisir son lieu de résidence officiel met en œuvre une conception dite négative de la liberté – pour reprendre la qualification proposée par Alain Cottereau – dans la mesure où il s’agit de préserver l’individu des empiétements de l’État : « Le choix du lieu de résidence est une affaire privée qui concerne chaque citoyen et ne relève pas de la volonté de l’État61. » Pour d’autres, il est associé à la liberté d’expression et d’opinion, une liberté positive :
Le choix d’un lieu de résidence est aussi une façon d’exprimer publiquement une opinion, de manifester ou non sa confiance dans tel gouvernement municipal. Protéger cette liberté, c’est respecter les droits de l’homme, respecter l’opinion publique et respecter les gens de talent62.
56Cette liberté « permet non seulement à chaque citoyen de poursuivre sa quête du bonheur, mais elle est un critère permettant de mesurer le degré de civilisation d’une société ; elle reflète les liens établis dans une société donnée entre les droits des citoyens et les droits de l’État ». Les relations établies entre gouvernants et gouvernés se trouvent ainsi placées au cœur de ces interrogations :
Pourquoi dans la culture traditionnelle chinoise, l’ordre social doit-il être protégé au détriment des libertés individuelles ? Pourquoi la circulation des hommes est-elle considérée inévitablement comme synonyme de désordre63 ?
57Le principe d’égalité est invoqué pour dénoncer l’existence de fait de plusieurs degrés de citoyenneté : des « citoyens illégaux », des citoyens jouissant de droits provisoires là où ils résident, des citoyens bénéficiant de droits dits permanents.
Ces mots définitifs et provisoires sont ici employés sans aucun lien avec la réalité vécue par les citoyens ou avec leurs intentions. Ces qualificatifs nous sont imposés : on peut vivre vingt années de suite à Pékin mais, si on n’y a pas son hukou, on n’y possédera jamais qu’un statut provisoire. On peut à l’inverse ne pas avoir l’intention de vivre longtemps quelque part mais y posséder des droits de résidence permanents. Qui a donné à l’administration de l’État le pouvoir de décider que je suis un simple visiteur au sein de ma propre patrie ? Un citoyen chinois, qui depuis son enfance chante « j’aime ma patrie » ne peut-il donc que « visiter » la plupart des localités de son pays64 ?
58La comparaison n’est pas esquissée uniquement entre les différents groupes de la société mais avec les situations observées à l’étranger. Certains suggèrent que la situation imposée aux migrants transgresse la Convention internationale des droits civiques et politiques, signée en 1988 par le gouvernement chinois. D’autres proposent de prendre modèle sur Hongkong pour permettre aux migrants ayant séjourné un certain nombre d’années dans une ville d’y obtenir des droits de résidence définitifs. Les constitutions japonaises ou américaines sont données comme exemples de constitutions garantissant la liberté de changement de domicile. La discrimination à l’encontre des migrants est assimilée au racisme et à l’apartheid. Le passé chinois aussi est convoqué pour dénoncer les réalités présentes :
Il y a de cela quatre-vingt-treize ans, en 1918, lorsqu’un fils de paysan nommé Mao Zedong est venu du Hunan travailler à la bibliothèque de l’Université de Pékin, il ne me semble pas qu’il ait eu besoin de solliciter un quelconque « permis temporaire ». Car, à cette époque-là, les citoyens chinois jouissaient de la liberté de circulation. […] Mais aujourd’hui, un paysan du Hunan arrivant à Pékin doit avant tout solliciter ce document pour ne pas être arrêté comme un vagabond65.
59Ces invocations des principes d’équité, d’égalité, de dignité ou de citoyenneté sont en général associées au sein d’un même texte. Elles sont aussi combinées à deux autres positions fréquemment avancées par des experts, administrateurs ou entrepreneurs. La première prend appui sur ce que l’on pourrait nommer « les forces du marché ». Elle appelle à une réforme du dispositif existant au nom du développement économique. Les migrants reprennent à leur compte les propos énoncés à l’extérieur de leur groupe qui mettent en avant les liens entre économie de marché et égalité. Les avantages, pour la modernisation chinoise et l’entrée du pays dans l’Organisation mondiale de la santé (OMC), d’un marché du travail unifié et d’une circulation aisée des hommes et des savoir-faire, ainsi que les effets négatifs du statut temporaire des migrants sur le développement de la consommation sont évoqués :
Sur un site consacré au développement économique de la Chine, Han Guanghui, directeur de l’un des centres d’emploi de Pékin, a indiqué que le dispositif actuel ne pouvait pas ne pas changer, tant il constitue un obstacle majeur à la circulation des savoirs et des compétences66.
60La seconde position prend plutôt appui sur la notion d’efficacité administrative pour, toujours en reprenant des propos d’experts, dénoncer les difficultés rencontrées par les municipalités pour gérer un système complexe et une population illégale importante, l’incapacité actuelle du gouvernement à réunir des statistiques fiables sur les mouvements réels de population qui faciliteraient l’orientation de l’action publique, les abus de la police et de l’administration, qui profitent de la vulnérabilité institutionnelle des migrants :
Le système actuel ne peut plus faire preuve d’efficacité dans la gestion de mouvements de population aussi complexes. Des rapports montrent que les chiffres permettant d’établir les besoins des municipalités sont erronés puisque les migrants n’osent pas déclarer leur présence : il manquait deux millions de personnes officiellement domiciliées dans le Shaanxi lors du dernier recensement67.
61D’où les demandes d’une révision du dispositif permettant de se déplacer et de s’installer dans une nouvelle localité sans subir de préjudice par rapport à d’autres groupes et le souhait que le hukou cesse d’être associé à un système de distribution inégale d’avantages, de biens sociaux et de droits :
Notre système du hukou peut devenir, à l’instar de ce qui se passe dans de nombreux pays, un simple moyen d’enregistrement des mouvements de la population. Mais aujourd’hui il est un obstacle à la liberté du peuple. Il place de façon systématique certains individus dans une position inférieure par rapport aux autres. C’est là que siège son caractère déraisonnable. Autrement dit, le problème ne réside pas vraiment dans le hukou68.
62En prenant appui sur le concept de citoyenneté, en instaurant des liens entre la liberté de changement de domicile et d’autres formes de liberté, ces migrants étendent donc la question du hukou à l’ensemble des citoyens chinois. Migrants potentiels ou citoyens devant protéger certaines libertés et en réclamer de nouvelles, tous sont affectés par le dispositif. Ils sont donc pris à témoin de la légitimité des transformations proposées, dont la validité est également affirmée au nom des besoins du développement économique et de l’efficacité de l’action publique.
Du migrant au citoyen : une réforme inachevée
63Entre août 2001 et juin 2002, des réformes du hukou, dont l’esprit n’est pas de l’abolir mais de le modifier de façon progressive afin qu’il réponde mieux aux nécessités d’une « économie socialiste de marché », ont été annoncées ou mises en œuvre69. Le dispositif doit désormais « permettre aux citoyens chinois de prouver leur identité afin de participer à toutes sortes d’activités sociales légales de même qu’il doit permettre au gouvernement de disposer des données statistiques nécessaires pour administrer le pays. Il doit cesser d’être l’un des piliers d’un système de distribution de droits dans les domaines comme l’éducation et l’emploi, une situation qui suscite la colère de certains. Il doit être plus juste et plus rationnel70 ». Pour ce faire, une « loi sur la résidence de la République populaire de Chine » est en préparation, la question de la résidence affectant « l’économie nationale, le développement social et les droits des citoyens71 ».
64Si le contenu comme le calendrier des réformes n’apparaissent pas comme très précis, certaines orientations générales ne cessent d’être publiquement réitérées. La dualité certificat agricole /certificat non agricole est remise en cause, l’objectif annoncé étant d’y mettre fin à l’horizon 2005-201072. Les provinces du Jilin, Hunan, Guangdong, Fujian et Liaoning n’ont pas attendu. Entre juin et décembre 2001, elles ont décidé de mettre en place un système unifié de « foyers résidents » ne faisant plus référence, sur le plan interne, au statut agricole ou non agricole des résidences enregistrées. Au Guangdong, un « certificat de résidence au Guangdong » (Guangdong jumin hukou 廣東居民戶口) a été instauré. Seuls les documents destinés aux migrants franchissant les frontières de la province mentionnent toujours une distinction73. D’autres provinces, comme le Zhejiang, ont annoncé leur intention de supprimer la dualité une fois que sera mis en place un « système d’assurance de ressources vitales minimum » pour les habitants des zones rurales et urbaines74.
65La deuxième grande réforme annoncée a pour but d’instaurer une plus grande adéquation entre domicile de fait et domicile de droit. En mars 2001, après une période d’essai de quatre ans, le Conseil des affaires d’État a promulgué une directive concernant la réforme du système de gestion des certificats de résidence dans les bourgs et les petites villes. Désormais, les personnes ayant un domicile fixe, un emploi stable ou des sources de revenu régulières dans une localité urbaine correspondant à un chef-lieu de district ou à un niveau inférieur peuvent y enregistrer leur hukou si elles le désirent. Les quotas annuels d’individus autorisés à de tels transferts sont abolis. Les résidents enregistrés sous des formules nées des ajustements effectués après 1985 – hukou bleu, certificat « autosuffisant sur le plan des céréales alimentaires », etc. – peuvent désormais obtenir des droits de résidence permanents s’ils remplissent les conditions ci-dessus75. L’ambition est de simplifier le système dans quelque 20 000 localités en supprimant les sous-catégories créées depuis vingt ans et en accordant automatiquement aux migrants en état de prouver une certaine stabilité le statut de résident permanent. Cela même si le certificat temporaire ne disparaît pas car certains peuvent ne pas vouloir – ou ne pas pouvoir – devenir « résident officiel ».
66À moyen terme, la réforme doit être étendue aux villes et aux grandes métropoles. Cependant, l’absence de système unifié de sécurité sociale sur l’ensemble du territoire ainsi que d’autres contraintes économiques et sociales sont avancées pour justifier le report. « Ni les villes ni l’État ne pourraient faire face à une augmentation rapide de la population citadine, surtout dans les grandes métropoles, que ce soit à cause des subventions directes ou indirectes de l’État ou des avantages sociaux élevés proposés aux citadins. Il faut attendre que la réforme des entreprises d’État et celle de la sécurité sociale soient achevées pour assouplir complètement le droit de transfert du domicile dans les grandes villes chinoises76. » Dans un premier temps, les autorités proposent donc de diminuer le recours à la planification, c’est-à-dire l’usage de quotas limitant dans chaque localité urbaine le nombre des migrants autorisés à y acquérir des droits de résidence permanents, et de simplifier les procédures nécessaires de transfert des hukou. Cette dernière opération devient théoriquement accessible à ceux qui possèdent un emploi (ou des ressources régulières) et un domicile fixe, mais elle dépend également « des capacités globales de la société et des besoins locaux du développement économique et social77 ». Autrement dit, les critères autorisant les migrants à transférer leur hukou dans les localités urbaines ne sont pas établis au niveau national mais local. Les gouvernements municipaux détiennent de ce fait les moyens de peser sur la taille et surtout la composition de la population locale, en enregistrant d’emblée certains migrants comme résidents officiels et en ne reconnaissant aux autres que des droits temporaires. Depuis juillet 2001, pas un mois ne se passe sans que des autorités municipales ou provinciales annoncent des mesures autorisant des transferts de hukou. Les critères exigés concernent le niveau d’éducation, le savoir-faire technologique, les capacités d’investissement ou de consommation (l’achat d’un bien immobilier par exemple), la durée de séjour préalable dans la ville et l’identité de l’employeur. Des critères élevés sont souvent fixés par les autorités des grandes métropoles ; la situation des municipalités de moyenne importance est beaucoup plus mal connue. Au Hunan, on décide en janvier 2002 que les diplômés de l’enseignement supérieur peuvent faire transférer leur hukou dans n’importe quelle ville de la province78. À Nankin, les critères sont plus flous, mais les autorités annoncent vouloir attirer « les individus de talent et d’excellence, ceux qui peuvent investir, payer des impôts ou acheter des biens immobiliers, ceux susceptibles d’amener des entreprises actuellement localisées ailleurs79 ». Malgré les difficultés rencontrées pour cerner les politiques municipales effectivement menées, un palmarès des villes ou des provinces où le « seuil » à franchir est plutôt bas est établi par les observateurs, de même qu’un tableau des centres urbains les « plus fermés80 ». Il est sans cesse modifié à l’annonce de nouvelles mesures. Les villes de Ningbo et Shijiazhuang, les provinces du Jiangsu, Zhejiang, Shandong, Guangdong, Henan et Sichuan figurent en tête. D’autre part, la plupart des municipalités s’efforcent de simplifier le système en faisant disparaître le hukou bleu, les porteurs recevant d’emblée, ou au bout d’un certain nombre d’années, des droits de résidence permanents. Depuis 2001, la diversité des dispositions locales se substitue à la complexité antérieure. Autre changement : le 25 mars 2005, la municipalité de Pékin a supprimé un certain nombre de contraintes pesant sur l’obtention du certificat de résidence provisoire. Si ce certificat y est toujours valide alors qu’il a disparu dans plusieurs villes, il suffit pour l’obtenir d’un certificat de santé et d’un emploi. De plus, le principe de l’attribution de certains emplois aux seuls résidents permanents de Pékin a été, du moins en théorie, aboli81.
67Lorsqu’ils sollicitent des aides réservées aux gens des villes, ces « nouveaux citadins » se voient appliquer de nouveaux critères de mode de calcul du revenu. Par exemple, pour ce qui est des foyers autrefois agricoles, le droit d’usage encore détenu sur des terres villageoises et le montant des compensations versées en cas d’expropriation des terres sont diversement pris en compte selon les municipalités. De même, le choix des détenteurs d’un hukou agricole, autorisés, du fait de leurs liens de parenté avec un citadin possédant des droits de résidence permanents, à venir en ville. Les municipalités se distinguent selon le degré d’importance accordé à des questions comme le respect du contrôle de la natalité, le choix des procédures d’adoption, l’âge des parents autorisés à venir rejoindre leurs enfants. Parmi les réformes locales lancées en 2003 et 2004, signalons que certains gouvernements municipaux ont choisi d’allonger à trois ans la durée de validité du permis provisoire pour différentes catégories de migrants ; d’autres ont décidé de favoriser le retour des « anciens locaux » ; d’autres encore ont étendu aux wu baohu des campagnes environnantes l’assistance jusqu’ici réservée aux citadins les plus démunis avant d’assouplir leur politique en matière de hukou82.
68À l’évidence, ces mesures récentes ne répondent pas complètement aux demandes exprimées. La distinction entre droits de résidence temporaires et permanents demeure effective et une sélection est opérée parmi ceux qui sont autorisés à rejoindre les rangs des « résidents officiels ». Voici ce qu’en pense un migrant :
L’ouverture qui s’est produite sur le plan du hukou prend surtout appui aujourd’hui sur les conditions définies par les localités pour son transfert. Dans de nombreuses villes, ces conditions sont très strictes. C’est le cas à Pékin. N’importe qui ne peut pas prétendre s’y installer de façon définitive. Et, même quand ce n’est pas aussi difficile qu’à Pékin, il y a des municipalités qui fixent des critères très élevés sur le plan des diplômes, des capitaux devant être investis, des sommes devant être dépensées. On ne peut s’empêcher de penser que la réforme actuelle a surtout pour objectif d’attirer des capitaux, des savoir-faire, des flux de consommation. Il ne s’agit pas de protéger les droits ordinaires des citoyens mais de garantir les droits de certains citoyens […] Malgré tout, il s’agit d’un grand progrès par rapport à la situation passée. Tout ne dépend plus du critère du lieu de naissance ou du lieu de domiciliation des parents, auquel les individus ne pouvaient rien83.
69Ces réformes sont publiquement décrites par les autorités nationales comme un premier pas vers l’abolition de la distinction entre foyers agricoles et non agricoles ainsi que la reconnaissance d’une liberté accrue dans le domaine du changement de domicile. L’objectif officiel est de « prendre appui sur l’expérience acquise dans les chefs-lieux de district et les bourgs pour l’étendre ensuite aux villes de plus grande importance, puis aux grandes métropoles84 ». « Notre but est bien, d’ici à 2005, d’abolir la distinction entre résidence agricole et non agricole, de mettre en place un système de hukou unifié à l’échelle de la Chine, d’instaurer de façon progressive au cours de la décennie à venir la liberté de choix concernant le lieu de résidence officiel85. » Loin de les contester, les visées officielles des réformes en cours accompagnent donc et font écho aux débats et discussions menées autour du hukou par les migrants, dont nous avons ici privilégié les perspectives, mais aussi par les experts, chercheurs et juristes. Les arguments avancés reprennent les jugements exprimés par ceux qui critiquaient le dispositif. Il est vrai que la hiérarchie des principes ou des objectifs retenus est souvent inversée par rapport à celle des migrants. Les commentaires officiels privilégient les besoins du développement économique des villes et des campagnes en insistant sur les avantages procurés par un marché unifié de l’emploi et par une stabilité des consommateurs. Les inconvénients créés par les protectionnismes locaux sont dénoncés tout comme l’incapacité du hukou à appuyer l’action de l’État pour connaître les déplacements de population afin d’identifier les besoins et investissements nécessaires. Mais le principe d’égalité est aussi utilisé pour légitimer les transformations envisagées : « Le système du hukou transgresse le principe d’égalité. Les ressources de l’État sont inégalement distribuées entre les individus du seul fait de leur lieu de résidence officiel86. » De même que le principe de citoyenneté : « Le hukou doit retrouver son objectif initial, qui est de permettre aux citoyens d’enregistrer leur lieu de domiciliation et de prouver leur identité si nécessaire87. » « Le dispositif actuel aboutit à l’existence de plusieurs statuts de citoyen. Il n’est ni rationnel ni juste88. » « Nous sommes convaincus que la liberté de changement de domicile des citoyens deviendra un jour réalité et que nous quitterons bientôt ces citadelles où un paysan donne naissance à un paysan, et un citadin, à un citadin89. »
70Les effets pervers du système identifiés par ceux qui l’ont thématisé en problème public sont donc en partie repris par ceux qui sont chargés de l’aménager. Entre la parole des migrants et le discours officiel se dessinent ainsi des rapprochements sur les changements à opérer et les principes qui doivent fonder l’action publique. Ainsi, malgré l’absence d’espace public démocratique, des phénomènes de circulation des formes de thématisation discursive s’opèrent. Ces processus de cristallisation ne reflètent ni la puissance de la société ni celle de l’État. Mais l’importance nouvelle des épreuves de légitimation s’affirme et permet l’émergence d’une réalité sociale en partie partagée. En reconfigurant la façon dont les situations sont saisies, ces repères orientent les attentes sociales, les évaluations de l’action publique et les formes de sa justification. En révélant des espaces ouverts à la discussion au sein de la société chinoise actuelle, ils acquièrent une portée pratique.
71Utilisés, réappropriés, ces repères partagés suscitent de nouvelles discussions. Loin de mobiliser des attentes ou des orientations communes entre les représentants de l’État et les administrés, le concept de citoyenneté fait l’objet de débats autour de la création d’une nouvelle carte, votée le 28 juin 2003. Dite de citoyenneté, elle remplace la carte d’identité « de résidence », instaurée en 1985 au moment de l’essor des migrations internes, pour munir les individus d’un document personnel. Elle était possédée en 2000 par quelque 114 millions de personnes. La carte de citoyenneté est une carte électronique accessible à tous dès l’âge de 16 ans, alors que la précédente n’était ouverte ni aux militaires ni aux policiers, non plus qu’aux individus accomplissant une peine de prison. La justification de l’extension donnée par le gouvernement central stipule que « le concept de résidence associé à l’ancienne carte n’était pas un concept constitutionnel. Il faisait référence à une personne résidant dans un lieu donné, alors que le citoyen est un individu possédant des droits constitutionnels90 ».
72La nouvelle carte suscite un débat concernant le type de renseignements devant y figurer. Quelles informations doivent être fournies par tout citoyen à un représentant de l’administration ? Qu’est-ce qui relève du domaine public et du domaine privé ? Certaines municipalités estiment que la carte ne pourra jamais remplacer le livret de résidence, qui contient des informations relatives au niveau de culture ou aux liens de parenté, qu’elles estiment indispensables.
73Dans le discours officiel, depuis le début 2002, le gouvernement appelle de ses vœux la « construction d’une morale civique » (gongmin daode jianshe 公民道德建設) portée par « des citoyens socialistes porteurs d’idéaux, respectueux de la morale, cultivés et disciplinés. […] Il s’agit de placer les intérêts de l’État et de la société au premier rang tout en respectant les droits égaux des citoyens. […] Servir le peuple est le point central de la morale de tout citoyen ». Les droits des citoyens ici privilégiés sont essentiellement des droits passifs comme le droit à la vie, le droit à la santé, et ils sont placés dans une relation de subordination par rapport aux intérêts de la société ou de la nation chinoises91. Les textes officiels suscitent donc de nouvelles interrogations sur la nature des liens et des hiérarchies existant entre le « peuple » et les « citoyens » :
Le peuple est composé de citoyens. Lorsqu’il est dit que le gouvernement chinois et le Parti communiste représentent notamment les droits fondamentaux du peuple chinois, cela veut donc dire qu’ils représentent les droits de chaque citoyen. Le « peuple » est un concept politique alors que le « citoyen » est un concept juridique. Chaque membre de l’administration d’État et chaque cadre du Parti doit donc protéger les droits légaux des citoyens chinois, et chaque citoyen peut avoir recours à la loi pour obliger ces administrateurs et ces cadres à respecter les droits des citoyens92.
74Si la question de la résidence semble donc non pas disparaître mais s’effacer au profit du concept de citoyenneté, si ce dernier apparaît désormais comme l’un des points d’appui légitimes pour évaluer les institutions existantes et asseoir la validité de ces dernières, il reste au centre du débat et retravaillé dans le cours même de ces processus de mobilisation.
Conclusion
75Les réformes du hukou mises en œuvre signalent une évolution de la politique officielle face aux migrants. Celle-ci semble admettre qu’il ne s’agit pas pour tous d’une mobilité temporaire ou saisonnière, mais bien pour certains d’une installation définitive en milieu urbain. En conséquence, des programmes d’éducation sont mis en œuvre visant à apprendre aux migrants à « vivre en ville », parfois avec le concours d’organisations non gouvernementales ; des associations créées par les migrants eux-mêmes, hier considérées avec soupçon, sont aujourd’hui tolérées voire encouragées par les bureaux de quartier pour aider à la gestion de cette population93. Les actions menées sur le plan du droit du travail, les arrêts de travail incessants des migrants, les plaintes collectives adressées aux instances concernées révélant l’intensité des conflits du travail ont conduit le gouvernement chinois depuis 2003 à accorder une plus grande attention aux revendications ouvrières, et notamment à la question des salaires impayés. L’évocation depuis janvier 2005 d’un tarissement de la main-d’œuvre migrante pour certains emplois dans le delta de la rivière des Perles comme dans celui du Yangzi oblige, enfin, à reconsidérer les analyses en termes d’exode rural. Les réformes du hukou, si limitées soient-elles, s’accompagnent ainsi de transformations de l’environnement qui ne peuvent que précipiter de nouveaux ajustements de ce dispositif.
76Ces réformes ne peuvent être comprises comme le simple passage de formes d’assistance ou de gestion du niveau local au niveau national. Elles annoncent une banalisation de la notion de résidence au profit de celle de citoyenneté et donc une reconfiguration de l’action de l’État, sans qu’il soit encore possible de décider quelle signification commune sera demain attribuée aux concepts de « citoyen » et de « citoyenneté ».
77Les migrations internes, et surtout l’arrivée en milieu urbain de nouveaux citadins originaires des villes comme des campagnes, ont en effet conduit dans un premier temps les autorités à accroître la complexité du dispositif en place pour gérer des situations inédites. Ces amendements, loin d’aboutir à un nouvel équilibre, même provisoire, ont suscité la contestation du système existant au nom de son incompatibilité avec les besoins du développement économique, de son inefficacité administrative, mais aussi de son caractère injuste et illégitime face à des attentes normatives et politiques dont la validité était testée dans le cours même de leur énonciation. Ces attentes ont notamment été exprimées par des migrants, une catégorie hétérogène réunissant ceux qui hier étaient inégaux, les ruraux et les citadins, et séparant ceux qui hier se pensaient égaux : les détenteurs d’un permis non agricole. D’où le renouvellement des questionnements concernant le concept d’égalité au sein du groupe observé, un renouvellement croisant à partir d’expériences particulières différentes interprétations : l’égalité des chances, l’égalité sociale ou l’égalité des droits civils. Associé pour certains aux concepts de liberté et de dignité et pour d’autres plutôt aux obligations civiques et aux droits passifs reconnus par l’État, ce concept a encouragé un processus de cristallisation autour des notions de citoyen et de citoyenneté. Ces dernières, mobilisées par des acteurs sociaux différents, que ce soit pour contester le dispositif existant ou pour justifier les réformes entreprises, conduisent à reformuler les liens existants entre concitoyens chinois comme entre l’État et ceux qu’il administre.
78Cet article souligne la multiplication des moments d’épreuve, au sens de mises à l’épreuve des principes – et notamment des principes officiels – régissant la vie en commun, de tests du pouvoir vivre ensemble au sein de la société chinoise actuelle, impensables pendant la période totalitaire. Ces épreuves ne sont pas institutionnalisées ; elles ne se déroulent pas dans un espace public. Néanmoins, elles ne sont pas indépendantes les unes des autres, ont des effets interactifs et cumulatifs, et contribuent à modifier certaines sources de légitimation de l’action de l’État.
79Et si les contestations quant à l’injustice au sein de la société chinoise prenaient jusqu’ici souvent appui sur des formulations officielles placées dans un contexte nouveau et réinterprétées – un processus identifié par Kevin O’Brien sous le terme de « rightful resistance » – la mobilisation du concept de « citoyen », peu en vogue pendant la période maoïste, ou l’usage de catégories et d’expériences observées à l’étranger, signale l’émergence récente d’autres points d’appui pour se situer les uns par rapport aux autres94.
80Mais, surtout, en montrant comment les uns et les autres s’emparent de ces notions pour justifier les dénonciations opérées ou les orientations prises, comment aucune des parties ne peut rester indifférente aux significations proposées par autrui, les discussions actuelles autour des principes de « citoyen » et de « citoyenneté » révèlent l’apparition de nouvelles formes de relations et de dépendance mutuelles entre le pouvoir public et la société. Les citoyens chinois ne peuvent pas justifier de leur bon droit en mobilisant des termes et concepts étrangers à la parole officielle ; le pouvoir politique ne peut s’affranchir complètement d’une reconnaissance des principes jugés légitimes dans le domaine public. En dépit de l’absence d’espaces démocratiques d’évaluation et de négociation, il est donc possible de saisir des processus de formation et de circulation des repères jugés valides, et d’observer comment la parole des « experts » est reprise et reformulée par les uns et les autres. Ces processus ne sont pas abstraits ou théoriques, mais ancrés dans la résolution de situations concrètes. Ce ne sont pas tant les intellectuels qui les portent que des citoyens ordinaires, notamment des migrants.
81Si l’on veut comprendre à la fois les biens que défendent aujourd’hui en Chine les individus et les transformations de l’État, ces processus ne peuvent être ignorés.
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Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 Chengshi zaobao, 8/5/2002. Courrier des lecteurs. Signature : Zhang Jinling.
2 Shenzhen shangbao, 13/9/2002.
3 San qin dushi bao, 8/8/2001.
4 Chan Kam-Wing (1994).
5 Prenons l’exemple d’une famille rencontrée dans un village du sud de la Chine. Pendant les années 1970, le père exerçait des fonctions de responsabilité dans une usine de la commune populaire et possédait le statut de « cadre d’État ». Son hukou était donc non agricole et se trouvait enregistré à l’adresse de l’usine. Sa femme et ses deux enfants possédaient un autre livret sur lequel l’épouse était signalée comme « chef de famille » : de nature agricole, ce second livret était localisé à la brigade. Ainsi, sur le plan institutionnel, les quatre membres de la famille représentaient deux foyers, quoiqu’ils résidassent ensemble dans le village natal du père. La protection de la part de l’État dont chacun jouissait était très différente.
6 L’article de B. Derouet (1995) offre une discussion très intéressante à propos des liens entre appartenance à une communauté et disposition de droits collectifs.
7 Un tel transfert obéit malgré tout à de nombreuses règles, l’une d’entre elles voulant, par exemple, que cette opération soit plus facile pour les membres de la population non agricole si ceux-ci descendent plutôt que remontent dans la hiérarchie des localités urbaines.
8 Voir Chan Kam-Wing et Li Zhang (1999) ; Cheng Tiejun et M. Selden (1994) ; D. Solinger (1995) ; H. Mallee (1995, 1996) ; D. Davin (1999).
9 Liang Zai et M. J. Whyte (1996).
10 Lorsque le déplacement avait lieu au sein du district, c’est la brigade qui était habilitée à délivrer la lettre de recommandation. En cas de circulation hors des frontières du district, elle était fournie par les autorités de la commune populaire.
11 La mobilité géographique institutionnelle (depuis le début des années 1980, entre 17 et 20 millions de personnes changent chaque année de domiciliation officielle), au contraire, est largement ignorée ; comme si, à partir du moment où elle est officielle – donc planifiée –, une telle forme de migration ne pouvait poser de problèmes sociaux ou économiques particuliers.
12 Sur les différents modèles explicatifs des migrations, voir P.-A. Rosental (1999) ; D. J. Uzzell (1978) ; B. Lepetit (1988).
13 Le recensement de 2000, malgré ses incertitudes, aboutit aux chiffres suivants : la mobilité non institutionnelle est à 73 % le fait de personnes ayant un hukou agricole (27 % de hukou non agricoles) ; 35,5 % des migrants ayant un permis agricole sont accueillis par le Guangdong, 8,7 % par le Zhejiang, 5,1 % par le Fujian, 5,8 % par Pékin ; 74,4 % de ces migrants se dirigent vers les villes et les bourgs et 25,6 % vers les régions rurales. Renmin gongan bao, 7/10/ 2002. Soulignons que les chiffres proposés varient selon les analyses du recensement de 2000. Cai Fang et Wang Dewen (2003) concluent aux chiffres suivants : le premier flux (40,7 % des migrants) est un flux campagne-ville, suivi par un flux ville-ville (37,2 %), un flux campagne-campagne (18,2 %), un flux ville-campagne (4 %). Selon les villes, les chiffres varient : en 1993, 30 % des migrants de Shenzhen étaient originaires de centres urbains et 23,6 % de petites villes. Pour la ville de Foshan, située également dans la province du Guangdong, mais qui offre une toute autre configuration, les chiffres étaient de 13,6 % et 47,3 % ; voir T. Scharping et Sun Huaiyang (1997), p. 42.
14 Critères souvent liés aux contributions (niveau d’éducation, connaissances techniques, investissements économiques) pouvant être apportées à la ville par les migrants.
15 Taux actuel 10 yuans = 1 euro environ.
16 Guangzhou ribao, 19/9/1998.
17 Entretien, Shenzhen, 23/11/2001.
18 Renmin ribao, 14/8/2002.
19 Entretien, Shenzhen, 16/2/2002. La municipalité de Shenzhen est divisée en deux : quatre de ses six districts composent la Zone économique spéciale. Un permis particulier (bian fang zheng 邊方証) est nécessaire pour y accéder. Il est cependant relativement aisé à obtenir. Dans cet exemple, ainsi que dans l’exemple suivant, les personnes ont été arrêtées pour non-possession du certificat temporaire et non du bian fang zheng.
20 Shenzhen shangbao, 6/9/2001.
21 Même au sein des sociétés secrètes qui s’opposent au système établi, on distingue parfois les membres dont on connaît l’histoire, appelés les « bâtons lisses de l’eau claire » et les autres, les vagabonds et déclassés, appelés les « bâtons lisses de l’eau boueuse ». Voir à ce sujet la très belle thèse de S. S. Park (2002).
22 Certaines des garanties accordées à cette dernière connaissent un processus d’effritement avec les réformes. De nouveaux protectionnismes s’expriment, notamment pour l’accès aux emplois, qui privilégient les membres à part entière d’une localité donnée.
23 Sur le sens de la réalité sociale, voir A. Cottereau (1992 et 1999).
24 Neuf personnes ont été interrogées à Pékin, 17 à Nankin, 20 à Tianjin, 19 à Wuhan, 10 à Xi’an, 8 à Changchun et 17 à Shenzhen. Certaines ont fait l’objet d’entretiens répétés. Les migrants d’origine urbaine de Shenzhen ont souvent fait l’objet de deux, voire trois entretiens, sur le projet migratoire et son évolution, le déroulement du parcours professionnel et la vie normative sur les lieux de travail.
25 Une enquête menée en 1997 par la Fédération panchinoise des syndicats auprès de 4 400 ouvriers-paysans résidant dans différents centres urbains révélait que, sur les 52,7 % d’entre eux qui étaient mariés, seuls 19,7 % étaient venus avec conjoint et enfants. Voir 1997. Zhongguo nongmingong wenti diaocha, p. 282.
26 En juin 2003, un membre de la Conférence consultative du peuple chinois de la province du Guangdong a évoqué la montée de l’illettrisme dans le delta de la rivière des Perles, une des régions de Chine les plus développées sur le plan économique. Plus du tiers des migrants chinois, soit plus de 40 millions de personnes, est concentré dans cette région. On y estime à 1 300 000 le nombre d’enfants de migrants de plus de sept ans devant être scolarisés. Yangcheng wanbao, 24/6/2003. Ces chiffres sont à considérer comme des estimations.
27 L’enquête déjà citée menée par la Fédération panchinoise des syndicats en 1997 sur un échantillon d’ouvriers-paysans donnait respectivement les chiffres de 32 % et 74,1 %.
28 Dans la même enquête, 32,7 % des 4 400 personnes interrogées (embauchées à 69,5 % dans des entreprises d’État) avaient changé d’entreprise à deux reprises depuis leur arrivée, 22,7 % à trois reprises ou plus. Les chiffres concernant la mobilité entre entreprises auraient été plus élevés si l’échantillon retenu avait privilégié des ouvriers travaillant pour le secteur non étatique.
29 Entretien mené à Shenzhen, 21/2/1998.
30 Entretien mené à Shenzhen, 30/11/2001.
31 Entretiens C 06 (Wuhan), C 23 (Pékin), C 56 et C 58 (Xi’an), C 71 (Shenzhen).
32 Entretien C 60 (Nankin).
33 Beijing qingnian bao, 4/9/2001.
34 Entretien, Shenzhen, 20/4/2000.
35 Ibid., 14/11/1999.
36 Ibid., 7/12/ 2001.
37 Ibid., 9/12/ 2001.
38 Il existait en janvier 2006 quelque 400 millions de propriétaires de téléphone mobile en Chine, alors qu’en 2001 ce chiffre n’était que de 84 530 000. Zhongguo xinwen she, 14 janvier 2006.
39 Gao Quanzhi, entretien, Pékin, 25 février 2005.
40 Gongren ribao, 28 février 2006.
41 Néanmoins à Pékin, 100 000 enfants de migrants n’étaient toujours pas scolarisés, faute de place, en octobre 2005. Entretien avec un responsable de l’éducation du district de Chaoyang (Pékin), 20 octobre 2005.
42 Observations, Pékin, octobre 2005.
43 Le Renmin ribao du 7 août 2002 estime à une moyenne de 400 yuans la somme payée par les migrants pour les différents frais liés à l’obtention d’un certificat temporaire.
44 « Forum des lecteurs », site d’information de Shenzhen, lu le 20/2/ 2002.
45 Ibid.
46 Henan ribao, 25/2/2002. « Forum des lecteurs », site d’information de Shenzhen, lu le 6/3/2002.
47 Shenzhen shangbao, 28/8/2001.
48 « Forum des lecteurs », site d’information de Shenzhen, lu le 19/8/2002.
49 « Forum Qiang guo », site du Renmin ribao, lu le 21/11/2001.
50 « Forum des lecteurs », site du Shenzhen shangbao, lu les 18, 21,22/10/2001.
51 Shenzhen shangbao, 28/8/2001.
52 « Forum Dayang », site du Yangcheng wanbao, lu le 9/12/2001.
53 « Forum Dayang », lu le 11/11/2001.
54 Beijing qingnian bao, 4/9/2001.
55 « Forum des lecteurs », site du Shenzhen shangbao, lu le 6/9/2001. Les lettres LW signifient laowugong, terminologie utilisée par l’administration de la municipalité de Shenzhen pour désigner les migrants ayant obtenu un certificat temporaire, quel que soit leur niveau de culture ou leur emploi.
56 « Forum des lecteurs », site d’information de Shenzhen, lu le 1/11/2001.
57 « Forum des lecteurs », site du Shenzhen shangbao, lu le 3/11/2001.
58 Shenzhen shangbao, 1/11/2001.
59 Plainte A7.
60 Depuis 1975, la liberté de déménagement (ou de changement de domicile) ne figure plus dans la Constitution.
61 « Forum des lecteurs », site du Shenzhen shangbao, lu le 23/8/2001.
62 Plainte A7.
63 « Forum Qiang guo », site du Renmin ribao, lu le 21/11/2001.
64 « Forum des lecteurs », site du Shenzhen shangbao, lu le 23/8/2001.
65 Ibid.
66 « Forum des lecteurs », site du Shenzhen shangbao, lu le 12/11/2001.
67 Ibid., lu le 19/10/2001.
68 « Forum Qiangguo », site du Renmin ribao, lu le 21/11/2001.
69 Nous rapportons ici des propos tenus par des responsables du ministère de la Sécurité publique rapportés dans la presse.
70 Renmin ribao, 29/8/ 2001.
71 Ibid., 24/9/ 2001.
72 Fazhi ribao, 19/10/ 2001.
73 Nanfang ribao, 31/12/2001.
74 Xinhua shi, 3/10/2001.
75 Selon des statistiques incomplètes fournies par le Bureau de la sécurité publique du ministère de la Sécurité publique, entre début avril et fin décembre 2002, 1 386 000 personnes auraient acquis des droits de résidence permanents dans des petites villes du Liaoning, Jiangsu, Henan, Xinjiang et dans les villes de Chongqing et Tianjin. Renmin ribao, 26/2/2003.
76 Renmin ribao, 24/9/2001.
77 Shenzhen shangbao, 1/11/2001.
78 Zhongguo qingnian bao, 1/1/2002.
79 Yangzi wanbao, 13/12/2001.
80 Parmi ces derniers, certains choisissent d’identifier et de privilégier un groupe social particulier : fin 2001, les autorités de Pékin ont promulgué une directive favorable aux entrepreneurs privés. Beijing qiangnian bao, 15/10/2001.
81 Renmin ribao, 26 mars 2005.
82 Yangcheng wanbao, 1/4/2004 ; Zhejiang ribao, 1/4/2004 ; Gongren ribao, 31/3/2004.
83 Chengshi zaobao, 8/5/2002.
84 Propos cités dans le Fazhi ribao, 31/1/2003.
85 « Jingji banxiaoshi », émission de télévision, 9/8/2001.
86 Beijing qiangnian bao, 4/9/2001.
87 Beijing wanbao, 25/2/2002.
88 Beijing shenbao, 5/1/ 2002.
89 Fazhi ribao, 19/10/2001.
90 Zhongguo qingnian bao, 10/11/2002. Présentée comme devant permettre un meilleur contrôle de la population mais aussi une meilleure protection des droits et devoirs des citoyens, cette carte peut être utilisée pour enregistrer des mariages, des adoptions, se présenter à des examens nationaux, porter plainte auprès des tribunaux, etc. Elle n’a officiellement pas pour but de remplacer le hukou.
91 Renmin ribao, 24/4/2002.
92 Site électronique du Gongren ribao, lu le 11/11/2002.
93 Ces initiatives sont d’autant plus paradoxales quand, au même moment, dans les banlieues des grandes villes, la terre prenant de la valeur, les terres collectives rurales sont expropriées par les gouvernements municipaux, placées soudain sous le régime de la propriété d’État, les paysans locaux se voyant du jour au lendemain attribuer le statut de « citadins » : des citadins, il est vrai, circonscrits dans des zones résidentielles bien précises, et ayant difficilement accès au marché de l’emploi.
94 Kevin J. O’Brien (1996).
Auteurs
Directrice de recherches (CNRS), directrice d’études (EHESS), France.
Chercheur, Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine (UMR Chine Corée Japon, EHESS/CNRS), France.
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