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6. L’agitation paysanne dans la région de Shanghai durant la première moitié du xxe siècle

p. 263-294


Texte intégral

1Et voici le canard sauvage, l’unique contribution qui n’ait pratiquement rien à voir avec la ville et les citadins ! Trouver un prétexte pour insérer ce que je fais dans ce livre n’a pas été évident, ma recherche se situant aux antipodes de « l’autre Chine ». Cette expression renvoie par définition à la première Chine, rurale, maoïste, bureaucratique, repliée sur elle-même, bref la Chine fermée décrite (et décriée) par la série télévisée « Heshang », tout le contraire en somme de la Chine du large que Shanghai incarne.

2C’est donc à cette première Chine que je vais m’attacher, mais à la plus adultérée qui soit, la plus exposée aux miasmes cosmopolites, comme le prétendaient les maoïstes, puisqu’elle cerne Shanghai à l’ouest et au sud. Pour que les choses soient claires, disons qu’outre l’actuelle municipalité de Shanghai j’englobe le sud-est du Jiangsu et le nord-est du Zhejiang dans un rayon d’une soixantaine de kilomètres autour de la métropole : jusqu’au lac Tai vers l’ouest et à la baie de Hangzhou vers le sud. Du point de vue des circonscriptions administratives, ce qui relève du Jiangsu correspond à l’ancienne préfecture de Suzhou, ce qui relève du Zhejiang à celle de Jiaxing, à mi-chemin entre Shanghai et Hangzhou (voir carte p. 2621. Je ne m’interdirai pas, le cas échéant, de m’évader quelques instants de cette région à des fins de comparaison ou parce qu’un incident survenu dans le Subei (le need du Yangzi) par exemple a eu quelques répercussions à Shanghai.

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Carte des environs de Shanghai

3Ces répercussions, je suis bien obligé de leur faire un sort, tellement elles sont rares ! La première chose à dire concernant l’agitation rurale autour de Shanghai, c’est qu’elle ressemble à celle de n’importe quelle zone moyenne de la Chine profonde. Mêmes causes, qui impliquent rarement la proximité de la grande ville, mêmes caractères, traditionnels et « réactifs2 », mêmes résultats, qui ne remettent pas en cause le statu quo, y compris lorsque les autorités jugent expédient d’accorder des concessions aux manants révoltés. L’agitation autour de Shanghai est en outre d’une intensité comparable à ce qu’on observe dans le reste du pays : environ 330 incidents sur un peu plus de 3 500 pour l’ensemble de la Chine dans l’échantillon que j’ai rassemblé3. Près du dixième du total, cela peut paraître beaucoup, même compte tenu de la densité exceptionnelle de la région. Mais, comme nous sommes beaucoup mieux informés sur cette région (entre autres grâce aux reportages des grands journaux de Shanghai) que sur le reste du pays, la différence risque de refléter moins la réalité que l’inégalité de notre documentation.

4Ce qui change, c’est la répartition entre les différentes catégories de troubles ruraux. L’incidence de certains d’entre eux (examinés en premier) dans la région de Shanghai est en gros comparable à ce qu’elle est dans le reste du pays. Pour d’autres (sur lesquels nous nous attarderons ensuite), elle est atypique et donc intéressante : en quoi la ville est-elle responsable de ces « anomalies » ? La différence la plus frappante concerne l’agitation des tenanciers (diannong 佃農) contre le fermage, beaucoup plus répandue autour de Shanghai que dans le reste de la Chine : la ville y est pour quelque chose, ne serait-ce qu’en raison de l’absentéisme des propriétaires, qui résident à Shanghai ou Suzhou.

Comme ailleurs

5Trois catégories principales de troubles ruraux (plus une ou deux secondaires) sont représentées de façon à peu près « normale » dans la région de Shanghai : leur fréquence ne paraît ni très supérieure ni très inférieure à la moyenne nationale.

Les pillages

6L’estimation de leur nombre peut varier du simple au double (en l’occurrence, d’une petite centaine à près de 200) selon que l’on regroupe des cas survenus à la même époque dans la même localité ou que l’on compte chaque incident isolément. Par exemple, plus de 30 cas de pillage, dont certains ont provoqué blessure, voire mort d’homme, ont été dénombrés durant deux semaines d’avril 1924 dans 9 sous-préfectures de la province du Zhejiang. Comme 2 seulement de ces dernières (Jiashan et Jiaxing) appartiennent à la région de Shanghai telle que nous l’avons délimitée, la prudence impose de ne retenir que 2 cas, bien qu’ils aient pu atteindre la dizaine, étant donné que notre source place Jiaxing en tête de la série en précisant le canton (Changshui) où se sont produits le ou les incidents4. Toujours à Jiaxing dix ans plus tard, 40 cas de pillage ont été relevés dans la seule localité de Wangdian entre le 22 juillet et le 8 août 19345. Ici il paraît possible de retenir chacun des 40 cas et même d’en ajouter plusieurs autres survenus en juillet-août 1934 dans d’autres bourgs (zhen 鎮) ou xiang 鄉 de Jiaxing6. Mais que faire dans les cas très fréquents où les sources font mention de « plusieurs » ou de « nombreux » incidents de pillage, ou de pillages « répétés » ou « quotidiens », etc. ? Je m’en suis tenu à des estimations prudentes, comptant par exemple « plusieurs » comme « 3 » et « de nombreux » comme 4, mais on perçoit déjà sur quelles bases fragiles j’élabore mes statistiques.

7Qu’on retienne 100 ou 200 cents cas de pillage pour la région de Shanghai, c’est apparemment plus que la moyenne nationale (selon les mêmes critères, j’ai recensé pour le demi-siècle entre 600 et un bon millier d’incidents). Mais ce que nous avons dit plus haut de l’inégalité géographique de la documentation s’applique tout particulièrement aux mini-incidents que sont la plupart des pillages : plus on s’enfonce dans l’ouest du continent et plus une « affaire » doit être importante (par exemple dans le Gansu, une révolte à laquelle ont participé des milliers de paysans) pour parvenir à notre connaissance. Un chercheur de l’époque7 (Zhang Youyi) feignait de s’étonner du nombre particulièrement élevé de cas de pillage dans une région aussi favorisée que le paradis fameux (Tianxia SuHang 天下蘇杭)8, avant de conclure sagement qu’il était – comme moi des décennies plus tard – beaucoup mieux informé des troubles survenus dans le Jiangnan (je ne m’attarde pas sur les acceptions successives, voire simultanées du terme, dont seul nous intéresse ici le cœur, autrement dit la fraction orientale, la plus proche de Shanghai).

8Comme je viens de le suggérer, les pillages représentent le degré zéro de l’agitation rurale. Ce ne sont pas de vraies révoltes, mais des mouvements élémentaires, qui ne rassemblent dans la majorité des cas que quelques dizaines de participants, parfois uniquement des femmes, des enfants et des vieillards afin de décourager la répression. Sauf exceptions (les cas relevés au Zhejiang en 1924), les pillards ne s’en prennent ni aux personnes ni aux institutions, seulement aux biens, qu’ils détruisent rarement – ici encore sauf exceptions : les boutiques de riz qu’ils saccagent, les portes et les fenêtres qu’ils cassent afin d’avoir accès aux stocks de céréales, etc. –, préférant se les approprier pour survivre. Ce dernier terme renvoie à la nécessité : on pille pour franchir une mauvaise passe (soudure, disette), généralement sans intention agressive, encore moins offensive (conquérir un droit nouveau ou une plus juste répartition des revenus).

9C’est pourquoi la chronique des pillages et interceptions de bateaux de riz sur les canaux et les rivières correspond à celle des mauvaises années, du moins à une partie d’entre elles, car, si l’on ne pille pas lorsque la récolte est abondante, on ne pille pas automatiquement lorsqu’elle est déficitaire. Dans la dernière décennie de l’empire, on relève quatre grandes saisons de pillage, correspondant à quatre récoltes déficitaires dans le Jiangnan :

  • 1906 : Baodong et Nanhui ; Suzhou et Zhenze (JS) ; Xincheng (ZJ) ;

  • 1907 : Hongkou, Pudong, Jiading, Baoshan, Qingpu et Songjiang ; Zhaowen (JS), et dans l’extrême nord du Zhejiang ;

  • 1910 : Zhangjiajiang et Fengxian ; Kunshan, Suzhou et Zhenze (JS) ; Tongxiang (ZJ) ;

  • 1911 : Pudong, Chuansha et Nanhui ; Zhaowen, Changshu, Bacheng (au nord-ouest de Kunshan), Suzhou, Zhenze et Tongli zhen (Wujiang xian) (JS) ; Jiaxing (ZJ)9.

10Je ne précise pas les cas assez fréquents où deux ou plusieurs incidents se sont produits la même année dans le même xian, voire dans une même localité. Encore moins vais-je poursuivre la litanie des crues de pillages sous la république (j’en ai relevé bon nombre en 1915, 1916, 1920, 1922, 1924, etc., jusqu’en 1942, 1945, 1947), précisons seulement que les deux records de pillages dans la région (1932 et 1934) s’insèrent dans la crise économique et monétaire qui frappe la Chine plus tard que l’Amérique et l’Europe et attardons-nous un instant sur l’été 1934, terrible au sud de Shanghai (Songjiang, Fengxian, Jinshan) et plus au sud encore, dans le Zhejiang et la zone limitrophe du Jiangsu (Zhenze). Il n’y tombe pratiquement pas une goutte de pluie de juin à octobre, des hordes de mendiants fuient la famine (taohuang 逃荒) et, selon le rapport du sous-préfet de Haiyan (ZJ) au gouvernement provincial, les faibles pleurent ou se suicident, les forts viennent par bandes de plus d’un millier hurler devant son yamen10. L’épicentre du mouvement se situe un peu plus au nord (toujours dans le ZJ) dans les xian de Jiashan, Pinghu, Tongxiang et surtout Jiaxing, déjà mentionné à propos des 40 incidents survenus à Wangdian (dont certains ont rassemblé plus de 2 000 pillards). Des abords immédiats de l’agglomération shanghaienne (Songjiang) à la baie de Hangzhou (Haining, au-delà de l’extrémité méridionale de « notre » région) et au Taihu (Zhenze, Wujiang), aucun xian qui n’ait connu cet été-là un ou plusieurs, voire une vague de pillages. Au total, jusqu’à la fin de l’été et même jusqu’au début de l’année 1935, les « pillages furent si nombreux qu’il était impossible de les compter11 ».

11Si les pillages de 1934 se sont produits surtout en été et accessoirement en automne, la majorité des pillages du demi-siècle ont éclaté un peu plus tôt (d’avril à juillet), autour de Shanghai comme dans le reste de la Chine. Ces incidents plus simples que les autres catégories de troubles ruraux ont un caractère saisonnier plus marqué : c’est la soudure qui les ramène, comme à Yu’an xiang, Chongming, en 1927, où plusieurs centaines de paysans ont ouvert de force les entrepôts des propriétaires fonciers, afin de pouvoir « passer le cap difficile [la disette] du printemps » du chun huang 渡春荒)12.

12Enfin, si brefs, circonscrits et peu violents que soient la plupart des pillages, il leur arrive cependant de déborder le cadre des mouvements élémentaires. Les transitions ne manquent pas : du chi dahu 吃大戶 (manger chez les riches) au chi gongfan 吃共飯 (manger ensemble, sous-entendu chez les riches), on passe au hong chifan 鬨吃飯 (manger ensemble [chez les riches] en faisant du vacarme) ; et du qiangmi 搶 (pillage de riz) on passe au naohuang 鬧荒 (pillage accompagné de désordres)13. On arrive enfin à la véritable émeute de subsistance, qui ressemble beaucoup aux autres catégories d’émeutes (antifiscales, etc.) : des centaines ou des milliers d’émeutiers envahissent le bourg ou la ville voisine (assez souvent le chef-lieu du xian), pillent et saccagent greniers populaires ou boutiques de riz (dans les autres catégories d’émeutes, les cibles habituelles sont plutôt la perception, un entrepôt de sel, un commissariat de police, etc.), attaquent et dévastent la sous-préfecture. Comme les autres catégories d’émeutes, celles-ci peuvent donner lieu à mort d’homme. Un incident beaucoup plus meurtrier (plus de 40 tués) a ensanglanté Jintang xiang, Jinshan, en juillet et août 1945, mais ce n’est pas une émeute de subsistance pure : elle se doublait d’une lutte contre le fisc et contre l’administration14. C’est naturellement à partir d’une certaine importance et d’une certaine durée (celle de Jintang s’est prolongée pendant cinq semaines) qu’une affaire a des chances de devenir mixte, d’acquérir des cibles ou un caractère nouveau et/ou de s’adjoindre une nouvelle catégorie de participants, en règle générale des contribuables15. Car la résistance à l’impôt demeure la forme classique de l’agitation paysanne « spontanée ».

Gabelle, gabelous et contrebande

13Nous ne considérons néanmoins ici que la résistance à l’impôt sur le sel. C’est la seule forme de résistance antifiscale qui soit « normalement » représentée dans la région de Shanghai : 24 cas durant le demi-siècle sur 236 pour l’ensemble de la Chine dans mon échantillon. Mais la majorité de mes 24 cas concernent tout simplement des contrebandiers, qui se heurtent à la police, pillent à l’occasion, attaquent même et coulent des bateaux de la « police du sel « (yan jing 鹽警) afin de poursuivre ou d’étendre leur trafic16.

14En même temps, il est impossible de séparer radicalement la contrebande de la simple résistance à la gabelle, ne serait-ce que parce que les villageois pratiquent eux-mêmes la contrebande. À petite échelle, bien sûr, mais un rapport de forces défavorable (ils ne sont pas, comme les contrebandiers, armés et organisés en convois de jonques) les rend plus vulnérables à la répression. Pour un paysan qui transporte du sel de contrebande dans un sac de jute censé contenir du riz, une femme qui feint une grossesse pour dissimuler quelques kilos de sel, un saunier travaillant sur les marais salants côtiers17 qui soustrait la première cuisson du matin et la dernière du soir au circuit officiel (la livraison aux entrepôts agréés : les yan ao 鹽廒), pour le petit colporteur enfin qui a acheté ce sel détourné (si yan 私鹽, le sel de contrebande), la rencontre d’une escouade de gabelous est toujours risquée : pour sa marchandise, automatiquement confisquée, mais aussi pour sa liberté, voire sa sécurité. La haine des gabelous et les mesures impopulaires auxquelles ces derniers ont recours entraînent, cela va sans dire, des explosions de colère ou des répliques paysannes, mais bien qu’occasionnellement meurtrières celles-ci demeurent pour la plupart des incidents brefs et circonscrits18. À une exception près19, c’est également le cas d’incidents20 qui n’ont rien à voir avec la contrebande et dont les motivations, régulièrement défensives (« réactives », dirait Charles Tilly) sont tout à fait comparables à celles qu’on observe dans les nombreuses affaires impliquant le sel officiel ou public (gong yan 公鹽), autrement dit taxé, hors de notre région.

15La normalité statistique des incidents liés au sel dans la région de Shanghai risque de nous faire surestimer la gravité de ce type d’agitation. La région produit très peu de sel, beaucoup moins que des zones côtières voisines (près de Yancheng, dans le Subei, et plus près encore de Shanghai par la mer : sur la côte au nord de Yuyao au Zhejiang), sans parler de zones plus éloignées, comme la côte orientale du Shandong. On n’y relève aucun de ces grands soulèvements de sauniers ou de sauniers-pêcheurs fameux dans ces régions, ainsi que dans les salines continentales des confins Hebei-Henan-Shandong, du Shaanxi occidental ou du Sichuan. Ce qui est important dans la région, c’est la contrebande (sur la mer, dans les xian de Pinghu et Haiyan au Zhejiang). Les heurts de paysans proprement dits (contribuables ou consommateurs) sont en majorité de petites affaires, mieux connues parce que nous sommes près de Shanghai, mais peu différentes de ce que nous rencontrons dans le reste du pays en dehors des grandes régions productrices : pour analyser l’agitation liée au sel dans la Chine de la première moitié du xxe siècle, ce n’est pas vers Shanghai qu’il faut se tourner en premier lieu.

Les révoltes et émeutes non fiscales dirigées contre l’administration civile

16Non fiscales, par opposition à celles dont nous venons de parler, ce qui n’empêche pas le financement des réformes entreprises à la fin de la dynastie Qing d’avoir des implications fiscales, lesquelles ont naturellement joué un grand rôle dans la résistance à l’administration analysée dans ce paragraphe. Leur proportion est tout à fait comparable à celle de la catégorie précédente : 29 incidents dans la région de Shanghai sur 298 dans l’ensemble du pays. Les deux tiers – 19 – se sont produits durant les deux dernières années de l’empire (1910 et 1911) et 15 d’entre eux sont dus à la même cause : le recensement. Ce dernier (diaocha hukou 調查戶口) a provoqué une épidémie d’émeutes (95 dans le pays tout entier), à laquelle la région de Shanghai a donc assez largement contribué21. Le lien avec la résistance antifiscale est clair : un peu partout, les villageois craignent que les opérations de recensement ne donnent lieu à la levée d’une taxe spéciale (à défaut d’une taxe, ils sont assez souvent assujettis au remboursement des « frais d’enregistrement ») et une bonne moitié des 15 incidents visent explicitement le recensement et l’impôt ou une « école moderne » dont l’établissement a nécessité la perception d’une taxe particulière.

17Voici donc à première vue une illustration de l’opposition des masses populaires rurales aux « nouvelles politiques » qu’elles devaient en partie financer sans tirer le moindre bénéfice de l’ouverture d’écoles modernes fréquentées par les enfants des classes plus favorisées, de la mise en œuvre d’une autonomie locale d’emblée contrôlée par les notables et a fortiori de l’équipement, de la formation et de l’entretien de la police et de l’armée nouvelle22. Le fisc n’est cependant pas seul en cause. L’opposition aux opérations de recensement était également alimentée par des rumeurs concernant par exemple une levée de conscrits (et non seulement d’impôts) à laquelle devait préluder le recensement des habitants (exemples à Jiading, ainsi qu’à Wuxian et Wujiang au Jiangsu) ou encore les dangers encourus par les personnes recensées. À Suzhou en juin 1910, le bruit court que les étrangers inscrivent les noms des personnes recensées sous les poutrelles des chemins de fer et que chaque train qui passera tuera la personne répondant à ce nom. Cette rumeur provoque plusieurs soulèvements dès que les opérations de recensement commencent. Quelques années plus tard, toujours dans le Zhejiang, la rumeur est devenue plus précise : les enfants recensés seront sacrifiés, chacun d’entre eux attaché à une pile de pont jetée en pleine rivière par les étrangers. C’est pour prévenir cette funeste éventualité que les villageois se révoltent à Jinhua le 8 août 191423.

18Même l’appropriation de terres ou de biens appartenant à des temples locaux, vendus pour financer la construction d’écoles nouvelles ou réquisitionnés et convertis en écoles, ne soulève pas seulement une opposition qu’on peut assimiler à une résistance parafiscale, les habitants ayant de bonnes raisons de se sentir spoliés. Cette appropriation, réelle ou seulement redoutée (nombre d’écoles étaient construites sans toucher aux biens ou aux locaux des temples), s’accompagnait elle aussi de rumeurs et de superstitions propagées par les moines ou une faction de l’élite locale hostile aux réformes. Conservatisme politique et culturel, lutte pour le pouvoir parmi les notables locaux et manipulation des émeutiers ont joué un rôle non négligeable dans cette agitation rurale de la fin des Qing24.

19Sous la république, c’est le pouvoir qui prend l’initiative de mesures, voire de campagnes « anti-superstitieuses ». Le 24 novembre 1931, les habitants de Xiwan (« Baie de l’Ouest ») se rendent en masse à Nanqiao (« Pont du Sud »), deux villages voisins de Fengxian) pour célébrer une fête folklorique. La police tente de les en empêcher et tire sur la foule, qui réplique en démolissant le commissariat de police de la sous-préfecture25. Une quinzaine d’années plus tard (le 13 mars 1946) un bon millier de paysans en provenance de deux bourgs et de quatre cantons se rend à Nanqiao pour y accueillir les lanternes du dragon (ying long deng 迎龍燈). Cette fois-ci, la police ne tire pas : elle se contente de menacer de le faire et bat des processionnaires. Ceux-ci vont illico manifester leur mécontentement devant les bureaux de la sous-préfecture de Fengxian et menacent le sous-préfet, qui s’enfuit par une porte dérobée26.

20« Réactifs » ou « défensifs », ces derniers incidents ne représentent qu’une riposte à une intervention des détenteurs de l’autorité, ce qui constitue la norme parmi cette catégorie de troubles. Assez souvent, l’autorité en question fait preuve de précipitation ou de brutalité, voire de corruption. Dans d’autres cas, une mesure au demeurant nécessaire lèse les intérêts des paysans. C’est le cas de la brève révolte de paysans dont les terres ont été expropriées pour permettre l’extension de l’aéroport civil de Longhua et qui, comme il arrive souvent, ont perçu une indemnité très insuffisante27. Cet incident de 1933 en annonce d’autres, survenus dans le Sud-Ouest, pour les aéroports militaires cette fois, durant la guerre sino-japonaise, puis depuis le début des années 1990 pour faire place à toutes sortes de constructions ou à des opérations de promotion immobilière : le mouvement contemporain de résistance aux « expropriations » s’inscrit dans cette tradition et demeure donc à maints égards traditionnel et « réactif ».

La résistance à la corvée

21Quatre incidents seulement peuvent être rangés dans cette catégorie, mais leur proportion (4 sur un total de 47 pour la Chine entière) n’est pas si dérisoire. Retenons le premier de ces incidents, tous survenus en 1935-1936. En 1935, des travaux de dragage sont entrepris sur 162 cours d’eau et canaux de la région. Vers la fin mars à Jinshan, un millier de corvéables (mingong 民工) se révoltent et encerclent le Bureau des travaux publics, avant de subir une prompte répression de la part de la milice28. Motivées par une indemnité insuffisante, une mauvaise nourriture, de mauvais traitements ou la corruption de gardes ou de chefs de village qui détournent une partie des fonds affectés à l’entretien des mingong, les révoltes de corvéables sont, comme la plupart des autres, elles aussi « réactives ». Leur originalité tient plutôt à la concentration d’un grand nombre de travailleurs sur un même lieu et à leur caractère souvent violent ou sanglant : il faut s’emparer très vite des armes des gardes ou les tuer avant qu’ils préviennent votre fuite.

Moins qu’ailleurs

22Certaines catégories de troubles se produisent très rarement, voire pas du tout, dans les environs de Shanghai.

231) Parmi les catégories de troubles carrément absentes de mon échantillon, retenons d’abord les affaires liées à l’opium, réparties pour le reste du pays entre deux catégories. La majorité des cas (résistance à l’interdiction de cultiver le pavot) relève de la rubrique précédente (résistance aux mesures administratives) ; la minorité (résistance à l’impôt sur l’opium) relève de la résistance antifiscale. Le pavot n’était pas, à ma connaissance, cultivé dans la région de Shanghai, ce qui suffit à expliquer qu’il ne figure pas sur mes tablettes, par contraste avec celles de Brian Martin.

242) Pratiquement absente également, la résistance à l’armée : 2 cas seulement sur 306 pour le pays en entier29. On peut supposer que les extorsions et cruautés de la soldatesque s’exerçaient de préférence dans les régions moins développées (de nombreux incidents de cette catégorie ont éclaté dans l’Ouest du pays). En outre, la principale subdivision de cette catégorie (la résistance au service militaire) a été tout particulièrement représentée dans le Sichuan, province qui a fourni 5 des 15 millions de conscrits recrutés durant la guerre sino-japonaise.

253) Fort peu représentés également, les conflits entre communautés voisines, clans ou villages (xiedou 械斗) : 7 cas sur 380 ! Un seul de ces 7 cas (il oppose en mai 1936 des pêcheurs de Jiashan à ceux de Pinghu (ZJ)30 est postérieur à 1915, alors que dans l’ensemble du pays les xiedou deviennent particulièrement fréquents en fin de période : 89 des 380 xiedou connus de moi, soit près d’un quart, ont éclaté durant les quatre dernières années du demi-siècle, entre septembre 1945 et octobre 1949. Faut-il en conclure que cette « survivance » – encore très vivace en cette fin de siècle en Chine populaire – a déserté plus tôt les zones plus « avancées », telle la banlieue de Shanghai ? Rappelons que les xiedou étaient sous l’empire et sont demeurés sous la république (et la république populaire) un phénomène en grande partie régional (et méridional), endémique dans le Guangdong, le Fujian et le Jiangxi, sporadique ailleurs. À l’intérieur même du Jiangsu, il était plus commun près de Xuzhou que de Suzhou – ce qui, reconnaissons-le, pourrait accréditer la thèse d’une survivance liée au sous-développement.

26Tout en opposant comme ailleurs une collectivité rurale à une autre (ici : villages, plutôt que clans ou lignages), certains des rares xiedou de la région de Shanghai revêtent une originalité indéniable : une coloration sociale qui souligne l’« aisance » – toute relative – des autochtones par rapport à leurs pitoyables adversaires, réfugiés (du Subei généralement) qui fuient la famine. C’est le cas de deux conflits qui ont éclaté près de Suzhou : le premier, qui oppose xiangmin 鄉民 (villageois locaux) et jimin 饑民 (hordes d’affamés), fait 1 mort et 2 blessés vers la fin de 1910 ; le second dresse en juillet 1914 les résidents (jumin 居民) contre les réfugiés (nanmin 難民)31. Le xiedou survenu à Chunli, près du bourg de Daci, dans le sud-ouest du xian de Kunshan (JS) en décembre 1910, a de la même manière opposé les autochtones à des « vagabonds » (liumin 流民) vraisemblablement venus du Subei. Mais c’est le bilan qui diffère : 47 villageois de Chunli tués, soit à peine le dixième des pertes de leurs adversaires, puisqu’on repêche 488 cadavres d’un lac voisin et qu’à côté des noyés il faut tenir compte de ceux qui ont été brûlés ou tués par balle, poignard ou couteau32.

274) Moins flagrante que l’extrême rareté des xiedou, la relative rareté des émeutes antifiscales soulève un problème plus épineux. Car celles-ci sont dans l’ensemble du pays beaucoup plus fréquentes que toutes les autres : plus de 1 100 incidents sur 3 500 affaires de toutes catégories recensées pendant le demi-siècle. Dans la région de Shanghai, en revanche, je n’ai relevé que 56 cas de résistance antifiscale, y compris les 24 cas de résistance à la gabelle, déjà examinés parce que leur proportion m’a paru « normale ». Impôt sur le sel exclu, il ne reste donc que 32 incidents de résistance à toutes les autres catégories d’impôts (sur environ 900 pour la Chine entière… ou 850 si l’on soustrait aussi l’impôt sur l’opium, déjà évoqué). Impôts sur le sel et l’opium sont les premiers à mériter un traitement à part, à l’exception de l’impôt foncier, qui domine tous les autres. Ces « autres » sont eux-mêmes d’une infinie variété, de l’impôt sur le bétail à l’impôt sur l’alcool et sur toutes sortes de produits. Il est d’autant moins nécessaire d’entrer ici dans le détail de ces impôts divers qu’un même incident peut fort bien viser 2, 3, 4 et jusqu’à 8 taxes diverses, en plus de l’impôt foncier. Contentons-nous de dire que, à côté de plusieurs incidents qui illustrent ce dernier cas de figure, un seul des incidents « antifiscaux » (gabelle et pavot exclus) de la région shanghaienne ne concerne pas l’impôt foncier33.

28De surcroît, la résistance antifiscale paraît diminuer sous la république : 13 seulement de ces 32 incidents s’échelonnent entre 1912 et 1949, contre 19 pour la dernière décennie de l’empire (et 13 pour les trois années de l’ère Xuantong). La plupart de ces 13 incidents et révoltes visaient des augmentations ou des créations d’impôts liées aux Nouvelles Politiques : elles étaient destinées au financement d’une école « moderne », d’un commissariat de police, etc. On peut donc les rapprocher d’incidents similaires déjà évoqués dans le cadre de la résistance à l’action de l’administration34 et dont la fréquence nous avait paru normale. Excepté cette recrudescence concomitante des « Nouvelles Politiques » (1 incident en 1909, 8 en 1910, 4 en 1911), l’agitation fiscale dans la région de Shanghai brille donc par son absence, aussi bien au début du siècle que sous la république. Je ne parlerai donc pas exactement de déclin de l’agitation antifiscale sous la république, comme le fait Kathryn Bernhardt35, puisque ce déclin ne s’observe que par rapport à une conjoncture exceptionnelle (les deux dernières années de l’empire)36, mais globalement d’un niveau fort bas pour l’ensemble du demi-siècle. Cette anomalie shanghaienne laisse perplexe37, moins cependant que la suivante, encore plus accusée : la prééminence shanghaienne en matière de résistance au fermage.

Plus qu’ailleurs : les tenanciers contre la rente

29Durant la première moitié de ce siècle, pas moins de 45 % des affaires chinoises de résistance à la rente foncière (70 sur 154) se sont déroulées dans la région de Shanghai ! En poussant un peu plus loin (jusqu’à Wujin et Hangzhou), on atteint la moitié : 77 sur 154. Plus loin encore, en ajoutant les deux provinces du Jiangsu et du Zhejiang à l’actuelle municipalité de Shanghai, on dépasse les quatre cinquièmes (124 sur 154) du total national ! Loin d’être répartis équitablement dans le reste du pays, le dernier cinquième privilégie lui-même la région de Wuhu (Anhui), à quelques encablures en amont de Nankin.

30On a donc affaire à une cascade de suprématies : Jiangsu et Zhejiang dans l’ensemble national, Jiangnan parmi les deux provinces (89 incidents dans le triangle Nankin-Shanghai-Hangzhou), Jiangnan oriental (autour de Shanghai) à l’intérieur du Jiangnan. Certaines révoltes chevauchent, bien sûr, ces limites, par exemple entre Jiangnan oriental et le reste du Jiangnan. À la fin de 1911, l’épicentre du « soulèvement des Mille » (Qianrenhui qiyi 千人會起義) se situe à Wangzhuang, Changshu, dans la préfecture de Suzhou, mais la révolte englobe aussi une dizaine de villages dans les xian de Jiangyin et de Wuxi, qui relèvent de la préfecture de Changzhou38.

31Rien n’illustre mieux l’écrasante prédominance de l’arrière-pays de Shanghai en matière de résistance à la rente foncière que le recensement de ces incidents dans les monographies locales (xianzhi 縣志) publiées en Chine populaire au cours des vingt dernières années. Le record est détenu par Kunshan (JS) proche des limites occidentales de l’actuelle municipalité de Shanghai : la moitié (7 sur 14) de tous les incidents ruraux survenus dans le demi-siècle et consignés dans cette monographie concerne la résistance au fermage39.

32Hors de la région de Shanghai, ce n’est pas la moitié, ni même une affaire de fermage sur 10 ou 15 rapportées, mais une dans 20 ou 30 monographies locales qu’on recense40 ! Un tel contraste ne peut s’expliquer ni par la documentation (plus fournie sur la région de Shanghai, mais cela vaut également pour toutes les autres catégories de résistance paysanne) ni par la diffusion inégale du fermage. Passe encore pour la Grande Plaine du Nord, où les tenanciers étaient rares, mais quid du Bassin rouge du Sichuan ou du delta de la rivière des Perles ? Dans ce dernier cas, on peut à la rigueur alléguer la fréquence des locations de terres claniques et la compétition entre membres du clan soucieux d’obtenir, puis de conserver leur tenure et donc de s’abstenir de toute contestation afin de ne pas indisposer les notables qui répartissent ces tenures. Rien de tel dans le Bassin rouge, où beaucoup de terres « privées » (min tian 民田) sont louées, les tenanciers nombreux, la rente élevée… et les affaires connues de résistance au fermage aussi rares que sur les rives du Zhujiang, c’est-à-dire vingt, trente fois plus rares que sur celles du Huangpu (la rivière qui longe le Bund), du Taihu ou du Yangzi inférieur.

33Outre le record de densité d’incidents liés à la rente, la région de Shanghai détient aussi celui de l’extension et de la durée d’une seule révolte. Le plus important mouvement de résistance à la rente qu’ait connu la Chine entre 1900 et 1950 s’est déroulé autour de Suzhou en 1935-1936. Il a d’abord affecté l’est et le nord de la sous-préfecture de Wuxian (les septième, huitième, neuvième et dixième qu 區) à partir de novembre 1935, avant de faire tache d’huile autour de Suzhou et de connaître maints rebondissements et épisodes violents jusqu’au début de l’été 1936 (le 26 juin, 3 tenanciers sont tués et 8 autres blessés au cours d’un accrochage avec des soldats venus accélérer le paiement des loyers). Plusieurs de ces engagements, en janvier, en février, en avril, ont opposé un ou des milliers de paysans aux forces de l’ordre. Durant tout l’hiver et le printemps, les journaux de la région n’ont cessé de faire état de grève de loyers, de greniers vides, d’arrestations et de négociations infructueuses.

34Les reporters étaient, il est vrai, déjà rodés pour avoir rendu compte l’année précédente de deux vagues de résistance au paiement des fermages, vers le 20 octobre, puis dans les premiers jours de décembre 1934. Cette année-là, c’est l’est de Wuxian qui avait été le plus affecté par les troubles. Cinq ans plus tôt, à la fin de 1929, le mouvement, parti de Xishan, une île sur le Taihu, avait au contraire englobé dans un premier temps tout l’ouest de Wuxian, avant d’essaimer dans le reste du xian et au-delà. Un mouvement d’ampleur exceptionnelle (la plupart des émeutes de tenanciers sont des incidents locaux, réprimés en vingt-quatre ou quarante-huit heures, sans tuer quiconque ni chez les policiers ni chez les émeutiers) avait donc lui-même été précédé d’épisodes peu communs. Je ne connais, en tout cas, hors de la région de Shanghai, aucune série de très loin comparable41.

35Qu’est-ce qui explique l’exception shanghaienne (ou périshanghaienne) en matière de résistance à la rente foncière ? On incrimine souvent un taux de la rente plus élevé dans le Jiangnan qu’ailleurs. Ce qui a longtemps été vrai pour l’impôt ne l’est pas du tout pour la rente : dans les années 1930, le taux de la rente dans le Jiangsu était inférieur à la moyenne nationale et celui du Jiangnan, inférieur à celui du reste du Jiangsu42. Quant à la sécurité de la tenure, si elle laissait un peu plus à désirer dans le Jiangsu que dans d’autres provinces, ce n’était certes pas le cas du Jiangnan et encore moins du Jiangnan oriental, où la tenure permanente (et la division entre droit du fonds, tiandi quan 田底權, et droit de surface, tianmian quan 田面權, détenu par le tenancier) était très répandue43.

36La vraie spécificité du Jiangnan oriental, c’est bien sûr sa richesse, un développement (agricole, commercial, artisanal, culturel) plus précoce44 et plus remarquable qu’ailleurs, une urbanisation plus poussée, des densités rurales plus élevées, etc. L’expansion des cultures commerciales (coton) dans les préfectures de Songjiang et de Suzhou, qui remonte aux Ming, s’est très vite accompagnée de l’expansion parallèle de l’artisanat rural, textile ou non. L’émergence postérieure de l’industrie urbaine et de l’urbanisation a attiré vers les villes (Suzhou, Shanghai, etc.) de nombreux propriétaires fonciers, dont beaucoup étaient aussi des marchands. L’absentéisme a lui-même accéléré la substitution de relations commerciales impersonnelles aux relations bilatérales et au paternalisme d’antan : les premières zuzhan 租棧, agences de location des terres et de gestion des propriétés foncières, ont été fondées au xixe siècle dans la préfecture de Suzhou.

37Même en y ajoutant d’autres traits indéniables (cherté des terres, concentration foncière et différenciation sociale plus accusées qu’ailleurs), ce tableau classique n’explique pas encore l’extrême concentration des émeutes de tenanciers aux portes de Shanghai (et, je le concède, un peu plus loin dans le Jiangnan). Sous la république et même avant, la commercialisation des liens entre rentier du sol et locataire était déjà largement amorcée ailleurs, du delta de la rivière des Perles (pour de nombreux aspects, étudiés par Thomas Buoye et stigmatisés par Chen Han-seng au Yunnan (pour l’absentéisme) ou dans les zones de culture commerciale du Shandong et du Hebei (pour le paiement du loyer en numéraire). En revanche, même dans le Jiangnan, y compris aux portes de Shanghai, l’évolution n’était pas achevée, la dépersonnalisation commerciale étant loin d’avoir triomphé sans partage du paternalisme traditionnel45. Enfin, la commercialisation des rapports de location du sol n’était, comme on s’en doute, pas uniformément défavorable aux intérêts des locataires. Cela n’empêchait certes pas un grand nombre de tenanciers d’être assez fréquemment dans l’incapacité de payer leur loyer. C’était en règle générale parce que leur micro-exploitation ne leur permettait pas de joindre les deux bouts dès que la météo devenait défavorable, ou parce que le revenu qu’ils tiraient des cultures commerciales était soumis aux aléas de la conjoncture. La spécificité du Jiangnan oriental était bien en cause (pression démographique plus lourde qu’ailleurs, agriculture plus commercialisée), mais le tenancier en pâtissait en tant que cultivateur.

38Pour autant, les agriculteurs (tenanciers ou zigengnong 自耕農) du Jiangnan demeuraient au total moins vulnérables que leurs frères de la plupart des autres régions : ils étaient plus prospères – si l’on peut dire ! –46 et moins dépendants à l’égard de leurs propriétaires. En tout état de cause, la résistance à la rente était fonction moins de l’exploitation – partout suffisante pour entretenir mécontentement et révolte – que du rapport des forces. C’était déjà ce dernier qui avait non pas suscité, mais favorisé la vague d’émeutes de tenanciers du Jiangnan à l’orée du xviie siècle. La vigoureuse expansion démographique du siècle suivant avait accru la marge de manœuvre des propriétaires fonciers dans leurs rapports avec leurs tenanciers. Au lendemain de l’insurrection des Taiping, la dépopulation du Jiangnan avait redonné l’avantage aux tenanciers, trop rares pour mettre en valeur des domaines à l’abandon. Ce répit touche à sa fin sous la république, les hommes étant redevenus trop nombreux à se disputer l’exploitation d’une terre trop exiguë (ren duo tian shao 人多田少), bien que le recensement de 1953 accuse encore les traces d’une saignée séculaire, visibles quand on compare la population du Jiangsu et du Zhejiang à celle des provinces épargnées par les Taiping et la répression.

39Si décisive qu’elle soit, l’évolution démographique n’est elle-même qu’un facteur parmi d’autres des configurations de pouvoir changeantes entre tenanciers et propriétaires. Ce sont ces configurations que retrace et analyse Kathryn Bernhardt, en incluant un troisième partenaire (l’État) : durant les décennies, voire le siècle, postérieures à l’insurrection Taiping, l’État est, selon elle, intervenu de façon beaucoup plus active dans les relations entre tenanciers et propriétaires, au total à l’avantage des premiers. À partir de 1927, l’alourdissement de la charge fiscale a pénalisé encore davantage les seconds, empêchés de compenser leurs pertes par un renchérissement de la rente que n’auraient toléré ni le gouvernement ni les tenanciers.

40Cette ingénieuse démonstration – à l’évidence plus sophistiquée et méticuleuse dans le livre que dans mon résumé en deux phrases – peut rendre compte d’une moindre capacité des propriétaires fonciers du Jiangnan à contenir les revendications et la résistance croissantes de leurs tenanciers, non du contraste entre le Jiangnan et le reste de la Chine. Pour expliquer la combativité plus grande des tenanciers du Jiangnan – nous verrons plus loin que ce comparatif n’implique pas pour autant une grande combativité –, l’analyse des relations trilatérales entre État, propriétaires et tenanciers ne suffit pas encore. Un quatrième partenaire – à coup sûr indirect – a dû jouer un rôle : le reste de la société, y compris et surtout la Ville (elle arrive enfin !).

41Dans l’est du Jiangnan, les communications sont plus aisées qu’ailleurs, l’information est plus accessible et mieux diffusée, les campagnes sont plus largement pénétrées par l’influence de la ville, de ses journaux, de ses militants, de ses intellectuels et autres citadins revenus passer le Nouvel An dans un village qui vient tout juste de vivre l’échéance des loyers. Tout cela est de ma part pure spéculation : d’ordinaire, les récits d’émeutes ne mentionnent l’intervention ou l’influence d’intellectuels (ou d’autres éléments étrangers au village) que lorsque ceux-ci suscitent et dirigent le mouvement. J’ai exclu de mon enquête les nombreux soulèvements de tenanciers organisés par les communistes ou d’autres intellectuels, mais n’en suppose pas moins que de tels épisodes sont partiellement connus et ardemment commentés dans les villages de la région. Je postule aussi que les « idées nouvelles » venues de Shanghai (et accessoirement de Suzhou et Hangzhou) commencent à miner la soumission ancestrale. Dans un tout autre domaine (l’éducation) et dans une autre perspective (progressiste et éclairée, mais non subversive, ce qui ne l’empêchera pas d’être in fine déstabilisatrice pour l’ordre établi), Xiaohong Xiao-Planes a montré l’importance du rôle joué vers la fin de l’empire par des activistes (lettrés et marchands) venus de Shanghai… et même de Nantong (ils bénéficient du patronage, du prestige et des relations (guanxi 關係) de Zhang Jian 張謇). Vingt ans plus tard et plus près de notre sujet, l’éphémère réforme agraire tentée par le régime nationaliste naissant à l’échelle du Zhejiang y déclenche une agitation qui confirme la fécondité (polarisation et instabilité sociale en ce cas, modernisation scolaire et culturelle dans le cas précédent) de catalyseurs étrangers à la société villageoise. Région atypique s’il en est, le Jiangnan oriental est plus exposé aux virus (à la catalyse) que le reste du continent chinois. Je serais tenté de considérer sa spécialité, la résistance à la rente, comme atypique elle aussi dans la Chine de la première moitié du xxe siècle si, comme on va s’en rendre compte, cette résistance ne rappelait étrangement, y compris dans le Jiangnan, d’autres mouvements paysans indissociablement typiques et traditionnels.

À nouveau comme ailleurs

42Revenons au point de départ, non plus, cette fois, à travers le prisme des statistiques, mais en esquissant une évaluation qualitative de l’agitation rurale. En plein xxe siècle, celle-ci demeure traditionnelle près de Shanghai presque autant qu’ailleurs.

431) Elle est d’abord, j’ai employé le terme à plusieurs reprises, réactive : les paysans se contentent de réagir à une aggravation locale ou temporaire de leur condition, une initiative d’autrui, une mesure particulière, une menace réelle ou redoutée, etc. C’est le cas des révoltes de tenanciers, à commencer par la plus fameuse, celle de Suzhou, motivée comme la plupart des autres par une et, en l’occurrence, plusieurs récoltes déficitaires. Une proportion importante des terroirs de Wuxian a été affectée par la sécheresse en 1934 ; d’autres, ou les mêmes, par les insectes en 1935.

44Les calamités naturelles ne sont pas seules en cause, mais elles lancent le débat : quelles mesures adopter face à une récolte insuffisante ? Et d’abord : comment évaluer le déficit de la récolte par rapport à celle d’une année réputée normale » ? La discussion peut être animée, agrémentée même de disputes et de désaccords, mais elle conduit rarement à un véritable conflit social. Chacun connaît son rôle, la partition est écrite depuis longtemps, ne serait-ce qu’en raison de la récurrence des calamités ou, plus fréquentes encore, des récoltes inférieures à la normale, censées entraîner une baisse, voire, si elles sont exceptionnellement déficientes, une annulation des fermages. Les tenanciers sont enclins à exagérer les dégâts, les propriétaires ou leurs agents à en sous-estimer la gravité et l’étendue. Quant aux représentants de l’administration, généralement présents et souvent même organisateurs de ces discussions trilatérales, ils marchent sur la corde raide. Il leur faut arbitrer entre les parties sans perdre de vue qu’une réduction des fermages entraîne une moindre rentrée d’impôts : non seulement parce que les propriétaires entendent bien faire supporter par l’État l’essentiel de leur manque à gagner, mais aussi parce que, comme le loyer de la terre, l’impôt foncier est réduit, différé ou remis en fonction de l’importance du déficit de la récolte.

45À Suzhou, le cheminement vers les troubles de l’automne 1934, puis de l’automne 1935 a beau être original, il n’en est pas moins emblématique. On discute et on se dispute sur des incidents et détails particuliers, mais c’est exactement le genre de désaccords et de contestations qui risque de dégénérer et de provoquer des révoltes n’importe où ailleurs. En 1934, la sous-préfecture de Wu charge un Comité d’inspection de la calamité d’apprécier l’étendue des dégâts. Ses conclusions ne satisfont pas les villageois, qui demandent une seconde évaluation, mais agents des propriétaires (cuijia 催甲) et chefs de villages (xiangzhang 縣長) refusent de transmettre leur demande à la sous-préfecture. C’est ce refus qui déclenche l’agitation d’octobre 1934 : il n’est pas étonnant qu’elle consiste essentiellement en saccages et destructions de maisons appartenant à des cuijia et des xiangzhang.

46Les propriétaires ont eux-mêmes des griefs à formuler. Ils ont dépensé plus de 10 000 yuans en frais de participation à la procédure complexe d’évaluation des dommages et ces opérations ont de surcroît provoqué des heurts entre tenanciers et « inspecteurs » chargés d’apprécier le déficit des récoltes. Aussi, lorsque l’été suivant les insectes dévorent une bonne partie de la récolte à venir, les propriétaires préfèrent ne pas renouveler l’expérience : ils se contentent de prélever çà et là des échantillons. Quant à la sous-préfecture, elle aussi échaudée, elle demande simplement à chaque village de déclarer le montant de ses pertes. Il va sans dire qu’aux yeux des propriétaires ces déclarations exagèrent l’importance des dommages subis. Ils exigent donc un loyer inférieur à celui d’une année normale, mais supérieur à celui que les tenanciers estiment devoir acquitter. À Chefang et Xietang, localités très éprouvées, les tenanciers avaient tablé sur un loyer ne dépassant pas 40 % du loyer habituel, on leur en demande 60 %. Ces deux localités seront particulièrement agitées durant l’hiver 1935-1936.

47Selon les tenanciers, la baisse des loyers n’est pas seulement insuffisante, elle est en outre appliquée sans discrimination, tous les champs portés sur une même planche de cadastre bénéficiant de la même réduction. Convenable quand il s’agissait de dédommager les victimes de la sécheresse, à la rigueur acceptable lorsqu’on a affaire à une inondation, une déduction uniforme (par planche de cadastre) s’applique mal aux destructions causées par des insectes. Parmi les champs qui relèvent d’une même planche de cadastre, certains ont obtenu une récolte normale, d’autres pas la moindre récolte. L’évaluation des dégâts est d’autant plus délicate que des tiges de belle apparence ne portent que des épis creux. Des tenanciers qui ont en 1935 récolté autant qu’en année normale bénéficient d’une réduction de fermage, d’autres qui n’ont rien récolté du tout sont bien en peine d’acquitter un loyer même réduit.

48Comparaisons dans l’espace avec le voisin plus chanceux, mais aussi comparaisons dans le temps, en faisant appel à sa propre expérience : des tenanciers qui ont plus souffert des insectes en 1935 que de la sécheresse en 1934 admettent mal d’avoir à payer un loyer plus élevé que l’année précédente. C’est le cas d’un grand nombre d’entre eux, les fonctionnaires de la sous-préfecture estimant, conjointement avec les propriétaires, que la récolte de 1935 a été, dans l’ensemble du xian, légèrement supérieure à celle de 1934. Avoir à payer plus qu’en 1934 représente même la principale cause de mécontentement : à la suite de deux mauvaises récoltes consécutives, le revenu de la majorité des tenanciers a suffisamment baissé pour qu’ils estiment avoir à payer moins, et non plus, qu’à l’issue de la première mauvaise récolte47.

49Aux modalités techniques ou particulières des désaccords qui surgissent à propos de l’évaluation du déficit de récolte correspond le caractère souvent technique ou particulier, lui aussi, des causes secondaires de révoltes. Précisons que ces causes diverses ne sont à elles toutes responsables que d’un fort petit nombre d’émeutes. La plupart du temps, elles n’interviennent qu’à titre de causes complémentaires, qui s’ajoutent à la cause principale, laquelle est tellement habituelle que chaque fois qu’on entend parler de résistance à la rente près de Shanghai ou n’importe où ailleurs en Chine durant ce demi-siècle, la première question à se poser concerne la récolte, qui a toute chance d’avoir été déficitaire. (N’allons pas pour autant attribuer le moindre caractère de régularité ou d’automaticité à la séquence récolte insuffisante – résistance, la première étant infiniment plus fréquente que la seconde !).

50À Suzhou en 1935, deux causes accessoires ont renforcé l’impact de la cause classique. En premier lieu, une baisse locale du riz. Les tenanciers de Wu acquittent leur rente en nature, mais son montant est spécifié en argent : la rente à verser est convertie en grains sur la base du cours moyen déclaré par les marchands de riz, un cours révisé chaque mois. S’attendant à une hausse du prix du riz en 1935, les tenanciers, y compris ceux qui disposent de quelque réserve, ne se hâtent pas de livrer le grain de la rente. Mais leur attente est déçue : le dan de riz tombe de 8 à 7,5 yuan après la récolte d’automne. Comment cela a-t-il pu se produire après une récolte déficitaire, je n’en ai pas la moindre idée. Je peux seulement ajouter que ce genre d’anomalie (j’en ai rencontré d’autres) renforce la suspicion relative à l’objectivité de sources que je suis bien obligé d’utiliser, sans être toujours à même de les critiquer. Toujours est-il que si (ou dès lors que) 15 yuans suffisent à payer la quantité de riz qui coûtait auparavant 16 yuans, le tenancier de Wu jusqu’alors redevable de 15 dan (ou 15 boisseaux) est tenu d’en livrer un seizième.

51Autre facteur d’indignation pour les tenanciers de Wu : une modification des unités de poids. À compter de 1935, le dan en usage à Wu jusqu’en 1934 vaut désormais 1,6 dan. Des tenanciers auxquels on réclame 8 dan (nouveaux) de riz, alors qu’ils n’en versaient que 5 (anciens) auparavant refusent d’acquitter ce qu’ils tiennent pour une augmentation injustifiée. Il faut du temps pour les convaincre qu’il n’en est rien. La perception non fondée d’une aggravation de l’exploitation, la conviction d’être victime d’un tort imaginaire, un malentendu, l’incompréhension des propos d’un sous-préfet venu d’ailleurs et qui parle un autre dialecte, etc. : autant de traits communs à maintes révoltes survenues près de Shanghai et dans le reste de la Chine.

52Les tenanciers de Wu ont cependant quelque excuse à se méfier des changements d’unités de mesure. Maint propriétaire ou agent de propriétaire fausse la « grande balance » dont il se sert pour peser le grain de la rente, afin d’exiger plus que son dû. Voilà une des causes « secondaires » responsables d’une poignée d’incidents de résistance au fermage dans la région de Shanghai comme ailleurs. Une autre concerne le crible utilisé par le propriétaire pour tamiser le riz (et qui peut rejeter jusqu’au cinquième du grain livré), une troisième, les brutalités exercées à l’encontre du tenancier défaillant ou du tenancier soupçonné d’avoir livré des épis « creux ». Occasionnellement, il arrive que des émeutes soient provoquées par des griefs plus graves : arrestation du tenancier défaillant ou son éviction, hausse du loyer – ce qui ne se produit presque jamais, car il est très rare, durant la dernière décennie des Qing et exceptionnel sous la république, qu’un propriétaire augmente les fermages48 ; usurpation de terrains sur lesquels les tenanciers estiment avoir des droits. Bien que cette occupation ou appropriation, régulièrement présentée comme illégale, ne ressemble guère aux enclosures anglaises et à la remise en cause de la vaine pâture, la démarche des paysans est similaire, tout comme le caractère « réactif » d’un mouvement suscité par ce que les intéressés considèrent comme une atteinte injustifiée à un droit immémorial.

53Le même caractère réactif s’observe près de Shanghai… comme ailleurs pour les pillages, les émeutes antifiscales et les mouvements de résistance aux mesures administratives, etc.

542) Ce ne sont pas seulement les causes des révoltes, pour la plupart réactives, c’est la manière même dont elles se déroulent – et, avant cela, se préparent – qui illustre leur caractère traditionnel. Exceptionnel par sa durée, le mouvement de résistance à la rente de Suzhou n’était pas seulement typique par ses causes, il l’était aussi par sa stratégie. Je ne parviens ni à identifier une direction centralisée du mouvement ni à discerner une progression dans les formes de résistance. Au début comme à la fin des huit mois de lutte, protestations, pétitions, manifestations alternent avec des échauffourées et des heurts plus violents. Ce qu’on peut distinguer, c’est une série d’explosions qui s’étendent par contagion, sans revêtir pour autant une gravité croissante. Tout au plus accusent-elles des pics saisonniers : lors de la perception des fermages à la fin 1935, puis lors des semailles en avril 1936. Pics réactifs donc (une fois de plus), y compris l’accrochage sanglant du 26 juin, qui illustre d’autant moins une radicalisation finale du mouvement qu’il n’était pas délibéré. Des troupes avaient été dépêchées sur place pour accélérer le paiement des arriérés de fermage et arrêter les tenanciers défaillants. C’est en tentant de délivrer un tenancier arrêté que 300 à 400 paysans se heurtent à une dizaine de soldats. Que les pertes aient été, comme c’est presque toujours le cas, plus lourdes du côté des paysans confirme que la puissance des armes et l’habileté à les manier comptaient plus que les effectifs49.

55Vingt-cinq ans plus tôt, dans une autre affaire de résistance à la rente, mentionnée très brièvement plus haut (p. 275) parce qu’elle chevauchait les limites de notre région (Changshu en fait partie, mais ni Wuxi ni Jiangyin) et provoquée elle aussi par une très mauvaise récolte consécutive aux graves inondations de l’été 1911, les Mille (c’est le nom de l’organisation rebelle) s’étaient, selon une tradition invétérée, attardés à envahir, puis incendier l’une après l’autre les résidences des grands propriétaires, puis leurs entreprises commerciales. Ce qui avait laissé à l’adversaire tout loisir de concentrer ses troupes contre leur citadelle de Wangzhuang, attaquée conjointement par un contingent venu du chef-lieu du xian (Changshu) et par des unités dépêchées de Wuxi50.

Conclusion

56Aux yeux des Mille, leur défaite éclair (dès le 30 novembre 1911, deux jours après l’éclatement de la révolte) ne devait rien à leur stratégie défaillante, l’infériorité de leurs armes ou leur manque d’entraînement. Leur sort avait été décidé une semaine auparavant, lorsque leur chef Zhou Tianbao 周天寶 (fusillé après la révolte) leur avait fait prêter serment. Il s’était, comme il se doit, humecté les lèvres avec le sang d’un porc qu’il venait d’égorger ; mais l’animal avait survécu, sinistre présage qui condamnait l’entreprise avant son déclenchement. Courants en 1911, de tels rites et croyances sont devenus beaucoup plus rares un quart de siècle plus tard : entre-temps, le répertoire des révoltes s’est laïcisé, voire banalisé. On peut en dire autant des rumeurs et superstitions qui alimentaient l’opposition aux Nouvelles Politiques : elles jouent un rôle nettement moindre à la veille de l’invasion japonaise. Nous enregistrons donc une évolution sensible, mais comme elle est différée (elle commence en général à et autour de Shanghai) elle se traduit par un décalage entre la résistance paysanne dans les environs de Shanghai et dans la Chine profonde.

57Sautons encore deux décennies et nous observons (en 1955) une différence comparable entre la résistance paysanne à l’extraction de grains par l’État à Songjiang, dans la banlieue de Shanghai, et à Dongtai dans le Subei. Modiques, les prélèvements dans le pauvre xian de Dongtai n’occasionnent que des « formes quotidiennes de résistance » à la Scott. À Songjiang, beaucoup plus riche et plus lourdement imposé, la résistance est violente et massive : plus de 700 paysans venus de 12 villages provoquent des « troubles de masse » (qunzhong saodong 群眾騷動) au printemps 1955 dans le canton de Changwu. Les années suivantes, lors de la résistance à l’embrigadement dans les coopératives, la différence devient contraste. À Dongtai prévaut encore l’agitation traditionnelle de miséreux qui envoient femmes et vieillards au premier rang (difficile de réprimer les affamés les plus vulnérables) et organisent des manifestations réputées superstitieuses (et donc interdites par le régime) avec bouddhas, dieu de la terre, et encens. La population entière participe, alors qu’à Songjiang on exclut prudemment propriétaires fonciers et paysans riches. Pour autant, leaders et activistes y sont rarement de simples paysans : ce sont plutôt, comme aujourd’hui, des villageois informés, membres du Parti ou de la Ligue de la jeunesse communiste, cadres ou anciens cadres de coopératives, soldats démobilisés, etc. Et, tout comme aujourd’hui, ils s’abstiennent de s’en prendre au régime et à l’idéologie dominante, réservant leurs attaques aux cadres locaux, dont ils critiquent l’incompétence ou les méfaits. Bref, ils inaugurent déjà le mode de résistance moins risqué, parce que para-légal51 ou en tout cas habile à se réclamer des directives bienveillantes du « centre » (la direction nationale du Parti communiste) pour mieux combattre l’oppresseur immédiat. Un mode répandu aujourd’hui aux quatre coins de la Chine, mais qu’on voyait poindre voici près d’un demi-siècle dans la banlieue de Shanghai52.

58Autrement dit, le décalage dans le temps s’inscrit, à une époque donnée, dans l’espace. Pour en revenir et s’en tenir à l’époque étudiée dans cet article, est-il possible d’adapter, à la manière d’un Schoppa, les core areas skinnériennes à l’analyse régionale de la résistance paysanne53 ? À commencer par le cœur du cœur, l’axe Shanghai-Suzhou ? Notons d’abord que le problème ne se pose guère que pour la région de Shanghai précisément : tenter de cerner l’originalité de l’agitation rurale près de Pékin ou de Canton par rapport à celle de l’ensemble du pays est moins fructueux que de rattacher chacune des deux métropoles à sa région en s’appliquant à définir une variante « Grande Plaine du Nord » et une autre « sudiste ». À partir du moment où l’on entreprend de distinguer des types régionaux d’agitation, une variante occidentale (l’Ouest de la Chine et non la zone la plus ouverte à l’Occident !) risque de s’imposer, caractérisée par la résistance à l’éradication du pavot dans la « ceinture » (Opium Belt) productrice du Shaanxi au Yunnan, la participation assez fréquente des minorités nationales, la durée et les effectifs exceptionnels de quelques très grandes rébellions comme les deux révoltes à peu près contemporaines (1942-1943) du Gansu et du Guizhou et le rôle prééminent des sectes religieuses (shenbing 神兵 au Guizhou) et sociétés secrètes. Tout ce qu’on peut dire alors, c’est que la région de Shanghai incarne l’opposé de ce type occidental : pas de culture du pavot, pas de grande révolte, pas de minorités nationales, peu de sociétés secrètes, peu d’attaques contre l’armée, mais en revanche plus de troubles sociaux incarnés par les luttes de tenanciers. Et aussi des révoltes moins meurtrières : documentation oblige, non seulement Shanghai, mais le Jiangsu et le Zhejiang arrivent largement en tête de mon échantillon, mais en queue pour le nombre de tués.

59Évoquons enfin les rares circonstances où l’intervention de Shanghaiens dans les troubles (ou les doléances) de la périphérie est attestée. Le premier exemple nous transporte au-delà de la périphérie : en 1931, l’association d’originaires de l’Anhui résidant à Shanghai dénonce la mauvaise administration (c’est un euphémisme) de Chen Tiaoyuan 陳調元 54. Toujours dans la périphérie, le second nous rapproche un peu : à hauteur de Dafeng, dans l’est du Subei. Les tenanciers (aisés ou bien connectés) d’une entreprise capitaliste de défrichement et de mise en culture des zones côtières mènent une véritable campagne de presse dans deux journaux shanghaiens (Shenbao 申報 et Xinwenbao 新聞報) durant toute une semaine (23 au 29 avril 1934). Le lobbying, conduit à Shanghai par les délégués des tenanciers, leur assure l’appui de notables shanghaiens et, par répercussion, de politiciens locaux du Subei55.

60Rien n’autorise cependant à monter en épingle des cas aussi exceptionnels, nullement représentatifs des pratiques qui prévalaient voici trois quarts de siècle jusqu’aux confins immédiats de la métropole. La grande révolte des tenanciers de Suzhou est plus emblématique : d’une envergure et d’une durée certes remarquables, mais traditionnelle dans ses motivations et son déroulement. Maintenons le diagnostic d’une différence de degré entre l’arrière-pays immédiat de Shanghai et la Chine profonde, effet d’une évolution pionnière. Mais, en 1937 et même en 1949, cette évolution plus rapide qu’ailleurs avait fort peu progressé, n’introduisant que des différences somme toute menues, à l’aune de l’abîme qui continuait de séparer Shanghai de sa périphérie rurale.

TABLEAU RÉCAPITULATIF
(par ordre d’entrée en scène, comme au théâtre)

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Commentaire

61Ce total n’inclut pas les catégories délibérément omises dans cette étude, qui se répartissent comme suit dans les catégories mentionnées :

  1. Proportion normale : Luttes sociales autres que la résistance à la rente et les pillages ;

  2. Proportion rare : Révoltes de sociétés secrètes et affaires mixtes ;

  3. Proportion fréquente : baohuang (déclarations de mauvaise récolte qui rassemblent parfois des milliers d’exploitants agricoles).

62Si ces catégories étaient incluses, les chiffres du total passeraient à 330 incidents pour la région de Shanghai et un peu plus de 3 500 pour l’ensemble du pays.

Bibliographie

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Références bibliographiques

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Notes de bas de page

1 Je vais donc un peu plus loin au sud que Philip Huang, The Peasant Family and Rural Development in the Yangzi Delta, 1350-1988, p. 24, dans sa définition du delta du Yangzi, mais moins loin vers le nord, puisque je n’inclus pas la rive gauche du fleuve (Haimen et Nantong). Je ne fais suivre d’aucune indication les dix sous-préfectures (xian 縣) de l’actuelle municipalité de Shanghai. J’ajoute (JS) pour celles qui relèvent du Jiangsu et (ZJ) pour le Zhejiang. Je me dispense de toute indication pour Suzhou et Wuxian, très connus, et lorsque le contexte est clair, comme pour Jiaxing et Wangdian.

2 C. Tilly, From Mobilization to Revolution, p. 145-146.

3 Inutile d’être plus précis : ce que je m’apprête à dire du nombre de cas de pillage illustre le caractère approximatif et discutable des statistiques que je m’évertue à échafauder.

4 Zhejiang sheng zhengxie wenshi ziliao weiyuanhui (éd.), Xinbian Zhejiang bainian dashiji, 1840-1949, p. 191. Dans cette source, la précision du nom du canton ne se retrouve que pour une unique autre sous-préfecture.

5 Dawanbao (26 sept. 1934) ; Shanghai Evening News (26 sept. 1934) ; Dongfang zazhi (ci-après DFZZ), vol. 31, n° 21 (1934) p. 35 et vol. 32, n° 1 (1er janv. 1935) p. 43 ; Chenbao (21 août 1934) cité in Zhang Han, «Yinian laide Zhongguo zaihuang », Zhongguo jingji (janv. 1935) p. 8 ; Zhang Youyi, Zhongguo jindai nongye shi ziliao (ci-après ZYY), vol. 3 (1927-1937) p. 1031-1032.

6 ZYY, vol. 3, p. 1032 ; Chenbao (5 août 1934) cité in Zhang Han, art. cit., p. 8 ; DFZZ, vol. 32, n° 1, p. 53 ; Shenbao (27 août 1934).

7 ZYY, vol. 3, p. 1032, note 7.

8 C’est-à-dire la région de Suzhou et Hangzhou.

9 Références sommaires (une même source mentionne à l’occasion plusieurs incidents survenus en diverses localités, je ne donne pas le détail). Pour 1906, D. Faure, ‘‘Local Political Disturbances in Kiangsu Province, China, 1870-1911’’, p. 475 et 487 ; Zhejiang sheng zhengxie wenshi ziliao weiyuanhui (éd.), op. cit., p. 105. Pour 1907, D. Faure, op. cit., p. 475-476, 487 et 496 ; Zhongguo diyi lishi dang’an guan, Beijing shifan daxue lishi xi (éd.), Xinhai geming qian shinian jian minbian dang’an shiliao, vol. 1, p. 371. Pour 1910, Fengxian xianzhi (1987) p. 23 ; D. Faure, op. cit., p. 477 ; DFZZ, vol. 7, n° 1 ; Zhang Zhenhe et Ding Yuanying, « Qingmo minbian nianbiao », Jindaishi ziliao, n° 50, 1983, p. 88 ; Zhejiang sheng zhengxie wenshi ziliao weiyuanhui (éd.), op. cit., p. 116. Pour 1911, D. Faure, p. 478.

10 Haiyan xianzhi, p. 12.

11 ZYY, vol. 3, p. 1032-1033. Pour les principales sources de la vague de pillages de l’été 1934, voir ci-dessus note 5. Ajoutons seulement Zhonghua ribao (12 sept. 1934) ; Shenbao (21, 27 août et 25 sept. 1934).

12 Chongming xianzhi, 1989, p. 950.

13 Inutile de donner des références pour chidahu et qiangmi fengchao, expressions accréditées. Chigong fan in Fengxian xianzhi, 1987, p. 23 (incident d’avril 1910), p. 24 (incident de février 1916) ; hong chifan (en l’occurrence suivi de baodong, soulèvement) in Jinshan wenshi ziliao, vol. 3, s. d., p. 57-58 (le soulèvement en question a duré deux jours (31 juil.-1er août 1945), ce qui est déjà long pour un incident de pillage) ; naohuang in Zhang Han, op. cit., p. 8 (trouble dans le sixième qu de Changshu (JS) en nov. 1934).

14 Jinshan wenshi ziliao, vol. 5, s. d., p. 2-13.

15 Autre exemple : l’affaire de Tongxiang (ZJ) qui dure neuf jours, du 17 au 26 janvier 1910. C’est la collusion entre pillards (500 à 600 réfugiés du Subei) et contribuables (les paysans autochtones mécontents du favoritisme, réel ou supposé, des agents de l’administration et d’autres responsables locaux chargés d’inspecter et d’évaluer les dégâts provoqués par les calamités naturelles) qui donne aux troubles de Tongxiang un caractère assez sérieux. Voir Zhang Zhenhe et Ding Yuanying, op. cit., n° 50, 1983, p. 88 ; Zhejiang sheng zhengxie wenshi ziliao weiyuanhui (éd.), op. cit., p. 116.

16 Voici quelques exemples d’incidents provoqués par des contrebandiers professionnels, plutôt que de simples contribuables paysans résistant au fisc : pillages importants à Songjiang le 25 janvier 1908 (Zhang Zhenhe et Ding Yuanying, n° 49 [1982] p. 171) et à Shentang zhen, Haiyan (ZJ), deux mois plus tôt, le 26 nov. 1907 ; voir Zhongguo diyi lishi dang’an guan, Beijing shifan daxue lishi xi (éd.), op. cit., p. 372. Dans ce dernier cas, au cours de leur attaque en plein jour, les contrebandiers ont tué des soldats et capturé leurs armes. Les heurts avec la troupe ou la police sont fréquents à la même époque : le 25 juin 1907 à Deshenggang, Songjiang, les yanxiao (contrebandiers) bombardent au canon et détruisent deux bateaux de la patrouille de la police du sel et tuent de nombreux soldats ; voir Zhang Zhenhe et Ding Yuanying, op. cit., n° 49, 1982, p. 164 ; le 6 janvier 1908 à Sanjiawan, Qingpu, ce sont plus de 70 bateaux de yanxiao qui livrent bataille à l’armée (ibid., p. 171 ; en février 1908, une bataille similaire fait rage pendant plusieurs jours au large de Jinshan et de Jiashan (ZJ) (ibid., p. 172). Un quart de siècle plus tard, l’initiative appartient aux gabelous et à la troupe, plus offensifs depuis l’avènement du régime nationaliste. Moins enclins à se livrer à des attaques délibérées, les contrebandiers se bornent désormais à répliquer à une inspection entreprise par la police. C’est le cas à Songjiang en août 1934, où leurs effectifs plus importants permettent aux contrebandiers accostés de tuer les policiers et de jeter leurs cadavres dans la rivière, Shenbao (16 août 1934).

17 Il en existe quelques-uns à Chongming, Chuansha, Nanhui, Fengxian et surtout à Zhapu, entre Pinghu et Haiyan (ZJ).

18 Quatre exemples à Fengxian, échelonnés sur vingt ans : le 20 avril 1913, la police anticontrebande blesse un villageois ; le 3 décembre 1920, heurt entre 6 yanjing et des villageois transportant du sel de contrebande ; l’hiver 1923, même schéma, les paysans eux aussi à leur manière organisés en convoi (de coolies) sont plus de 200 à transporter le sel, mais ils ne peuvent rien contre une poignée de policiers armés ; le 18 mai 1933, la foule ligote un yanjing qui a fait mourir un paysan et le livre aux autorités, lesquelles le libèrent au bout de quelques mois, cf. Fengxian xianzhi, 1987, p. 24, 26 et 30. Incidents similaires à Jiading en mai 1910 (celui-ci entraîne un accrochage plus grave, qui fait un mort parmi les forces de l’ordre, deux morts et cinq ou six blessés chez les paysans), voir DFZZ, vol. 7, n° 5 ; à Pinghu (ZJ) en 1929 (le 23 mars), voir Zhejiang sheng zhengxie wenshi ziliao weiyuanhui (éd.), op. cit., p. 231-232 ; et 1936 (le 19 août), voir ZYY, vol. 3, p. 1024 ; et à Dongxiang, le « canton oriental » de Chongming en 1933, voir Chongming xianzhi, 1989, p. 951.

19 À Ganyan zhen, Chongming, le 29 avril 1913. La cause de cette exception est tout ce qu’il y a de classique : les paysans, en tant que consommateurs et non plus contribuables, protestent contre le prix trop élevé du gongyan (sel « public » taxé) et attaquent le bureau de sel du bourg. Ce qui l’est moins, c’est que les assaillants sont près de 10 000, qu’ils tuent une bonne dizaine de yanjing et s’emparent de plusieurs dizaines de fusils, voir Chongming xianzhi, 1989, p. 947.

20 Quelques exemples, le long de la côte : près de Jinshan et de Pinghu (ZJ) en novembre 1932, voir Jinshan xianzhi, 1990, p. 26, et près de Fengxian en mars 1916. Cette dernière affaire illustre le genre d’incident susceptible de provoquer une émeute locale : des yanjing en patrouille fouillent une dizaine de villageois qui emportaient des coquillages, ils tirent, tuent l’un d’eux. Tout le village se rassemble, met le feu aux trois jonques des gabelous et s’emparent de leurs fusils, voir Fengxian xianzhi, 1987, p. 24.

21 Pour la plupart concentrées sur quelques mois (la première moitié de 1910), ces violences et ces émeutes ont eu pour théâtre principal l’actuel Jiangsu : Taicang (15 mai 1910), Kunshan (début juin et fin juil. 1910), Changshu (avril-mai 1910), Wuxian (mars, avril, juin 1910), Wujiang (avril-mai 1910). Dans l’actuelle municipalité de Shanghai, mentionnons deux émeutes survenues à Jiading (mai 1910) et Songjiang (juin 1910) ; dans le Zhejiang, deux émeutes dès le début de l’année à Tongxiang, voir DFZZ, vol. 7, n° 5 ; D. Faure, op. cit., p. 488 ; Jiang Zhiliang, « Xinhai geming qianhou Jiangsu nongmin yundong », 13 p ; R. Prazniak, ‘‘Community and protest in rural China : tax-resistance and county village politics on the eve of the 1911 revolution’’, p. 84-85 ; Zhang Zhenhe et Ding Yuanying, n° 50, 1983, p. 92, 94-99 et 103.

22 W. Esherick, Reform & Revolution in China : The 1911 Revolution in Hunan and Hubei, chap. 4, p. 117-120 et passim.

23 Pour le soulèvement de Suzhou en 1910, voir R. Prazniak, op. cit., p. 165 ; pour celui de Jinhua en 1914, voir Jinhua xianzhi, 1992, p. 527-528.

24 Wang Shuhuai, Zhongguo xiandaihua de quyu yanjiu : Jiangsu sheng, 1860-1916, p. 205-215 (en particulier p. 215).

25 Fengxian xianzhi, 1987, p. 29.

26 Ibid., p. 35.

27 C. Henriot, Shanghai 1927-1937. Élites locales et modernisation dans la Chine nationaliste, p. 204.

28 Jinshan xianzhi, 1990, p. 26.

29 En 1912, des soldats pillards tuent 6 villageois à Minhang, dans le xian de Shanghai, au sud de la ville. Les villageois se rassemblent pour résister, mais 3 autres sont tués, voir Shanghai xianzhi, p. 30. Le second incident concerne la résistance au service militaire (à Chongming en 1949), voir Shengsi wenshi ziliao, vol. 1, 1989, p. 45-49.

30 ZYY, vol. 3, p. 1026.

31 Wang Shuhuai, « Qingmo minchu Jiangsu sheng de zaihai », Zhongyang yanjiuyuan jindaishi yanjiusuo jikan, vol. 10 (juil. 1981) p. 152 et 154.

32 Kunshan xianzhi, 1990, p. 20 de la chronologie paginée séparément.

33 Il concerne l’augmentation d’une taxe sur la viande à Wangdian, Jiaxing (ZJ) en avril 1910, voir Zhejiang sheng zhengxie wenshi ziliao weiyuanhui (éd.) p. 117 ; Zhang Zhenhe et Ding Yuanying, n° 50, 1983, p. 94.

34 Les chevauchements ne sont pas rares d’une catégorie à l’autre (et non seulement d’un type d’émeute antifiscale à un autre). Inutile de souligner que ma typologie est tributaire des lacunes de la documentation : lorsqu’une émeute de 1910 met le feu à une école, un commissariat ou un bureau d’« autonomie locale », je la classe d’abord sous la rubrique « résistance à l’administration » (en l’occurrence, opposition aux Nouvelles Politiques). Qu’une source plus détaillée me convainque ensuite que le mécontentement est dû aux surtaxes levées pour fonder l’école, former les policiers, mettre sur pied la nouvelle administration « autonome », ou bien je transfère l’incident sous la rubrique « antifiscale » ou bien je le considère comme « mixte ». Les deux (résistance antifiscale et opposition aux « nouvelles politiques ») sont difficilement dissociables à la fin des Qing, mais le préalable typologique (qu’il faut ensuite dépasser) est indispensable pour savoir de quoi l’on parle.

35 K. Bernhardt, Rents, Taxes, and Peasant Resistance : The Lower Yangzi Region, 1840-1950, p. 217.

36 K. Bernhardt regroupe les événements par tranches de cinq ans : ce sont donc les années 1907-1911 qui font apparaître une recrudescence sensible de l’agitation, voir p. 239 et 241. Bien qu’en diminution, le nombre d’incidents qu’elle a recensés pour la période suivante (1912-1936) est supérieur au mien, parce qu’elle étudie une région plus vaste, incluant en particulier la préfecture de Changzhou au Jiangsu (ainsi que celles de Huzhou et Hangzhou au Zhejiang), voir carte p. 15 et p. 242-243.

37 Bernhardt invoque une pression fiscale relativement légère entre 1912 et 1926 (p. 217) et le fait que l’initiative de réclamer la baisse de l’impôt après une mauvaise récolte est passée des paysans à l’élite. Cet activisme nouveau des grands propriétaires aurait incité les petits propriétaires exploitants à une certaine passivité (p. 218). Je suis plus convaincu par le premier argument que par le second. Avant comme après 1911, la majorité des mouvements antifiscaux de mon échantillon sont suscités et/ou dirigés par des propriétaires fonciers.

38 Sur cette importante révolte, voir surtout Qi Longwei, « Qianrenhui qiyi diaocha ji », Xinghai geming Jiansu diqu shilino, p. 197-206. Les pages 183-196 de la même source apportent des compléments sur la même affaire.

39 Nov. 1911 à Zhengyi ; 21 déc. 1921 à Chengshouhe qu ; 18 nov. 1925 à Chenmu et Luzhi ; automne 1925 à Zhoushu, Penglang et Xiajiaqiao ; 1er au 12 fév. 1926 à Dingxu cun, Penglang ; juin 1927 (localité non précisée) : 7 et 14 déc. 1928 à Zhoushu, voir Kunshan xianzhi (1990) chronologie paginée séparément p. 20, 22-25.

40 En moyenne, 1 incident lié à la rente sur 28 xianzhi consultés par moi, pour n’importe quel xian situé en dehors du Jiangsu, du Zhejiang et de la municipalité de Shanghai ; près de 2 par xianzhi dans la région de Shanghai.

41 Sur les mouvements de Suzhou, la place ne permet pas de présenter de façon exhaustive une documentation très abondante, quoique répétitive. Contentons-nous de :
Pour l’épisode de la fin 1929 : Zhongguo di’er lishi dang’an guan (Archives historiques n° 2 de la république populaire de Chine, Nankin), carton 1/2/1 000 (surtout pièces n° 104 et 17 483) ; Jiang Zhiliang, « Wuxian nongmin kangzu fengchao ». Pour celui de 1934 : Wu Dakun, « Zuijin Suzhou de nongmin naohuang », DFZZ (16 janv. 1935) vol. 32, n° 2, p. 83-84 ; Jiang Zhiliang, op. cit. ; L. Bianco, “Peasant movements”, The Cambridge History of China, vol. 13, p. 273-275. Pour le mouvement de 1935-1936, L. Bianco, ibid. ; K. Bernhardt, op. cit., p. 206-207 ; Hong Ruijian, « Suzhou kangzu fengchao zhi qianyin houguo », Dizheng yuekan, vol. 4, n° 10, 1936, p. 1547-1562 ; Jiang Zhiliang, « Wuxian nongmin kangzu fengchao » ; Shenbao 29 déc. 1935 ; 6 et 14 janv. ; 28 fév. ; 20, 23-24, 26 et 29 avril ; 8, 16 et 29 mai ; 9-10, 14 et 29 juin 1936 ; (références trouvées d’abord in K. Bernhardt, op. cit.), ; « Suzhou de nongchao », Zhongguo nongcun, vol. 2, n° 6, 1936, p. 6-8 ; ZYY, vol. 3, p. 1021-1023 ; Zhongguo di’er lishi dang’an guan, carton 7-2-2/1519.

42 R. Ash, Land Tenure in Pre-Revolutionary China : Kiangsu Province in the 1920s and 1930s, p. 37.

43 Ibid., p. 39 (et tableau 26) et 41.

44 M. Cartier, « Aux origines de l’agriculture intensive du bas Yangzi, Annales ESC, n° 5 (sept oct. 1991), p. 1009-1019.

45 Au début des années 1930, le taux de la rente y était, pour l’essentiel, fonction de l’ancienneté du bail : les nouveaux tenanciers payaient plus, la terre étant adjugée au plus offrant à l’issue d’un véritable appel d’offres, mais il était bien difficile au propriétaire de réviser un bail ancien, ganqing (sentiment de respect mutuel ou de bienveillance censé lier les deux parties, ici le propriétaire et son fermier) oblige, voir Feng Hefa, vol. 1, p. 327.

46 Plus « prospères » que la majorité des paysans de la Chine profonde, mais néanmoins fort pauvres, voir la thèse de l’involution défendue par P. Huang : hausse de la production agricole, commerciale et artisanale, puis industrielle permettant à une population croissante de vivoter, sans progrès du niveau de vie ni développement véritable.

47 Le lien entre deux mauvaises récoltes consécutives et troubles sociaux est classique. Voir 1788-1789 et 1910-1911 en France in Paul R. Hanson, ‘‘The ‘vie chère’ Riots of 1911 : Traditional Protests in modern garb.’’, Journal of Social History, p. 475.

48 Le seul cas de résistance à une augmentation de la rente que j’ai relevé dans la région de Shanghai s’est produit à Zhaowen (JS) vers la fin de l’ère Guangxu. Encore un fonctionnaire juge-t-il bon de commenter : « cette fois [sous-entendu : contrairement à ce qui arrive d’ordinaire], l’agitation n’a pas suivi une mauvaise récolte, elle a été provoquée par une hausse arbitraire des loyers », voir Li Wenzhi (éd.), Zhongguo jindai nongye shi ziliao, di yi ji, 1840-1911, vol. 1. p. 971.

49 Les sources sur les causes et le déroulement de l’affaire de Suzhou sont les mêmes que celles indiquées ci-dessus note 41, en particulier Hong Ruijian, 1936.

50 Voir ci-dessus note 38.

51 Voir la “policy-based resistance” de Li Lianjiang, “Peasant Resitance and the Chinese State”, p. 4.

52 Les développements relatifs à Songjiang et Dongtai s’appuient sur Li Huaiyin, “The first Encounter : Peasant Resistance to State Control of Grain in East China in the Mid-1950” à paraître dans The China Quarterly et “People’s Disturbances : Resistance to Cooperativisation in the 1950s” (chap. 4 d’un livre en cours de rédaction du même auteur, provisoirement intitulé Peasant Life in Socialist China : Qin Village and Beyond, 1950-2000.

53 Core areas (le cœur, le noyau) : les zones les plus développées et les plus denses, par opposition à la périphérie, moins peuplée et plus difficile d’accès, où l’économie est moins commercialisée et moins spécialisée cf. R. K. Schoppa, Chinese Elites and Political Change : Zhejiang Province in the Early Twentieth Century, p. 16 et passim.

54 L. Bianco, « Fonctionnaires, percepteurs, militaires et brigands en Chine. Le Anhui dénonce la mauvaise administration provinciale (1931) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, XVI (avril-juin 1969), p. 300-318. L’Association des résidents de l’Anhui est, bien sûr, de même nature que celles qu’étudie B. Goodman, Native Place, City, and Nation : Regional Networks and Identities in Shanghai, 1853-1937.

55 Dafeng xian wenshi ziliao, vol. 6, 1986, p. 72-87.

Notes de fin

1 Une première version de cet article a été présentée à la conférence « Shanghai : culture et histoire, 1843-1949 » organisée par Marie-Claire Bergère à Paris en janvier 1997. Je l’avais préparée à l’aide d’une assistante de recherche de l’EHESS, Mme Hua Chang-ming, que je remercie à nouveau.

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