Chef-d’œuvre et tableau-manifeste
p. 84-85
Texte intégral
1Le Brun avait créé son chef-d’œuvre, qui lui assurait désormais son avenir. Nommé Premier peintre du Roi, il fut de surcroît anobli168. Le jury qui statua sur cette œuvre ne fut autre que le roi en personne. Les auteurs contemporains soulignèrent clairement cet aspect, insistant sur la proximité, voire la relation amicale entre le monarque et le peintre, qui se manifesta par les visites quotidiennes de Louis XIV dans l’atelier de Le Brun169 et fit de Le Brun un nouvel Apelle. Si ces conversations fécondes et cet intérêt porté par le roi au travail du peintre peuvent s’interpréter comme un signe de curiosité de la part d’un souverain amateur d’art, ils apparaissent aussi et surtout comme une sorte d’examen auquel dut se soumettre l’artiste. La réussite de ce « test » donna le coup d’envoi aux grandes commandes ultérieures dont les auteurs se firent l’écho. La plupart de ces écrits ne furent rédigés qu’après la mort de Le Brun, et donc longtemps après l’évènement rapporté. Ils furent établis avec la pleine connaissance de sa carrière et des tâches qu’il avait accomplies. C’est Florent Le Comte qui formule sans doute le mieux cette dimension de « mise à l’épreuve », lorsqu’il rapporte que le roi
« […] lui ordonna de peindre la famille de Darius protegée par Alexandre, et se trouvant tres [content] du dessein qu’il en avoit fait, [il] voulut voir jusqu’où pouvoit aller la force du genie de ce Peintre, et l’obligea de peindre sur le champ la tête de Parysatis, ce qu’il fit au premier coup avec succes […]170. »
2Les Reines de Perse était pourtant bien davantage que le chef-d’œuvre d’un peintre, symbole de sa réussite personnelle. Le tableau était au sens moderne du terme un « manifeste », qui alliait réflexions artistiques, théoriques, politiques, philosophiques et scientifiques, et proclamait résolument l’avènement d’une nouvelle ère de l’histoire de l’art qui allait voir la France supplanter l’Italie dans son rôle de chef de file, et Paris éclipser Rome dans sa position de métropole culturelle majeure. À la manière des grands Drippings de Jackson Pollock qui établiront New York comme nouvelle capitale de l’art occidental et scelleront la victoire de la métropole américaine sur Paris171, Le Brun inaugura avec assurance une nouvelle époque où Paris revendiquerait le rôle de précurseur.
Notes de fin
168 Le document officiel attestant sa nomination comme « Premier peintre du Roi » est daté du 1er juillet 1664, mais Le Brun porta déjà ce titre antérieurement de façon sporadique. Il est cité dans cette fonction dans un acte de baptême du 13 novembre 1658 et dans un contrat de vente du 16 juin 1660. Il n’est donc pas certain que sa nomination ait un rapport avec Les Reines de Perse. Il fut anobli en décembre 1662. Voir cat. exp. Versailles, 1963 (note 17), p. LIII-LV.
169 Tels Guillet de Saint-Georges, 1854 (note 32), p. 25 ; Nivelon, 2004 (note 31), p. 274 ; Mercure galant, août 1679, p. 127 ; ibid., février 1690, p. 260 et suiv.
170 Florent Le Comte, 1700 (note 35), t. III, p. 161 et suiv. Cette œuvre qui aurait été exécutée sous les yeux de Louis XIV, Cojannot-Le Blanc, 2011 (note 65), p. 391, prétend la reconnaître dans un dessin conservé au Louvre (inv. 28847, Inventaire général, 2000 [note 63], t. I, p. 467, cat. 1688) ; or Florent Le Comte parle d’une preuve peinte.
171 Voir Serge Guilbaut, How New York Stole the Idea of Modern Art. Abstract Expressionism, Freedom, and the Cold War, trad. A. Goldhammer, Chicago et Londres, 1983 [éd. française : Serge Guilbaut, Comment New York vola l’idée d’art moderne. Expressionnisme abstrait, liberté et guerre froide, Nîmes, 1988].
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