La naissance de la psychologie française
p. 78-84
Texte intégral
1Pour rendre pleinement compte du concept développé dans Les Reines de Perse il convient d’inclure une dimension scientifique, laquelle est surtout associée à l’élaboration d’une « grammaire » des modes d’expression des passions humaines, que Le Brun définira devant l’Académie royale de peinture et de sculpture quelques années après l’exécution de la toile147.
2L’analyse scientifique des mouvements de l’âme connut un sommet vers le milieu du XVIIe siècle. Elle se réclamait d’une longue tradition visant la catégorisation des affects humains, qui remontait au stoïcisme148. Nombre d’auteurs partageaient la réserve des stoïciens à l’égard des passions. Pour Bossuet, elles étaient responsables de tous les maux de la terre, à commencer par le premier crime de l’humanité : le meurtre d’Abel par son frère Caïn. De plus, elles empêchaient les relations saines entre les hommes, nécessaires à toute vie sociale : « L’homme dominé par ses passions ne songe qu’à les contenter sans songer aux autres », écrit Bossuet sous le titre : « La societé humaine a été détruite et violée pas les passions »149.
3À ce scepticisme général s’ajoutaient encore d’autres raisons justifiant une étude plus approfondie des émotions humaines. Au XVIIe siècle, les motivations n’étaient sans doute pas dénuées de considérations politiques au sens large. Plus encore que le contrôle des affects attendu d’un souverain, il semble que les exigences imposées aux courtisans aient joué ici un rôle majeur. S’appuyant sur le Livre du courtisan (Il libro del Cortegiano, 1528) de Baldassare Castiglione, c’est tout un genre littéraire qui s’intéressa au comportement que devait adopter le courtisan pour agir efficacement à la cour. En matière de contrôle des affects, le courtisan était soumis aux mêmes règles que le souverain. Les motifs étaient toutefois différents. Si la maîtrise de soi était indispensable au prince pour l’exercice du « bon gouvernement », le courtisan devait en faire usage non seulement pour satisfaire à un catalogue abstrait de vertus, mais aussi pour mieux préparer son attitude face au prince et aux autres gens de cour. Le noble lié à la cour royale ne pouvait plus exprimer librement ses sentiments spontanés, comme c’était le cas naguère, mais devait savoir les diriger – ou du moins maîtriser leur manifestation. Le signe le plus évident de cette mutation dans le comportement social à la cour fut l’interdiction (certes plus ou moins respectée) de se battre en duel150. Si ce contrôle imposé au courtisan s’appliquait à sa propre personne, il allait rapidement lui être précieux pour saisir la psychologie de ses concitoyens afin d’évoluer plus sûrement à la cour. En effet, la retenue émotionnelle en vigueur brouillait les repères, car les différents acteurs s’employaient à dissimuler leurs vrais sentiments et affichaient un comportement guidé par des réflexions stratégiques. Pour adopter une attitude adéquate, le courtisan devait pouvoir lire, derrière la façade de l’étiquette de cour, les vraies dispositions de ses pairs151. Il devait être à même de distinguer amis sincères et faux amis. Et surtout d’évaluer avec justesse l’attitude du roi, de déceler ses sentiments intimes, et de reconnaître les personnes alors en faveur auprès du monarque et celles dont l’étoile pâlissait. À cet égard, connaissance de la psyché humaine et historiographie jouaient un rôle similaire. Toutes deux devaient faciliter la compréhension du comportement du roi afin que le courtisan puisse mieux adapter sa propre conduite à la cour.
4Avec son Traicté de la court (1616), qui fera l’objet de nombreuses éditions et traductions jusqu’au début du XVIIIe siècle, le haut administrateur et diplomate Eustache de Refuge s’inscrit dans le sillage de Castiglione : il décrit les qualités indispensables à la vie de cour et parle également de la nécessité « [de] vaincre ses passions152 ». Il en va de même pour Nicolas Faret qui s’était déjà distingué par un guide à l’usage du souverain. L’ouvrage qui lui fait suite, L’honneste-homme. Ou, l’art de plaire à la court (1630), est formé de passages entourant une compilation d’écrits antérieurs, notamment des études de Castiglione et de Refuge153. Il n’en connaîtra pas moins plusieurs rééditions. Après avoir exposé la manière dont le courtisan doit moduler sa voix pour laisser une impression agréable, l’auteur aborde la question de la « contenance » :
« La Contenance est encore une partie de l’action exterieure, par laquelle on se peut rendre agreable. Elle consiste en une juste situation de tout le corps, de laquelle se forme cette bonne mine que les femmes loüent tant aux hommes : Mais elle reçoit toute sa perfection des mouvemens du visage, qui doit estre tousiours serain, riant et accueillant tout le monde avec douceur et courtoisie. Et certes on peut dire que c’est le visage qui domine au maintien exterieur, puis que c’est luy qui prie, qui menace, qui flatte, qui tesmoigne nos ioyes et nos tristesses, et dans lequel on lit nos pensées, devant que nostre langue ait eu le temps de les exprimer. Les yeux sur tout font bien cet office de la parole ; et c’est par eux que nostre ame s’escoule bien souvent hors de nous, et qu’elle se montre toute nuë à ceux qui la veilllent pour luy desrober son secret154. »
5Se maîtriser soi-même tout en étant capable de lire les vrais sentiments des autres nécessitait une exploration des mouvements de l’âme humaine. Il s’agissait non seulement d’inventorier les émotions, mais aussi de comprendre les mécanismes en œuvre et d’interpréter les manifestations extérieures des différents affects. Deux disciplines travaillèrent à l’élaboration d’une psychologie scientifique : la philosophie et la médecine. L’approche philosophique est représentée par Les passions de l’âme (1649) de René Descartes. Il y considère les passions comme des entraves qui perturbent et restreignent le libre arbitre des hommes, et sont par conséquent moralement condamnables. Seul l’individu agissant librement peut prétendre répondre aux normes éthiques155. Pour Descartes, néanmoins, il ne s’agit pas de réprimer fondamentalement les passions, mais plutôt d’en éviter le mauvais usage et l’excès156.
« Car ceux en qui naturellement la volonté peut le plus aysement vaincre les passions et arrester les mouvemens du corps qui les accompagnent, ont sans doute les ames les plus fortes. […] et les ames les plus foibles de toutes sont celles dont la volonté ne se determine point ainsi à suivre certains jugemens, mais se laisse continuellement emporter aux passions presentes […]157. »
6Ainsi était donné le coup d’envoi à une étude systématique des affects. Descartes élabora un modèle envisageant six passions « simples et primitives » à partir desquelles se composent toutes les autres passions, ou qui en forment des sous-catégories158. Cette trame sut convaincre, à la fois par sa simplicité et par sa flexibilité, qui autorisait une extension à tout moment. Ce qui dut rendre cette étude particulièrement intéressante (également pour les artistes) était aussi la conviction de Descartes, qui voyait un rapport direct et évident entre l’activité de l’âme et les mouvements du corps et surtout du visage159. En effet, il entreprit non seulement de décrire la naissance des passions, leur nature et leurs liens, mais aussi les transformations physiques qu’elles entraînent.
7C’est l’aspect médical qui intéresse Marin Cureau de La Chambre, médecin de Louis XIV, dans son imposant ouvrage en cinq volumes Les charactères des passions (1640-1662)160. Même si ses arguments relèvent surtout de sa propre discipline, il place ses recherches dans un cadre plus large :
« […] je veux examiner les Passions, les Vertus & les Vices, les Mœurs et les Coustumes des Peuples, les diverses Inclinations des hommes, leurs Temperamens, les Traicts de leur visage ; en un mot […] je pretends mettre ce que la Medecine, la Morale et la Politique ont de plus rare et de plus excellent161. »
8À travers son analyse, Cureau de La Chambre poursuit donc, plus encore que Descartes, un objectif très pragmatique qui rejoint les exigences énoncées de la psychologie moderne : « Celuy donc que ie me suis proposé, est de te donner L’Art de Connoistre les Hommes […]162. » Une telle science se doit d’intégrer les affects dans ses champs d’étude. Par conséquent, avant même l’achèvement de son vaste travail sur les affects, Cureau commença la publication d’un ouvrage en trois volumes précisément intitulé L’art de connoistre les hommes (1659-1666)163. Dans la dédicace du premier volume (1659) dédié à Nicolas Fouquet, pour lequel Charles le Brun exécutait à ce moment même une Apothéose d’Hercule (ill. 1) destinée à orner ses appartements de Vaux-le-Vicomte164, l’auteur décrit son projet en ces termes :
« Le dessein, Monsieur, est la Connoissance generale de tous les Hommes ; c’est l’Art qui apprend à découvrir leurs plus secretes Inclinations, les Mouvemens de leur Ame, leurs Vertus et leurs Vices. Ie ne croy pas qu’on vous puisse rien presenter qui vous doive estre plus agreable ny plus avantageux que le moyen qui peut vous faire connoistre les autres et vous faire connoistre aux autres. Ie ne parle pas de cette Connoissance publique qui frappe les yeux du peuple, et qui est ordinairement masquée ; mais de celle qui donne la vie privée, le cabinet, et le fonds du Cœur165. »
9La psychologie moderne naissante était donc investie de tâches précises qui lui reconnaissaient un rôle essentiel en politique, mais surtout aussi dans le contexte de la cour. L’objectif était de saisir la nature profonde de l’homme, et l’outil élaboré par Cureau dans son Art de connoistre les hommes devait dépasser de loin, selon son propre avis, les simples connaissances apportées par la physiognomonie166.
10Dans Les Reines de Perse, Le Brun montre exactement ce que Cureau décrit dans le passage cité. L’art de connaître les hommes permet à Alexandre de déceler la nature profonde des membres de la famille de Darius et de faire preuve de mansuétude envers eux, comme il lui permet de se montrer généreux envers son ami Héphaistion. Cette même connaissance psychologique aide aussi la famille de Darius à percevoir la bonté d’Alexandre, supposé dans la peinture révéler son vrai visage, tout à fait dans le sens suggéré par la dédicace de Cureau à Fouquet. Le Brun ne relate donc pas simplement une histoire ; il renvoie aussi à la discipline de la psychologie encore à ses balbutiements, dont il a intégré les premières découvertes dans son œuvre. Dans sa conférence sur les affects prononcée devant l’Académie, il soulignera cette dimension scientifique en réalisant des dessins du crâne dans lesquels – suivant la proposition de Descartes – il situera l’âme et donc les affects au niveau de l’épiphyse (ill. 30)167.
ill. 30 Charles Le Brun, Tête d’homme vue de dessus, la calotte crânienne enlevée, Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, inv. INV28234

Crédit/Source : RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Gérard Blot, photo.rmn.fr/archive/88-003015-2C6NU0HWADNW.html (cote cliché 88-003015)
Notes de fin
147 Plusieurs auteurs ont déjà étudié l’œuvre sous cet angle : Norman Bryson, Word and Image. French Painting of the Ancien Régime, Londres et al., 1981, p. 52-56 ; Lars Olaf Larsson, « Der Maler als Erzähler. Gebärdensprache und Mimik in der französischen Malerei und Kunsttheorie des 17. Jahrhunderts », dans Die Sprache der Zeichen und Bilder. Rhetorik und nonverbale Kommunikation in der frühen Neuzeit, éd. par Volker Kapp, Marburg, 1990, p. 173-189 ; Inke Anders, « Charles Le Bruns “Zelt des Darius” und die Konferenz über die “expression générale et particulière” », dans Die Inszenierung des Absolutismus. Politische Begründung und künstlerische Gestaltung höfischer Feste im Frankreich Ludwigs XIV. Atzelberger Gespräche 1990, éd. par Fritz Rechow, Erlangen, 1992, p. 141-151 ; en particulier Jennifer Montagu, The Expression of the Passions : The Origin and Influence of Charles Le Brun’s « Conférence sur l’expression générale et particulière », New Haven et Londres, 1994. Montagu est la première à avoir abordé cet aspect en détail dans sa thèse de doctorat soutenue en 1960.
148 Thomas Kirchner, « “[…] le chef-d’œuvre d’un muet […]” – der Blick der bildenden Kunst auf die Affekte », dans Wie sich Gefühle Ausdruck verschaffen. Emotionen im Nahblick, éd. par Klaus Herding et Antje Krause-Wahl, Taunusstein, 2007, p. 189-210.
149 Bossuet, 1709 (note 136), Livre I, art 2, 1re proposition, p. 13 et suiv.
150 Voir à ce sujet François Billacois, Le duel dans la société des XVIe et XVIIe siècles. Essai de psychosociologie historique, Paris, 1986.
151 Référence toujours pertinente à ce sujet : Norbert Elias, Die höfische Gesellschaft. Untersuchungen zur Soziologie des Königtums und der höfischen Aristokratie. Mit einer Einleitung: Soziologie und Geschichtswissenschaften, Francfort-sur-le-Main, 1983 (1re éd. : Neuwied, 1969) [éd. française : Norbert Elias, La société de cour, trad. Pierre Kamnitzer, Paris, 1974].
152 Eustache de Refuge, Traicté de la court, s.l., 1616, p. XXXIX.
153 Voir Maurice Magendie, Introduction, dans Nicolas Faret, L’honnête homme. Ou l’art de plaire à la cour, Genève, 1970.
154 Nicolas Faret, L’honneste-homme. Ou, l’art de plaire à la court, Paris, 1630, p. 236 et suiv.
155 René Descartes, « Les passions de l’âme », dans id., Œuvres, éd. par Charles Adam et Paul Tannery, t. XI, Paris, 1967, p. 445, article 152.
156 Ibid., p. 485 et suiv., article 211.
157 Ibid., p. 366 et suiv., article 48.
158 Ibid., p. 380, article 69.
159 Ibid., p. 411, article 112.
160 Sur l’approche médicale de ce sujet, voir Walther Riese, « La théorie des passions à la lumière de la pensée médicale du XVIIe siècle », Confinia Psychiatrica. Grenzgebiete der Psychiatrie, supplément au vol. 8, 1965, p. 1-74.
161 Marin Cureau de La Chambre, Les charactères des passions, t. I, Paris, 1640, Advis nécessaire au Lecteur [p. I].
162 Ibid., [p. II].
163 Marin Cureau de La Chambre, L’art de connoistre les hommes. Premiere partie. Où sont contenus les discours preliminaires qui servent d’introduction à cette science, Paris, 1659 ; id., Le système de l’ame. Ou deuxieme partie de l’art de connoistre les hommes, Paris, 1664 ; id., L’art de connoistre les hommes. Partie troisième qui contient la defense de l’extension et des parties libres de l’ame, Paris, 1666.
164 Voir supra, p. 9-17.
165 Cureau de la Chambre, 1659 (note 163), Dédicace [p. II].
166 Ibid., p. 303-318.
167 Le dessin reproduit est la copie partielle d’une illustration de la De humani corporis fabrica (De la fabrique du corps humain) d’André Vésale (Bâle, 1543), l’épiphyse étant désignée par la lettre M ; voir Inventaire général, 2000 (note 63), t. II, p. 647, cat. 2277, les autres dessins ibid., p. 647 et suiv., cat. 2276-2281.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Juger des arts en musicien
Un aspect de la pensée artistique de Jean-Jacques Rousseau
Marie-Pauline Martin
2011
Reims, la reine des cathédrales
Cité céleste et lieu de mémoire
Willibald Sauerländer Jean Torrent (trad.)
2018
La réalité en partage
Pour une histoire des relations artistiques entre l’Est et l’Ouest en Europe pendant la guerre froide
Mathilde Arnoux
2018
Marix und die Bildtapete La prise de la smala d’Abd el-Kader
Mit Théophile Gautiers Bericht über seinen Besuch im Herrenhaus Ludwigsburg 1858
Moya Tönnies
2020
Peindre contre le crime
De la justice selon Pierre-Paul Prud’hon
Thomas Kirchner Aude Virey-Wallon (trad.)
2020
Geteilte Wirklichkeit
Für eine Geschichte der künstlerischen Beziehungen zwischen Ost und West im Europa des Kalten Krieges
Mathilde Arnoux Stefan Barmann (trad.)
2021
Krieg als Opfer?
Franz Marc illustriert Gustave Flauberts Legende des Heiligen Julian
Cathrin Klingsöhr-Leroy et Barbara Vinken
2021
Les Reines de Perse aux pieds d’Alexandre de Charles Le Brun
Tableau-manifeste de l’art français du XVIIe siècle
Thomas Kirchner Aude Virey-Wallon (trad.)
2013
Heurs et malheurs du portrait dans la France du XVIIe siècle
Thomas Kirchner Aude Virey-Wallon (trad.)
2022