Les implications politiques
p. 70-73
Texte intégral
1Dans Les Reines de Perse, c’est indiscutablement Louis XIV qui apparaît sous les traits d’Alexandre. Outil habituel de l’encomiastique, la comparaison s’imposait tout particulièrement dans le cas du jeune roi qui ne pouvait encore faire état d’aucune action personnelle notable – raison qui explique sans doute aussi le choix thématique. En l’absence de mérites politiques ou militaires concrets, on privilégia un sujet mettant en exergue les vertus du souverain. Quelques années plus tard, lorsque Louis XIV pourra s’enorgueillir de succès militaires, Le Brun sélectionnera, pour son cycle d’Alexandre (1664/65-1673), exclusivement les hauts faits de guerre du roi macédonien121.
2Le tableau vit donc le jour à un moment précis de la carrière de Louis XIV. Un rapport fut établi à plusieurs reprises entre Les Reines de Perse et la prise de pouvoir personnel du roi le lendemain de la mort de son premier ministre Mazarin. Or ce lien suppose une commande confiée après le décès du cardinal. Cette hypothèse se heurte toutefois à une contradiction, dès lors qu’on envisage un début d’exécution de la toile à l’été 1660. Une relation aussi étroite avec les évènements de l’année 1661 semble donc peu pertinente. Si les contemporains accueillirent avec surprise la décision de Louis XIV de prendre lui-même en main les affaires de l’État, car on doutait de la fermeté de ce roi de vingt-trois ans et de sa capacité à accomplir une telle tâche, l’idée mûrissait déjà depuis longtemps dans l’esprit du jeune Louis XIV qui prit sa résolution avant la mort de Mazarin. S’il remarqua ultérieurement qu’il aurait peut-être encore attendu cinq ans et laissé les rênes du pouvoir au cardinal auquel il vouait une haute estime122, toutes les personnes concernées savaient pourtant sans doute, dès 1660, que Mazarin gravement malade ne vivrait plus très longtemps. Le lien entre Les Reines de Perse et la prise de pouvoir du roi paraît donc plus que vraisemblable. Même si la date de l’avènement du règne personnel de Louis XIV n’était pas encore fixée lors de la commande du tableau, la décision était prise.
3Vouloir compléter le rapprochement entre Alexandre et Louis XIV par d’autres parallèles semble peu utile. On proposa notamment de voir dans Héphaistion une allusion à Mazarin, auquel Louis XIV se sentait redevable et attaché par des liens d’amitié123. Cette hypothèse nécessite toutefois que le tableau ait été commencé avant le décès du cardinal le 9 mars 1661. Selon une autre suggestion, Héphaistion ne serait autre que Fouquet124, mais cette assimilation implique un commencement de l’œuvre avant l’arrestation du surintendant le 5 septembre 1661 ; elle suppose également que Louis XIV ait eu entière confiance en Fouquet jusqu’à la fameuse fête donnée à Vaux-le-Vicomte le 17 août 1661, et ce bien que Colbert se fût employé depuis longtemps à la disgrâce de Fouquet. On a aussi reconnu Colbert dans le compagnon d’Alexandre125. Parmi les autres protagonistes, Statira attira tout particulièrement l’attention des auteurs. Certains la rapprochèrent de la nièce de Mazarin Marie Mancini, dont Louis XIV était très épris126, d’autres de Louise de La Vallière, maîtresse du roi depuis 1661127. On reconnut aussi sous ses traits la reine Marie-Thérèse en invoquant une double coïncidence : Alexandre avait vingt-trois ans au moment de la bataille d’Issos, l’âge qu’avait Louis XIV lors de l’exécution de la toile ; le Macédonien se maria avec la fille de son ennemi défait Darius, de la même manière que Louis XIV vainqueur épousa la fille du roi d’Espagne Philippe IV128.
4Héphaistion devait-il donc incarner une grande figure de la vie politique et Statira l’une des nombreuses jeunes femmes dont Louis XIV tomba amoureux, leur identité évoluant en fonction de la date où fut commencée la toile ? Il est permis d’en douter. Si de tels parallèles avaient été prévus, le tableau aurait nécessairement perdu de son importance à chaque changement sur le carrousel des personnes entourant le roi, à moins qu’Héphaistion ne symbolisât de manière générale l’homme le plus proche du souverain et Statira sa maîtresse du moment. Les suggestions concernant Héphaistion semblent peu convaincantes, dans la mesure où Louis XIV, au plus tard après sa prise de pouvoir personnel, s’efforça d’empêcher la venue d’un second Alexandre, quel que fût son nom129. L’identification devait rester ouverte afin que le tableau ne soit pas victime des vicissitudes de la vie politique, mais puisse revendiquer une valeur atemporelle comme le suggérait son accrochage ; afin, aussi, que les courtisans soient incités à adopter la franchise d’Héphaistion auprès de Louis XIV et un comportement en conséquence. Cet aspect acquiert un poids particulier dans le contexte du soulèvement encore récent d’une partie de la noblesse contre le roi pendant la Fronde.
5La sincérité ne change toutefois en rien la portée hautement politique du tableau. Cette dimension inclut aussi une certaine vision des sexes et de leurs rapports : à l’homme sont attribués le pouvoir, mais aussi la mansuétude, à la femme la soumission. Si cette conception participe d’une répartition classique des rôles, elle reflète aussi un aspect concret du pouvoir en France. Dans un pays où il était refusé aux femmes de porter la couronne, la situation des régentes qui gouvernaient pendant la minorité du souverain était extrêmement fragile. Pourtant, dépassant leur rôle de simples substituts, les régentes s’efforçaient de conforter leur propre pouvoir au-delà de la majorité de leur fils et d’exercer une influence non négligeable sur la politique. À l’époque où fut réalisée la toile, le pays avait été gouverné pendant plus de la moitié des soixante années du siècle par des régentes : Marie de Médicis qui exerça largement le pouvoir après l’assassinat d’Henri IV en 1610 jusqu’à sa destitution en 1630, et Anne d’Autriche qui fut la principale force politique après la mort prématurée de Louis XIII en 1643, officiellement jusqu’à la majorité de Louis XIV, mais qui joua de facto un rôle déterminant jusqu’à la mort de Mazarin. Les difficultés qu’avait connues Louis XIII pour s’imposer face à sa mère étaient encore dans les mémoires. Et même si Anne d’Autriche, après la mort de son époux, ne nourrissait pas d’ambitions comparables, la remise du pouvoir entre les mains de son fils ne se fit pas sans conflit. Le tableau de Le Brun montre sans équivoque que l’époque d’une politique dominée par les femmes, toujours synonyme d’instabilité dans la France du XVIIe siècle du seul fait du délicat statut juridique des régentes, est définitivement révolue. Il renvoie les femmes à leur place, et proclame le pouvoir du tenant légitime du trône et la validité de la loi salique.
Notes de fin
121 Voir Kirchner, 2008 (note 49), p. 223-265.
122 Voir Körner, 1989 (note 33), p. 150.
123 Ibid.
124 Pericolo, 2001 (note 33), p. 143.
125 Sous forme d’interrogation, ibid.
126 Posner, 1959 (note 33), p. 241.
127 Pericolo, 2001 (note 33), p. 137 et suiv.
128 Joël Cornette, Le roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, 1993, p. 234.
129 Hormis deux exceptions, Louis XIV ne mentionne aucun de ses ministres dans son autobiographie politique ; voir Louis XIV, Mémoires pour l’instruction du Dauphin. Première édition complète, d’après les textes originaux avec une étude sur leur composition, éd. par Claude Dreyss, 2 vol., Paris, 1860. Ces exceptions concernent Fouquet et Colbert, cités brièvement une fois chacun, et Fouquet seulement de façon négative. Sur les Mémoires et leur rédaction, voir aussi Kirchner, 2008 (note 49), p. 371 et suiv., avec références bibliographiques supplémentaires.
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